Notes
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[1]
Nous ne discutons pas ici de l’évaluation qui se fait de ces dispositifs. Voir en particulier Beaud S., 2002.
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[2]
Le français parlé a été principalement décrit et théorisé par les linguistes d’Aix-en-provence : on lira Blanche-Benveniste C. & Jeanjean G., 1986 ; Blanche-Benvensite C., 1990 et plus largement leur revue, Recherches sur le français parlé. On consultera aussi Gadet F., 1989.
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[3]
Sur le français populaire et ses descriptions linguistiques, on pourra lire : Bauche, 1920 ; Frei, 1929 ; Guiraud, 1965 ; Gadet, 1992.
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[4]
C’est Bachmann C. & Basier L. qui ont les premiers, dès 1984, décrit cette pratique des jeunes. On lira aussi Méla V., 1989, Goudailler J.-P., 1997.
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[5]
On trouvera un argumentaire proche dans Conein B. & Gadet F., 1998.
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[6]
De très nombreux travaux, en particulier nord-américains ont été consacrés à l’analyse et l’explication de ces phénomènes. Pour le domaine français, on lira Deprez C., 1994 ; Leconte F., 1997.
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[7]
Ce néologisme a été forgé sur le terme anglo-saxon de literacy utilisé dans les organisations internationales, comme l’OCDE. Il renvoie à une culture et des pratiques diversifiées de l’écrit ; et pas seulement aux seuls usages littéraires.
1Du point de vue du sociolinguiste, la situation scolaire peut être décrite comme une situation sociale dans laquelle, à des degrés divers et selon des modalités diverses, les élèves vivent une situation de confrontation entre des variétés de français et le français scolaire ; et, pour certains élèves, entre le français et d’autres langues dites de la migration. Ceci n’est pas nouveau, dira-t-on, puisqu’au xixe siècle et jusque vers la seconde guerre mondiale, les élèves pouvaient parler d’autres langues que le français, langues territoriales comme le breton, le basque ou l’alsacien et langues de la migration comme, à l’époque, le polonais ou l’italien.
2Ce qui est nouveau, outre les langues et variétés comme nous le verrons plus loin, c’est le statut même d’écolier. Les élèves populaires ne s’engagent plus dans des scolarités courtes de 5 ans – le primaire supérieur étant à l’époque réservé à quelques-uns, particulièrement brillants. Depuis le collège unique, dit Haby, et depuis l’ouverture à tous du lycée général à partir de 1985 (qui devait réaliser le mot d’ordre politique « 80 % d’une classe d’âge au bac »), s’engager dans des études longues et y compris dans les premiers cycles universitaires n’est plus réservé aux plus doués ou aux fils de la bourgeoisie [1]. Et en conséquence, pour l’institution scolaire et spécifiquement pour les enseignants, il y a désormais la nécessité de conduire tous les élèves à un niveau élevé de maitrise des savoirs scolaires et non plus seulement une minorité d’entre eux qui avaient déjà reçu dans leurs familles une préparation au monde scolaire ; et, pour ce qui nous occupe en particulier ici, aux pratiques langagières scolaires (B. Charlot et al., 1992).
3Ce qui est nouveau aussi c’est le contexte social et économique. Les années 1970 ont vu l’ébranlement d’un modèle de production, le taylorisme, au sein duquel les ouvriers pouvaient sans dommages particuliers pour la productivité ne savoir ni parler ni lire le français. En 1981, par le rapport du sénateur Oheix sur la grande pauvreté, les politiques et l’opinion publique « découvrent » ce que les associations, et en particulier ATD-Quart Monde, dénonçaient depuis la Libération : une partie de la France est illettrée, entre 2 et 3 millions. En fait, cette découverte s’explique par le fait que les exigences du monde du travail sont en train de changer. On y a désormais besoin d’opérateurs qualifiés et compétents en matière d’exercice du langage : à la fois savoir lire, écrire et communiquer (J. Boutet, 2002). Il s’ensuit de nouvelles demandes en matière de formation initiale et d’adaptabilité de la population scolaire aux exigences des nouveaux métiers, technologies et qualifications.
4Nous avons donc à faire à de nouvelles populations scolaires bien différentes des petits bretons du xixe siècle. Elles devront, pour pouvoir trouver des emplois, acquérir des compétences professionnelles bien distinctes de celles de leurs parents et en particulier savoir « lire-écrire-communiquer ». Les enjeux sociaux, politiques et économiques y sont décisifs dans le monde du travail et, par voie de conséquence, dans le monde de l’éducation.
