Couverture de LETT_078

Article de revue

De l'obéissance à la loi à la soumission à la norme : l'action éducative structurée par les activités de jour

Pages 87 à 96

Notes

  • [*]
    Estelle Kreiss, psychologue à la Protection judiciaire de la jeunesse, membre du snpes-pjj-fsu.
  • [1]
    Recueil de renseignements socio-éducatifs.
  • [2]
    http://www.metiers.justice.gouv.fr/index.php?rubrique=10070&ssrubrique=10073&article=11797
  • [3]
    Dans le cadre de l’ordonnance de 1945.
  • [4]
    Dans le cadre des articles 375 à 375-8 du Code civil, relatifs à la protection de l’enfance.
  • [5]
    A. Comte-Sponville (1998).
  • [6]
    On peut lire à ce sujet l’article de Mona Chollet (2008).
« Allez, vas-y, viande : il faut en finir avec la subjectivité, avec le désir, avec la liberté. »
G. Pommier, Les corps angéliques de la postmodernité

1Les réformes récentes et à venir concernant la justice des mineurs en France accélèrent un processus qui modifie profondément la tâche primaire de l’institution pjj, celle-ci devenant l’outil d’application d’une politique de plus en plus répressive, centrée sur l’acte, faisant de la délinquance un objet social à combattre et plus guère à comprendre. Si les travaux de la commission Varinard, ou le projet de code de la justice pénale des mineurs sont largement explicites quant à leurs dérives sécuritaires, j’ai choisi cependant de m’intéresser à la circulaire d’orientation relative à l’action éducative structurée par les activités de jour, du 25 février 2009. Ce texte en effet, passé inaperçu me semble-t-il, présente de nouveaux dispositifs groupaux à mettre en place au sein des structures de la pjj, concernant les jeunes déscolarisés. Cela pourrait au premier abord passer pour un progrès : des moyens supplémentaires sont déployés, les équipes sont renforcées afin de mettre en œuvre des activités groupales à la journée, ce que beaucoup de professionnels ne parvenaient plus à faire, submergés par le quotidien de rrse[1] et envahis par des commandes institutionnelles toujours plus nombreuses et exigeant une immédiateté impossible. Pourtant, pour peu que l’on s’y attarde, le texte de cette circulaire nous dévoile une partie de l’idéologie dominante dans notre société, transmise ici par le pouvoir en place, au travers d’une succession d’inexactitudes et d’équations simplistes présentées comme des évidences.

2Le site du ministère de la Justice et des Libertés définit la fonction du psychologue à la pjj comme étant de « garantir la prise en compte de la réalité psychique des mineurs confiés[2] ». Ces termes ambitieux nous donnent toute latitude et même exigent de nous, psychologues, que nous alertions nos hiérarchies lorsque, comme nous allons le voir, la réalité psychique de ces adolescents n’est plus reconnue.

De la déscolarisation au refus des règles

3Je reprendrai donc certains éléments de ce texte, afin d’attirer votre attention sur le dévoiement de nos positions professionnelles que la mise en place de ces activités amènerait sans une réflexion éthique et politique préalable, et sans une concertation d’équipe sur les possibilités (ou non) d’un accompagnement détourné de son idéologie initiale.

4Dès la première page de la circulaire, un condensé de ces équations erronées nous est donné : « Une grande partie des mineurs, souvent au cœur d’une problématique mêlant à la fois sentiments de méfiance, de doute ou d’échec, s’enferme dans une logique de repli, de rejet ou d’opposition à tout ce qui a vocation à les encadrer. La protection judiciaire de la jeunesse doit leur attribuer un statut social, dès le début de la prise en charge dans le dispositif “accueil-accompagnement” ou dans le module des acquisitions. Il peut s’agir soit du statut d’élève, relevant du code de l’éducation, soit de celui de stagiaire de la formation professionnelle, rémunérée ou non, qualifiante ou non, relevant du code du travail. L’action éducative structurée par les activités de jour vise au maintien du mineur dans un statut. »

