Notes
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[1]
Remerciements aux cinq acteurs apprentis de cet atelier, pour ce qu’ils m’ont apporté d’exceptionnel et les réflexions qu’ils ont suscitées sur le théâtre. Remerciements également à Guénolé Lebrun pour sa présence bienveillante et ses avis toujours enrichissants ainsi qu’à la structure « Chapiteaux Turbulents » pour leur confiance dans mon travail.
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[2]
L’esat/sas (Établissement et services d’aide par le travail/section adaptation spécialisée) « Chapiteaux Turbulents » a pour premier objectif de proposer un travail et/ou une formation professionnelle adaptés aux capacités de chacun. Cinq pôles d’activités ont été mis en place (le travail artistique et de création, multimédia/communication, arts plastiques, régie/maintenance, service en salle/restauration) qui proposent des postes variés.
En ce qui concerne son pôle création artistique, l’esat Chapiteaux Turbulents est un lieu de spectacle, de rencontres et de découverte qui a pour but de proposer une autre perspective de l’art. La production de l’esat se traduit par un travail spécifique de création et l’accueil d’artistes en résidence en vue d’une ou plusieurs représentations aux « Chapiteaux Turbulents ! » Ces projets sollicitent tous les secteurs d’activités (restauration, régie, billetterie, arts plastiques, communication/multimédia, artistique). http://www.turbulences.eu. -
[3]
Isabelle Matter, avec qui j’ai travaillé dans la troupe du metteur en scène colombien Omar Porras.
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[4]
Les noms des acteurs : Marc, Adrien, Jean, Agnès et Lucie, sont des noms d’emprunt.
Interrogation/introduction
1Lorsque Philippe Duban, le directeur des Chapiteaux Turbulents [2], m’a demandé d’animer un atelier de théâtre et jeu masqué, pour des personnes adultes avec autisme et troubles apparentés travaillant au sein de la structure des Chapiteaux Turbulents ainsi qu’avec leur éducateur Guénolé Lebrun, je n’avais jamais enseigné le théâtre à des adultes ayant ces pathologies. À ma question du comment faire, Philippe Duban m’avait simplement répondu : « Comme avec toute autre personne. » C’est donc en allant puiser dans ce qui pour moi constitue les bases du théâtre que je décidai de construire mon atelier autour de trois grands axes :
- le corps et la voix répondant à la question : quelle gestuelle et quelle voix ?
- les actions répondant à la question : quel faire ?
- l’interaction explorant le rapport, la rencontre avec l’autre, les dialogues, les échanges et répondant à la question : quelles modifications ?
2En tant que pédagogue, j’essaye de cerner l’endroit de compétence d’un acteur, de le lui faire découvrir tout en l’incitant à explorer tous les chemins de traverse liés à cette compétence. Par ailleurs, la place du pédagogue s’affirme dans un espace de confiance, confiance entre l’acteur et le pédagogue. L’acteur sur le plateau, ou l’acteur et le plateau se donnent à voir, mais aussi à entendre et le pédagogue cherche à modifier et à transformer ce qu’il perçoit et ce qu’il entend. Chaque fois que le pédagogue donne une indication à l’acteur, il agit sur ce voir et cet entendre, il cherche à le transformer, il l’alimente, le conduit, le pousse, l’oriente, l’incite, l’accompagne. Et cela en fonction de sa place de pédagogue ou de metteur en scène.
3Cette interaction peut se construire avec plus ou moins de douceur, de laisser-faire ou d’interventionnisme, mais il doit y avoir avant tout une sorte de contrat de confiance entre le pédagogue et l’acteur. Ce contrat de confiance n’est jamais évident, car l’acteur doit avoir une très grande confiance en lui, ce qui lui permet de proposer, et en même temps il doit laisser entrer l’autre, sans s’accrocher à ce qu’il pense être juste, et cela afin de se laisser guider.
4Dans ce contexte, cette notion de confiance m’est apparue cruciale. Elle m’a incitée à me situer et à réfléchir sur ma place de pédagogue. Comment faire comprendre que, dans ce travail d’acteur, il ne s’agit à aucun moment d’intervenir sur la personne en elle-même, sur ses défenses, sur ses modes de fonctionnement, mais de lui faire découvrir le chemin de ses compétences qui mèneront à l’incarnation et à la représentation du semblant ?
5Dans cette perspective, je découvre l’importance de cultiver une forme de distance. Par exemple, lorsque l’acteur travaille sur le plateau, il s’agira de ne pas lui parler personnellement mais de toujours s’adresser au personnage, en restant attentive au fait de le vouvoyer. D’autre part, lorsque je m’adresse au personnage, je découvre aussi l’importance de ne pas me laisser submerger par ce que je perçois. Je cherche alors à rester attentive au timbre de ma voix, à savoir l’utiliser, soit dans la douceur, soit dans la force mais toujours avec distance.
6Il est également important pour moi de chercher comment accompagner ce qui se passe sur le plateau et de « laisser apparaître le théâtre » plus que de le « faire apparaître ». En cherchant par exemple à retenir le plus longtemps possible, sans le nommer immédiatement, ce qui se donne à voir et à entendre, afin d’aider les acteurs à expérimenter et à explorer les outils utilisés. Par exemple, si je demande à un acteur lors d’une improvisation de câliner vocalement un bébé imaginaire en utilisant le balbutiement, et que le voyant serrer le bébé imaginaire représenté par un coussin ou une peluche, je lui dis : « Vous aimez votre bébé », l’acteur ne sera sans doute pas aidé davantage à poursuivre son travail d’expérimentation vocale. Mais si par ailleurs je lui demande d’expérimenter une voix très aiguë, puis une voix plus grave, puis à ce travail d’exploration de timbres, j’ajoute celui des ruptures et des tempos, tout en évoquant l’importance de la respiration et du soutien, il me semble que là, je l’aide à la découverte des outils qu’il peut utiliser pour aller à la rencontre de ce semblant : parler câlin à un bébé.
