Va, vis et deviens, Radu Mihaileanu, 2005
1Ce film part d’un fait historique, l’opération Moïse qui consista, de novembre 1984 à janvier 1985, à emmener clandestinement les Juifs d’Éthiopie en Israël en transitant par les camps de réfugiés au Soudan pendant la famine de 1984.
2Le film Va, vis et deviens nous sensibilise à l’histoire des Falashas, les Beta Israel, Juifs noirs d’Éthiopie se définissant comme les descendants du roi Salomon et de la reine de Saba. Les Falashas ont toujours mené un combat pour prouver leur judaïté et être reconnus officiellement comme juifs donc pouvant résider en Israël, lieu de terre sainte.
3On n’est pas sans penser, en voyant ce film, aux Juifs qui durant la Seconde Guerre mondiale, qui eux, devaient cacher leur judaïté et changer de nom de peur d’être reconnus et tués. L’histoire des Falashas est à l’inverse, ils n’ont cessé de clamer haut et fort leur judaïté, de faire reconnaître leur descendance et de prouver à travers le nom et l’histoire de leurs ascendants qu’ils sont de « vrais Juifs » ne voulant plus vivre dans la clandestinité et demandant à Israël de les accueillir sur cette terre qui est aussi la leur.
4L’histoire va alors rencontrer la fiction à travers le personnage de Schlomo, un enfant de neuf ans, chrétien, vivant avec sa mère dans un camp de réfugiés au Soudan. Cette mère va se séparer de son enfant en le chassant du camp pour lui sauver la vie. Ce jeune garçon va devoir se faire passer pour juif, afin d’être sauvé et exilé vers Israël.
5L’injonction maternelle sera : « Va, vis et deviens. » Triptyque qui mettra du temps à prendre son sens pour Schlomo, faute d’ancrage identitaire solide.
6Ainsi, Schlomo quitte sa mère en changeant d’identité et en créant un secret, une crypte, dont lui seul connaît la vérité : renier ses origines et se faire passer pour juif afin de vivre. La métaphore de la lune, comme équivalente de la figure maternelle, sera présente tout au long du film, cette lune visible où qu’il se trouve et lui apportant lumière et protection.
7On suit donc avec affection le parcours de vie de Schlomo, nom d’adoption qui lui sera donné en terre sainte et qui l’accompagnera sa vie durant.
8On assiste à son arrivée en Israël, aux interrogatoires vérifiant l’identité juive ; la pulsion de vie si présente chez lui va le pousser à travestir son identité pour survivre puis pour vivre. De cet exil fait de séparation et de deuil, de ces rencontres et ces attachements qui se créent dans la famille par qui il va être adopté, nous le voyons grandir et parfois se heurter à la haine des autres, à la xénophobie et au racisme. Telle cette scène à la sortie de l’école ou le directeur demande à la mère adoptive de Schlomo de le changer d’école car les parents d’élève n’apprécient pas qu’un Noir y soit présent, par crainte des maladies venues d’Afrique. Cette mère de cœur va alors s’adresser à la foule en hurlant son amour pour ce fils adopté allant jusqu’à lécher son visage devant l’assemblée telle une louve qui protège son petit d’un danger.
9Le secret de ses origines va être pour Schlomo un poids qu’il va traîner avec lui comme une ombre, un double de lui-même, devant ainsi adopter des codes qui lui sont étrangers en terre étrangère. Un faux-self émerge, mais le vrai self frappe à la porte demandant lieu de cité. Une conflictualité s’installe entre cette identité d’emprunt, factice, et son identité d’origine, ne le laissant plus en paix dans ce mensonge invivable. Schlomo cachant qui il est à sa famille d’adoption, puis à la femme qu’il aime ainsi qu’à son père spirituel « Qes », patriarche falasha qui lui transmettra les codes juifs et l’histoire de ses prétendus ancêtres ainsi que l’enseignement de la Torah. Cet homme falasha sera une figure d’identification pour Schlomo, une sorte de re-père dans ces codes et cette foi qui lui sont étrangers mais dans un attachement envers cette figure paternelle, lui, authentique.
