1L’école est un enjeu de taille dans les discussions politiques actuelles. Il est vrai que des coupes viennent d’avoir lieu dans le tissu scolaire et dans le tissu social. Les répercussions ne se font pas attendre. Il serait pourtant trop simple de faire de la difficulté scolaire un seul enjeu politique. Les pires conjonctions sont dans l’air du temps relativement au savoir et à la pensée. Sans pensée la vie d’humain est pulsionnelle, non secondarisée, hyperactive… Une grande part des méthodes pédagogiques actuelles, comme les thérapies comportementales, proposent des cases pour ordonner cette quantité pulsionnelle embarrassante, en évitant tout conflit. Cela ne peut que déborder sur une face que l’on voudrait bien cachée. C’est une question d’éducation, bien avant que d’être une question scolaire. Comment l’école, la famille et toutes ces méthodes font-elles un seul corps pour proposer à l’enfant et/ou à l’élève de disparaître comme sujet pensant ? Des exemples sur le terrain scolaire le montrent.
Le porte-crayon !
2Des enseignants de maternelle me montraient un objet qu’ils fixent sur le doigt de l’enfant et qui permet que le crayon tienne entre les doigts plus rapidement. Évidemment cela est seulement utilisé pour les petits qui ne tiennent pas bien leur crayon, en même temps que les autres. De nombreux enfants subissent, tout petits, des forçages du même genre. La méthode évite toute attente, tout échec, tout conflit : si un enfant n’arrive pas à tenir son crayon, un morceau de plastique savant est calé dans ses doigts. La méthode globale consiste à proposer des solutions toutes prêtes, des prothèses « bouts de corps », objets ou idées plaqués sur l’enfant. Quand l’enfant rentre à la maison, il se retrouve avec des parents inquiets qui ont vu la maîtresse et qui vont eux aussi lui faire tenir son crayon. Pour un certain nombre, avec cet objet, le crayon tient. On demande à l’enfant de fonctionner.
3Si vous observez l’enfant qui tient la prothèse qui tient le crayon, vous pouvez voir ses vrais doigts crispés, ses vraies dents serrées, la grimace sur son vrai visage. C’est le signe qu’il y a un enfant sujet qui résiste encore. Mais cette observation indique aussi que le conditionnement élégant fait barrage à la construction psychique de l’enfant. L’enfant va bientôt se débarrasser de sa prothèse mais il va garder les dents serrées, la main crispée, l’écriture maladroite. Les concepteurs de ces méthodes ont rejeté les descriptions pourtant toujours très actuelles de Freud. Un enfant aussi crispé est un enfant dont la vie pulsionnelle n’est pas organisée.
4L’apprentissage de l’écriture intervient à la fois comme cause et effet de l’organisation pulsionnelle qui a lieu normalement sur un chemin d’une part linéaire, c’est-à-dire selon des stades de développement universel, d’autre part conflictuel. Le conflit central de ce développement est le complexe d’Œdipe. Une fois ce conflit dépassé, l’enfant sans déficience peut écrire et lire. Cette transformation de l’énergie pulsionnelle a été nommée la sublimation par Freud. La plupart des demandes de suivis psychothérapeutiques pour enfants relèvent actuellement de ce conflit non dépassé. C’est ce que vient dire le symptôme.
La tendance des méthodes pédagogiques et thérapeutiques actuelles est d’éviter tout conflit : tous la même prothèse et le crayon tient ! Cela exclut toute subjectivité. Le mieux-être de l’enfant passe pourtant par la compréhension du symptôme en fonction de son histoire personnelle et de son développement. L’écriture passe par tout le corps de l’enfant. Si l’enfant ne tient pas son crayon, c’est qu’il n’en est pas à ce stade de développement. Il faut alors lui laisser le temps. Quand un enfant est prêt cela vient tout seul. Laisser le temps suppose d’assumer tous les conflits nécessaires. L’enfant se prête volontiers à cet effort. Piaget et Freud ont tous deux décrit les phases difficiles qu’il faut supporter avant toute acquisition. Ils étaient fermes : pas de construction sans conflit. La pédagogie actuelle propose de passer par l’objet de consommation ou tout est calé. Pour l’enfant, pas moyen d’exister. Pas un conflit à résoudre. C’est la voie de l’impossible. Écoutons ce que cela veut dire… au lieu de dicter un comportement.
L’ordinateur, impossible auteur !