Le semblant au théâtre
7Au théâtre, les acteurs vont cultiver l’art du « faire semblant » et plus particulièrement l’art du « faire semblant sérieusement ». À l’image des enfants qui, lorsqu’ils jouent, jouent très sérieusement à faire semblant, soulignant ainsi l’importance extrême du symbolique. S’agissant de théâtre, on peut alors faire un lien entre le semblant et le véridique. C’est en faisant réellement semblant que l’acteur fait apparaître la dimension du vrai. Il arrive qu’on dise à un acteur : « Là tu es vraiment ceci ou cela… » Lee Strasberg, dans sa méthode Actors Studio, a développé une série d’exercices consistant à rendre véridique le semblant. Un acteur par exemple doit faire semblant de prendre une douche et éveiller en lui toutes les sensations, les impressions liées à cette expérience. Ce sont les sensations qu’il éveillera et qui seront réelles pour lui au moment de l’expérience qui feront apparaître la dimension du jeu et du semblant. Dans notre travail théâtral axé sur le jeu masqué, l’art du semblant commence par le fait que l’acteur qui entre sur le plateau fait apparaître un autre. Cet autre c’est le personnage.
Quelques mots sur les masques
8Les masques que nous utilisons ne sont pas des masques traditionnels de la commedia dell’arte qui imposent un jeu et une gestuelle précis. Ils ont été fabriqués spécialement pour cet atelier par un facteur de masques [3]. Ces masques ne représentent pas de caractères définis mais seulement des grandes lignes de personnage : une jeune fille, un joufflu, un vieux, un austère, un toujours content et une qui a également de grosses joues, plutôt campagnarde. Nous nous sommes également inspirés de personnages reliés à un métier, comme un cuisinier, un professeur, un boulanger… Nous travaillons avec six masques. Ces masques sont demi-masques et permettent l’utilisation de la bouche, donc de la parole, à la différence des masques fermés qui recouvrent entièrement le visage et ne permettent pas la parole. De plus, ces masques, suivant la coiffe qu’on y ajoutera, pourront passer facilement du masculin au féminin. Ainsi ils portent une dimension théâtrale et poétique tout en réclamant l’intervention et la créativité des acteurs et du metteur en scène.
9Le masque aide l’acteur à dépasser sa timidité, il est comme un moteur qui le pousse à aller au-delà de ses blocages, de ses limites, de ses peurs. Néanmoins il est un artifice exigeant et il est tout à fait nécessaire pour moi de respecter certains codes liés au travail du masque au risque de rendre cet artifice gênant et même superficiel.
Regarder sa silhouette dans le miroir
10Lorsqu’un acteur se prépare à jouer avec un masque, il va devoir exécuter un certain nombre de rituels et de gestes. Tout d’abord, il doit cacher ses cheveux avec un bas noir qui lui recouvrera tout le crâne. Puis, une fois ses cheveux cachés, il enfile le masque sur son visage. Ensuite il cherche une coiffe à mettre sur sa tête, une perruque, un chapeau ou seulement un morceau de tissu. Lorsque la coiffe est trouvée, il cherche alors un costume. Cela peut être un habit simple, du moment qu’il cache en partie les propres vêtements de l’acteur : une veste, un foulard, une robe, un manteau. Mais on peut aussi jouer avec les transformations corporelles, en « surdimensionnant » une partie du corps, avec des coussins, ou de la mousse.
11Une fois la silhouette composée, il est important que l’acteur puisse se regarder dans le miroir. Il prend ainsi conscience de la silhouette qu’il vient de réaliser, regardant cet autre qui se reflète dans le miroir. Tout le long du travail, il lui sera demandé d’utiliser tous les outils de ses compétences au service de cet autre. Parler, marcher, agir, seront maintenant exécutés par le prisme du masque et de cette silhouette. Si c’est un vieux par exemple, il aura une démarche, une voix, une gestuelle de vieux.
12Pour que l’acteur entre dans le travail d’incarnation du personnage aussi petit soit-il, il devra s’engager au-delà de ses propres habitudes, au-delà du quotidien.
Le plateau
13Masque et plateau sont liés dans cette alchimie de l’incarnation. Car si le masque permet l’apparition d’un autre, puis l’incarnation du personnage, celui-ci devra se faire dans un espace précis : l’espace clos du plateau. Dans la commedia dell’arte, on parlera de tréteaux. On peut dire alors que cet espace de jeu défini par le plateau fonctionne tel que les masques, comme un révélateur, et fait apparaître le personnage. Cette notion de plateau est très importante aussi bien pour le metteur en scène que pour le pédagogue, car elle porte sa propre vérité. Ainsi le plateau d’une certaine manière parlera de lui-même et révélera ou pas une apparition d’un personnage.
14Pendant nos ateliers, cet espace du plateau est délimité par un petit ruban rouge porté par des petits pylônes de quelques centimètres. Au moment des improvisations, je sors ce ruban rouge et les deux pylônes, que j’installe dans la salle. Cette délimitation du plateau marque d’une manière symbolique, mais aussi concrètement, la différence entre le quotidien et le théâtre. Derrière le ruban rouge, c’est là où se fait le théâtre, là où les choses sont différentes, là où on fait apparaître.