10Le garçon va se construire autour de son propre mensonge, tel un étau qui se resserre, pris à son propre piège de ne plus savoir qui il est, où il va.
11L’adolescence va remuer ces assises narcissiques et identitaires précaires et le confronter à des questions existentielles : qui suis-je ? Dieu existe-t-il ? Schlomo dira « je ne suis pas juif mais je me sens juif », paradoxe entre le lieu d’où il vient et le lieu ainsi que les figures d’attachement avec lesquels il s’est construit. Ces interrogations seront mises au travail lors d’une retraite en kibboutz, ou bien lors de ses études de médecine qu’il mènera à Paris ; s’éloigner des siens pour se sentir exister, se trouver.
12Du « Va » maternel qui le pousse à fuir sa terre, au « Vis » qui interroge le sens qu’il donnera à son existence, la question du devenir restera longtemps en suspend chez Schlomo qui trouvera un « Deviens » dans le métier de médecin, lui permettant ainsi de réparer à son tour les âmes et de retrouver sa mère, des années plus tard, lors d’une mission humanitaire.
13Le film se clôturera sur un cri primal de la mère face à ce fils qu’elle croyait à jamais perdu.
14Chloé Santa Maria
Tout va bien, Lisa Cholodenko, 2010. Titre original : The Kids Are All Right
15Le titre original : Les enfants vont bien, est, comme c’est souvent le cas, plus près des intentions de la réalisatrice.
16Jules et Nic, des « dites-femmes », vivent ensemble depuis vingt ans. Elles ont deux enfants devenus adolescents : Joni et Laser. Jules est la mère de Joni et Nic la mère de Laser. Elles ont eu recours l’une et l’autre à l’insémination artificielle. Laser veut connaître l’identité de son père biologique et demande à sa sœur, qui a l’âge légal, de faire ses recherches à la banque du sperme. Ceci sans en parler à leurs mères. Notons que c’est un film américain et qu’aux États-Unis, si le donneur est consentant, il laisse ses coordonnées et il est possible de les transmettre.
17Paul, qui est le donneur pour les deux, est d’accord pour rencontrer ces enfants qu’il ignorait avoir. Il avait dix-neuf ans quand il a donné son sperme sans réaliser que cela servirait à… devenir père.
18Il s’émerveille de ses enfants devenus presque adultes. De son côté, Laser questionne le père donneur sur son acte : était-ce juste pour l’argent ? C’était « pour aider », répond Paul. C’est la fonction du père qui est ainsi convoquée par Laser, lui-même à la recherche de son identité, une identité questionnée par les mères qui le pensent gay.
19Après la rencontre des enfants avec leur père biologique, il y a la rencontre des mères avec leur donneur. Nic se sent menacée par la présence de cet homme séducteur et très vite accepté par ses enfants. Jules, elle, tombe sous son charme : elle voit « l’expression de ses enfants sur son visage ».
20L’arrivée de Paul mobilise tout dans cette famille. Il opère comme séparateur vis-à-vis du désir maternel. « J’ai l’impression qu’il est en train de me voler ma famille », dit Nic. Jules, qui ne se sent plus aimée par Nic, succombe à la séduction masculine. « La famille lesbienne idéale » que Nic idéalise est menacée.
21Ce film, d’une tonalité assez légère, agréable et facile à voir, pose de vraies questions : quel est l’effet pour un enfant, garçon ou fille, d’avoir des parents du même sexe, en tout cas anatomique ? Quel effet pour son identité sexuelle, sa sexuation donc (le fait de se sentir homme ou femme) ? Cela va-t-il influer sur son choix d’objet ? Un homme peut-il « faire le père » uniquement parce qu’il a donné son sperme alors qu’aucune femme ne l’a nommé à cette place : « Tu es le père » ? L’on voit dans le film que l’attente des jeunes à cet égard chute, qu’il n’y a pas de répondant.
22Cependant, dans ce film autour d’un couple « atypique », tout se passe comme si l’irruption de Paul avec ses gros sabots de « père » et de séducteur avait les mêmes conséquences que son irruption dans un couple hétéro : la femme/femme (Jules) lui tombe dans les bras, la femme plus installée dans une identification masculine (Nic) entre en rivalité, le garçon, Laser, oscille entre identification et confrontation, la jeune fille, Joni, regarde son « père » avec les yeux de Chimène. Dans cette famille atypique se passent les choses les plus typiques !