5De tous les temps, l’écriture a été le témoin de l’organisation des sujets. La notion d’écriture est liée à la notion d’autorité (Girerd, 2009, p. 23 à 59). Est-il alors étonnant de constater à l’heure de l’ordinateur l’écroulement de l’écriture et de l’autorité, à l’école et à la maison ?
6Les psychologues scolaires de ma région m’ont alertée sur une épidémie d’allure complètement nouvelle chez les jeunes enfants à l’école. Beaucoup d’enfants en grande section de maternelle et en cp ne veulent plus écrire ! Est-ce leur réponse à la prothèse de doigt des petites sections ? Refus. Lors d’une rencontre avec des professionnels de l’Éducation nationale nous réfléchissions à leur proposition : un enfant ne veut pas écrire, proposons-lui un ordinateur !
7Si l’ordinateur était capable de sexualité infantile il ferait sans doute une bonne prothèse, d’ailleurs il s’agirait quasiment d’une greffe. Il faudrait que l’ordinateur soit vivant et ne pas s’en séparer. L’autonomie est en bonne voie… Il est pourtant sûr que la sublimation que l’enfant a des difficultés à intégrer psychiquement ne se fera pas dans l’ordinateur. Si l’ordinateur a un potentiel très intéressant par ailleurs, notamment dans certains cas d’enfants déficients, il est dans ce cas précis envisagé comme prothèse qui exclut l’enfant de son propre corps. La pulsion est au départ extrêmement liée au corporel (Freud, 1915). Ainsi l’on propose au petit humain de se construire à côté de son corps, c’est-à-dire aussi sans pensée, sans être humanisé. Mais son corps est toujours là, avec son énergie pulsionnelle compressée. Le résultat est alors le passage à l’acte qui délivre l’énergie pulsionnelle selon la méthode « Cocotte-Minute ». Le concept d’« hyperactivité » fera plus académique. L’écriture, c’est de l’énergie pulsionnelle organisée. Vous voyez bien la différence. Or la construction de l’identité n’est autre que cette négociation du dehors-dedans, de ce qui entre en soi et de ce qui en sort. L’énergie pulsionnelle doit sortir de soi. Les classes sont remplies de ces débordements pulsionnels qui évoluent à grande vitesse et deviennent impossibles à contenir, y compris avec les très jeunes enfants. Le conditionnement est utile à dose raisonnable. Mais en trop grande quantité, il rend à tous la vie impossible. Dans ce cas, ce qui revient à un dressage n’est plus éducatif. L’identité ne peut se construire. « Notamment cela se retrouve au niveau des marques d’opposition de l’enfant, qui s’oppose, refuse l’aide, mais non de façon uniquement verbale mais présentant des caractéristiques viscérale et neuromusculaire. L’opposition n’est pas, dans ce cas, une opposition structurante qui soutient la construction du Moi, l’identité du sujet » (Dolto, 1981, p. 37). À ce moment-là, l’humanisation dont parlait Françoise Dolto a disparu des lieux publics ! Peut-être faudrait-il remettre cela au programme dès les petites classes, à la place des prothèses de doigt… parce que beaucoup de jeunes enfants vont très mal. Nous allons être obligés de réagir.
Lire, écrire et penser…
8Partons d’une page blanche. Un cahier de pages blanches est donné à un enfant. Il entre en cours préparatoire. Une ligne figure plusieurs fois sur chaque page. C’est un cahier d’écriture ! L’enfant, d’une façon quasiment rituelle, entre dans le monde des grands. Il va apprendre à écrire. La ligne discrète est un support pour inscrire ses premières tentatives. C’est un exercice difficile et pourtant l’enfant a une grande plasticité pour entrer dans ce travail si on le lui propose en respectant le moment où il peut le faire. Il va en être très fier et le conflit, la difficulté qu’il faut surmonter seront dépassés par le plaisir et le désir de recommencer et d’évoluer encore. Il faut pour cela une page blanche, quelques lignes, et plusieurs adultes. Sans page blanche, pas de pensée. Sans lignes, pas de cadre. Sans adultes, pas de cadre référent.
9Partons maintenant d’une page où figurent images et écrits imprimés. Un enfant entre en cours préparatoire. Dans un premier temps il ne comprend pas ce qui est écrit. Il se penche avec curiosité sur son premier livre de lecture.
