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Article de revue

Le passé simple dans des rapports de stage : tentatives d'explication

Pages 97 à 106

Notes

  • [1]
    En tous cas, tel qu’il est appréhendé et enseigné dans le cursus auquel j’ai fait référence.
  • [2]
    Sur cette notion, voir Pratiques n° 113-114, (2002), notamment l’article d’I. Delcambre & Y. Reuter « Images du scripteur et rapports à l’écriture » (p. 7-28).
  • [3]
    Voir I. Laborde-Milaa (1999), ch. 7 et 9.
  • [4]
    Il faut s’attarder un peu sur cette question, largement défrichée par F. Revaz (1997). S’appuyant en particulier sur P. Ricœur, elle définit strictement le récit comme une « mise en intrigue » d’actions humaines organisées autour du couple nœud-dénouement. Les autres séquences ressemblant à du narratif constituent des « relations », « tableaux », « chroniques », etc.
« Cependant, en observant Mme Y à son bureau, je compris que le métier de documentaliste n’était pas seulement limité à l’aspect technique du document. Étant responsable de la médiathèque, elle pouvait devenir, le temps d’une semaine, chef de projet ou bien rédiger un article sur un sujet qu’on lui soumettait sur le moment. Il est vrai qu’en un mois, on ne peut pas accomplir toutes les tâches et revêtir toutes les fonctions possibles. Mais j’attends la maitrise pour élargir mon champ d’horizon puisque cette fois-ci le stage durera quatre mois. »

1Cet extrait de rapport de stage (niveau licence) attire l’attention par sa grande souplesse dans l’emploi des tiroirs verbaux, relativement fréquente en fait dans ce type d’écrits. Elle n’en est pas moins déconcertante – au moins pour l’enseignant, défiant en quelque sorte les schémas les plus affinés qui tentent de cerner des systèmes énonciatifs. Je pense en particulier à l’article de J.-M. Adam et al. (1998) qui propose « quatre soussystèmes constitués par des regroupements préférentiels plus fins de temps verbaux, de pronoms personnels sujets et d’adverbes » (p. 85), permettant d’interroger de nombreuses configurations attestées dans des textes de tous genres. Mais, comme le précise le même article, « […] l’alternance des sous-systèmes est la loi des textes. Il faut considérer la variation comme le propre de toute énonciation en acte. » (Ibid. p. 96).

2Quand cette variation s’exerce d’une phrase à l’autre, mêlant les deux grandes perspectives énonciatives dégagées par É. Benveniste – et exposées dans ce même volume par F. Revaz –, il y a lieu de se demander quelle intentionnalité préside à ces choix chez le scripteur et quelle fonction ils assument au sein de l’écrit long qu’est le rapport de stage.

3L’objectif de cet article est d’interroger les occurrences de passé simple (désormais PS) rencontrées dans des rapports d’étudiants de licence (licence préprofessionnelle en lettres-information-communication). Peu nombreux sont les scripteurs qui utilisent ce temps (environ 10 % chaque année), mais ceux-là l’utilisent parfois abondamment. La somme des occurrences s’avère en tous cas suffisante pour que l’on ne réduise pas ces formes à des emplois erronés ou atypiques, ou strictement individuels. À l’inverse, le petit corpus choisi (quatre mémoires de 2000 et 2001) empêche toute généralisation : il s’agit bien d’examiner quelques cas que j’estime illustratifs, mais non exhaustifs, de la diversité des usages du PS dans le cadre du rapport de stage.

4En croisant des critères relevant de niveaux différents, depuis le cotexte immédiat jusqu’à la prise en compte des étapes rhétoriques, je tâcherai de dégager des logiques d’emploi plus ou moins ponctuelles, lesquelles fonctionnent peut-être comme des contraintes d’usage pour les scripteurs euxmêmes.

Le rapport : un genre du « discours » ?