5C’est ici, sous le seul aspect du langage – pratiques langagières des jeunes, pratiques langagières scolaires à acquérir –, que nous allons analyser ces nouveaux publics d’écoliers, de collégiens comme de lycéens. Pour caractériser les pratiques langagières des élèves, on distinguera entre des usages sociaux du français – les parlers des jeunes – et des langues autres que le français.
Les parlers des jeunes
6En France, et à la différence des États-Unis, le groupe de pairs, n’est pas constitué sur un critère d’ethnicité. Aussi les jeunes au sein de bandes, inter-ethniques, ont-ils la nécessité linguistique de converger vers la seule langue commune, le français ; ou plutôt « du » français, le parler des jeunes. Cette nécessité en assure à la fois la vitalité et l’inventivité.
7Différentes recherches, enquêtes et observations conduites depuis le milieu des années 1980 permettent de caractériser cette variété de français. C’est du français parlé et comme tel il en a les propriétés linguistiques – prosodiques, morphologiques et syntaxiques [2]. Sur un plan énonciatif, c’est une pratique langagière contextualisée, dépendante de la situation d’énonciation orale. En tant que pratique entre pairs, son interprétation est fortement liée à la connivence culturelle au sein du groupe ou de la bande. C’est du français populaire, tel qu’abondamment décrit [3] ; au plan syntaxique, par exemple, on y rencontre des faits de variation bien connus dans la valence des verbes : le verbe arracher devient pronominal s’arracher ; les verbes craindre, traiter deviennent intransitifs, des constructions factitives faire exploser deviennent directes j’lui explose la tête. C’est une variété de français à la productivité et inventivité lexicales intenses : invention morphologique du verlan [4], emprunts aux langues de la migration et à l’anglais, revitalisation de termes vieillis. Le français des jeunes se caractérise aussi, voire surtout, par des pratiques et normes de communication : jeux de mots, blagues, insultes rituelles, vannes, « parler cru », brutalités verbales (C. Dannequin, 1997 ; D. Lepoutre, 1997 ; C. Le Cunff, 1999).
8Tous ces traits ne vont pas dans le sens d’une « langue ou d’un français » des jeunes entendu strictement [5], mais dans le sens de pratiques symboliques rituelles, combinées avec d’autres pratiques rituelles comme l’habillement, l’hexis corporelle, la musique. Elles visent à construire et établir une identité de groupe – ici un groupe d’âge – au regard d’autres groupes ; elles dessinent des distinctions et des frontières symboliques, par exemple avec les adultes mais aussi avec d’autres groupes de jeunes comme le parler « 93 » par opposition avec d’autres parler (C. Le Cunff, 1999). En ce sens, ces pratiques ne sont pas différentes de ce qu’on a observé dans d’autres situations sociales et avec d’autres acteurs, et en particulier dans les collectifs de travail. Travailler ensemble, c’est aussi fabriquer ensemble des dénominations communes qui viennent doubler les mots officiels. C’est ainsi qu’à la SNCF, les conducteurs de trains nomment les ouvriers d’entretien des rails des « sangliers », métaphore qui rend compte de leur position, le nez (grouin) dans le ballast (J. Boutet, 2001). C’est se retrouver autour de pratiques rituelles comme les départs en retraite, les anniversaires ; c’est devoir accepter l’usage de l’alcool sur les chantiers du bâtiment au risque, sinon, de se faire traiter de « femmelette ou de tante », c’est s’engager dans des conduites de risque : ce que C. Dejours a théorisé par le concept d’« idéologies défensives de métier » (1980).
Les langues de la migration
9Pour les élèves issus de l’immigration, ces variétés de français des jeunes ne constituent qu’un des éléments de leur répertoire linguistique qui est aussi composé des langues dites d’origine de leurs parents : chinois, arabe(s), tamoul, bambara, soninké, etc. (M. Tribalat, 1995 ; C. Deprez, à paraitre). Ces jeunes sont donc des bilingues (voire des plurilingues, en particulier dans les familles issues de l’Afrique de l’ouest).