15Le masque lié à cette notion d’apparition exige de la part de l’acteur la tâche de le faire apparaître. Pour cela l’acteur cherchera dans son travail une forme de projection. Son regard sera tourné non pas vers le dedans mais vers l’horizon, les yeux seront grands ouverts, la face sera tournée vers le public. Sa gestuelle sera elle aussi d’une certaine manière projetée vers cet horizon. Et enfin sa voix, au service de la voix du masque, devra trouver elle aussi son incarnation et sa force dans une forme de projection.
16C’est à ce travail d’apparitions et de projections, ce travail intrinsèque au jeu masqué que nous nous sommes attelés tout au long de l’année.
L’atelier
Le training
17Les séances de l’atelier durent 1 h 30, et elles ont lieu dans une grande salle de danse au conservatoire de la Jonquière. Les masques sont toujours disposés sur une table lorsque les acteurs arrivent avec l’éducateur. Sur cette table, il est interdit de poser autre chose que les masques. Les costumes et le reste des accessoires sont dans un Caddie et sont sortis au moment utile lors de la seconde partie de l’atelier.
18L’atelier se divise en deux parties.
19La première, de 30 minutes environ, est consacrée à des exercices, quelquefois appelés training, ou échauffement, je considère qu’il s’agit davantage d’une mise en désir du corps et de la voix. Il s’agit de trouver pour le pédagogue les ressorts qui vont permettre au comédien de faire des mouvements inhabituels, hors quotidien, et de laisser faire le « ça bouge ». Les champs d’exploration corporelle vont être d’autant plus intéressants que le comédien se laissera aller aux indications du pédagogue et entrera dans un espace imaginaire.
20Ces exercices sont orientés autour des jeux à « faire comme si » : comme si le sol sur lequel il est demandé de marcher changeait de texture, comme s’il y avait des obstacles à contourner, à sauter, à enjamber, etc., comme si ça grattait, ça chatouillait, me poussait en avant, me repoussait (pas d’interactions psychologiques), comme si quelque chose dérangeait et agissait sur le corps, comme si je faisais un sport (nager, faire du tennis, faire du golf, escalader, voler, sauter en parachute), comme si j’étais un animal, ou seulement la tête ou une partie du corps de l’animal, comme si j’étais le feu, l’air, le vent, l’eau, la vague, le torrent.
21Les difficultés pour l’acteur dans ces exercices sont liées au fait de pouvoir laisser entrer en soi la consigne, de l’intégrer en quelque sorte, puis de l’interpréter corporellement. Lorsque je joue à être un animal, il ne s’agit pas de faire l’animal à partir d’un seul stéréotype de l’animal choisi, le cochon à quatre pattes par exemple, mais d’en explorer les mouvements possibles, autour de tout ce qui se rattache à cet animal.
22Lors de ces exercices, je remarque que les acteurs ont du mal à élargir leurs champs d’exploration corporelle. Souvent restreints, ils s’organisent autour d’une seule caractéristique. Par exemple Marc [4], à ma demande de faire le chien, aboie mais ne rentre pas dans le champ de l’expérimentation corporelle, il ne se passe pas de modifications dans son corps, sa posture reste la même. De plus, Marc va aussi en même temps lancer des : « Coucher ! Coucher ! », semblant prendre ainsi et la place du chien et celle du maître. (Je le cite ici comme une injonction, mais elle pourrait aussi s’entendre comme ceci : « couché ! ») Les champs d’exploration corporelle vont donc s’expérimenter à partir d’un seul stéréotype du chien : l’aboiement, renvoyant, il me semble, immédiatement à celui du maître.
23Comment faire pour que Marc puisse s’éloigner du stéréotype, pour qu’il puisse faire en sorte d’accepter de tenter d’aller vers un autre chemin ? Peut-être faudrait-il l’aider à identifier oralement tout d’abord les différents mouvements que peuvent faire les chiens au-delà de leurs aboiements : mouvements de la tête, du bassin, de la colonne, et ainsi inciter Marc dans un deuxième temps à tenter de faire ces mouvements. Pour cela, il me semble que Marc devra malgré tout lâcher et décider de tenter autre chose. Le fera-t-il ? Et pour ma part, comment l’inciter, l’inviter à cette découverte ?
24Au jeu du « faire comme si » se joint aussi celui du « faire avec ». Par exemple, réagir au son du tambourin et en particulier aux indications rythmiques de celui-ci. Ce travail demande pour le comédien de cultiver son écoute et de répondre corporellement aux indications proposées : cadences, tempo, arrêts.
Les improvisations masquées
25La seconde partie de l’atelier s’organise autour des improvisations. Durant celles-ci, l’acteur est toujours masqué. Il y a donc avant de commencer un moment de mise en route où chaque acteur accomplit un certain nombre d’actions afin de se préparer à jouer et qui, par ailleurs, concrétisent ce moment de transformation.
26Pour le travail des improvisations, l’année a été divisée en trois parties : 1. Le corps ; 2. Les actions ; 3. Les rapports.
Tout commence par le corps
27Pendant le premier trimestre, nous avons concentré les improvisations à partir de jeux autour des postures et des émotions : comment représenter une émotion sans utiliser la voix mais uniquement en se servant de la gestuelle et de la posture.
Le jeu des postures : quelle posture pour quelle émotion ?
28Il n’est pas demandé aux acteurs de ressentir cette émotion, mais de la représenter dans un moment figé. Lorsque ce jeu a été intégré, après plusieurs séances, j’ai demandé aux acteurs de jouer avec les crescendos de ces émotions. Par exemple, évoquer tour à tour une petite peur, une peur moyenne, et une très grosse peur.