5Un détour par une réflexion sur le genre textuel [1] est utile, pour appréhender ses contraintes de situation et d’écriture, lesquelles concernent la cohésion textuelle qu’instaure (entre autres) le système temporel. Je m’appuierai sur M. Guigue (1995, p. 33-35) dont le propos s’attache initialement à différencier mémoire et rapport effectués à partir d’une entreprise :

6

« Le rapport de stage a pour fonction de rapporter dans le cadre de l’univers pédagogique ce qui s’est passé à l’extérieur […]. Sa fonction est de faire le lien entre des savoirs qui ont été transmis dans le cadre de la formation, et des situations professionnelles ou des problèmes rencontrés dans la pratique journalière. Le rapport de stage est un écrit prioritairement destiné à prouver la formation acquise, c’est un écrit d’étudiant, sa fonction pédagogique et évaluative domine.
Un rapport de stage peut être écrit à la première personne […] il rend compte de la démarche d’un apprenant, en cela il présente un cheminement particulier. »

7Trois objectifs pragmatiques émergent de ce développement :

  • Relater une expérience, en organisant une succession d’actions, ce qui distingue le rapport d’une narration au sens d’une mise en intrigue, même si certaines tâches sont restituées dans des séquences narratives typiques comportant la résolution d’un problème – ce qui intéresse directement le PS.
  • Faire état de savoirs et savoir-faire, les nommer, les mettre en relation, ce qui participe aussi de « la dimension temporelle et historique de l’apprentissage » (E. Nonnon, 1995, p. 107), tout en affichant un point de vue discursif.
  • Impliquer le scripteur : il s’agit ici de la position [2] induite par ce genre. Certes, le scripteur s’y décline bien davantage comme acteur que dans un mémoire professionnel, mais la dimension évaluative importe : évaluation des difficultés, des acquis, de la pertinence du stage, de sa propre évolution dans le temps, de ses projets professionnels, etc. Bref, le rapport, loin de s’en tenir à un compte rendu, fait appel à plusieurs instances unifiées sous un même « je [3] » qui met en jeu des temporalités différentes et marque sa subjectivité.
Il s’agit, au total, d’un écrit social (lu, d’ailleurs, par l’entreprise) ancré sur une actualité contemporaine ouverte : plus précisément, ancré dans un passé récent (les études + le stage) qui doit s’articuler avec le présent et même le futur du scripteur auxquels ce passé donne sens. Globalement l’énonciation est dominée par une prise en charge des énoncés, lesquels peuvent porter sur des référents, des objets de discours éloignés de la situation même (le rapport ne se construit pas dans une interaction directe) – ce que J.-M. Adam et al. (1998, p. 91) appellent la « diégétisation liée » (à son énonciateur manifesté par une série d’indices).

8Dans ce cadre, quels constats et hypothèses formuler quant à la présence de ce temps, et notamment dans ses relations avec les autres tiroirs verbaux ? Au fur et à mesure des critères envisagés, seront soulignés les emplois contrastés, voire en opposition d’un rapport à l’autre.

L’étape rhétorique

9L’emplacement dans l’architecture du rapport s’avère un critère sinon déterminant du moins assez fort. Des pratiques différentes s’observent, liées à la dynamique du rapport, et déjà indicatives des fonctions affectées à ce temps. Deux rapports, A et C, concentrent les PS dans leur première moitié, dans une ou des parties indexées comme des relations analytiques : (« Une courte phase d’observation et d’adaptation », « Premiers pas… en solitaire », « Premiers pas dans le métier de documentaliste »). Ces phases sont, selon les normes du genre, davantage expositives (dimension du compte rendu) qu’argumentatives, même si les tâches traitées successivement font l’objet d’appréciations ponctuelles.

10Les rapports B et D, en revanche, disséminent les PS selon deux logiques. D’une part, B recourt à des PS (p. 6, 8, 12, 13, 15) jusque dans sa dernière partie, leur répartition étant alors concentrée en début de partie et souspartie. Elle suit en cela un script assez typique des rapports de stage : chaque nouveau thème (correspondant à une découverte professionnelle) se décline dans le texte en un avant de l’expérience/un après. Ce qui n’est pas incompatible avec l’apparition du PS en bouclage de ces mêmes blocs textuels – sur laquelle je reviendrai infra. Chaque relation, qu’elle soit étiquetée « observation » ou « action », débute par un passage au présent de définition pour expliquer une mission ou une tâche, sur lequel se greffe un PS qui inaugure un micro-univers actionnel :

11

« La médiathèque du CRDP est composée de trois pôles de services où se côtoient différents types de supports et des documents de natures diverses. […] D’une part, je fus saisie par le contraste entre la modernité de certains supports et l’obsolescence de certains autres ; d’autre part, je constatai que la médiathèque du CRDP d’Amiens réunissait dans un même espace différents types de supports. »

12Il en va tout autrement du rapport D, qui recourt au PS dans des énoncés limités, syntaxiquement identiques dans l’ensemble du rapport, sur le modèle : voici ce que j’ai fait/ce fut…, manifestant systématiquement un décrochage énonciatif absent des autres rapports dans leur linéarité.