5Rappelons tout d’abord que ce dispositif s’adresse à tous les jeunes suivis au pénal [3], mais éventuellement au civil [4], qui ne sont ni scolarisés, ni en situation de formation ou d’emploi, et que la circulaire nomme « inactifs ». Or ce texte nous énonce les causes de cette « inaction » : ces jeunes seraient dans une logique (et l’on perçoit l’accent mis sur leur part active, et non sur leur exclusion de nombreux dispositifs de droit commun), de repli, de rejet ou d’opposition au cadre. L’instruction étant obligatoire jusqu’à 16 ans, les jeunes de 16 à 18 ans que nous recevons, nombreux, ont donc le droit et la liberté de ne pas s’instruire et de ne pas travailler. Or ce droit, référé à la loi, se voit ici occulté par la référence à la norme sociale, qui voudrait voir ces jeunes inscrits dans des dispositifs de droit commun, et qui tend à les stigmatiser sur un versant déficitaire (repli) ou transgressif (refus du cadre) dès lors qu’ils s’en distinguent. Cette association entre « inaction » et « refus des règles » nous est répétée un peu plus loin dans le texte, et reste en arrière-plan dans l’ensemble de la circulaire : « Ce qui prévaut à travers ces deux modalités [le dispositif accueil-accompagnement et le module acquisitions], c’est le réapprentissage des rythmes et l’acceptation des règles » (p. 3).

6Par ailleurs, hors du choix binaire entre formation ou emploi, il n’y aurait point de statut social pour ces jeunes. Doit-on rappeler qu’une personne possède un statut social au sein de chaque groupe auquel elle appartient ? Qu’en est-il donc du statut d’enfant de ces mineurs au sein de leur famille ? De leurs espaces de socialisation au sein de groupes amicaux ? La réponse à cette dernière question nous est donnée à la troisième page : « Tout en éloignant le mineur de l’inaction et des systèmes bâtis entre pairs, les activités de jour contribuent […] à l’apprentissage des “savoir-être” et “savoir-faire”. » L’existence de groupes amicaux semble donc reconnue, mais comme un espace implicitement dangereux duquel il faudrait éloigner les jeunes. Quand on sait qu’il est désormais délictuel « d’appartenir à une bande poursuivant le but de commettre des atteintes contre les biens ou les personnes », concept flou et modulable à merci, l’idée que ce texte considère les groupes amicaux de ces adolescents comme des systèmes forcément négatifs ne peut que nous inquiéter sur les dérives possibles de cette loi. Nous savons pourtant que l’appartenance à des groupes amicaux est une étape nécessaire à l’autonomisation du sujet adolescent, et que ces relations entre pairs sont fondamentales dans le processus de socialisation, d’ouverture à l’extérieur et de traitement dans un nouvel espace des mouvements psychiques qui jusque-là se traitaient essentiellement au sein du groupe familial. L’observation de la dynamique groupale dans les foyers accueillant des jeunes « délinquants » montre bien par ailleurs comment ceux-ci s’autorégulent et participent aussi à leur propre « contention » (un exemple pouvant être celui de l’adolescent qui « clashe » et que ses pairs, s’associant aux éducateurs, tentent de retenir et de calmer). Dénier les fonctions de restauration narcissique, de contenance, de régulation, de jeu identificatoire qu’occupe pour ces adolescents le groupe des pairs, quel qu’il soit, serait une erreur importante, qui ne pourra que se révéler telle face à l’illusoire de les en éloigner. Quant à l’idée que l’on pourrait « attribuer » à ces jeunes un statut social, leur assigner une appartenance normative en leur imposant une activité sous le regard des éducateurs, elle me semble tout autant relever du domaine de l’imaginaire, voire de la pensée magique.