29Ce jeu s’est mis en pratique par le jeu des trois chaises. Trois chaises sont disposées sur le plateau et représentent une émotion dans ses différents états. Dans ce jeu c’est la chaise qui produit l’émotion. Ce n’est pas une joie que l’acteur devra chercher à l’intérieur de lui, mais une joie qui lui est insufflée par la chaise, qu’il devra exprimer par son corps en venant s’y asseoir. Cette notion de crescendo représente pour les acteurs un véritable travail. Tiroir magique de l’art de jouer, il relate aussi un grand savoir-faire. À l’exercice du semblant et du faire comme si, vient s’ajouter la notion de crescendo, de quantité.
Qu’en est-il pour les acteurs apprentis de l’atelier ? Adrien et la dimension poétique ?
30Adrien a une véritable présence scénique. Ses improvisations sont souvent très touchantes et pleines de poésie. Mais il arrive aussi qu’Adrien semble éteint. Ses mouvements deviennent alors indécis et il paraît ne pas vouloir ou ne pas pouvoir s’investir sur le plateau, ce qui le fait en quelque sorte disparaître. Souvent, lors de ces moments, je constate qu’il a choisi un assemblage : masque, costume, coiffe, qui ne semble pas fonctionner. Trop d’éléments disparates dispersent et fragmentent la silhouette. Sentant cette difficulté, il arrive que finalement Adrien me demande d’improviser sans le masque, ce que pour l’instant je refuse.
31Qu’est-ce qui fait qu’Adrien soit si présent à certains moments, faisant des improvisations d’une grande richesse poétique, et à d’autres semble s’éteindre, comme s’il était perdu ou absent ? Ses choix, parfois incohérents et disparates, concernant masques et costumes sont-ils la seule réponse ?
32D’autre part l’expérimentation autour des exercices en crescendo pourrait-elle l’aider ? En expérimentant le crescendo on comprend aussi qu’au théâtre, il ne s’agit pas de faire au maximum, d’être au plus haut niveau de son énergie, mais que chaque geste prenne sens. Il s’agit de faire les bons gestes, plutôt que de les faire au maximum de son énergie. Pourquoi Adrien a-t-il du mal à sentir cette présence et cette incarnation, alors qu’elles surgissent si fortement à d’autres moments ?
33Lorsque Adrien improvise, il peut évoluer dans un univers où les objets, en sa seule présence, semblent révéler toute leur dimension poétique. Un jour, alors qu’il improvisait avec une chaise, nous transportant dans son univers (la chaise était devenue un sac, un micro, des bougies, un endroit où se cacher, une flûte, une canne d’aveugle), il me regarda et me dit : « Je ne sais plus quoi faire, je n’ai plus d’idées. » Une seule de ces « idées » aurait bien suffi à tout autre acteur, construisant son improvisation à partir de celle-ci. Adrien en cinq minutes nous avait propulsé dans un univers magique, où les objets voguaient d’un signifiant à l’autre.
34Un jour, je demandai à Adrien de reproduire son improvisation lors d’un « atelier groupé » (moment de rencontre et de partage avec les autres travailleurs de la structure).
35Malgré le fait que nous en ayons discuté (j’avais noté tous les passages qu’il avait faits avec la chaise, et j’avais essayé de les lui redire), Adrien n’a pas retrouvé le fil de son improvisation passée et les associations qu’il avait alors trouvées. Outre la grande difficulté au théâtre qui consiste à pouvoir répéter ce qui a été fait dans un premier jet, outre aussi la difficulté pour Adrien, relative à cette consigne même du refaire, de reproduire sur le plateau ce qui est né à l’origine d’une libre association d’idées, cela m’a semblé intéressant de chercher quelles pouvaient être les autres raisons des difficultés rencontrées par Adrien lors de cette présentation. En faisant disparaître la chaise pour laisser apparaître une bougie ou un micro, Adrien nous ouvre un univers poétique, mais qu’en est-il pour lui et que se passe-t-il ? Au moment où Adrien fait son improvisation, est-il conscient de ce qu’il nous donne à voir et du sens qui s’en dégage ? Il semble que lorsqu’il improvise, Adrien soit complètement imprégné de son univers et qu’il accomplisse les choses dans un rapport très personnel, pour lui. De lui à lui… Peut-être qu’interroger les autres qui regardent, les spectateurs, afin de constater ce qu’ils ont vu en regardant Adrien improviser, donnerait à Adrien un niveau de conscience plus important de l’autre, du spectateur. Spectateur qui, par ailleurs, n’est pas celui à qui l’on montre des choses mais celui qui voit des choses.
36D’autre part, nouer la dimension du symbolique de chacune de ses actions à son imaginaire semble difficile pour Adrien. Peut-être s’agira-t-il alors pour l’aider de repérer et de nommer avec lui chacune de ses propositions et ce qui se perçoit pour le spectateur. Ce travail apporterait-il à Adrien l’occasion aussi de mettre un mot sur chacune de ces apparitions : la chaise est devenue une canne par exemple, et donc d’appréhender le jeu en comprenant mieux sa place d’acteur ? Une manière pour Adrien de valider le fait que tout ce qu’il fait sur le plateau, ses moindres gestes et propositions ont une signification pour le spectateur qui, lui, ne peut échapper au sens. Ce savoir lui permettrait peut-être de pouvoir, dans un deuxième temps, reproduire une telle improvisation et faire en sorte que ses « idées » s’enracinent dans un véritable savoir-faire.
Les actions
37« Une action n’est pas une personne. » En lisant cette phrase de Bruno Bettelheim dans La forteresse vide, je me suis interrogée sur ce qu’était une action au théâtre et sur la manière de faire travailler les actions aux acteurs.
