Notes
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[1]
Voir à ce propos A. Chervel, « La version latine et l’enseignement du français » in La culture scolaire, une approche historique, Belin, 1998.
-
[2]
Pour une analyse plus approfondie, voir V. Houdart-Merot, « Sens et absence de la traduction dans l’enseignement », Traduire 2, textes réunis et présentés sous la direction de D. Delas, CRTH, université de Cergy-Pontoise, mai 2002, p. 86.
-
[3]
Bulletin officiel, n° spécial du 5 février 1987.
-
[4]
BO hors série n° 6 du 31 aout 2000, p. 3.
-
[5]
Note de service n° 97-170 du 22 aout 1997, BO n° 30 du 4 septembre 1997.
-
[6]
J.-R. Ladmiral (1979), Traduire : théorèmes pour la traduction, Paris, Payot.
-
[7]
Voir É. Lavault (1985), Fonctions de la traduction en didactique des langues. Apprendre une langue en apprenant à traduire, Didier-Érudition, coll. « Traductologie », n° 2.
-
[8]
Ibidem.
-
[9]
A. Chervel (1986), Les auteurs français, latins et grecs au programme de l’enseignement secondaire de 1800 à nos jours, INRP/Publications de la Sorbonne.
-
[10]
Horaires, objectifs, programmes, instructions, CNDP, réédition de 1987, p. 39.
-
[11]
Français-Classes de seconde et de première, ministère de l’Éducation nationale, direction de l’enseignement secondaire, CNDP, p. 60.
-
[12]
C’est-à-dire le transfert de l’Empire et de l’Étude. Voir à ce sujet l’essai de M. Fumaroli sur le génie de la langue française dans Trois institutions littéraires, Paris, Gallimard, coll. « Folio Histoire », 1994.
-
[13]
É. Balibar (2001), Nous, citoyens d’Europe ; les frontières, l’État, le peuple, Paris, La Découverte.
1Il parait difficile d’étudier le rapport que l’école entretient avec les textes traduits sans envisager parallèlement le rapport qu’elle entretient avec l’acte de traduire. Mon hypothèse est que les résistances qu’on y observe s’expliquent par des causes qui s’éclairent mutuellement. Je partirai d’un double constat, en forme de paradoxe : le premier est que l’on ne traduit presque plus à l’école aujourd’hui, qu’il s’agisse de langues mortes ou vivantes, alors même que les exercices de traduction étaient au cœur des humanités classiques au xixe siècle, et que les épreuves de versions sont encore très présentes dans les concours de recrutement d’enseignement. Le second constat est que l’on étudie encore très peu d’œuvres étrangères traduites dans l’enseignement secondaire, bien que les textes officiels préconisent, depuis plus de vingt ans, la lecture en cours de français de textes étrangers traduits, et bien qu’il existe, depuis 1960, une nouvelle discipline intitulée « littérature comparée ».
2Comment expliquer la quasi-absence de traduction à l’école et la résistance aux textes traduits en cours de français ? Une mise en perspective historique peut offrir quelques éléments de réponse à cette question. On envisagera globalement l’histoire de la traduction scolaire, dans les langues anciennes comme dans les langues vivantes, pour mieux saisir la place ambigüe faite à la traduction dans l’enseignement français.
Les langues anciennes, de la version latine à la lecture de textes traduits
Les humanités avant 1880 : une pédagogie de la traduction
3Au xixe siècle, en France, faire ses humanités consiste à traduire. La connaissance des langues et des littératures gréco-romaines se fait à travers la traduction quotidienne. À telle enseigne que la seule épreuve au baccalauréat jusqu’en 1880 est une version latine. Mais la visée de ces exercices de traduction est surtout de perfectionner la langue maternelle. On considère que la traduction, mieux que la rédaction, permet à l’élève de se frotter à une pensée et à une expression plus riche que la sienne [1]. Plus que la fidélité, on prône l’élégance et la clarté. Sans doute la traduction en français joue-t-elle alors un rôle voisin de l’amplification ou de l’imitation : il s’agit bien à chaque fois d’exercices de réécriture à partir d’un modèle [2]. L’observation de travaux d’élèves invite à penser que ce genre de réécriture se situe dans la lignée des imitations-traductions de la Pléiade ou de l’époque classique : Ronsard, La Bruyère et La Fontaine, traducteurs de Sebond, Théophraste ou Ésope, les utilisent comme tremplins de leur propre écriture. On pourrait dire que l’exercice de traduction légitime la pratique de l’imitation. Mais surtout, la traduction remplit dans l’enseignement une fonction qui va ensuite s’estomper ou disparaitre : la fonction d’apprentissage de l’expression écrite. Elle est alors une part non négligeable de ce que M. Charles a appelé « culture de la rhétorique » qui disparait ou s’estompe au profit d’une « culture du commentaire ».