13

« Le jour de l’évènement, il a fallu placer les voitures de façon à ce que l’exposition soit présentable, ce qui ne fut pas une mince affaire. »
(D, p. 11)

14Enfin, il est significatif de noter qu’introduction et conclusion/bilan font rarement usage du PS (sauf le rapport A qui l’emploie au début de son « Bilan de stage »). C’est le passé composé (désormais PC) qui domine, dans un retour réflexif global sur la période de stage qui débouche fréquemment sur un présent déictique : ce que j’entreprends à partir de maintenant.

Séquence textuelle et visée discursive

15Le critère précédent est à compléter par le mode de textualisation choisi par le scripteur, à tel endroit de son rapport. Le cadre textuel est déterminant, et explique que l’on puisse trouver un même verbe, avec même personne, employé au PS ou au PC en des points différents du rapport. Aucun verbe, en effet, qu’il renvoie sémantiquement à un état, un affect, une activité intellectuelle, n’est exclu a priori du PS (j’ai compris / je compris, présents en A et B).

16Le PS a essentiellement partie liée à la relation voire au récit [4]. Le déploiement du PS crée majoritairement des micro-récits : ils s’insèrent dans une continuité de relations ordonnées de façon thématique (tâches récurrentes, situations problématiques, journée-type), comportent éventuellement des PC, et présentent surtout un bouclage net au PS. Les verbes au PS se disposent en série et créent un enchainement temporel et causal conforme à la double valeur narrative du PS traditionnellement reconnue.

17

« De ce fait, je pris moi aussi l’initiative de faire les photos […] Je mis dans mon appareil des pellicules couleur […] Le rédacteur en chef décida bien évidemment d’utiliser ces photos et en fit un argument de vente pour l’édition du dimanche […] D’après les demandes de réapprovisionnement pour cette édition de la part du libraire, je pense que l’argument des photos en couleur du carnaval fut assez vendeur. »
(A, p. 14)

18Cette successivité est renforcée par d’autres indices temporels qui instaurent un cadre chronologique :

19

« Après quelques jours d’immersion dans ce nouveau monde, M. L m’expliqua comment désherber un des rayons, en l’occurrence celui des parutions officielles qui fourmillent chaque semaine et qui attendent souvent la venue des stagiaires pour être épurés. Je lui fis part de ma crainte de ne pas être à la hauteur […] ; celui-ci me rassura, me disant que j’étais là pour apprendre et qu’il n’était, dans ce bureau, ni question de rapidité ni de rentabilité. »
(C, p. 9)

20D’autre part, on peut intégrer ici le paramètre des paragraphes, significatif en C toujours : le paragraphe au PS forme une unité close (supra), car les trois suivants sont au présent de définition (sur la notion de « désherbage » documentaire et les outils informatiques). Le PS ressurgit pour une relance narrative en début de nouveau paragraphe :

21

« Le premier livre à enregistrer informatiquement me demanda un peu de temps […] »
(C, p. 10)

22Micro-récit davantage que relation, d’ailleurs – et ce dernier exemple l’atteste –, car l’insistance sur le caractère « premier », inaugural, à la fois initiatique et problématique, du procès énoncé au PS est frappante dans trois rapports. Suivent des données professionnelles, traitées alors comme des nouveautés, des contraintes, des obstacles, bref des lieux de problèmes qui jouent le rôle de complications narratives. Quelques autres citations à l’appui :

23

« Je fus pour la première fois confronté aux exigences du métier »
(A, p. 11)

24

« Cependant, la première épreuve fut avant tout de vaincre mon appréhension, chose peu évidente, vu les personnes que je devais interviewer. […] Cette première expérience fut avant tout facilitée par le fait que […] »
(A, p. 12)