7L’extrait de la circulaire précédemment cité laisse apparaître un autre versant de l’idéologie du dispositif : un jeune « inactif » a besoin de l’apprentissage de savoir-être et de savoir-faire, dont il est donc supposé manquer. Le terme de « savoir être » introduit ici la possibilité d’un jugement de valeur sur les dispositions humaines du sujet, sur ses « qualités d’être », en soi et en groupe. Il sera par ailleurs demandé aux éducateurs d’« évaluer les savoir-être ou compétences sociales » (p. 9) de ces adolescents, et l’on ne peut que s’interroger sur les critères, non explicités, d’une telle évaluation. Quelles sont les valeurs et les qualités qui feraient défaut chez ces jeunes « inactifs » ? Quelles valeurs et quelles « compétences » est-on incité à leur transmettre ainsi, de gré ou de force ? Je reviendrai sur cette question en traitant des impacts de l’idéologie néolibérale sur nos missions.
Pour terminer ce rapide parcours de la circulaire, arrêtons-nous sur la définition des modalités de ce nouveau type d’accompagnement, simplement pour en souligner les incohérences. « L’accompagnement éducatif du mineur […] doit privilégier l’engagement dans l’action partagée qu’est le “faire-avec” qui, en nouant action et relation éducative, permet l’établissement d’un lien » (p. 4). Il n’y aurait pas de lien possible sans « faire-avec » ? La parole, l’engagement affectif, ne font-ils pas lien ? Les adolescents que nous recevons sont-ils dépossédés de leur qualité d’êtres de parole, pour qu’il faille recourir à l’agir afin d’autoriser la relation ? Les contradictions se poursuivent : « L’entrée en activité doit faciliter l’adhésion du mineur. Son adhésion est un objectif et non un préalable » (p. 4). À diverses reprises, il est également mentionné que cet accompagnement s’adressera à tous les jeunes « inactifs », dans toutes les mesures éducatives. Il s’agira donc d’imposer une activité à ces jeunes, du même type que celles qu’ils n’ont pas été en mesure ou n’ont pas souhaité investir à l’extérieur, en pensant que ce forçage leur « donnera envie », et qui plus est facilitera le lien… Or nous savons que le volontarisme, externe ou interne au sujet, ne peut aucunement lui permettre de s’approprier un positionnement psychique différent, mais que cela produit plutôt le renforcement de son positionnement initial, éventuellement sous la forme de son contre-investissement. Si nous sommes donc tentés de sourire à l’évocation de cette théorie particulière, selon laquelle le forçage produit l’adhésion, il faut cependant comprendre que le caractère présenté comme obligatoire (sans que ce terme ne soit mentionné) de cette « aide » pour les jeunes peut avoir un impact grave : que va-t-il se passer pour ceux qui ne se soumettront pas à cet accompagnement ? Cela sera-t-il une circonstance aggravante dans leur parcours judiciaire, alors même que la loi ne les contraint pas, au-delà de 16 ans, à un dispositif de formation ? De quel pouvoir illégitime souhaite-t-on nous investir pour contraindre un sujet à accomplir une tâche qui ne relève pas même de la loi, et qui ne sera pas énoncée par un juge ? Quels sont les enjeux de cette systématicité souhaitée de la réponse éducative ?

Réflexion sur l’idéologie néolibérale et ses valeurs

8Lors de la Journée de l’appel des appels du 22 mars 2009 à Paris, Roland Gori a exprimé les enjeux de « l’extension sociale de la norme » dans la production de nouvelles formes de subordination, de servitude, consenties et adoptées par des sujets progressivement habitués à s’aliéner eux-mêmes. Que nous enseigne la circulaire sur l’accueil-accompagnement concernant les valeurs imposées par notre modèle politique et économique ? À quelle idéologie allons-nous souscrire en appliquant (ou non) ce nouveau type d’accompagnement ?

9Reprenons brièvement les équivalences présentées dans la circulaire : Un jeune qui ne travaille ni ne se forme = un jeune qui ne fait rien (inactif) = un jeune qui n’est pas socialisé et n’a pas de statut social = un jeune qui manque de savoir-être et de compétences = un jeune qui refuse les règles = un jeune potentiellement dangereux, surtout s’il est avec ses pairs.

10Les politiques d’insertion et les dispositifs qui en découlent à la fois révèlent et contribuent à construire un discours sur l’origine et la définition du sujet à réinsérer. Ce que la circulaire dévoile de ce discours est la mise en cause des habitus de ces sujets, non conformes aux attentes de l’entreprise (il faut leur réapprendre les rythmes), leur supposée responsabilité individuelle (ils refusent les règles), leur anormalité (ils sont hors du groupe social). Par ailleurs, en les définissant comme inaptes aux dispositifs d’insertion traditionnels, cette circulaire les assigne à être voués à la sous-insertion, les éloignant d’autant du groupe social au sein duquel elle prétend les réinscrire.