Depuis 1880 : de la traduction latine à l’explication française
4L’émergence dans le secondaire à la fin du xixe siècle de la littérature française va non seulement ébranler l’hégémonie des langues anciennes mais aussi transformer le rôle assigné jusque là à la traduction : les fonctions qu’elle remplissait vont être déplacées vers d’autres exercices : la composition française remplace l’exercice de traduction pour la formation du style dans la langue française et l’explication française reprend l’héritage des anciennes « explications », c’est-à-dire traductions latines (expliquer revenait à éclairer le sens en latin d’un texte par une sorte de traduction-commentaire en français). De même, expliquer un texte français va consister à le reformuler de manière à vérifier que son sens a été compris. On passe donc, pour reprendre les termes de R. Jakobson, d’une traduction interlinguistique à une traduction intralinguistique, ce qui va entrainer d’autres changements fondamentaux. Mais l’explication « française » (ainsi appelée en référence à l’explication « latine ») va longtemps garder des traces de cet héritage de la traduction latine, notamment en ce qui concerne le statut ambigu de la paraphrase, qui n’est autre qu’un exercice de traduction.
5De son côté, dans ce même tournant des années 1880, la version latine change progressivement de statut, en même temps qu’elle voit sa place renforcée du fait de la disparition des vers et des discours latins : elle n’est plus seulement un moyen d’améliorer son style en français, mais se fait aussi et surtout exercice d’apprentissage ou de vérification de la connaissance de la langue latine. On garde cependant, outre l’exigence de fidélité au texte-source, les mêmes critères d’évaluation : précision et élégance, conformité aux règles de bienséance de la langue d’arrivée. Comme auparavant, la dimension interprétative est laissée de côté. Les critères d’évaluation sont le non-sens, le contresens ou le faux-sens : ce qui laisse entendre qu’il y a un sens unique, un sens juste, s’opposant à tous les sens non pertinents que l’on peut proposer. L’idée qu’un texte puisse être polysémique n’a guère sa place dans une telle conception, ce qui sans doute s’explique également par la situation d’apprentissage : un élève n’est pas à même de saisir les subtilités d’un texte grec ou latin. Sa traduction doit d’abord mettre en œuvre sa connaissance de règles de grammaire. Ce faisant, la conception de la traduction et de la littérature que véhiculent ces exercices vont dans le même sens : la signification d’une œuvre étant unique, garantie par son auteur (ou son professeur), la traduction est elle-même unique et transparente.
1969 : de la langue à la civilisation, diminution de la traduction
6En 1969, le latin devient matière optionnelle, en concurrence avec le grec. Il n’est plus enseigné à partir de la sixième mais de la quatrième. Marginalisées, les langues anciennes ne vont plus toucher, qu’une minorité d’élèves. Du fait de la réduction du nombre d’heures consacrées à cet apprentissage, il est bien évident que la traduction, sous la forme de la version et plus encore du thème, devient un exercice de plus en plus inaccessible. De plus, à l’intérieur des cours de latin, l’apprentissage de la langue passe progressivement au second plan, relayé par le souci d’ouverture à la civilisation. Pour ces différentes raisons, l’exercice de traduction perd peu à peu de son hégémonie. Elle se diversifie et s’accompagne de nombreux exercices tout autres (manipulation, exercices structuraux), notamment au collège. Si elle est encore présente comme exercice d’évaluation au baccalauréat, c’est sous des formes très allégées : corpus de textes déjà traduits en cours d’année pour l’oral et « semi-version » à l’écrit.