38Sur le plateau, l’acteur, qui est bien celui qui acte, travaille la précision et la justesse de ses actes. L’indécision sur le plateau, en termes de manque de précision de l’acteur, ne me semble pas intéressante. Celui-ci agit. Je dois donc trouver un chemin entre mon action et mon imaginaire et en explorer toutes les façons. Car il y a de nombreuses manières de faire une action. Tout d’abord, la difficulté, dans ce travail, a été de nommer les actions choisies. À la question : « Quelle est ton action ? », j’attends un « je porte, je pousse, je tire, je sers, etc. » Mais souvent, je remarque que c’est un nom propre qui est donné, ou un mot, mais difficilement un verbe.
39Je suis donc venue à l’atelier avec un certain nombre d’objets. Les acteurs se sont approprié ces objets avec lesquels je leur ai demandé de chercher à faire des actions : un petit chariot d’enfant, un nounours, une casserole, une louche, un téléphone, un éventail, une fleur, un arrosoir, etc.
Jean et le toujours : « Je sais pas »
40Nous avons travaillé autour des gestuelles reliées aux actions en cherchant à les décaler par des rythmes différents, par des arrêts et par des jeux de crescendo. Dans un deuxième temps, j’ai disposé tous les objets choisis dans la salle et j’ai demandé à chacun de passer sur le plateau afin d’improviser avec ces objets, en passant de l’un à l’autre.
41Au cours de cette improvisation Marc a disposé une nappe au sol, puis a pris tous les objets qui étaient dispersés dans la salle et les a placés sur cette nappe, dans une sorte d’accomplissement rituel. À la fin de son improvisation, tous les objets étaient donc au sol, disposés sur la nappe. Lorsque est venu le tour de Jean d’improviser, celui-ci s’est arrêté devant la nappe et n’a pas pu choisir un objet pour proposer une action. Il paraissait complètement bloqué et répétait, en balayant son regard d’un objet à l’autre : « Je sais pas, je sais pas. » Lors de cette improvisation, on pouvait ressentir le blocage de Jean, son agitation intérieure, sa difficulté à s’ancrer dans cette série d’actions qui lui était demandée.
42Au cours des ateliers précédents j’avais néanmoins remarqué que si Jean paraissait très agité lorsqu’il s’agissait de prendre une décision sur le plateau, il n’avait par contre aucun mal à suivre les gestes d’un partenaire dans le jeu du miroir par exemple, où il est demandé d’être à deux et de suivre les indications de son partenaire comme s’il était son miroir. D’autre part, il est arrivé que Jean fasse des propositions gestuelles très intéressantes, qui peuvent s’apparenter à une sorte de chorégraphie lente et proche des arts martiaux. Mais celle-ci semble devoir jaillir d’elle-même ; si je lui demande de s’investir dans une improvisation gestuelle, ou de le refaire, il se bloquera et répétera : « Non, non, je sais pas… »
43Qu’est-ce qui pourrait aider Jean à s’engager sur le plateau, dans ces jeux du semblant ? Tenter de le surprendre ? Comme je l’aurais fait avec tout autre acteur, essayer de contourner ses mécanismes, ses habitudes, ses blocages ? Lui proposer une cible extérieure à lui-même, telle que l’écoute d’une musique, ou d’un rythme par exemple ? Découvrir quels étaient ses points forts, ses champs de compétences ? Autant de questions et d’objectifs qui occupent mes pensées. Par ailleurs, tout au long de cet atelier, il m’a souvent semblé que le « mental » de Jean (c’est comme cela qu’en pédagogue, je l’identifie) s’aiguisait de plus en plus pour ne me laisser aucune entrée possible, cherchant constamment, au fur et à mesure qu’il avançait dans le travail, comment rendre caducs ses progrès et ses envies.
44Pourtant, une anecdote au sujet de ses lunettes va permettre, en fin d’année, d’apporter une piste. Un jour Jean, en arrivant à l’atelier, s’approche de moi et me dit : « J’aime pas les masques, j’aime pas les masques… » Lorsque je lui demande pourquoi il n’aime pas les masques, il me répond qu’il ne les aime pas parce qu’il ne peut pas porter ses lunettes et le masque en même temps. (En effet, Jean avait l’habitude d’enlever ses lunettes pour porter le masque.) Nous décidons alors que Jean portera ses lunettes sur les masques. En agissant ainsi, je tente de lier les deux : masque et lunettes, afin que Jean puisse mieux appréhender le masque. Pourtant, lors des improvisations, les lunettes continuent de se manifester en tombant sans arrêt au sol, ce qui a la particularité d’énerver Jean qui semble à chaque fois surpris et exaspéré par ses lunettes qui l’empêchent de poursuivre. Durant ces petits échecs à répétition, je n’ai pas été capable de me rendre compte suffisamment vite que la gêne de Jean était bien réelle, convaincue qu’il s’agissait plutôt d’une forme de refus de Jean de faire du théâtre.
45Si les lunettes nous permettent de mieux voir le monde, le masque, lui, se donne à voir et c’est au travers du masque que le monde peut se voir. Jean semble vouloir échapper aux jeux du semblant et de l’incarnation. Pourtant il est venu à tous les ateliers avec le sourire et le plaisir aussi d’être complimenté chaque fois que nous trouvions qu’il avait progressé.
46C’est plus tard, en reliant les branches de ses lunettes par un cordon, afin que celles-ci ne soient plus une gêne mais un atout, pour que Jean ne porte plus des lunettes sur un masque, mais que cela soit un masque possédant des lunettes, que Jean a pu appréhender son rapport au jeu avec plus de confiance et de plaisir.