25

« Lorsque je me rendis au CRDP pour la première fois, je fus surprise de me retrouver non pas directement face à l’entrée du CRDP, mais […] »
(B, p. 6)

26En contexte évaluatif, plus rarement, le PS peut poser un repère cette fois d’ordre argumentatif, sans être nécessairement solidaire d’un autre énoncé au PS. Une conclusion est formulée d’emblée et constitue un cadre interprétatif pour le scripteur et le lecteur, renforcé ou non par une récapitulation finale :

27

« J’ai le sentiment qu’avoir évolué seul sur le terrain fut pour moi un plus dès le début, et je pense encore que cette aide à la rédaction fut également positive […] Du fait de la relative maitrise de ces éléments, cette sorte de mise à l’épreuve ne fut tout de même pas trop difficile. »
(A, p. 15)

28Plus malaisées à saisir sont les occurrences isolées du PS qui, explicitement évaluatives au vu d’autres indices (modalités, présence d’axiologiques), tranchent avec le système des temps en vigueur dans le cotexte :

29

« J’ai pu constater à quel point il était difficile de faire partie de l’équipe de maintenance d’un tel évènement. D’autant plus que nous n’étions que sept et qu’il fallait tout assurer. J’ai notamment tenu pendant l’ensemble de l’après-midi le Baby-Foot Humain, ce qui fut plutôt éprouvant. Une fois l’évènement passé, j’ai écrit plusieurs lettres de remerciement… »
(D, p. 11)

30Je rappellerai seulement ce que F. Revaz évoque à propos de textes littéraires présentant des changements brusques et ponctuels de ce type : plutôt que d’étiqueter de façon fixe, il vaut mieux voir là une « gradation des emplois entre des contraintes énonciatives – changement de point de vue ou de contenu – et des contraintes purement textuelles – marquage de la progression textuelle et opération de mise en relief. » (F. Revaz, 1996, p. 197). Dans le rapport D, la récurrence de ces énoncés au PS ponctuant chaque relation au PC, en amont ou en aval, amène à les analyser en termes de dédoublement énonciatif (voir infra).

Adossement aux autres temps

31Il est nécessaire d’examiner maintenant les relations qui s’établissent aux autres tiroirs verbaux pour dégager, par contraste, les fonctions du PS.

PS / IMParfait

32Dans ce cas, les valeurs tant aspectuelles que narratives (premier plan/arrière-plan) sont mises en jeu. Le PS alterne avec l’IMP dans une unité où il assume classiquement la fonction de mise en relief :

33

« Lorsque je me rendis au CRDP pour la première fois, je fus surprise de […] je n’imaginais pas du tout […] en fait, je pensais que […] Ma conception d’un CRDP était donc bien réductrice. Cependant, en visitant l’ensemble du bâtiment avec Mme X, je découvris avec étonnement ce que cachait le CRDP. »
(B, p. 6)

34L’articulation entre les deux temps se renforce par la présence fréquente d’un connecteur concessif. Outre l’exemple qui précède, on relève un connecteur dans chacun des passages avec PS et IMP :

35

« Je considérais comme dépassé d’utiliser ce genre de support. Pourtant les professionnels m’affirmèrent, au contraire, que les enseignants éprouvaient le besoin de les intégrer dans leurs cours. »
(B, p. 8)

36

« Cependant, en observant Mme X à son bureau, je compris que le métier n’était pas seulement limité à… »
(B, p. 15)

37

« Même si je ne savais pas exactement comment j’allais procéder, j’avais la sensation que tout se déroulerait comme convenu… Cependant, la première épreuve fut avant tout de vaincre mon appréhension. »
(A, p. 12)

38D’autres rapports que ceux du corpus, bien sûr, présentent le même balancement, mais avec PC et IMP. Et il est notable qu’ici, il surgit dans le seul contexte PS-IMP.