1987 : la lecture méthodique en latin
7Une nouvelle étape est franchie en 1987 : on demande d’appliquer aux textes anciens les « méthodes de lecture utilisées en classe de français [3] ». Un renversement s’est donc opéré : alors que l’enseignement du français dans ses débuts prenait modèle sur le latin, discipline dominante, c’est alors le latin qui se met à prendre modèle sur le français et à lui emprunter ses outils d’analyse et son métalangage : on parle de « lectures méthodiques » des textes anciens (1993), d’« interprétation des formes », tout en persévérant dans l’affirmation d’un sens « véritable » et unique du texte à traduire. La traduction est définie comme « véritable acte littéraire », mais on se contente de dire qu’elle doit faire preuve de « rigueur » et de « finesse », sans plus de précision sur les critères de ce que doit être une bonne traduction.
1997 : de la traduction à la lecture de textes traduits, une « pédagogie du texte traduit »
8Une dernière étape est franchie avec les nouveaux programmes de collège et la nouvelle option latin en classe de cinquième : la lecture des textes est à présent au centre de l’apprentissage, à partir d’un contact direct avec des textes latins, ce qui implique en fait de travailler conjointement sur les textes traduits et sur les textes latins. Les textes officiels parus en aout 2000 pour le lycée vont dans le même sens : une place de plus en plus importante est donnée à la lecture de textes latins en traduction française, visant à « mettre en perspective des extraits étudiés dans une œuvre complète ou dans un groupement de textes ». À nouveau, l’accent est mis sur la maitrise de la langue française, mais par la lecture et non plus seulement par la traduction des textes anciens : « en lisant, en traduisant eux-mêmes et en confrontant un texte ancien à une traduction française », les élèves « affermissent leur maitrise de la langue française [4] ». Pour la première fois, on propose de faire des « comparaisons de traductions ». Pour la première fois aussi, on suggère d’« amorcer une réflexion sur la technique de la traduction » et de formuler des hypothèses de lecture, de comparer des versions différentes [5]. Enfin, ces nouveaux textes, en demandant aux élèves de lire en français les œuvres dont sont tirés les extraits traduits, semblent tenir compte des réflexions contemporaines sur l’importance de la contextualisation de la traduction [6]. Mais les réflexions sur l’acte de traduire s’arrêtent là, et l’on peut dire que l’enseignement du latin est de moins en moins orienté vers l’apprentissage de la langue et de plus en plus vers la lecture de textes latins traduits.
9Ainsi tente de se mettre en place une nouvelle pédagogie qui s’appuie sur des va-et-vient entre textes latins et textes traduits, mais qui, rappelons-le, touche de moins en moins d’élèves. Qu’en est-il à présent du côté des langues vivantes ?
La quasi-disparition de la traduction dans les langues vivantes
10À la fin du xixe siècle, l’enseignement des langues vivantes, comme celui du français, prend modèle sur celui des langues anciennes : on préconise la méthode dite « passive », basée sur l’écrit au détriment de la communication orale. On privilégie la traduction, en faisant référence en permanence à la langue maternelle et en s’appuyant sur l’enseignement du lexique et de la grammaire.
11À l’inverse, se mettent en place au xxe siècle les méthodes dites actives, qui entendent « revenir à une situation naturelle d’apprentissage par immersion », selon les souhaits des Instructions de 1901, 1902 et 1908 [7]. Dans cette optique, on s’efforce de supprimer toute référence à la langue maternelle, de manière à ce que les élèves pensent directement dans la langue nouvelle. Les méthodes audio-orales ou audio-visuelles vont donc être farouchement hostiles à tout recours à la traduction. Mais on condamne aussi l’exercice de traduction comme héritage de l’apprentissage des langues anciennes. Les reproches sont les suivants : le texte à traduire est donné sans contexte, sans destinataire ; un tel exercice est fondé sur un déchiffrement mot à mot ; il appréhende la langue étrangère sur le modèle de la langue maternelle et se contente d’un transcodage.
