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Article de revue

La paternité à l'adolescence : conquête d'un re-père ?

Pages 153 à 160

Notes

  • [1]
    D. Houzel (1999), Les enjeux de la parentalité, Toulouse, érès, 2012.
  • [2]
    A. Daguerre, « Les grossesses adolescentes en France et Grande Bretagne », Revue Informations sociales, n° 157, 2010, p. 96-102.
  • [3]
    A. Bourgegba, La parentalité à l’épreuve de l’incarcération, Actes du Colloque « Parents en prison, parents quand même », Relais enfants-parents grand ouest, 2002.
  • [4]
    S. Lebovici, Présentation de l’école de la parentalité, mars 1999, France, conférence de presse vidéo, filmée par starfilm.
  • [5]
    A. Queniard, « Présence et affection : l’expérience de la paternité chez les jeunes », Nouvelle pratiques sociales, vol. 16, n° 1, 2002, p. 59-75.
  • [6]
    F. de Singly, Devenir et rester parents, Actes du colloque « Parents en prison, parents quand même », Relais enfants-parents grand ouest, 2002.
  • [7]
    B.E. Robinson, Teenage fathers, Toronto, Lexongton Books, 1998.

1Lorsque nous entrons les vocables « paternité, parentalité adolescence ou précoce » sur un moteur de recherche Internet, nous trouvons une grande quantité d’articles dédiés à la maternité et aux grossesses précoces en guise de réponse, mais peu d’articles en dehors des travaux nord américains, sur la question du devenir père à cette période de vie. Les autres résultats de notre requête traitent de questions relatives au congé de paternité accordé par l’État aux jeunes pères ou de sites faisant la réclame de test de paternité de grande efficacité. Comme le dit l’adage latin : « La mère c’est sûr, le père, peut-être ! » En somme peu de place, pour ne pas dire aucune, ne semble réservée aux pères adolescents dans le discours social français ; ce qui laisse à penser qu’à cet âge, le père s’envisage davantage comme géniteur que dans un statut parental ou une fonction paternelle.

2Selon Didier Houzel [1], l’exercice de la parentalité (l’autorisation sociale responsable de la qualification parentale), connaît comme à chaque époque ses mutations et bouleversements, tel que l’acceptation des familles recomposées ou encore la reconnaissance de la filiation pour les couples homosexuels. Pour autant, être parent se pense plus que jamais comme un projet construit et planifié, significatif de l’achèvement de la maturation individuelle. En somme, dans notre société individualiste et contemporaine, être parent renvoie indubitablement au couronnement de la vie de couple ; en atteste le recul de l’âge moyen de conception du premier enfant chez la femme qui est autour de 30 ans. Dans ce sens, le processus de transition vers la parentalité, que l’on peut nommer de « parentalisation » ou de « parentification » permet de rompre avec l’égo-centration de l’individu, autrement dit de sortir ainsi de l’adolescence. C’est pourquoi être parent à l’adolescence est en totale contradiction avec ces idées reçues ; or le regard social est essentiel pour qualifier un parent à l’être.

3Anne Daguerre [2] (politiste), souligne que même si le nombre de grossesses adolescentes (entre 15 et 19 ans) est statistiquement en réduction depuis ces trente dernières années ; le « phénomène » dérange les pouvoirs publics qui s’inquiètent tout autant du recours croissant à l’IVG chez les jeunes filles que des capacités des jeunes parents de pourvoir aux besoins de leur enfant. Il suffit de constater comment les médias s’accaparent le sujet, pour distraire le téléspectateur en quête de nouvelles téléréalités ou documentaires fictions. Ainsi, la perception de la grossesse des adolescentes est considérée comme un problème social et la question de cette parentalité un facteur à risque tout aussi fascinant et divertissant que n’importe quel autre tumulte de l’adolescence. Pour autant, peu d’expériences de jeunes pères sont théorisées au regard des travaux en rapport avec la maternité. Alain Bouregba [3] (psychanalyste) nous éclaire à ce propos, nous rappelant que le rapport à la maternité est « incarné chez la femme », alors que l’homme est père à la seule condition d’avoir été énoncé comme tel.