10Tout cela n’est plus d’actualité. L’enfant peut quasiment apprendre à lire sur son biberon. Si j’exagère un tout petit peu, c’est pour insister sur la notion de temporalité. Les enfants dits « précoces » sont suffisamment à la mode. Cela indique bien que la notion d’urgence est présente. L’enfant se développe à toute vitesse. Dans ce contexte, la page blanche, elle, n’est plus très à la mode. Il devient même difficile de distinguer un cahier d’un livre. L’enfant lit et écrit sur un support qui ressemble à la fois à un livre et à un cahier. C’est une confusion des espaces intéressante si l’on veut penser le psychisme de l’enfant. Ces méthodes pédagogiques abondantes sont alors une catastrophe. Il y a des cases à remplir. C’est une réflexion-fonctionnement qui est imposée. Les enfants – ceux qui ont pu se débarrasser de la prothèse de doigt – peuvent y être habiles. Mais si vous les installez devant une page blanche en leur demandant de quoi ils rêvent, ils ne peuvent la remplir. Cela veut dire que leur psychisme interne n’est pas une ressource de pensée. Ce n’est qu’à partir de la réalité externe qu’ils vont pouvoir imaginer quelque chose. Pas à partir d’eux-mêmes. Les petites cases sont imprimées sur la feuille, là où les limites et le cadre posés par les adultes font défaut dans la réalité. L’enfant va remplir les cases, dans ce même contexte de surinvestissement de la réalité. Freud nous a pourtant appris que cela constitue un mode de défense. En d’autres termes, ce surinvestissement de la réalité concrète vient au détriment du développement psychique interne, faute d’une capacité à élaborer le conflit. Plus de rêve. Le pédagogue peut se consoler en demandant à l’enfant d’imaginer une histoire d’outre-monde. Et là l’enfant peut exceller. Ce n’est pas une compétence de la pensée – psychique interne – qui est alors impliquée, mais une position de toute-puissance. Cela peut fonctionner en surface. Mais on tombe souvent sur la face cachée que certaines méthodes ont décidé d’oublier. Freud avait décidément raison. C’est ce que viennent dire les enfants qui ne veulent pas écrire.
L’ordinateur : gestionnaire de la vie d’écolier
11Sur le plan pédagogique et éducatif, l’état des enfants est complètement alimenté par les options récentes, grâce à des machines à faire fonctionner l’humain, c’est-à-dire des machines déshumanisantes, comme Internet ou la télévision. C’est « la destruction psychotechnique de l’attention » (Stiegler, 2008, p. 117). Plus que cela, c’est la destruction de l’enfant comme responsable de sa présence et de ce qui lui arrive à l’école. En voici un exemple pris auprès d’enfants plus grands.
12Les professionnels du collège entrent les notes de l’élève sur Internet, que les parents peuvent consulter en instantané. De l’école aux parents voici un dispositif qui absente l’élève d’habiter sa vie. Cette méthode oublie complètement la place de l’élève. La thèse d’Isabelle Slama (2010) montre que l’école produit une confusion des places parents-professeurs-élèves. Il me semble que de tels procédés vont encore plus loin. L’élève est hors de là. La communication école/parents se généralise dans un lien tout-puissant où l’enfant n’a plus aucune possibilité d’intérioriser une règle. L’enfant que l’on place dans les textes officiels au centre du dispositif est mis dehors ! Il ne peut laisser aucune trace ! C’est le rapport à la vérité cher aux théories objectives qui prime. Il est à regretter que l’enfant ne soit plus face à sa responsabilité d’assurer la liaison famille-école de sa place d’enfant. Ce dispositif, encore plus séduisant que le bout de doigt en plastique, signe la disparition de l’enfant. Beaucoup de parents et d’enseignants sont très contents. Plus de mensonge. Sécurité totale. Cela fonctionne, grâce à la machine. sos enfants…
13L’école est supposée séparer l’enfant de ses parents, et l’espace entre les deux suppose l’apprentissage social du jeune ! Voici au contraire l’école collée aux parents ! Le temps qu’une note arrive depuis l’instant où l’élève la récupère jusqu’au moment où les parents en prennent connaissance était pourtant un temps de travail psychique très important pour l’enfant. La voie de l’enfant se fait sans qu’il ne puisse y laisser sa trace, subjective, et y penser sa responsabilité et y supporter les castrations, les conflits, les limites. Ce travail est complètement empêché à l’enfant, même si de l’avis d’un certain nombre cela fonctionne très bien. Il me semble que cela prépare un espace grandissant pour la phobie d’aller à l’école. C’est insupportable de ne pas tous être ensemble tout le temps, sans distinction des espaces et des rôles. Tout le monde sait tout. Tout fonctionne. Un seul corps. Que nous dirait F. Dolto de ce corps-là ? Tout fonctionne, sauf la capacité à penser qui selon ce système, non seulement n’est pas sollicitée, mais devient gênante. La logique subjective est impossible. La pensée ne pourra pas subsister parce qu’elle demande cet espace psychique, qui pour exister suppose une capacité d’intériorisation. Or la note directement envoyée aux parents risque d’empêcher ce travail d’intériorisation – je suis pour quelque chose dans ce qui se passe –, véhicule du conflit si nécessaire à la construction d’une pensée. C’est un exemple parmi d’autres, nombreux, de l’appauvrissement de la pensée.