12Aussi, même si les inspecteurs, du moins au début du xxe siècle, continuent à défendre son rôle comme « exercice auxiliaire du français », pour toutes ces raisons, l’activité de traduction disparait progressivement des cours de langues vivantes dans le secondaire, aussi bien à l’oral qu’à l’écrit, aussi bien de manière ponctuelle que sous forme développée. Les enquêtes menées par É. Lavault [8] montrent qu’en 1982 la traduction a un statut de pis-aller, de recours ultime en cas d’échec de l’immersion totale. Prohibition de la traduction qui peut-être explique aussi la réticence de certains enseignants de langue à s’engager dans des projets interdisciplinaires avec leurs collègues de français.
13Pourtant, la tendance semble s’inverser légèrement depuis quelques années, peut-être en interaction avec de récents travaux (É. Lavault, J.-R. Ladmiral, C. Tatilon) qui ont remis en question le principe d’immersion totale. Les Instructions officielles de 1988 d’anglais demandent que l’on sensibilise les élèves aux difficultés du passage d’un code linguistique à un autre, celles de 1992 pour l’allemand et enfin celles de 1994 pour l’anglais réintroduisent en effet la notion de traduction. De fait, une nouvelle enquête menée par É. Lavault en 1998 tend à prouver que les enseignants de langue, plus qu’auparavant, introduisent une réflexion sur l’opération traduisante, ses procédés et ses stratégies.
14Cependant, si la traduction est réhabilitée par certains linguistes, elle demeure une pratique marginale dans l’enseignement des langues vivantes. L’accent porte avant tout sur les compétences de communication.
15Ainsi, qu’il s’agisse de langues anciennes ou vivantes, force est de constater que la pratique de la traduction d’une langue à une autre a pour ainsi dire disparu de l’enseignement en France, et l’on peut penser que le discrédit porté à l’exercice de traduction (ou même son existence très marginale) explique en partie la place également très marginale des textes étrangers traduits dans l’enseignement du français.
La résistance aux textes traduits en cours de français
Une entrée tardive dans l’enseignement du français au lycée
16Il n’est pas question avant 1947 de lire des œuvres étrangères traduites au lycée. L’enseignement secondaire des jeunes filles (créé par la loi Camille Sée en 1880) constitue une exception notoire, puisque, dès 1897, les jeunes filles ont droit, en cinquième année (équivalent de la classe de première), sans doute pour compenser l’interdiction des langues anciennes, à des « lectures tirées des littératures étrangères », dont on cite des auteurs précis (Dante, Machiavel, Shakespeare, Byron, Wordsworth, Goethe, Schiller, en particulier). Mais ce privilège offert à un enseignement jugé inférieur n’aura pas de suite, puisque les jeunes filles rentreront ensuite dans le rang et se plieront aux programmes masculins à partir de 1925. C’est donc en 1941 qu’apparait réellement pour la première fois dans les programmes communs aux garçons et aux filles, en classe de seconde, une liste de « textes étrangers traduits en français, ayant des rapports avec la littérature française [9] » : et l’on cite précisément Goethe, Schiller, Shakespeare, Scott, Cervantes, Dante, Pétrarque, Manzoni, Tostoï, Dostoïevski et quelques autres. Mais une fois de plus, cette innovation est réservée, de même que les « textes anciens traduits en français » à la section moderne, sans latin, avant d’être recommandée, provisoirement, en 1947, dans toutes les sections, sous forme de « lectures suivies et dirigées » (par opposition aux « explications françaises »). Provisoirement, car toute mention de littérature étrangère disparait à nouveau, quelle que soit la section, dans les programmes de 1951. Seuls persisteront, en 1966, pour les classes de première A, des « textes traduits des littératures grecque et latine », sous forme de lectures suivies et dirigées.
17C’est seulement à partir des textes officiels de 1981 que la présence des auteurs anciens et étrangers traduits devient une constante des programmes et qu’à ces deux catégories s’ajoute la mention « auteurs étrangers d’expression française », ouvrant ainsi le corpus à la littérature francophone. Les textes officiels de 1987 confirment en effet ceux de 1981 : « On fera appel aux auteurs étrangers d’expression française, aux auteurs anciens ou étrangers traduits [10]. »
18On voit donc que les textes traduits entrent d’abord timidement et fugacement, pour les sections où l’on considère qu’il faut compenser un déficit culturel du fait de l’absence de culture classique, et sous la forme jugée inférieure de la lecture « suivie et dirigée », sans donner lieu à des lectures approfondies. Mais si ces lectures sont recommandées officiellement, en aucun cas elles ne peuvent donner lieu à des exercices pour le baccalauréat : un texte traduit ne peut être ni commenté à l’écrit, ni expliqué à l’oral, du fait précisément qu’il s’agit d’un texte traduit.