39Par ailleurs, si on regarde le cotexte qui précède, le PS crée un repère et marque l’entrée en séquence narrative en se détachant sur un continuum dominé soit par de l’IMP soit par du PQP. En aval, le PS joue un rôle spécifique en énoncé conclusif, par exemple pour clore la relation d’une tâche bien délimitée qui a été traitée à l’IMP sur le mode itératif (« je devais… ») :

40

« Néanmoins, au bout de deux semaines, je réussis à me débrouiller seule »
(B, 13)

41Dans le passage de la tâche explicitement prescrite à la tâche effectuée, le PS marque un terme, qui est aussi une résultante des actions accumulées auparavant. L’aspect perfectif est ici manifeste : une étape se constitue, comme point final, point de non retour, qui fonctionne lui-même comme nouveau point d’origine pour de nouveaux procès imperfectifs :

42

« Je réussis […] et je pouvais relayer les professionnels sans trop de soucis. Je commençais enfin à maîtriser les techniques. »
(Ibid.)

PS / PC

43Plus intrigant est le passage du PC au PS et inversement. Le PS peut instaurer un repère initial à partir duquel s’ordonne le PC (A, p. 15-16) ou qui s’adosse lui-même au PC :

44

« Je dus dans un premier temps rechercher dans les archives les articles concernant le syndicat pour comprendre son rôle et ses actions (ce qui fut la première partie de mon article), puis j’ai alors commencé à comprendre le fax qu’ils m’avaient envoyé hormis quelques détails que je me suis fait expliquer au téléphone. Cet article me prit, du fait de toutes ces manipulations, un temps relativement conséquent. »
(A, p. 15)

45En ce cas, le PC a la même valeur aoristique, mais le luxe de connecteurs (« puis j’ai alors commencé ») marque bien le fonctionnement différent des deux temps quant à l’amplitude temporelle et à leur place dans une chaine actionnelle. Ici, il est inséré dans une macro-action au PS qui lui donne un cadre. Il peut se trouver, de fait, minoré comme un élément accessoire dont l’éventuelle suppression n’affecte pas la cohérence d’ensemble.

46À l’inverse, ces micro-récits peuvent aussi bien s’insérer eux-mêmes dans une unité textuelle commencée au PC, dans laquelle ils se détachent. Mais il est délicat, dans la linéarité, de décider exactement du temps qui commande l’ensemble, car l’enchevêtrement peut être constant, et il est luimême compliqué par l’irruption d’autres temps (présent déictique et de définition, IMP, PQP).

47

« Dès le premier jour, le rédacteur en chef m’a confié un sujet de reportage… Je me suis donc rendu au collège Fernel… J’avais la sensation que tout se déroulerait comme convenu… Cependant, la première épreuve fut avant tout de… j’ai aussitôt décidé de me mettre en position d’observateur… Ainsi j’ai pu mener à bien toutes mes questions… Je me rends compte à présent que… le temps qui fut mis à ma disposition me permit de prendre confiance en moi… »
(A, p. 12)

48Au total, on peut avancer la répartition suivante :

49Le PS restitue une singularité actionnelle, situable et située dans une chronologie. La dramatisation est à prendre en compte : le PS marque une « initiation » (au double sens du terme), mais également le franchissement d’une étape irréversible, notamment à travers le bouclage au PS. En contexte d’évaluation (« Bilan »), il s’agit plutôt de prélever des bribes d’expérience et d’énoncer des jugements portant sur des points particuliers. Ainsi, l’exemple suivant démarre au PC et se poursuit au PS ; celui-ci assure un prélèvement à la fois temporel, psychologique, et même cognitif (autre statut accordé au point ainsi mis en relief pour être évalué) sur la globalité du stage. Le jeu des circonstants crée d’ailleurs la particularisation :

50

« J’ai été profondément satisfait de mon stage, non seulement parce que […] mais aussi car tout ne me fut pas facile et accessible tout de suite. Tout d’abord, je voudrais évoquer un aspect important du journalisme que je n’ai pas encore abordé de façon détaillée : il s’agit du relationnel. Cet aspect-ci fut un peu particulier pour moi du fait de ma position de stagiaire. […] cela fut beaucoup plus difficile avec les gens extérieurs au journal. »
(A, p. 20)

51Le même phénomène se retrouve dans des énoncés isolés. C’est ici qu’il faut s’attarder sur le rapport D qui qualifie, évalue, récapitule dans de brefs énoncés au PS, qui ponctuent systématiquement les relations traitées au PC et à l’IMP :