Les pères adolescents

4Je n’aurais vraisemblablement pas pensé travailler la question de la paternité à l’adolescence si je ne l’avais pas rencontrée dans ma pratique de psychologue. Je travaille depuis presque sept ans dans un centre éducatif fermé auprès d’adolescents qui ont commis des actes de délinquance et qui se trouvent placés, par l’autorité judiciaire, pour une durée de 6 mois à 1 an, en alternative à l’incarcération. L’institution accueille douze garçons âgés entre 16 et 18 ans, tous multirécidivistes ou multiréitérants, dont la peine encourue est d’au moins cinq années de prison. Dans ce contexte, j’ai fait la rencontre de plusieurs adolescents devenus pères ou dans l’attente de leur premier enfant. Bien évidemment, ces quelques histoires de vie ne suffisent pas pour en déduire qu’être père et adolescent est un facteur d’exposition à la transgression, ni même que leur situation de grande précarité en fera nécessairement des pères toxiques ou décrocheurs. Seulement, contre toute attente, ces adolescents ont le désir d’assumer leur paternité, alors qu’ils se trouvent eux-mêmes en situation difficile de par leurs histoires infantiles, leur processus d’adolescence ou simplement au regard de la menace judiciaire qui pèse sur chacun d’eux. Être père est bien plus qu’une épreuve, c’est une quête qui se révèle à eux. Ils sont comme appelés par ce statut de père, envisagé de manière consciente ou non, comme une belle opportunité de se détacher de celui préjudiciable de délinquant. Dès lors nous pouvons questionner le sens qu’ils donnent à leur paternité. Je propose trois situations de cas pour soutenir cette réflexion.

5Pour commencer, l’histoire de Gabin, un adolescent de 16 ans, primo délinquant ou presque, placé seulement un mois dans notre centre. Il faut dire que sa juge avait un message culpabilisant à faire passer au père en devenir qu’il était déjà ; vraisemblablement dans l’optique d’une responsabilisation de sa personne. Celui-ci avait un contrôle judiciaire qui fixait sa résidence au CEF, dans l’attente de son jugement pour violence sur sa compagne mineure, alors qu’elle était enceinte de leur enfant. Au moment de ce passage à l’acte, Gabin était alcoolisé et livré à lui-même, sa mère étant en vacances à l’étranger. Suite au dépôt de plainte de la jeune fille, le placement s’est réalisé d’autant plus rapidement que Gabin faisait l’objet d’une mesure d’assistance éducative prononcée à la suite de son décrochage scolaire et au regard de consommations massives de cannabis et d’alcool. Sa mère était toujours en congés au moment de son arrivée au CEF. Son père s’était suicidé à leur domicile peu d’années avant, dans un contexte d’alcoolisation et de dépression. Son corps fut découvert par Gabin et son frère en rentrant de l’école. Du côté de la jeune fille, celle-ci est scolarisée mais rencontre également des difficultés familiales. Elle vit au domicile de sa mère dans un climat de tension, son père parti de longue date sans laisser d’adresse. De leur couple, Gabin dit que les conflits sont nombreux ; ce qui le pousse dans ses retranchements et qu’il exprime par de la violence, la plupart du temps contre les objets. Néanmoins c’est la deuxième fois qu’il lève la main sur son amie, ce qu’il déplore avec tristesse, se souvenant des conflits entre ses propres parents ; ce qu’il regrette compte tenu de l’état de grossesse de sa compagne.

6Se mesure alors le poids de l’identification au parent absent (le père décédé) à travers l’expérience de la filiation convoquée par un double processus, celui de l’adolescence aux prises des enjeux du « pubertaire » et celui de « parentification » (qualification parentale) qui par l’accès à un nouveau statut interroge les origines en référence au roman familial.