11Ce texte nous enseigne donc que l’insupportable, le dangereux pour notre société est ce hors-norme qu’est la non-inscription dans le système-emploi. Les jeunes que nous accueillons ne sont plus perçus dans la complexité de leur humanité, dans leur dimension affective, désirante, inconsciente, dans la liberté de leurs choix circonscrits par la loi, mais comme des capitaux humains qui refuseraient de s’exploiter et de se développer comme tels. L’emploi énoncé comme seule activité socialisante acceptable et reconnue, les liens humains et les activités autres sont dépouillés de leur valeur, la groupalité non surveillée devient menaçante. La seule légitimité sociale de l’être humain devient son statut de consommateur-travailleur, sa seule valeur devient marchande. Et tant pis si les rêves à bas prix, intériorisés déjà par ces adolescents qui ne se voient guère ailleurs que dans le bâtiment ou les espaces verts, quand ils se voient quelque part, ne leur proposent pas une vie riche et épanouissante ! Seul importe le fait qu’il leur devient interdit de ne pas y adhérer, de ne pas prendre à leur compte, volontairement, cet avenir asservi brillamment tracé. Au nom de la loi ? Non pas, mais de la règle, ainsi que le répète à plusieurs reprises la circulaire. Et il s’agit bien en effet de la règle, de l’orthos, à partir de laquelle est évaluée la déviance, et non la transgression. Nous voici donc les « petits fonctionnaires de l’orthopédie morale », et économique, dont parlait déjà M. Foucault (1975).

12Dans une société tyrannisée par l’offre, le sujet qui ne pourra être un consommateur « à la hauteur » se voit ainsi soupçonné au mieux de mauvaise volonté, au pire d’intentions menaçantes. Si le modèle keynésien a permis un temps la mise en place de politiques sociales afin de soutenir la demande, le modèle néolibéral a rapidement associé l’idée de « bras inutile » à celle de « bouches inutiles », érigeant un discours de responsabilité aujourd’hui largement repris dans la pensée courante. Les valeurs promulguées par ce modèle mesurant la réussite à la capacité à consommer, sont par ailleurs très proches des valeurs apparentes sous-tendant les comportements délinquants. F. Lordon (2002) a très bien décrit la proximité entre les corpus de valeurs de l’homme moderne néolibéral et du délinquant, les deux se différenciant essentiellement par leur degré de symbolisation de ces mêmes violences : agressivité compétitive, recherche de la domination dans la concurrence effrénée, perte de l’empathie, recherche de l’enrichissement, de l’acquisition. Les termes mêmes du monde économique néolibéral reflètent cette violence promue au rang de valeur : démantèlement, conquête, opa hostiles, etc. Nous verrons plus loin comment ces valeurs sont celles du moi idéal, dans sa dimension régressive de retour à la toute-puissance narcissique infantile. F. Lordon insiste également sur la paradoxalité des injonctions de la société néolibérale, qui à la fois somme les individus de démontrer leur force dans la compétition sociale, et prive certains d’entre eux de toute possibilité de réaliser cette injonction autrement que par des formes de violence qu’elle condamne. Dissonance d’« une aspiration constamment excitée et constamment contrariée » (F. Lordon, p. 46) ; et réquisition de l’État pour faire appliquer, par le moyen du pouvoir disciplinaire déjà décrit par M. Foucault (1975), ce modèle économique devenu le maître d’œuvre de nos existences…
Voilà donc un bref aperçu des valeurs, des compétences et « savoir-être » qui sous-tendent les injonctions que nous devrons participer à transmettre aux adolescents que nous accueillons, avec la perversion supplémentaire que cette « aide obligée », référée à la norme et non à la loi, leur sera énoncée par des professionnels qui seront marqués du label « justice ». Confusion de rôles inquiétante, dont nous allons maintenant tenter de cerner les enjeux psychiques.