52

« Ce fut le cas, par exemple, lorsque j’ai pris la voiture de l’agence. »
(D, p. 8)

53

« Ce fut une expérience enrichissante pour moi, puisque j’ai eu à faire preuve d’un certain sens relationnel. »
(D, p. 10)

54

« J’aurais pu me réfugier derrière la capacité de ma collègue à parler en public, mais ce ne fut pas le cas. »
(D, p. 18)

55Il s’agit bien ici de perspective énonciative et temporelle à la fois : le PS, en éloignant l’expérience ainsi énoncée, en propose un tout soumis à un point de vue plus extérieur et plus critique – celui du scripteur qui, dans l’écriture, se regarde agir. C’est encore plus net en cas d’alternance présent déictique/PS dans une même phrase. Elle marque une opposition nette entre des périodes temporelles et des états du « je » :

56

« Je me rends compte à présent que le fait d’avoir beaucoup de temps devant moi fut déterminant pour moi ce jour-là. »
(A, p. 12)

57Le PC, pour autant, ne perd pas sa fonction de commentaire rattaché au présent du scripteur : le rapport B, par exemple, accorde cette valeur exclusive au PC (p. 15). Deux PS encadrent une séquence, en font une unité close, distincte du reste, au sein de laquelle on peut trouver du PC :

58

« J’appris donc à saisir des notices de sites. […] À la différence des ouvrages, écrire le résumé d’un site m’a donné plus de difficultés. […] Moi aussi, j’ai été confrontée à cette polyvalence. […] Je compris que le métier n’était pas limité à… »
(B, p. 15)

59La mise en scène d’un « je » stagiaire en train de se former en tâtonnant est lisible aussi, mais c’est la cible de l’investissement énonciatif qui diffère. D’autre part, le PC présente une temporalité diffuse sur laquelle se détache le PS : il est privilégié par les étudiants pour rendre compte d’un procès itératif ou bien non situable. La référence est alors large et s’interprète comme couvrant une partie ou la totalité du stage. L’extrait suivant donne l’amont d’un exemple cité supra :

60

« Durant toute la durée de ce stage, j’ai rencontré de nombreuses situations d’écriture. Comme je l’ai déjà signalé, j’ai pu tout au long de mon stage écrire des articles basés sur des propos recueillis au cours d’un reportage. Autre type d’écriture plus difficile celui-ci : le papier d’annonce fait à partir de communiqués de presse et tout ce que cela peut comporter d’imprécision lorsqu’ils sont mal réalisés. C’est notamment le cas d’un article que j’ai effectué pour le syndicat « SE 60 ». Je dus dans un premier temps rechercher dans les archives les articles concernant ce syndicat pour comprendre son rôle et ses actions (ce qui fut la première partie de mon article) […] »
(A, p. 15)

61ou encore :

62

« Les différents actants de cette mini-révolution m’ont avoué que le système commençait à trouver sa vitesse de croisière, néanmoins certains rayons […] M. L m’incita à m’occuper de l’un d’eux. »
(C, p. 8)

Les personnes

63Les emplois sont tranchés d’un rapport à l’autre ; trois configurations s’observent :

  • Le « je » majoritaire : est concerné le scripteur en tant qu’acteur des évènements relatés (rapports A et B).
  • « Je » et 3e personne (P 3 et 6) d’un acteur animé (rapport C).
  • Absence du « je », au profit unique du non personnel « ce fut » (rapport D).
Au total, si l’on constate du point de vue de la personne grammaticale une prise en charge effective du PS, les valeurs stylistiques diffèrent sensiblement, c’est-à-dire les effets de sens induits quant à la construction des apprentissages et à leur appropriation au cours du stage.

64Ainsi, en B, le PS tend à restituer ce qui s’élabore définitivement dans l’identité du « je ». Les procès au PS réfèrent à des acquis durables (je réussis, j’appris, je compris), constitutifs d’une (future) identité professionnelle : c’est du « solide ». En C, les énoncés au PS correspondraient plutôt aux débuts de la stagiaire, aux balbutiements de l’autoformation sur le terrain, aux gestes professionnels basiques comme étape à dépasser, voire aux expériences ratées. En A, le « je », omniprésent, amène à lire les énoncés au PS comme autant de composantes d’un rite d’initiation, assumé et mis à distance, auquel participent tous les acteurs.