7La conception de cet enfant est accidentelle, néanmoins il est attendu et depuis fortement désiré par Gabin. Grâce à la construction d’une nouvelle identité parentale, la sienne, cet adolescent semble dans l’attente d’un effet compensateur voire d’un enfant réparateur, lui permettant de rivaliser contre l’image morbide et omniprésente de son propre père. Ainsi l’entrée dans la paternité vient redoubler les questionnements identitaires et objectaux, interrogeant, dans le réel les propres liens de filiation. Gabin veut exercer un rôle de père et se montre investi, demandeur de soutien psychologique, comme s’il s’agissait de trouver une place, son rôle, un objectif, une raison d’être. Il attend de vivre l’expérience de la parentalité pour restaurer ses imagos parentales. Devenir parent peut-il changer son rapport à soi et au monde ? Selon les considérations cliniques, l’accès à une position de géniteur à l’adolescence fait simultanément apparaître la possibilité d’un don de vie en même temps que la question d’une dette. Celle-ci semble engager l’adolescent vers une nouvelle considération de la notion de responsabilité.

8À l’adolescence et particulièrement dans ce contexte judiciaire, même si la parentalité n’est pas un projet mûri, partagé et réalisé dans les conditions généralement convenu à l’âge adulte, la venue d’un enfant représente l’événement clef qui peut déclencher ou renforcer le désir de s’insérer socialement, ouvrant de nouveaux horizons à ces adolescents dont la construction identitaire était jusqu’alors entachée par de pesants échecs ou passages à l’acte. En somme, lorsque le sujet est profondément disqualifié, l’accroche à la qualification de parent peut devenir massive.

9L’histoire du jeune Idrissa, 17 ans, va dans ce sens. Celui-ci est placé en CEF pour des faits de violence et de vols. Interdit de territoire, ce placement l’éloigne de son lieu de résidence et d’infraction, mais le rapproche du domicile de sa mère qui vient d’emménager dans une nouvelle région. Avant son placement, Idrissa a été confronté à l’épreuve du deuil. Son enfant est décédé quelques jours après sa naissance, de la mort subite du nourrisson. La grossesse n’était pas consentie. Il avait entrepris d’assumer sa paternité encouragé par sa compagne. En entretien psychologique, Idrissa ne se disait pas effondré par rapport à la perte de son premier enfant mais bien plus attristé par la souffrance de son amie. De son côté, celle-ci ne surmonte pas l’épreuve du deuil d’autant plus qu’à l’annonce de sa grossesse les liens familiaux se sont détériorés entre son père et elle. Il s’agit d’une adolescente en difficulté, elle-même suivie depuis quelques années par la protection de l’enfance, après la disparition de sa mère. Ensemble, le jeune couple ne renonce pas à leur relation malgré la distance géographique qui les sépare et bien que le contrôle judiciaire d’Idrissa ne l’autorise pas à aller à la rencontre de son amie dans cette région. De son côté, Idrissa n’a plus son père pour des raisons inconnues des services (est-il mort ?) et entretient une relation ambivalente avec sa mère. Celle-ci le laisse plusieurs semaines sans aucune nouvelle et communique difficilement avec l’établissement. Malgré tout, des autorisations d’hébergement à son domicile sont accordées du fait du comportement exemplaire de l’adolescent. Cependant au fur et à mesure, Idrissa rentre sur la structure de plus en plus en retard sans que sa mère n’en dise quoi que ce soit. De façon évidente, il se déplace pour rencontrer son amie et jouit de la plus grande autonomie alors qu’il est confié à sa mère et qu’il ne respecte pas les conditions de son contrôle judiciaire. Dans son discours, cette dernière ne se désigne plus comme la responsable légale de son fils mais lui accorde un statut d’adulte, malgré sa minorité. L’évolution d’Idrissa est encourageante, il se distingue dans ses efforts comportementaux et s’investit dans une formation professionnelle qualifiante. Cette insertion se concrétise par un projet de sortie axé sur une autonomie, un hébergement éducatif diversifié, contractualisé par une aide jeune majeur, accordée par son juge. Idrissa quitte l’établissement confiant mais soucieux de l’organisation à donner à sa vie entre articulation professionnelle et vie amoureuse. Effectivement, le projet de sortie pensé pour lui est uniquement axé sur sa personne, il lui sera de fait interdit d’héberger une personne dans l’appartement qui lui sera alloué. Il devra notamment respecter ses engagements professionnels au risque de rompre le contrat d’accompagnement éducatif. Au cours du dernier entretien psychologique au CEF, Idrissa conclut notre collaboration m’annonçant la nouvelle grossesse de son amie, alors enceinte de 4 mois. Il clôtura le travail d’un ton grave, argumentant qu’il n’a pas le droit à l’erreur compte tenu des responsabilités qui l’attend.