Il y a encore des enseignants qui résistent à ces méthodes, mais gare à eux s’ils ont négligé le programme ! L’important malaise dont parlent de nombreux enseignants, mais aussi de nombreux parents devrait nous inciter à réagir très vite en direction des enfants : arrêter de forcer leur fonctionnement comme de petites machines. Sinon, le mental risque de se résumer à une pensée opératoire. Si cette pratique a l’avantage de résoudre des problèmes complexes, elle n’a aucune parenté avec la gestion pulsionnelle. Or, la violence et l’insécurité actuelles relèvent de l’absence d’humanisation, de l’incapacité à transformer l’énergie en sublimation. « Toutes ces choses qui, en passant dans le langage, sont valorisées, symbolisées. La symbolisation de toutes nos pulsions, ressenties ou agies, c’est le langage » (Dolto, 1946-1988, p. 338). C’est la vie psychique, dont l’organisateur est le langage, que les méthodes scolaires ont oublié de prendre en compte.
Le premier est le plus flou : c’est dans la cave de l’école. Nous nous bousculons.
On nous fait essayer des masques à gaz ; les gros yeux de mica, le truc qui pendouille par-devant, l’odeur écœurante du caoutchouc.
Le second est le plus tenace : je dévale en courant – ce n’est pas exactement en courant : à chaque enjambée, je saute une fois sur le pied qui vient de se poser ; c’est une façon de courir à mi-chemin de la course proprement dite et du saut à cloche-pied très fréquente chez les enfants, mais je ne lui connais pas de dénomination particulière –, je dévale donc la rue des Couronnes, tenant à bout de bras un dessin que j’ai fait à l’école (une peinture même) et qui représente un ours brun sur fond ocre. Je suis ivre de joie. Je crie de toutes mes forces : « Les oursons ! Les oursons ! »
Le troisième est, apparemment, le plus organisé. À l’école on nous donnait des bons points. C’étaient des petits carrés de carton jaunes ou rouges sur lesquels il y avait d’écrit : 1 point, encadré d’une guirlande. Quand on avait eu un certain nombre de bons points dans la semaine, on avait droit à une médaille.
J’avais envie d’avoir une médaille et un jour je l’obtins. La maîtresse l’agrafa sur mon tablier. À la sortie, dans l’escalier, il y eut une bousculade qui se répercuta de marche en marche et d’enfant en enfant.
J’étais au milieu de l’escalier et je fis tomber une petite fille. La maîtresse crut que je l’avais fait exprès ; elle se précipita sur moi et, sans écouter mes protestations, m’arracha ma médaille. Je me vois dévalant la rue des Couronnes en courant de cette façon particulière qu’ont les enfants de courir, mais je sens encore physiquement cette poussée dans le dos, cette preuve flagrante de l’injustice, et la sensation cénesthésique de ce déséquilibre imposé par les autres, venu d’au-dessus de moi et retombant sur moi, reste si fortement inscrite dans mon corps que je me demande si ce souvenir ne masque pas en fait son exact contraire : non pas le souvenir d’une médaille arrachée, mais celui d’une étoile épinglée.
Bibliographie
Bibliographie
- Dolto, F. 1946-1988. Les étapes majeures de l’enfance, Folio essais, éd. 2009.
- Dolto. F. 1981. Au jeu du désir. Essais cliniques, Paris, Le Seuil.
- Freud, S. 1915. Métapsychologie, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1981.
- Girerd, C. 2009. Les figures d’autorité chez l’enfant : différences des sexes et des générations, thèse de doctorat, faculté de psychologie, ea 3071, université de Strasbourg.
- Stiegler, B. 2008. Prendre soin de la jeunesse et des générations, Paris, Flammarion.
- Wittmann-Slama, I. 2010. Les difficultés scolaires symptômes du discours de l’école comme producteur de confusion des places, thèse de doctorat, ea 3071, faculté de psychologie, université de Strasbourg.
Mots-clés éditeurs : place de l'enfant, écriture, outil-machine, école
Mise en ligne 16/11/2010
https://doi.org/10.3917/lett.080.0055