19Une nouvelle étape est franchie avec l’introduction, dans le programme de terminale littéraire, depuis 1994, pour le baccalauréat même, d’œuvres traduites (de Sophocle, W. Shakespeare, P. Calderón, N. Gogol et P. Levi). Pour la première fois, ce qui est peut-être la véritable révolution, les textes étrangers traduits font l’objet d’épreuves d’examen, sous une forme certes non canonique, puisqu’il ne s’agit pas de commentaire de texte à proprement parler. Mais cette épreuve touche, on le sait, une faible partie des élèves du fait de l’amenuisement de la série L.
20On peut enfin se demander si les programmes de 2000 ne vont pas inciter à la lecture de textes étrangers traduits. En effet, parmi les objets d’étude de la classe de première, figure un « mouvement littéraire européen », et l’on souligne la nécessité pour les élèves de prendre conscience des « dimensions internationales » de l’histoire littéraire. De plus, le travail sur les réécritures, réservé il est vrai à la classe de première littéraire, invite explicitement à mener une réflexion avec les élèves sur la traduction comme forme de réécriture, grâce à des comparaisons des traductions ou « des exercices de plus grande ambition » (ce qui reste, il faut bien le dire, bien flou…) en s’associant aux professeurs de langue dans le cadre des TPE [11].
21Pourtant demeure une question qui ne semble pas avoir été abordée clairement dans les nouveaux programmes : peut-on être interrogé, à l’écrit comme à l’oral, sur des textes étrangers traduits ? Rien ne semble s’y opposer, mais rien n’est dit à ce propos et les documents d’accompagnement ne donnent aucune précision sur les modalités d’approche de ces textes traduits : passages plus longs ? Étude plus thématique que formelle ? Recours à des comparaisons de traduction ?
22Pour le moment, à observer les pratiques scolaires ou même les manuels scolaires antérieurs à la réforme de 2000, on a le sentiment que, depuis les années 1980, on travaille peu, en tout cas dans les classes de lycée, sur des textes traduits, antiques ou non. Curieusement, ni la création de l’agrégation de lettres modernes, en 1959, et celle de deux épreuves de littérature comparée portant précisément sur des textes étrangers traduits ni l’enseignement universitaire de la littérature comparée ne semblent avoir eu beaucoup d’impact sur les pratiques d’enseignement.
23Comment donc expliquer cette introduction tardive et cette résistance aux textes traduits dans l’enseignement secondaire ?
Prestige des langues anciennes et génie de la langue française
24Première explication probable de cette méfiance à l’égard des textes étrangers : l’idée d’une supériorité, d’abord des littératures gréco-romaines, ensuite de la littérature française, selon une même logique. C’est au nom de la supériorité des langues et des cultures antiques et de la possibilité d’un transfert d’excellence que J. Du Bellay prône l’imitation des Anciens : la langue nationale, encore trop jeune, doit se nourrir des langues anciennes pour atteindre leur niveau de perfection. Toute la vertu pédagogique de la traduction vient de cette volonté de translatio imperii et studii [12] : de même que la suprématie politique et culturelle de la Grèce a été d’abord transférée à Rome par l’imitation (qui passe par la traduction des auteurs grecs), de même, si la langue française se nourrit de la langue latine, elle est capable de l’égaler. Le génie latin peut ainsi être transféré à la langue et à la nation françaises. C’est ainsi que s’affirme, dès le XVIIIe siècle, le mythe du génie de la langue et de la littérature françaises, dont témoigne déjà l’article « Esprit », rédigé par Voltaire pour L’Encycopédie : « Le génie de la nation se mêlant au génie de la langue a produit plus de livres agréablement écrits qu’on n’en voit chez aucun peuple. »
25Une telle affirmation ouvre la voie à la conception exclusivement patrimoniale de l’enseignement de la littérature en France, lorsqu’il se met en place, au lendemain de la défaite de Sedan, avec la perspective de préparer la revanche et de rivaliser avec le modèle allemand. Ajoutons à cela le fait que la nouvelle discipline qui se met en place entend conjointement enseigner une langue et une littérature nationales (et enseigner la langue par la littérature), ce qui laisse peu de place pour l’ouverture aux littératures européennes. Notons cependant que la littérature francophone a également été introduite récemment dans l’enseignement secondaire (en 1981) ce qui tend à prouver que les hiérarchies instituées ne sont pas seulement d’ordre linguistique, et que l’idée même de patrimoine littéraire est très fluctuante : le patrimoine littéraire en France a d’abord été le patrimoine gréco-romain, avant de devenir un patrimoine français classique.