23Et pourquoi pas ? « L’être sexué s’autorise de lui-même [1] », indique Lacan dans Les non-dupes errent. Ce que Colette Soler explicite : « L’être, homme ou femme, est disjoint de l’anatomie, imaginaire, autant que de l’état civil, symbolique, qui cependant est commandé par l’anatomie […] Dissociation qui va loin puisqu’elle va jusqu’à quasiment effacer toute trace biologique dans le repérage du sexe [2]. » Et de fait, Jules n’est pas toute dans l’orientation phallique, propre au côté mâle, elle se pose du côté d’une jouissance qui l’excède. Nic se situe d’une façon plus nette sur une position phallique.
24En fait, Jules et Nic ne sont pas de même sexe au sens de leur vécu d’une position intime, et donc ce n’est pas du même, de l’indifférencié, qu’elles proposent à leurs enfants.
25Par ailleurs, qu’elles aillent chercher le phallus ailleurs, dans l’activité professionnelle pour Nic, chez sa partenaire (et Paul à l’occasion) pour l’autre, et dans les films pornos gays pour les deux, illustre assez clairement qu’elles ne se vivent pas dans la toute-puissance, qu’il y a chez l’une et l’autre place à du manque.
26Quant à Paul, il se fourvoie assez piteusement quand il vient faire le père, s’imaginant que le don de ses spermatozoïdes peut remplacer le désir, la nomination. Le réel biologique ne peut remplacer le réel des liens tissés par une mère entre un enfant et le « père » qu’elle lui a choisi, Nic pour Jules et Jules pour Nic.
27Alors qu’il y ait l’insatisfaction d’une « femme au foyer » pour l’une, la souffrance d’être trompée pour l’autre, des difficultés à voir grandir et partir les enfants pour les deux, cela rappelle bien des couples banaux. Et comme le dit la réalisatrice, Lisa Cholodenko : « Les homos ont bien le droit d’être aussi malheureux que les hétéros ! »
28Jean-Pierre Drapier
Le système des hommes et des objets. Carnage, Roman Polanski, 2011
29Dans un paisible appartement à Brooklyn, deux couples font connaissance suite à une situation peu agréable entre leurs enfants : Zachary vient de frapper et blesser Ethan. Les quatre parents se retrouvent ainsi pour régler les détails pratiques et pour affronter civilement ce malheureux épisode entre gamins.
30En effet, suite à la bagarre, Ethan a perdu deux incisives. Les parents se trouvent chez la « victime », afin de rédiger tout d’abord une déclaration – conjointe évidemment – de ce qui s’est passé. C’est l’assurance médicale qui le demande. Il serait peut-être souhaitable aussi de faire rencontrer les gosses afin qu’ils s’excusent et se réconcilient. Ou bien, que l’un s’excuse envers l’autre. Qu’ils fassent la paix.
31Évidemment s’ils sont d’accord – ajoutent les parents –, s’ils le veulent aussi. S’ils sont motivés pour cela. Ce n’est pas la peine de les obliger, car cela ne servirait à rien. Il faut qu’ils soient matures. Ils doivent comprendre la signification de leurs actions.
32Ce sont les parents qui doivent donner le bon exemple aux enfants. C’est une question d’éducation. Mais qu’est-ce qu’éduquer ? Comment éduquer ses enfants ? Est-ce que les parents sont vraiment responsables ? Et jusqu’à quel point s’étend leur autorité ?
33Les questions, explicites et implicites, s’enchaînent dans un climax qui se développe au cours du film : à qui la faute de la bagarre ? Qui a eu raison ? Et qui a dénoncé le coupable ? Qui a mouchardé ? Ont-ils, peut-être, tort tous les deux ? Mais au fond, qu’est-ce qui est bien et qu’est-ce qui est mal ? Quelles sont les vraies valeurs, s’il y en a ? Celles pour lesquelles il vaut la peine de se battre ?
