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Article de revue

L'enfant « méchant », l'enfant « mauvais »

Pages 15 à 18

Notes

  • [1]
    Conclusion de l’ouvrage de Louis Ruiz, L’enfant « méchant », l’enfant « mauvais ». Un mouvement mélancolique chez l’enfant ?, Toulouse, érès, coll. « Psychanalyse et clinique », 2010.
  • [2]
    Dans « Deuil et mélancolie », à propos des « plaintes » portées par les mélancoliques « contre quelqu’un », Freud écrit que ces sujets se comportent « comme s’ils avaient été victimes d’une grande injustice […]. Tout cela n’est possible que parce que les réactions de leur comportement proviennent encore d’une constellation psychique qui était celle de la révolte, constellation qu’un certain processus a fait ensuite évoluer vers l’accablement mélancolique », S. Freud, « Deuil et mélancolie », dans Métapsychologie (1917), Paris, Gallimard, 2005, p. 155.

1Le malaise du sujet s’initie dans la prise de conscience de la culture par le fait qu’il se découvre double ; c’est-à-dire séparé de l’autre et portant de l’autre en soi. Encore faudra-t-il que « cet autre en soi » ne soit ni trop totalitaire ni trop énigmatique, ce qui, dans un certain nombre de cas, se réduit au plus désorganisateur des pléonasmes.

2Renoncer à cette unicité primitive objet/sujet suppose en effet une violence destructrice de l’objet, de laquelle ce dernier doit sortir indemne. C’est à ce prix que le sujet pourra, dans sa dualité, devenir autre et instaurer un espace intermédiaire de créativité lui permettant, comme l’indique Winnicott, de « spéculer sur des possibles ».

3En nous écartant de l’unique conception de la mélancolie-maladie, bornée par sa description psychopathologique, nous avons soutenu que le mouvement mélancolique pouvait inscrire le sujet dans la culture, et le préserver de son seul statut d’objet de la dépression. C’est-à-dire de son engloutissement dans l’histoire d’un autre. Simple reproduction d’une histoire qui ne lui appartient pas.

4La mélancolie ne saurait donc se résumer à la stupeur asilaire qui traditionnellement la qualifie. Elle pourrait toutefois se réduire à une maladie si, dès les premiers temps de son existence, l’enfant est pris dans un rets de circonstances qui ne lui permet pas de rencontrer une autre issue.

5Cet ouvrage a essayé d’interroger les agencements psychiques et intersubjectifs qui, faute de mots et de représentations, ont mis à mal les capacités du sujet à faire œuvre de vie.

6Voici quelles ont été les lignes directrices du mouvement mélancolique chez l’enfant :

71. La mélancolie n’est pas le seul apanage de la psychopathologie de l’adulte. Elle intervient tout autant dans la dynamique conflictuelle du développement de l’enfant.

8Cette proposition suppose l’acceptation de deux préalables : en premier lieu, ne pas réduire l’expression mélancolique à la psychose maniaco-dépressive ; en second lieu, considérer que la mélancolie-maladie pourrait être l’aboutissement malheureux et fixé d’un processus psychique beaucoup plus large qualifié de mouvement mélancolique.

92. La dénomination de mouvement mélancolique n’équivaut pas à une entité psychopathologique particulière et fixée. Ce mouvement a été défini comme un processus psychique conflictuel et défensif, susceptible de traverser et de perturber, passagèrement ou durablement, tout type de formation mentale (à l’exception notable de l’autisme), au risque de s’installer en un tableau morbide prévalent et manifeste.

10Ce processus mélancolique, par lequel tout sujet est rattrapé et mis au défi de le subsumer, au cours des aléas de la vie impliquant les épreuves liées à la séparation, vise l’expérience archaïque de la perte de l’objet d’amour primaire.

113. L’échec de cette expérience met en œuvre le travail de mélancolie qui se différencie du travail de deuil. Le premier aspire à l’accomplissement ou à la reprise élaborative de l’éviction et de la recréation de l’objet, initiant son incarnation réelle et symbolique en tant que sujet. Le second opère sur les dimensions imaginaires et identificatoires rattachées à un objet circonscrit, auquel il faudra désormais renoncer.

12Ainsi, la mélancolie ne se réfère pas à l’unique mesure du deuil. Résumer la mélancolie en un ratage du travail de deuil, ou la formaliser en termes de manifestations dépressives exacerbées ou d’une durée anormalement longue, équivaudrait à écarter, sans autre forme de discussion, la conjecture selon laquelle la mélancolie ne correspondrait pas à un deuil non surmonté, mais à un deuil non instauré.

13Le travail de mélancolie impliquerait donc la genèse du sujet ; le travail de deuil concernera sa survie, en absence de l’objet qui l’a soutenu.

14En outre, le travail de mélancolie apparaît comme le moteur psychique du mouvement mélancolique du sujet.