La littérature est intraduisible
26Une autre raison, cette fois-ci d’ordre poétique et non plus politique, explique que la résistance à un patrimoine littéraire européen ou mondial persiste après 1970 alors même que cette perspective très nationaliste s’estompe, alors même que l’on se met à contester la vision déformante d’une histoire littéraire centrée trop exclusivement sur la France, alors même que se développe une approche comparatiste de la littérature. Cette conviction, c’est que la littérature, la vraie, est intraduisible, que la traduction trahit, privilégie le fond au détriment de la forme et qu’on ne peut dans ces conditions expliquer un texte traduit. Et même, si l’essence de la poésie réside dans le fait que la forme seule y « survit », comme l’affirme P. Valéry, alors la poésie est à proprement parler intraduisible, ou en tout cas le poème traduit devient « inexplicable ». Analyser un texte traduit est donc traditionnellement présenté comme un sacrilège, et il n’est pas rare d’entendre qu’il vaut mieux ne pas lire une œuvre que de la lire en traduction. Position radicale qui, partant du même constat que R. Jakobson, aboutit à la conclusion inverse, puisque le linguiste en tire pour conséquence que « seule est possible la transposition créatrice ». Position qui ne tient pas compte des réflexions actuelles sur ce qu’est la traduction, sans doute parce que l’école a cessé de s’interroger sur l’acte de traduire, depuis qu’elle a cessé de la faire pratiquer, ce qui a estompé la réflexion sur ce que pourrait être la lecture de textes traduits au lycée.
27Enfin, cet interdit touche beaucoup plus les classes de lycée du fait des exigences du baccalauréat et de la sacrosainte explication de texte, attentive au détail des mots et au rythme de la phrase, que les classes de collège ou à fortiori de primaire. Au collège, l’ouverture à la littérature de jeunesse, sous forme de lecture cursive de surcroit, a en effet entrainé avec elle l’ouverture aux textes traduits, qui se fait sans même que l’on y attache beaucoup d’attention : la plupart du temps, les textes traduits sont appréhendés exactement de la même manière que les textes en langue française.
Une conception figée de la traduction
28Il me semble donc que cette méfiance à l’égard des textes traduits au lycée vient du fait qu’on l’appréhende comme transparente et, de ce fait, comme texte n’ayant pas de statut d’œuvre littéraire à part entière. Dans les manuels scolaires (comme dans la critique littéraire d’ailleurs), il n’est pas rare que l’on passe sous silence le nom du traducteur, ou bien que les questionnements sur le texte ne s’interrogent pas sur les choix de traduction, sur les interprétations qu’elles engagent. Rares aussi sont les comparaisons de traductions, comme si la traduction allait de soi, s’effaçait derrière le texte traduit. Comme pour l’évaluation des exercices de traduction scolaire, tout se passe comme s’il n’y avait qu’une seule et bonne traduction, la traduction fidèle et élégante, dont la qualité majeure est d’être la plus invisible possible. Dans le même temps, on considère que l’on ne peut étudier une traduction en tant que texte, et l’on ne tient pas compte du fait que toute traduction est précisément un nouveau texte, à appréhender en tant que tel. Il y a « effacement » du fait que les traductions sont des « effaçantes », selon l’expression de H. Meschonnic.