34Quatre adultes, deux couples, deux hommes et deux femmes, deux pères et deux mères, se retrouvent donc dans une pièce. On comprend après quelques séquences qu’ils ne la quitteront pas jusqu’à la fin du film, jusqu’à la destruction. Une structure de tragédie s’annonce : chacun joue son rôle, les couples s’affrontent, se scindent, se recomposent, se réunissent, se mélangent.
35En basculant entre compliments et offenses, entre conformisme et grands idéaux, entre morale et hypocrisie, le texte de Yasmina Reza ainsi que le scénario de Roman Polanski s’amusent à mettre à nu, avec humour et génie, les codes et les lois de la société bourgeoise contemporaine. Le réalisateur se meut assez aisément sur un terrain déjà parcouru, entre La noce chez les petits bourgeois de Bertolt Brecht et Le charme discret de la bourgeoisie de Luis Buñuel.
36Mais comment Polanski a-t-il pu réaliser au cinéma la puissance subtile du texte Le dieu du carnage sans pouvoir se servir de la corporéité de la parole et de la présence qui caractérisent l’expérience théâtrale ? Dans le plateau sans mur du cinéma, où la parole se raréfie, se répand et se diffuse dans l’image, le sens épars et latent se condense dans les objets.
37Les forces symboliques migrent et s’installent dans le décor, qui s’anime de fantoches de grandeur et de fantômes de faiblesse. Tous les objets qui apparaissent concourent à tracer, bien avant le dialogue même, un véritable système des objets : le décor fait signe et donne voix à la méticuleuse auto-consécration et autoconsommation culturelle et spirituelle de la classe moyenne. Dans les objets convergent, en fait, les identifications et les aspirations, les fausses vérités, la solitude profonde, les idoles sécularisées, les idéaux gâtés des quatre individus et d’un milieu social qui tâtonne dans la médiocrité.
38Il s’agit en particulier de quatre objets fétiches qui réunissent les pulsions éparses et les symptômes des quatre personnages renfermés dans la pièce. Ce sont un Smartphone duquel l’homme d’affaires ne peut se détacher et dont sa vie même dépend ; un sac, dans lequel la femme rangée garde avec elle tous les objets qui peuvent répondre à son anxiété en train d’exploser ; une bouteille de « bon » whisky, qui est l’orgueil du maître de maison, objet à consommer, capable de mettre – tous – à l’abri des maux de la vie ; enfin un catalogue d’exposition de Kokoschka : totem exposé au centre de l’appartement en tant que titre honorifique d’une culture acquise comme bien illusoirement durable.
39Chacun de ces objets sédimente et recueille, dans un mouvement centripète, la vie de ces quatre personnages. Et le destin de ces objets, comme celui des personnages, se voit voué à la destruction (dans un procédé semblable à celui mis en scène par Brecht dans La noce chez les petits bourgeois, où les meubles – construits par l’époux – se cassaient au fur et à mesure que la représentation avançait). Destruction de la bourgeoisie ? De ses vides conventions ? Destruction de l’humanité ? Sacrifice nécessaire pour rétablir un nouvel ordre de choses ?
40Dans la structure du drame, celle qui au début se configure comme la « partie lésée » et la partie de la raison se métamorphose en montrant toutes ses difformités. On commence à comprendre les mobiles de tous. Les masques tombent et les faiblesses parlent, donnent libre cours aux frustrations, sans plus aucune pudeur, dans une atmosphère à la fois dionysiaque et grotesque.
41Et les enfants ? Pendant que les parents se montrent dans toute leur incapacité et dans toutes leurs impasses, les enfants restent hors champ, et même quand ils réapparaîtront, à la toute fin du film, ça sera en un plan très long et un peu flou, sans qu’on ne puisse vraiment saisir leurs visages. Comme si ce visage – la subjectivation de ce visage – était de quelque façon suspendu au choix profond des parents, dont la position subjective est en mouvement, comme le montre le film.
42Les deux couples semblent renfermés dans cette pièce d’où ils cherchent à s’échapper, mais sans ne pouvoir jamais la quitter puisqu’une force mystérieuse les tient unis. Peut-être l’inertie, l’indifférence, l’ennui, peut-être l’espoir d’un partage possible, la chance d’un contact – humain ? –, ou encore le désir et la demande – peut-être trop tardifs – d’un moment de sincérité depuis trop longtemps perdue.