15Le travail de mélancolie présente ainsi un double aspect : il témoigne du désarroi d’un sujet confronté à la perte de ses limites le distinguant de l’objet (sur le mode de l’objet primaire) ; il exprime la mise en œuvre d’une dimension défensive organisatrice ou réorganisatrice du narcissisme défaillant. L’issue incertaine de cette conflictualité interne pouvant conduire au tableau de sidération mélancolique, propre à la psychopathologie de l’adulte.

164. La spécificité de la mélancolie, contrairement à la modélisation communément adoptée, ne résiderait pas dans la nature inconnue de ce qui au travers de l’objet a été perdu, mais, comme nous l’avons dit, dans la difficulté rencontrée par l’infans de mener à terme le mécanisme et l’accomplissement même de l’expérience psychique de la perte.

17Cette difficulté semble liée à la qualité de l’objet qui se donne à appréhender comme omnipotent et indestructible. En effet, dans la mesure où l’objet ne permet pas que soit exercée sur lui l’opération pulsionnelle et fantasmatique, inhérente à l’expérience du « trouver/créer », il interdit à l’enfant l’accès à la représentation de sa disparition. La mélancolie apparaît ainsi comme l’expression de la souffrance relative à l’impossibilité de conduire à son terme la réalisation active de la perte.

185. Afin d’éviter que l’objet ne lui inflige une totale annexion, le moi naissant est conduit à « l’excorporer ».

19La « révolte » [2] contre l’objet, que le sujet de la mélancolie met en œuvre, est considérée comme l’axe organisateur du travail de mélancolie de l’enfant. Ce travail a été présenté sous un double registre : psychopathologique et invalidant, puisqu’il pourrait aboutir au tableau dépressif de l’enfant et de l’adulte ; défensif et évolutif, puisqu’il sera le support d’une reprise élaborative possible de la position dépressive.

20Les manifestations psychopathologiques destructrices et désorganisatrices de l’enfant, qualifié ici de « méchant », pourront être l’expression de cette révolte contre la sédentarisation mélancolique. C’est ainsi que l’hyperkinésie et les pulsions destructrices de l’enfant déprimé apparaîtront comme la traduction corporelle de la défense, consistant à rejeter à l’extérieur du soi l’objet persécuteur. L’abondance d’excitation – signant une douleur psychique hors symbolisation – pourra précéder l’état d’inhibition généralisée qui est repéré comme l’un des principaux traits sémiologiques de la mélancolie.

21Si l’enfant méchant est le porte-parole de la dimension défensive du travail de mélancolie, l’enfant mauvais représente la part introjectée de l’objet mélancolique, celle qui a failli à son mandat de répondre à l’idéalité par l’autre attendue.

22Le sujet, qui est pour autant « différencié », sera empêché dans son propre travail psychique consistant à faire l’épreuve de lui-même. S’il n’est pas structurellement forclos, il ne pourra cependant se reconnaître que comme sujet de la commande inconsciente de son environnement. La pathologie du mouvement mélancolique de l’enfant s’inscrit ainsi dans cette difficulté de s’éprouver représenté dans la pensée de l’autre autrement qu’au titre d’une place et d’une fonction déjà assignées.

236. Le modèle clinique et la conception thérapeutique développés ici demeurent antinomiques d’une lecture comportementale, réduisant le jeune sujet de la mélancolie à un enfant « instable » ou « hyperactif ». L’expression mélancolique de l’enfant ne pourait se résumer en un « trouble du comportement », voué à l’unique sédation médicamenteuse ou éducative.

24À l’identique de l’opération primitive consistant à trouver-créer l’objet, les manifestations de la souffrance psychique de l’enfant ne sont certes pas exemptes de phénomènes agressifs, violents et destructeurs. Cependant, cadenasser cette expression clinique – comme la modélisation grandissante, comportementaliste et neurologique, porteuse d’une idéologie chimiothérapique, réductrice et correctrice des troubles de l’enfance, tend actuellement à le faire – équivaudrait essentiellement à rajouter de la souffrance à la souffrance.

25Me ranger aux côtés de cette voie explicative et interventionniste conduirait à accepter que quelque chose de l’enfant en abîme, toujours présent dans la « carcasse » de l’adulte que fut M. C. – ce patient qui connut une fin tragique et qui initia mon interrogation sur la problématique mélancolique?–, ne soit définitivement abandonné au fond de son puits.

Notes

  • [1]
    Conclusion de l’ouvrage de Louis Ruiz, L’enfant « méchant », l’enfant « mauvais ». Un mouvement mélancolique chez l’enfant ?, Toulouse, érès, coll. « Psychanalyse et clinique », 2010.
  • [2]
    Dans « Deuil et mélancolie », à propos des « plaintes » portées par les mélancoliques « contre quelqu’un », Freud écrit que ces sujets se comportent « comme s’ils avaient été victimes d’une grande injustice […]. Tout cela n’est possible que parce que les réactions de leur comportement proviennent encore d’une constellation psychique qui était celle de la révolte, constellation qu’un certain processus a fait ensuite évoluer vers l’accablement mélancolique », S. Freud, « Deuil et mélancolie », dans Métapsychologie (1917), Paris, Gallimard, 2005, p. 155.
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