65On assiste à une sorte de paradoxe : s’il y a éloignement temporel, énonciatif, psychologique, expérientiel de façon générale, ce temps se trouve pourtant valorisé, à la fois par ses relations au sous-système des temps, par sa distribution, par le lexique utilisé. Les étudiants ne sont plus familiers du PS en production, sinon en lecture, leur pratique écrite en est rare (assez fréquente en presse, cependant). Sa résurgence est d’autant plus notable, et sans doute valorisante pour eux-mêmes.

Conclusion : prudence didactique…

66Je terminerai par quelques pistes pour, peut-être, faire du PS un déclencheur de questions sur la langue et sur le rapport de chacun à l’écriture. Ce temps offre en effet l’occasion :

  • De rendre conscients les savoirs qui se révèlent sur l’emploi du PS, dans la variété de ses valeurs. Mais lesquels sont réellement constructibles, généralisables, transmissibles à leurs pairs qui travaillent au préalable sur les rapports des années précédentes ? Le PS offre l’opportunité d’une réflexion métalinguistique, dans les examens menés collectivement avec les étudiants, dès lors qu’on accepte les réactions très impressionnistes de départ (je trouve ça plus fort, on sent que ça a été un moment important).
  • De montrer que PS et PC ne sont pas des variantes libres, relevant de l’idiolecte individuel. Bien sûr – et le test est aisé – le PC peut se substituer au PS dans la plupart des cas. Mais l’inverse ne se vérifie pas. La commutation permet d’interroger la spécificité de ces temps en contexte, dans le réseau des tiroirs verbaux, des autres repères temporels, des personnes.
  • D’interroger les stratégies des scripteurs quant à la part de rhétorique consciente : le fait d’énoncer ses premières découvertes au PS, par exemple, peut devenir un « truc » pour signaler un certain positionnement. Le risque est toujours présent : voir des marques linguistiques se transformer en automatismes, car chargées de sens a priori.
Ce dernier point irait justement à l’encontre des marges de manœuvre à encourager à l’écrit – dans cet écrit qu’est le rapport –, et dont participe à mon avis l’usage du passé simple.

Références bibliographiques

  • Adam J.-M., Lugrin G. & Revaz F. (1998), « Pour en finir avec le couple récit/discours », Pratiques, n° 100, p. 81-98.
  • Benveniste É. (1966), Problèmes de linguistique générale I, Paris, Gallimard.
  • Guigue M. (1995), Les Mémoires en formation, Paris, L’Harmattan.
  • Laborde-Milaa I. (1999), Écrire un rapport de stage, Paris, Seuil.
  • Nonnon É. (1995), « Les interactions lecture/écriture dans l’écriture d’un mémoire », Pratiques, n° 86, p. 93-122.
  • Pratiques (2002), « Images du scripteur et rapports à l’écriture », n° 113-114.
  • Revaz F. (1996), « Passé simple et passé composé : entre langue et discours », Études de linguistique appliquée, n° 102, p. 175-198.
  • Revaz F. (1997), Les Textes d’Action. Recherches textuelles, n° 1, Paris, Klincksieck-Université de Metz.

Date de mise en ligne : 01/01/2012

https://doi.org/10.3917/lfa.139.0097

Notes

  • [1]
    En tous cas, tel qu’il est appréhendé et enseigné dans le cursus auquel j’ai fait référence.
  • [2]
    Sur cette notion, voir Pratiques n° 113-114, (2002), notamment l’article d’I. Delcambre & Y. Reuter « Images du scripteur et rapports à l’écriture » (p. 7-28).
  • [3]
    Voir I. Laborde-Milaa (1999), ch. 7 et 9.
  • [4]
    Il faut s’attarder un peu sur cette question, largement défrichée par F. Revaz (1997). S’appuyant en particulier sur P. Ricœur, elle définit strictement le récit comme une « mise en intrigue » d’actions humaines organisées autour du couple nœud-dénouement. Les autres séquences ressemblant à du narratif constituent des « relations », « tableaux », « chroniques », etc.

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