43Anna Caterina Dalmasso
We need to talk about Kevin, Lynne Ramsay, 2011, Scénario : Lynne Ramsay et Rory Kinnear, d’après le roman éponyme de Lionel Shriver, avec Tilda Swinton, Ezra Miller, et John C. Reilly
44Un bébé pleure dans un berceau. Ces pleurs sont des cris de rage, une sorte d’appel, obstiné et désespéré à la fois. Une femme le prend, le lève à hauteur de ses yeux, et fixe, atterrée, cette « chose » qui crie.
45Dans la séquence suivante, la même femme marche dans la rue, poussant devant elle un landau où le bébé hurle toujours ; à un moment elle s’arrête et reste près d’un chantier où le bruit des marteaux piqueurs couvre les cris de l’enfant. Ce bruit assourdissant et mécanique est bien plus tolérable pour elle que ces pleurs qui l’appellent, et auxquels elle ne peut répondre que par un regard plein d’effroi. Ce regard désigne de facto l’enfant comme un objet inquiétant, scellant ainsi entre elle et lui un pacte diabolique et indissoluble tenant dans la formule : « Tu es un monstre ! »
46Dans une mise en scène qu’on pourra juger outrancière, Lynne Ramsay, la réalisatrice, par le rappel constant de la couleur rouge, évoque de façon métonymique et énigmatique à la fois, la force de ce « pacte du sang », comme elle en laisse présager l’issue.
47Ce film raconte donc, dans un montage où flashbacks et flash-forwards s’entrechoquent pour traduire l’impossible unité du temps et du corps, la relation sadique et tragique qui lie un fils à sa mère. Après le drame sur lequel s’ouvre discrètement le film – un rideau devant une fenêtre ouverte flotte dans le vent, voilant l’au-delà de cette fenêtre et ce qui s’y est produit –, Éva, la mère, tente de reconstituer le fil des événements et de comprendre ce qui s’est passé.
48C’est donc son propre regard que le film adopte en priorité.
49Éva est tombée enceinte par accident. Après la naissance de Kevin, elle a dû renoncer à sa vie professionnelle, une vie d’aventurière et d’écrivain-voyageur qu’elle aimait, et plus tard à sa vie à New York, le père décidant d’installer sa famille dans une banlieue chic qu’elle déteste mais qui offre plus d’avantages à son fils.
50La naissance de Kevin semble survenir pour elle comme une effraction dans l’univers qu’elle s’était construit et dans la nostalgie duquel elle vit. On peut donc supposer – l’intérêt du film tenant dans le fait qu’il se garde de répondre aux questions qu’il pose, nous donnant seulement quelques indices – que les pleurs de l’enfant, comme toute manifestation de sa présence, sont vécus par elle comme autant d’agressions, faisant de Kevin son persécuteur.
51À ses maladroites tentatives pour établir un lien maternant avec lui ou peut-être simplement normativer leur relation, Kevin, très tôt, ne répond que par des refus – ou provocations ? – incessants : refus de parler, refus d’être propre, refus de jouer…, comme s’il s’était dès le départ identifié au refus premier de sa mère. Une scène l’illustre très bien : Éva s’est assise à terre face à lui et tente de lui lancer un ballon pour qu’il le lui renvoie. Aux premières tentatives, Kevin ne bouge pas ; pourtant Éva insiste, et à un moment il attrape enfin le ballon et le relance. Un sourire illumine le visage sombre d’Éva, c’est leur premier échange. Elle le félicite et l’encourage à recommencer en lui relançant le ballon, mais Kevin, la fixant d’un regard froid, ne bouge pas, et ne le rattrape plus.
52Peut-on dire que les provocations de Kevin ne faisaient que relayer les pleurs et les cris d’appel du début ? En tout cas, la réponse qu’il croit obtenir à cet appel ne fait que resserrer le lien totalitaire qui le lie à sa mère, et dont on peut lire sur le tee-shirt qu’il porte le jour de la naissance de sa petite sœur, l’inscription équivoque : « Big-Brother » !