10Au sein des familles, les « choix » linguistiques peuvent être de ne parler que la langue (ou les langues) des parents, de ne parler que le français ou de parler les deux langues. Cette dernière pratique requiert de la part des locuteurs (parents et/ou enfants) une connaissance des langues en présence ; ce qui n’est pas attesté dans toutes les familles. Ce parler a différentes réalisations : on peut changer de langue selon l’interlocuteur ; selon le sujet du discours (on parle plus volontiers de l’école en français) ; on peut changer de langue à une prise de parole, mais on peut aussi changer de langue à l’intérieur d’un énoncé – c’est le code-switching intra-phrastique [6]. Nous donnerons un exemple de ces changements de langue chez une adolescente chinoise, arrivée en France depuis 5 ans et désormais bilingue, HG. Ses propos illustrent à la fois le rôle du thème du discours (film, école) et celui de l’interlocuteur (sœur, parents) dans le changement de langue.
HG – quand je parle quand j’explique – j’explique mieux en français si vous voulez – quand j’essaye de raconter quelque chose qui s’est passé à l’école ou quelque chose comme ça – c’est très difficile pour moi – en wenzhou – j’arrive pas dans – j’arrive pas trop bien à expliquer ça – dans des phrases correctes et tout ça.
Q – votre langue maternelle c’est le wenzhou et vous avez l’impression que vous avez un peu perdu alors ?
HG – non non – si je veux raconter quelque chose de précis c’est dur à raconter – mais si je veux dire quelque chose – comme çà – euh je le dis bien en wenzhou.
Q – par exemple imaginons le cas – vous êtes allée voir un film qui ne vous a pas plu du tout – et vous voulez expliquer pourquoi il ne vous a pas plu – pour vous – à votre avis ce serait plus facile de le dire en français ou en wenzhou ?
HG – oui oui – surtout pour raconter les films – après le cinéma je raconte le film à ma sœur – en français – et puis après aux parents – à la limite je raconte pas trop – mais quand le film il est vraiment bien – je commence à raconter l’histoire – mais c’est dur à raconter – par exemple pour les réunions à l’école quand parfois c’est moi qui y vait – et que j’essaye après – je raconte le résultat à mes parents – en chinois – c’est dur aussi – je trouve pas les mots qu’il faut pour l’adapter à ce que je pense dans ma tête en français.
12Dans les familles, et en fonction de leurs choix, les enfants y entendent et y acquièrent un usage de français que leurs parents ont le plus souvent appris « sur le tas », dans les lieux de travail, ainsi qu’une ou des langues d’origine des parents. Les situations sont évidemment diverses et dans certaines migrations récentes comme les turcs ou les chinois, les adultes ne développent quasiment aucune compétence en français. En conséquence, c’est dans ces familles qu’on observe le taux le plus élevé de la pratique de la langue d’origine.
13De nombreux élèves confortent la transmission familiale des langues d’origine des parents en suivant des cours au sein d’associations. Ils y apprennent à lire et écrire ces langues dans la mesure où l’acquisition de l’écrit est rarement assurée dans les familles. C’est ainsi le cas des familles portugaises qui transmettent généralement le portugais parlé aux enfants, mais pas son écriture. Les élèves peuvent aussi y apprendre la langue officielle des pays d’origine, langue partiellement ou totalement distincte de celle des parents. C’est le cas, par exemple, des chinois de Paris. Venus en majorité de la province de Wenzhou, ils parlent une langue qui appartient à l’aire dialectale Wu. Le chinois standard, ou putonghua, n’est pas la langue familiale : les enfants l’apprennent à l’école en Chine, et dans les associations en France (C. Saillard & J. Boutet, 2001).
Caractéristiques du français scolaire
14L’institution scolaire et les enseignants ont la charge de faire acquérir et maitriser par ces jeunes une variété de français, une pratique langagière spécifique : le français scolaire qui est à la fois parlé et écrit. Dans des travaux déjà anciens, F. François avait souligné le rôle important de l’école dans le maintien et l’inculcation de ce qu’il avait nommé « la surnorme » (1980). Ce n’est pas à cet aspect normatif et surnormatif du français scolaire que je m’attacherai ici mais à ses propriétés énonciatives et communicationnelles. J’en retiendrai ici quatre tout en assumant que je ne vise pas à l’exhaustivité.
15Le français scolaire présente une ambiguité de statut selon l’énonciateur retenu. Pour les élèves, le français scolaire est un objet d’enseignement et d’acquisition tant dans ses propriétés linguistiques, internes, que communicationnelles ; tant dans ses modalités orales qu’écrites. Ce n’est la langue ou la pratique langagière d’aucun élève bien que la préparation familiale soit socialement différenciée, en particulier à travers des modes de socialisation (B. Bernstein, 1975) et d’initiation précoce à la littératie [7] ; nous y reviendrons plus loin. Pour les enseignants, c’est aussi – voire surtout au collège et au lycée – un objet et un moyen d’évaluation et de notation.