10Avec l’histoire d’Idrissa, le « devenir » parent s’entend comme une accroche à la vie, un combat contre la négation des liens de filiations et de ce fait la possibilité de continuer à s’inscrire dans un lignage.

11Serge Lebovici [4] disait à ce propos : « L’enfant fait la mère. Le père est d’abord dans la tête de la mère. La mère nomme le père et celui-ci va reconnaître l’enfant pour l’inscrire dans sa lignée. » Ainsi en devenant père, cette fois de manière consentie ou consciente, Idrissa passe sans transition de sa famille d’origine à sa famille de « procréation » (Quéniart [5]) et réalise dans ce même mouvement l’économie d’une interrogation sur l’être privilégiant des interrogations sur le « faire ». De cette façon, il se construit un statut de père, voulant assumer pour l’une des premières fois, cette responsabilité qui l’élève loin des préoccupations quotidiennes des adolescents. Chaque témoignage recueilli chez ces quelques pères adolescents rencontrés au CEF, valorise l’accès à ce statut nouveau de « responsable ». Alors qu’ils sont placés pour faire face aux conséquences de leurs actes, et que pour beaucoup, ils y parviennent difficilement avant d’avoir été jugés, ceux-ci conçoivent la notion de responsabilité comme une série d’engagements s’entendant comme une reprise en mains de leur être, leur assurant un meilleur devenir en tant que père. Dans l’urgence de leur situation, il s’agit d’arrêter toute dérive sociale, choisissant de rompre avec l’entreprise délictuelle. Ensuite, ils concèdent devoir mûrir et dans cet objectif arrêter les festivités adolescentes propices aux excès, pour se consacrer à une vie de famille. À plus ou moins court terme, il leur semble impératif de s’engager dans une voie professionnelle ou de formation pour pourvoir aux besoins de l’enfant dès que possible. Enfin, lorsqu’ils envisagent le rôle de père, leurs réponses se situent irrévocablement en ces termes : « Être là, toujours, pas comme mon père. »

12Cependant ni l’autorité ni la responsabilité ne sont d’ordre biologique : ce n’est pas parce que l’adolescent a mis au monde un enfant qu’il est naturellement responsable. D’ailleurs, être père ne se proclame plus. La mise à mal du pater familias est entamée de longue date, bien avant 68 selon les sociologues, puisque la Révolution française a précipité l’émiettement de la puissance du père. À ce titre, autorisons-nous une parenthèse historique qui peut éclairer les deux vignettes cliniques proposées. Selon François de Singly [6], professeur à la Sorbonne, la prise de la Bastille est en quelque sorte le symbole de cette déchéance puisque s’y trouvait emprisonné des « fils adultes » dénoncés par leurs pères au Roi pour leurs mauvaises conduites. Ainsi la Révolution française a promu, en quelque sorte, l’enfant en tant que tel pendant « l’enfance », ensuite ils deviendraient majeurs et pourraient se soustraire à la toute-puissance paternelle. Notre société contemporaine a introduit l’adolescence et de ce point de vue de nouveaux questionnements quant à l’autorité au regard des enjeux de filiation. Pour Gabin et Idrissa, on peut se demander si l’accès à leur paternité leur permet d’échapper à la puissance paternelle ou si bien au contraire le fait de devenir père ne les autorise pas à la faire advenir ?