47Lors de ces séances sur les actions nous avons vécu de très beaux moments. Lorsque l’acteur découvre une ouverture sur le faire et qu’il s’engage dans l’action en déviant légèrement son mode de répétition pour explorer le champ des possibles, c’est que l’improvisation lui a permis une ouverture, un lien avec l’extérieur.
Une action fondatrice : le pousser-tirer. Jean et le petit chariot
48Jean a choisi d’improviser avec un petit chariot. Lorsque je lui demande de me dire quelle est son action, il me répond qu’il tire le chariot, je lui fais remarquer qu’il tire mais aussi qu’il pousse le chariot. Je lui demande donc d’expérimenter ce pousser-tirer. Je note alors que Jean entre toujours sur le plateau de la même manière : de dos en tirant le chariot. Je lui fais remarquer qu’il peut tenter une autre manière d’entrer, par exemple en poussant le chariot, mais il semble impossible à Jean de faire autrement que de tirer de dos le petit chariot.
49C’est en expérimentant toutes les manières de pousser-tirer le chariot à chaque fois que je frappe sur mon tambourin, c’est-à-dire en lui imposant la consigne de changer sa proposition au son du tambourin, qu’au bout d’un certain temps, Jean trouve comment se libérer de sa première proposition qu’il répète en boucle, en accomplissant une série d’actions liées à son chariot.
50Jean trouve en particulier qu’en se mettant dedans il peut le faire avancer, puis reculer avec ses pieds. À cette proposition, les spectateurs réagissent et se mettent à rire. Jean, dans ce petit chariot, avait soudainement ouvert un espace poétique évocateur de l’enfance et du plaisir. En entendant le rire des spectateurs il a pu prendre conscience de l’interaction, expérimenter le fait que chaque fois qu’un acteur fait quelque chose cela produit un effet du côté des spectateurs. « Le fait produit donc l’ai-fait comme l’effet. »
Le rapport
51Les jeux à deux avaient déjà été introduits au début de l’année et avaient fait surgir certaines difficultés. Par exemple nous avions joué au jeu du « Ping-Pong grimace ». Il s’agissait de faire une grimace face au public, puis de regarder son partenaire, qui lui détourne le regard pour regarder le public, et proposer à son tour une grimace. Cet exercice est utilisé en clown notamment, parce qu’il demande aux acteurs de faire un jeu de ping-pong avec le regard. Quand l’un regarde le public, l’autre regarde l’acteur, et vice versa. Lors de ce jeu, nous avons pu constater qu’il était difficile aux acteurs de respecter la consigne. Ils se tournaient ensemble vers le public en proposant la même grimace.
52Une autre difficulté était venue avec le jeu du « Je dis bonjour à… » Cela se joue à deux, et il s’agit pour un acteur de venir dire bonjour à monsieur le maire, à son meilleur ami, à un policier, à sa mère, etc. Il ne s’agit pas de situation psychologique. L’un joue celui qui vient dire bonjour, l’autre est juste une présence, représentant les différents personnages. Dans cet exercice, il est demandé aux acteurs de jouer avec les conventions sociales et d’expérimenter le fait qu’on ne dit pas bonjour de la même manière suivant la personne à qui l’on s’adresse et selon ce qu’elle représente. La difficulté est que la manière de dire bonjour et la personne à qui ce bonjour s’adresse n’entrent pas dans un code social.
53Marc vient dire bonjour à son meilleur ami en jurant, ou bien s’adresse au policier en faisant mine de chauffer ses poings, comme s’il était prêt à le frapper. Quand je fais remarquer à Marc que s’il dit bonjour de cette manière-là à son ami ou à un policier, il risque d’avoir des problèmes, il sourit, lance un « merde ! » mais ne semble pas vraiment vouloir y prêter attention.
54Comment faire sentir cette interaction qui se joue au théâtre ? Ce qui est étonnant avec ce jeu, c’est l’immédiate réaction des spectateurs, s’amusant des propositions des uns et des autres lorsqu’elles semblent décalées et ne pas entrer dans ce code social. C’est par le jeu du tirer-pousser, proposant ainsi une véritable expérience corporelle, que j’introduis le thème du rapport. L’action du tirer-pousser s’expérimente ici à deux par le jeu très simple qui consiste à tirer-pousser quelqu’un sur le plateau. Cette action est très intéressante et elle est fondatrice de la notion de l’interaction. « Le faire » quelque chose de l’un implique ici le « ça fait » quelque chose à l’autre. La difficulté pour les acteurs réside dans cette interaction. Comment puis-je laisser l’action de l’autre agir et modifier mon corps ? S’il n’y a pas de modifications dans le corps liées aux sensations corporelles, l’autre ne peut pas faire son action. Par exemple, si l’un se laisse tirer sans réagir dans une sorte de mollesse, n’offrant aucune résistance, ou bien encore s’il se referme sur lui-même sans réagir à la pression.
55Nous avons beaucoup travaillé autour de cet exercice et exploré qu’au théâtre, il s’agissait bien de laisser l’autre modifier quelque chose sur soi. Revenir sur le fait qu’on peut laisser l’autre agir sur soi sans que cela mette en danger l’acteur me semble très important dans ce travail. Cette découverte de l’interaction par le jeu du tirer-pousser a introduit l’exploration des jeux de langage. De la même manière que le jeu du tirer-pousser modifie le corps de l’autre, le langage lui aussi modifie celui de l’autre : nous avons appelé cela l’action-réaction.
Quelques difficultés rencontrées lors de ces jeux à deux
561. Lors de mise en situation de jeux, deux acteurs agissent en miroir. Alors qu’il leur est demandé d’agir en alternance, ils font les mêmes gestes et ne paraissent pas s’en rendre compte.