53Continuellement en bute à cette hostilité, Éva essaye de maîtriser la situation, ne laissant rien paraître de ses sentiments ambivalents, et s’enkyste dans une relation formelle avec lui ; jusqu’au jour où, excédée par une nouvelle provocation, elle le saisit et le jette sur le mur contre lequel il se casse un bras. Kevin semblait guetter depuis toujours ce moment où sa mère se trahirait. Bien plus tard, il lui dira à propos de cet épisode : « C’est le seul moment où tu as été sincère ! »
54Au retour de la clinique où sa mère l’a conduit pour qu’on lui mette un plâtre, Kevin ne révèle rien de ce qui s’est passé à son père qui l’interroge ; au contraire, à la surprise de sa mère qui s’apprêtait à avouer sa faute, il la coupe, et explique à son père la fracture par un mensonge.
55Ainsi la « monstruosité » de Kevin couvre-t-elle celle de la mère, et ce bref moment de dévoilement et de complicité avec elle qui le suit, arme littéralement son bras.
56Quelque temps après, dans ce qui semble être le seul moment de tendresse entre Kevin et sa mère, celle-ci, en lui racontant l’histoire de Guillaume Tell avant qu’il s’endorme, lui désigne sans le savoir le nom de l’arme, que le père, « arc-bouté » à sa passion de l’ignorance, s’empresse de lui offrir.
57Le film dévoile ainsi la confusion du bien et du mal qu’un lien, totalement aliéné et aliénant entre une mère et son enfant contient, si la présence du père, ou d’autre chose qui en tienne la fonction, ne vient y introduire une séparation. Au regard vide puis inquiet de la mère, répond l’aveuglement et le refus de savoir du père, que l’enfant manipule à souhait ; comme son fils est toujours très doux et câlin avec lui, il ne voit rien de la persécution que subit sa femme. Le titre du film y fait d’ailleurs directement référence : inquiète et exaspérée à la fois, Éva tente plusieurs fois d’avertir ou de parler à son mari du comportement de Kevin, mais celui-ci évacue systématiquement la question que l’enfant incarne.
58C’est d’ailleurs juste après que le père, pour se débarrasser radicalement de cette question, et fuir son impuissance à faire cesser ce duel entre sa femme et son fils, décide de divorcer et de répartir les enfants entre sa femme et lui – la mère avec la fille et le père avec le fils – que Kevin, ayant surpris une conversation entre eux, passe à l’acte.
59La menace d’être séparé de sa mère, de ce qu’il hait, ou de ce qu’il est pour elle, a ouvert un abîme devant lui.
60Car si le père, outre qu’en demandant à son épouse d’arrêter un travail qui la soutenait, la condamnant ainsi à une sorte de huis clos avec son enfant – huis clos qu’on retrouve d’ailleurs dans la scène du drame – était incapable d’incarner l’élément qui pourrait les séparer, sa simple présence entre eux constituait peut-être, malgré tout, une limite. Privé de cette limite, Kevin peut croire dans son délire rejoindre l’être de sa mère, l’être du « tu es – tuer – un monstre », et semble comme aspiré par la haine ; la haine qui n’est que l’autre nom d’un amour total, sans limite.
61Dans une scène finale où la mère et le fils se retrouvent au parloir, on pourrait dire que deux « monstres » se reconnaissent enfin. Éva demande à Kevin s’il connaît la raison de son acte ; il lui répond alors : « Je croyais savoir. Maintenant je ne sais plus. » Mais plus que les mots qui disent, ce que cette scène montre ce sont les corps qui, après avoir pu être séparés par le réel du drame, peuvent se rapprocher enfin.
62En dépit d’une esthétisation de la mise en scène qui voudrait expliquer, montrer, là où le récit laisse des zones d’ombres, on appréciera dans le film, outre la présence troublante de Tilda Swinton dans le rôle d’Éva et d’Ezra Miller dans celui de Kevin, la justesse d’un scénario qui tente d’approcher ce cas où les cliniciens pourront reconnaître une psychose.
63Cathy Barnier