De père en fils

13Mathias lui, relativise les propos tenus en démontrant que, d’une part avoir un enfant en pleine adolescence n’est pas ce qui intègre le sujet au monde des adultes, et que d’autre part, une prise de responsabilité prématurée ne permet pas nécessairement de s’octroyer la réparation narcissique et affective attendue par la conquête d’un statut de père, ni même de faire apparaître le père non advenu. La place de parent, son poids dans la construction identitaire de l’adolescent se mesure en fonction des trajectoires de vie personnelles et familiales. Plus la place de père a été vacante ou décevante, voire sur plusieurs générations, plus l’intégration d’une fonction parentale sera difficilement métabolisable, il faudra donc la bricoler.

14Mathias est placé au CEF pour des faits de violence avec arme, en l’occurrence un couteau, sur la personne d’un de ses pairs. Cette décharge d’agressivité a eu lieu lors d’une soirée alcoolisée, à la suite d’une rivalité entre les deux adolescents, pourtant amis. Mathias dit regretter cette « connerie », d’autant que selon lui, c’est la seule réalisée depuis qu’il est devenu père, affirmant à ce titre avoir tout arrêté. Il ne se définit pas comme quelqu’un de violent mais plutôt d’affectueux. Son apparence physique frêle et les sourires masquant une évidente timidité dénotent avec la violence de son acte. Mathias est père depuis l’âge de 14 ans, son amie avait quant à elle 13 ans au moment de la naissance de leur enfant. La grossesse n’était pas désirée malgré l’absence de contraception, tout comme la propre naissance de Mathias. L’annonce de sa paternité a été « un choc » mais il a reconnu l’enfant qui porte son nom à côté de celui de sa mère. Antérieurement au placement, Mathias vivait chez sa mère avec sa demi-sœur du même âge que sa propre fille. Ils ont donc quatorze ans d’écart. Le père de Mathias ne l’a pas reconnu, ne souhaitant pas réaliser sa paternité à un jeune âge. Mathias a appris qui il était seulement dans sa douzième année à l’issue d’une recherche biologique réalisée à la demande de son père pour vérifier leur lien de filiation. Depuis, il le croise parfois dans son quartier. Celui-ci a une nouvelle famille qui ne connaît pas l’existence de ce premier né. La mère de Mathias était âgée de 17 ans au moment de sa naissance. Elle l’a confié dès la prime enfance à sa propre mère pour s’investir professionnellement sur une autre région et n’a conçu un foyer familial qu’à la rencontre du père de son second enfant. Mathias est très attaché à sa grand-mère et nourrit énormément de colère à l’encontre de son grand-père décédé ; l’ombre de ce père est menaçante comme si un secret de famille pesait. La place du père ne s’élabore pas, elle se situe d’emblée comme défaillante. La mère de Mathias est à nouveau séparée du père de son second enfant, révélant au détour d’un lapsus téléphonique en parlant de celui-ci, son regard sur la conjugalité : « On ne choisit pas avec qui on vit. » Le lien parent-enfant est confusionnel, du même se reproduit si bien que Mathias lutte pour occuper une place de père, s’égarant très souvent dans sa place d’enfant car seul ce statut est préservée des attaques maternelles. Il n’est pas bon d’être père dans cette famille sauf peut-être en restant fils. Ainsi Mathias accède difficilement à un statut de responsabilité malgré le clivage qu’il tente d’opérer pour préserver une bonne image de lui-même, celle de père. Il démontre de par son placement, qu’une paternité précoce ne suffit pas à le faire advenir père. Est-ce que l’enfant réussira là où le père a échoué ? Mathias semble vouloir répondre à cette question mais le défaut d’intégration du père, en miroir d’une adolescence sur fond de crise exacerbée, l’amène dans le registre du passage à l’acte : meurtrir ou poignarder l’ami persécuteur dans un moment de rupture identitaire.