572. Deux acteurs ensemble réagissent en miroir du dire de l’autre : ils répètent ce que vient de dire l’autre, alors qu’il leur est demandé de dire leur propre phrase.
583. Deux acteurs ensemble réagissent en miroir de l’émotion de l’autre. L’un crie, l’autre crie aussi immédiatement, alors qu’il leur est demandé d’avoir chacun une position.
594. Deux acteurs parlent en même temps, ou l’un parle sans arrêt en répétant la même phrase en boucle. Alors qu’il leur est demandé d’être dans un dialogue.
60À cela le maître mot fut : action-réaction ! Qu’est-ce que le jeu de l’un fait au jeu de l’autre ? Nous avons donc joué aux jeux de langage introduits avec des règles très simples, basées sur le langage elliptique. Par exemple l’un dit : « Ben moi, je ne suis pas d’accord… », l’autre répond : « Ah ben si c’est comme ça ! » Ou encore l’un dit : « Ah ben moi j’aime… », l’autre dit : « Ah ben moi je n’aime pas… » (Lors de ces jeux, j’ai insisté sur le fait de garder le « ben », car il me semble qu’il permet une évasion et un espace ludique, tout en respectant la structure qui malgré tout garde un côté répétitif.)
Agnès et Adrien. Quand la parole surgit avec une très grande vérité
61J’ai demandé à Agnès et à Adrien d’improviser ensemble avec l’exercice « moi j’aime, moi j’aime pas ».
62Les acteurs expérimentent ainsi comment le dire de l’un peut ou non modifier le dire de l’autre. Ils sont dans une forme de répétition, mais peuvent se laisser surprendre par le fait qu’ils vont légèrement changer de ton et ne pas dire la même chose, exactement de la même manière. Dans cette improvisation Agnès, qui bien souvent semble évoluer dans un monde très répétitif, s’est d’une certaine façon laissé toucher par le dire d’Adrien. Lors de leur improvisation leur jeu devient soudainement très touchant et d’une vérité troublante.
63Que s’est-il passé lors de cette improvisation dans laquelle il ne semblait y avoir aucun faux-semblant ? C’est sans doute la fragilité d’Agnès qui fut touchante à ce moment-là, car on a pu percevoir que malgré tous les efforts d’Adrien pour faire changer d’avis Agnès : charme, pleurs, gentillesse dans le ton, amabilité gestuelle en lui prenant les mains, etc., Agnès ne se laissait pas modifier, répétant la consigne : « Moi j’aime pas. » Pourtant, malgré cette consigne qui doit laisser la place au jeu, on a pu sentir qu’Agnès s’était mise à jouer avec la parole d’Adrien, qu’elle en avait ressenti l’impact. Elle ne répétait pas comme Adrien « moi j’aime », elle ne se laissait pas happer par son dire, elle maintenait son cap, mais on perçoit malgré tout, dans le ton qu’elle adoptait à chaque fois qu’elle disait « moi j’aime pas », une bribe de doute, et c’était cette bribe de doute qui offrait une étonnante vérité et le sentiment d’un dire juste qui touchait le spectateur. Quand l’un parle, c’est cette légère modification, cette empreinte du dire de l’autre dans sa prise de parole qu’il laisse apparaître, qui alimente le jeu.
Lorsque Marc et Lucie font apparaître la dimension du couple
64J’ai demandé à Lucie et à Marc d’improviser ensemble avec la consigne du « moi j’aime, moi j’aime pas ».
65Marc est un acteur de forte corpulence, il a une voix très étendue et très forte, ce qui fait que très souvent il s’impose sur le plateau. Lucie au contraire est une actrice tout en douceur, qui a un très grand plaisir à jouer, un véritable instinct du jeu, mais une voix très fine souvent peu audible. Lorsque Marc a accepté de jouer à l’action-réaction et qu’il a laissé la possibilité à Lucie de lui répondre, est apparue devant nous une véritable relation de couple où rien ne pouvait aller, puisqu’ils étaient toujours en désaccord, ce qui était très drôle.
66Lors de cette improvisation Marc devait valider les moments de silence, moments où il laissait la place à l’autre de parler par le fait qu’il lui donnait l’ordre de parler. « Parle ! » lui lançait-il. Cette injonction donnait encore plus de semblant à la relation qui s’ancrait alors dans un jeu de relation de force. Mais Marc, dans cet exercice, a aussi accepté de laisser la place à l’autre et de jouer d’une certaine manière avec le crescendo, en retenant son envie de parler et d’occuper tout l’espace avec sa parole. Dans cette improvisation, la relation de couple nous est apparue dans une construction qui semblait juste et même drôle par moments. Leur désaccord de plus en plus fort s’exprimait avec un ton de voix qui augmentait en volume et en intensité. J’ai pu aussi faire travailler Marc de manière qu’il garde la même voix tout au long de son improvisation, même si le ton de celle-ci changeait par le fait que les deux acteurs jouaient à être en désaccord.
67Marc a souvent du mal à garder la même voix lorsqu’il improvise, et il navigue très souvent entre plusieurs voix, allant de celle de la grand-mère, très aiguë, à celle du voyou, sorte de mafioso à la voix très grave. Tout le long de l’année, j’ai cherché comment faire comprendre à Marc, qu’au théâtre une voix équivalait à un personnage et donc à un masque. Pour s’amuser avec cette règle nous avons beaucoup joué avec des téléphones. Un acteur téléphone à un autre qu’on n’entend ni ne voit, ou bien l’acteur a devant lui deux téléphones et à chacun correspond une voix. Ainsi, l’acteur joue deux personnages, incarnés par deux voix différentes. Ce jeu permet une grande liberté pour l’acteur qui peut alors inventer tout un univers autour de cet autre, qu’il n’a pas vraiment besoin d’imaginer très concrètement, car il lui suffit de faire comme si…
Dernier atelier : la respiration
68La notion de respiration et de souffle se retrouve dans tous les tiroirs que nous tentons d’ouvrir concernant les champs d’exploration du théâtre. Geste, corps, voix, écoute, intensité, rythme. Pourtant, rien de plus délicat que de se servir de la respiration comme d’un véritable outil. Lorsque les acteurs improvisent sur le plateau, il m’arrive de leur demander de se poser simplement et de respirer. Leur corps change alors immédiatement de posture. Il semble prendre du poids et de la présence.