16Ce double statut peut entrainer des confusions ou des ambiguités entre ce qui relève, pour l’apprenant d’une étape dans son acquisition – une erreur constructive – et ce qui relève d’une faute au regard de la langue cible, celle de l’adulte. D’où la nécessité d’une prise en compte des processus et de la genèse des acquisitions ; d’où la nécessité de se poser la question d’une progression raisonnée en matière d’acquisition du français scolaire : à quel âge un adulte est-il raisonnablement en droit d’attendre telle réussite – et a contrario telle faute – chez les élèves ?
17Sur un plan pragmatique, le français scolaire tend à être détaché ou coupé de l’action et de l’activité : une pratique langagière en elle-même et pour elle-même, détachée de l’action sur le monde (les objets ou les personnes), à la différence notable, par exemple, du langage en situation de travail où on observe une intrication entre action sur les objets et action avec le langage (J. Boutet & B. Gardin, 2001). On parle sur un texte, mais on écrit peu dans le quotidien des classes ; on parle sur l’électricité mais on manipule peu les phénomènes physiques.
18De façon conjointe, c’est une pratique langagière décontextualisée, y compris quand la situation d’énonciation, orale, requiert une contextualisation et une dépendance des formes linguistiques dans la situation. Ceci peut provoquer des formes de malentendus pragmatiques et communicationnels ; ou pour le dire dans les termes de l’ethnométhodologie, des distorsions entre enseignants et élèves quant à la « définition de situation ». Est-on dans une situation de communication où se mettent en mots de la pensée, des expériences, des émotions ? Ou est-on dans une situation de communication où la seule mise en mots, formelle, est visée ? À l’école primaire, au collège, au lycée les élèves doivent-ils parler ou écrire à propos d’un référent pour en dire quelque chose ou pour montrer qu’ils savent parler et écrire dans un format attendu ? Cette incertitude quant à la « définition de situation » est particulièrement cruciale aujourd’hui pour ceux qu’on nomme les « nouveaux lycéens » aux prises avec la pratique scolaire de la dissertation (E. Bautier & F. François, 1999).
19Cette propriété de « décontextualisation » du langage est le plus souvent une propriété centrale de l’écrit littéraire, ce qui nous conduit à la quatrième propriété. Le format linguistique et communicationnel du français scolaire, parlé comme écrit, est tout entier tourné vers un écrit littéraire, un écrit lu, un écrit commenté et analysé, un écrit de la copie, un écrit de la prise de notes. Mais plus rarement un écrit produit par les élèves, une véritable activité, une pratique d’écriture.
20Tous les élèves, nous l’avons dit, sont en cours d’acquisition de cette variété linguistique et communicationnelle de français ; et, y compris jusqu’au lycée, en ce qui concerne l’écrit. Néanmoins, ils sont loin d’être égaux dans l’accès à cette pratique langagière, et ce pour diverses raisons : styles de socialisation familiaux ; place et valorisation du langage et de l’explicitation dans la famille ; initiation précoce à la littératie ; langues maternelles autres que le français ; variétés familiales de français en affinité plus ou moins grande avec le français, etc. On peut aussi rendre compte de cette inégalité de départ dans le cadre théorique des positions du psychologue soviétique L.S. Vygotski.
La pensée verbale et le français scolaire
21Rappelons d’abord que tout ne peut pas se dire, se verbaliser, se mettre en mots de la même façon, dans les mêmes situations et avec les mêmes interlocuteurs. Tout de l’expérience ne se prête pas de la même façon à la mise en mots. Parler d’un film, discuter des résultats scolaires d’un enfant ou faire partager à autrui l’expérience d’un sentiment, d’un ressenti, n’engagent pas les locuteurs de la même façon dans leur dire, ne requièrent pas les mêmes moyens linguistiques.
22Élaborant une théorie de la psychologie génétique, L.S. Vygotski a montré que les racines génétiques de la pensée et du langage sont distinctes, tant en phylogenèse qu’en ontogenèse. Ceci l’a conduit à distinguer trois modalités de leurs interrelations : la pensée verbale, la pensée non verbale et le langage non intellectuel.