Les enjeux de la traduction et des textes traduits
29Si l’on considère qu’il importe aujourd’hui d’appréhender la notion de patrimoine littéraire non plus seulement en terme national mais aussi européen, voire mondial, peut-être alors faut-il réfléchir à une nouvelle pédagogie de la lecture des textes étrangers en tant que textes traduits, reconnus dans leur singularité, comme actes de création à part entière.
30Mais il me semble que cette nouvelle approche des textes traduits se fera de manière beaucoup plus fructueuse si, conjointement, on réfléchit à de nouvelles manières de réintroduire la traduction à l’école, sans revenir bien entendu aux « versions » et « thèmes » d’antan, critiqués à juste titre, mais en tenant compte des réflexions contemporaines sur la traduction et en considérant qu’il s’agit d’une pratique essentielle pour de multiples raisons que l’on a eu tendance à oublier, comme si l’on avait jeté le bébé avec l’eau du bain : seule l’expérience du passage d’une langue à l’autre permet de prendre conscience du fait qu’il n’y a pas de traduction transparente, que toute traduction est une réécriture, une véritable recréation. Seule la confrontation à d’autres langues amène à un décentrement par rapport à sa propre langue. Par ailleurs, les choix que suppose toute traduction permettent aussi de toucher du doigt, concrètement, le fait qu’un texte littéraire résiste, est source d’interprétations multiples, et que le sens est solidaire d’une forme qu’il va falloir réinventer dans la langue d’accueil. Et enfin, le travail de traduction, comme tout travail de réécriture, favorise amplement l’apprentissage de sa propre langue.
31Quant à l’approche des textes traduits, sans doute pourrait-elle s’inspirer des méthodes utilisées désormais pour les langues anciennes, en ayant parfois recours non seulement à des comparaisons de traduction, mais aussi à des éditions bilingues. Enfin, l’écriture d’invention qui se met en place est aussi une nouvelle piste offerte à un travail de « traduction » au sens large, intégrant par exemple des adaptations en français contemporain de textes du xvie ou du xviie siècle.
32Réintroduire la traduction et renouveler le travail sur les textes traduits : il y a là un double chantier, essentiel si l’on pense, à la suite d’É. Balibar, que « la langue de l’Europe », « c’est la traduction [13] » et l’on ne peut que se réjouir que ce numéro du Français aujourd’hui y contribue.
Notes
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[1]
Voir à ce propos A. Chervel, « La version latine et l’enseignement du français » in La culture scolaire, une approche historique, Belin, 1998.
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[2]
Pour une analyse plus approfondie, voir V. Houdart-Merot, « Sens et absence de la traduction dans l’enseignement », Traduire 2, textes réunis et présentés sous la direction de D. Delas, CRTH, université de Cergy-Pontoise, mai 2002, p. 86.
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[3]
Bulletin officiel, n° spécial du 5 février 1987.
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[4]
BO hors série n° 6 du 31 aout 2000, p. 3.
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[5]
Note de service n° 97-170 du 22 aout 1997, BO n° 30 du 4 septembre 1997.
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[6]
J.-R. Ladmiral (1979), Traduire : théorèmes pour la traduction, Paris, Payot.
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[7]
Voir É. Lavault (1985), Fonctions de la traduction en didactique des langues. Apprendre une langue en apprenant à traduire, Didier-Érudition, coll. « Traductologie », n° 2.
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[8]
Ibidem.
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[9]
A. Chervel (1986), Les auteurs français, latins et grecs au programme de l’enseignement secondaire de 1800 à nos jours, INRP/Publications de la Sorbonne.
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[10]
Horaires, objectifs, programmes, instructions, CNDP, réédition de 1987, p. 39.
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[11]
Français-Classes de seconde et de première, ministère de l’Éducation nationale, direction de l’enseignement secondaire, CNDP, p. 60.
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[12]
C’est-à-dire le transfert de l’Empire et de l’Étude. Voir à ce sujet l’essai de M. Fumaroli sur le génie de la langue française dans Trois institutions littéraires, Paris, Gallimard, coll. « Folio Histoire », 1994.
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[13]
É. Balibar (2001), Nous, citoyens d’Europe ; les frontières, l’État, le peuple, Paris, La Découverte.