69Lors de ces ateliers, j’ai pu constater la grande difficulté d’apprivoiser la respiration, et si certains ont une très grande capacité respiratoire, souvent liée à leur puissance vocale, d’autres, comme Lucie, ont simplement du mal à sentir leur souffle sur la paume de leur main lorsque je leur demande d’expirer sur celle-ci.
70Lors de ces derniers ateliers, j’ai demandé à Lucie de venir interpréter une chanson en personnage. Elle a commencé à chanter avec sa voix à peine audible tout en faisant des petits gestes brusques. Je lui ai demandé de respirer. Elle a placé alors d’elle-même sa main sur son ventre et a pris le temps de sentir celui-ci se transformer légèrement avec son inspiration. J’ai remarqué alors que ses gestes devenaient plus fluides, et qu’apparaissait très distinctement son intention délicate de dire quelque chose : elle jouait avec ses bras et ses mains. Ceux-ci n’étaient plus raides et semblaient ne plus être mus par de petites décharges, mais beaucoup plus libres. Ce temps de respiration que Lucie avait réussi à prendre l’avait conduite à une légère transformation de son corps et de sa voix.
71Ce fut l’avant-dernier atelier de la saison.
72Lors du dernier atelier nous nous sommes quittés en nous accordant deux heures de danse masquée, chacun avait pris un masque et nous avons dansé ensemble, au gré des musiques qui défilaient sur la platine.
73Une manière de conclure cet apprentissage par la joie de la danse, cette joie qui est pour moi essentielle au théâtre comme dans la vie.
Bibliographie
Bibliographie
- Besson, B. 1999. Benno Besson maître de stage, Carnières, Éd. Lansman.
- Boal, A. Jeux pour acteurs et non-acteurs, Pratique du théâtre de l’opprimé, Paris, La Découverte/Poche.
- Declan, D. L’acteur et la cible, coll. « Les voies de l’acteur », Montpellier, Éd. Entretemps.
- Decroux, E. « Mime corporel », dans P. Pezin (sous la direction de), coll. « Les voies de l’acteur ». www.lekti-ecriture.com/editeurs/-Collection-Les-Voies-de-l-acteur-.html.
- Freixe, G. Les utopies du masque sur les scènes européennes du xxe siècle, coll. « Les voies de l’acteur ». www.lekti-ecriture.com/editeurs/-Collection-Les-Voies-de-l-acteur-.html.
- Martin, S. ; Pezin, P. Le Fou, Roi des théâtres, suivi de Voyage en Commedia dell’Arte, coll. « Les voies de l’acteur ». www.lekti-ecriture.com/editeurs/-Collection-Les-Voies-de-l-acteur-.html.
- Pezin, P. (sous la direction de). Étienne Decroux, mime corporel, coll. « Les voies de l’acteur ». www.lekti-ecriture.com/editeurs/-Collection-Les-Voies-de-l-acteur-.html.
- Stanislavski, C. 1997. La construction du personnage, Paris, Pygmalion.
- Stanislavski, C. 2001. La formation de l’acteur, Paris, Éd. Poche.
- Strasberg, L. 1986. Le travail à l’Actors Studio, Paris, Gallimard, coll. « Pratique du théâtre ».
Sites
Mots-clés éditeurs : scène, jeu, interaction, masque, improvisation, jeunes adultes autistes, personnage, théâtre
Mise en ligne 01/12/2011
https://doi.org/10.3917/lett.085.0141Notes
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[1]
Remerciements aux cinq acteurs apprentis de cet atelier, pour ce qu’ils m’ont apporté d’exceptionnel et les réflexions qu’ils ont suscitées sur le théâtre. Remerciements également à Guénolé Lebrun pour sa présence bienveillante et ses avis toujours enrichissants ainsi qu’à la structure « Chapiteaux Turbulents » pour leur confiance dans mon travail.
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[2]
L’esat/sas (Établissement et services d’aide par le travail/section adaptation spécialisée) « Chapiteaux Turbulents » a pour premier objectif de proposer un travail et/ou une formation professionnelle adaptés aux capacités de chacun. Cinq pôles d’activités ont été mis en place (le travail artistique et de création, multimédia/communication, arts plastiques, régie/maintenance, service en salle/restauration) qui proposent des postes variés.
En ce qui concerne son pôle création artistique, l’esat Chapiteaux Turbulents est un lieu de spectacle, de rencontres et de découverte qui a pour but de proposer une autre perspective de l’art. La production de l’esat se traduit par un travail spécifique de création et l’accueil d’artistes en résidence en vue d’une ou plusieurs représentations aux « Chapiteaux Turbulents ! » Ces projets sollicitent tous les secteurs d’activités (restauration, régie, billetterie, arts plastiques, communication/multimédia, artistique). http://www.turbulences.eu. -
[3]
Isabelle Matter, avec qui j’ai travaillé dans la troupe du metteur en scène colombien Omar Porras.
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[4]
Les noms des acteurs : Marc, Adrien, Jean, Agnès et Lucie, sont des noms d’emprunt.