« La pensée et le langage sont-ils nécessairement liés dans le comportement de l’adulte, peut-on considérer ces deux processus comme identiques ? […] On pourrait ici représenter schématiquement le rapport de la pensée et du langage par deux circonférences qui se recoupent ; elles montreraient que les processus du langage et de la pensée coïncident pour une part. C’est ce qu’on appelle la sphère de la « pensée verbale ». Mais cette pensée verbale n’épuise ni toutes les formes de la pensée ni toutes les formes du langage. […] Nous arrivons ainsi à la conclusion que même chez l’adulte la fusion de la pensée et du langage est un phénomène partiel qui n’a de force et de signification qu’appliqué au domaine de la pensée verbale, alors que les autres domaines de la pensée non verbale et du langage non intellectuel n’en subissent qu’une influence lointaine, médiate et n’ont directement aucun rapport causal avec elle. »
24La pensée verbale est certainement la modalité la plus évidente à appréhender dans la mesure où nous avons pris l’habitude d’assimiler le langage à l’expression de l’intellect, de la cognition. Le langage non intellectuel est à la fois celui de l’expression des émotions, des affects, du cri ; mais il s’exprime aussi dans les routines langagières, dans les stéréotypes, dans les phatiques, dans la récitation « par cœur » ; bref dans le « prêt-à-parler » par lequel les locuteurs tout en parlant n’engagent pas d’activité cognitive dans leur énonciation. Quant à la pensée non verbale, c’est celle qui s’exprime dans l’intelligence pratique, dans les savoir-faire incorporés. Lors de nos recherches en milieu de travail, nous avons souvent rencontré cette question et nous avons montré combien l’activité de travail fait partie de ces expériences très difficiles à mettre en mots : « faudrait voir, faudrait que je vous montre » disent les opérateurs (J. Boutet, 1995 ; Y. Schwartz, 1993).
25Or l’univers scolaire, à quelque niveau que ce soit et quelles que soient les disciplines, est tout entier tourné vers cette pensée verbale, et plus encore vers cette pensée verbale dans sa modalité écrite. Ce faisant, on fabrique une inégalité de départ objective entre les élèves. Il y a ceux pour qui la pensée non verbale, l’intelligence pratique sont au centre des expériences et en particulier de l’expérience professionnelle des parents. Et rappelons que, contrairement à ce qui se dit dans les media, les ouvriers, si leur proportion dans l’ensemble des salariés a diminué, n’ont pas disparu et constituent 28 % de la population active (soit 6 à 7 millions) ; si on y ajoute la catégorie des employés, en cours de prolétarisation, on arrive à 56 % (J. Kergoat et al., 1998). Et il y a les élèves dans les familles desquels la pensée verbale est au centre de l’expérience familiale, des interactions verbales quotidiennes.
Une posture professionnelle
26On a donc du côté des élèves une inégalité objective d’accès au français solaire et à la littératie ; et du côté des enseignants et de l’institution la nécessité que tous les jeunes acquièrent et maitrisent cette variété de français, qu’est le français scolaire. Ce qui nous conduit à la question centrale : quelle langue enseigner ? Ou plutôt, dans la perspective théorique que nous avons développée, quelles pratiques langagières développer qui tiennent compte du réel langagier des élèves tout en ne les y cantonnant pas ? Plusieurs réponses existent ou sont possibles.
27On pourrait penser, à l’instar d’autres pays, à développer l’éducation bilingue. Il est clair que l’heure n’est encore en France à un tel objectif. Il n’y a ni la volonté politique ni probablement de relais dans l’opinion. Rappelons que la France n’a toujours pas ratifié la Charte européenne des langues minoritaires. La réponse ne me semble pas non plus être à chercher dans les positions « de bienveillance », comme celle mise en place par B. Séguin & F. Teillard (1996) et qui consiste à prendre en compte les parlers des élèves dans l’espace de la classe à leur donner droit « d’école », comme on parle d’un « droit de cité ». La valorisation par l’enseignant des pratiques langagières des jeunes a, on n’en doute pas, des effets psychosociologiques de légitimation et de reconnaissance. Mais en même temps, les effets strictement scolaires ne sont pas clairs. De plus, il n’est pas évident, d’un point de vue sociolinguistique, que la démarche soit valide : ces parlers ne peuvent changer de territoires et d’interlocuteurs sans modifier leur statut voire le perdre.