15Au niveau du soutien psychologique, in situ, au CEF, le changement de statut sociologique, passer de fils de à celui de père, est difficilement compatible avec un travail « classique » sur les passages à l’acte délictueux, puisque ce réaménagement occupe psychiquement beaucoup de place. Certains, comme Idrissa, semblent le vivre comme l’aboutissement du processus de l’adolescence leur permettant subitement et subjectivement d’accéder à un statut d’adulte. La tentation est de réduire toute réflexion en condamnant ses erreurs tout en se rassurant d’en rester là du fait des nouveaux enjeux à assumer. Regarder en arrière n’est-ce pas se considérer comme enfant ? L’accès à la paternité vient colmater, au temps de l’annonce de la grossesse, toute la béance identitaire qui pouvait tourmenter et questionner l’adolescent. En décidant d’assumer une paternité, alors qu’il est placé dans le cadre de la justice, dans une position de passivité, celui-ci se voit propulsé dans un statut d’adulte qui se « doit » d’être responsable avec tous les bénéfices secondaires que cela autorise en termes de droits dans un milieu contraignant, pour Gabin par exemple. Pour d’autres, comme Mathias, l’enfant est vécu comme un étayage qui autorise l’évitement de la réalité du passage à l’acte, tout en questionnant les répétitions familiales. Pour l’ensemble, être parent ou le devenir, influence positivement le déroulement du placement car le désir de rompre avec l’image néfaste de délinquant est mis en avant au point d’offrir une contenance identitaire, bien que fragile. Néanmoins cette volonté de passer d’un état à un autre se réalise, à l’heure de l’adolescence, qui plus est sous main de justice, au prix du clivage du moi ou la paternité demeure la bonne partie et le statut de délinquant la mauvaise.

16En somme, devenir parent est l’affirmation d’une nouvelle dimension identitaire de la personne, qui revêt toute son importance au moment d’une dérive adolescente. L’adolescent s’accroche à cette bouée identitaire pour ne pas échouer dans ses aspirations profondes : l’idéal du père ou le moi idéalisé. Robinson [7], avance que « les adolescents qui n’ont pas d’espoir face à leur avenir peuvent en venir à conclure que la parentalité est le seul projet qu’ils peuvent réaliser et réussir ». Ce désir est d’autant plus porté que ces jeunes pères craignent de reproduire le modèle de paternité qu’ils ont connu fils. Assumer leur paternité, c’est vouloir prendre une revanche sur leur propre filiation en partant à la conquête d’un re-père. Cependant, le père adolescent doit se faire une place et l’occuper ardemment pour que cette dernière lui soit reconnue, d’une part parce que c’est la mère qui contrôle l’accès du père à l’enfant, alors que la vie de couple ne se réalise bien souvent qu’une fois une capacité financière établie et d’autre part parce qu’on devient père au gré d’une construction subjective mais aussi sociale : quelle légitimité leur concède-t-on, de leur place ?

17La paternité à l’adolescence semble une épreuve supplémentaire qui précarise du fait du jeu d’identification possible. De quel enfant s’agit-il ? Le leur ou celui qu’ils sont encore par bien des égards ? Néanmoins dans le cas de ces adolescents en marge, l’accès au statut de père leur offre de nouveaux possibles.


Date de mise en ligne : 14/02/2013.

https://doi.org/10.3917/lett.088.0153

Notes

  • [1]
    D. Houzel (1999), Les enjeux de la parentalité, Toulouse, érès, 2012.
  • [2]
    A. Daguerre, « Les grossesses adolescentes en France et Grande Bretagne », Revue Informations sociales, n° 157, 2010, p. 96-102.
  • [3]
    A. Bourgegba, La parentalité à l’épreuve de l’incarcération, Actes du Colloque « Parents en prison, parents quand même », Relais enfants-parents grand ouest, 2002.
  • [4]
    S. Lebovici, Présentation de l’école de la parentalité, mars 1999, France, conférence de presse vidéo, filmée par starfilm.
  • [5]
    A. Queniard, « Présence et affection : l’expérience de la paternité chez les jeunes », Nouvelle pratiques sociales, vol. 16, n° 1, 2002, p. 59-75.
  • [6]
    F. de Singly, Devenir et rester parents, Actes du colloque « Parents en prison, parents quand même », Relais enfants-parents grand ouest, 2002.
  • [7]
    B.E. Robinson, Teenage fathers, Toronto, Lexongton Books, 1998.
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