28On peut aller vers l’élaboration d’une véritable didactique de l’oral (B. Maurer, 2001 ; C. Le Cunff, 2002) qui vise un apprentissage systématisé et encadré des conduites discursives orales, des normes de communication et des formes linguistiques appropriées. Ce faisant, on centre sur un aspect du français scolaire, mais on laisse de côté le cœur de la question, à savoir l’écrit. On peut aussi adhérer aux positions défendues par le mouvement « Éveil au langage » qui prône la reconnaissance et la connaissance de la diversité des langues du monde, ainsi qu’une initiation à la réflexion sur différentes langues. Les objectifs poursuivis sont à la fois métalinguistiques – amener les élèves à savoir parler sur des langues diverses, à opérer des comparaisons, à saisir des différences – et psycho-affectifs en donnant un statut au sein de la classe aux différentes langues parlées par les élèves et en montrant ce qu’est le patrimoine linguistique de l’humanité.
29De façon non contradictoire, voire convergente, on peut aussi plaider pour la mise en place de démarches plus modestes, moins coûteuses qui ne nécessitent pas des dispositifs pédagogiques dont la complexité risque de tenir à distance les enseignants désireux de changements. Plus que de démarche, je parlerai de posture professionnelle des enseignants : posture vis-à-vis des élèves et de la progressivité de leurs acquisitions ; posture vis-à-vis du but à atteindre.
30Cette posture, je la déclinerai de la sorte. S’il faut que la maitrise du français scolaire, oral comme écrit, soit clairement, explicitement et sans ambiguité pour les élèves comme pour les enseignants, un but à atteindre, il faut, conjointement et clairement ne pas confondre le but à atteindre avec les étapes par lesquelles les élèves auront nécessairement à passer. Ce qui implique, nous l’avons dit, de réfléchir à une progression raisonnée. Une telle progression, dont nous n’avons que des fragments pour l’instant, permettrait de ne pas globaliser sous le terme de « fautes » des réalisations tout à fait distinctes. En effet, certaines fautes sont prévisibles et attendues en fonction de l’âge des élèves et de leur niveau d’acquisition et/ou de leur origine sociale. Celles-ci sont en conséquence à considérer comme autant d’indices du développement réel de chaque élève, de l’endroit où il en est dans ses acquisitions. Par exemple, les élèves du cycle 3 en cours d’acquisition de la morphologie et de la graphie du pluriel qui généralisent la marque graphique s comme marque du pluriel aussi bien pour les groupes nominaux que pour les verbes – ils attendes – produisent des fautes à la fois explicables et normales. Du point de vue de l’acquisition, on ne s’attend pas en revanche à ce que de telles généralisations perdurent chez des élèves de quatrième. De ce fait, si la faute graphique est la même, son traitement didactique ne peut en aucune façon être identique.
31Accepter que les acquisitions requièrent du temps – une temporalité variable selon les élèves mais toujours longue – accepter que ces acquisitions ne dépendent pas que de facteurs psycholinguistiques mais aussi très largement de facteurs sociaux, impliquent pour tous les enseignants et particulièrement pour ceux de collège et de lycée, de prendre acte du fait que beaucoup de ces « nouveaux » élèves vont sortir de l’école élémentaire avec une maitrise incertaine du français scolaire.
Bibliographie
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Notes
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[1]
Nous ne discutons pas ici de l’évaluation qui se fait de ces dispositifs. Voir en particulier Beaud S., 2002.
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[2]
Le français parlé a été principalement décrit et théorisé par les linguistes d’Aix-en-provence : on lira Blanche-Benveniste C. & Jeanjean G., 1986 ; Blanche-Benvensite C., 1990 et plus largement leur revue, Recherches sur le français parlé. On consultera aussi Gadet F., 1989.
-
[3]
Sur le français populaire et ses descriptions linguistiques, on pourra lire : Bauche, 1920 ; Frei, 1929 ; Guiraud, 1965 ; Gadet, 1992.
-
[4]
C’est Bachmann C. & Basier L. qui ont les premiers, dès 1984, décrit cette pratique des jeunes. On lira aussi Méla V., 1989, Goudailler J.-P., 1997.
-
[5]
On trouvera un argumentaire proche dans Conein B. & Gadet F., 1998.
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[6]
De très nombreux travaux, en particulier nord-américains ont été consacrés à l’analyse et l’explication de ces phénomènes. Pour le domaine français, on lira Deprez C., 1994 ; Leconte F., 1997.
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[7]
Ce néologisme a été forgé sur le terme anglo-saxon de literacy utilisé dans les organisations internationales, comme l’OCDE. Il renvoie à une culture et des pratiques diversifiées de l’écrit ; et pas seulement aux seuls usages littéraires.