Du symbolique au narcissique, de l’Idéal du Moi au moi idéal

13La pjj va donc se trouver l’instrument d’une normalisation forcée des sujets, les enjoignant à adopter des valeurs qui, bien que passées dans les mœurs et rarement questionnées, n’en sont pas moins critiquables et non viables à long terme. La mission normative de la pjj n’est pas nouvelle, l’objectif éducatif étant de fait référé à une norme socialement et historiquement fluctuante de comportements acceptables. La définition et l’étiologie de la pathologie et de la souffrance psychiques n’en sont pas moins exemptes de critères anthropologiques, économiques et politiques. De même, M. Foucault (1975) montre à quel point l’idée du travail comme punition idéale est ancienne : dès le xviiie siècle, est théorisé le dressage de la conduite par le plein emploi du temps, l’acquisition des habitudes, les contraintes du corps. Notons d’ailleurs que ce « dressage » disciplinaire s’applique à nous également, professionnels, dans la mesure où notre temps de travail se devrait de plus en plus, d’être rempli pleinement d’actes quantifiables et évaluables (les attaques persistantes concernant le temps fir me semblent être du même ordre). Mais un pas nouveau s’apprête à être franchi, qui fait de la soumission à la norme un équivalent de l’obéissance à la loi, puisque ces jeunes devront dès lors « obéir » à la norme, si l’on applique telle quelle la circulaire. C’est toute la question du pouvoir dénué de l’autorité et donc de sa légitimité, qui se trouve ici remise en jeu. Par ailleurs, cette discipline créant une occupation « utile » du temps ne se présente pas ici comme une punition, comme cela pouvait exister auparavant, mais comme une « aide » accordée à ces adolescents. Là encore, la valeur potentiellement « rédemptrice » de la sanction (la dette est acquittée) est évacuée, ce qui reflète une dynamique d’exigence à sens unique et donc insatiable, non acquittable, de la société envers eux.

14Que l’on ne s’y méprenne pas, mon propos n’est pas de faire de la norme une instance négative en soi. Les bénéfices trouvés dans l’acceptation et l’intériorisation du discours du groupe dominant sont nombreux, et ont été déclinés notamment par P. Aulagnier (1975) dans sa théorie sur le contrat narcissique : préinvestissement du sujet dans une place au sein du groupe, support offert à une part de sa libido narcissique, certitude de l’existence d’un discours assurant une vérité sur l’origine et des promesses quant au futur, modèle idéal auquel le sujet peut s’identifier et que le groupe ne peut remettre en cause, illusion d’une persistance atemporelle grâce à la perpétuation du discours du sujet par le groupe, etc. La norme et le discours dominant ont donc une fonction pour l’individu, qu’il ne s’agit pas de remettre en cause. Cependant il peut arriver que le groupe propose au sujet un contrat vicié d’avance, soit parce qu’il est impossible pour le sujet d’y accéder et que la « place » qui lui est assignée est celle d’exclu, soit parce qu’il définit pour lui une position intenable, déniant son humanité, une place d’exploité. « Dès lors au moment où le Je découvre le hors-famille, au moment où son regard y cherche un signe, lui donnant un droit de cité parmi ses semblables, il ne peut que rencontrer un verdict qui lui nie ce droit, qui ne lui propose qu’un contrat inacceptable, puisque son respect impliquerait qu’il renonce dans la réalité de son devoir à être autre chose qu’un rouage sans valeur au service d’une machine, qui ne cache pas sa décision de l’exploiter ou de l’exclure » (P. Aulagnier, 1975, p. 192).

15En quoi, dans la situation qui nous intéresse, le contrat narcissique proposé à ces adolescents peut-il être vicié ? Tout d’abord, ainsi que nous avons pu le voir, ce nouveau type d’accompagnement définit ces jeunes comme exclus/inaptes aux dispositifs traditionnels d’insertion. Ils seraient donc préinvestis dans un sous-statut, à une place déjà en dehors des limites du groupe. Mais surtout, le modèle idéal qui leur est proposé relève plus du moi idéal, donc d’un idéal régressif, que de l’Idéal du Moi, finalité progressiste qui tire le sujet vers l’avenir. G. Pommier (2000) et Ch. Melman (2002), entre autres, ont analysé comment notre société néolibérale se caractérisait notamment par la confusion entre désir et jouissance, et par la dissolution de l’Idéal du Moi dans le moi idéal. Ces deux notions me semblent fondamentales pour comprendre les processus psychiques à l’œuvre dans les exigences de la société aujourd’hui envers les sujets en général, et envers ces adolescents en particulier.

16Nous pouvons définir le moi idéal comme un aménagement du narcissisme infantile, omnipotent, héroïque, visant l’expansion narcissique infinie du Moi et la régression à la toute-puissance perdue. L’Idéal du Moi, quant à lui, se définit comme la projection devant soi, comme un but à atteindre, d’un substitut de la perfection narcissique de l’enfance, opérateur symbolique qui permet justement le renoncement à la réalisation intégrale de tous les rêves autarciques et incestueux. En ce sens, le moi idéal peut être vu comme le lieu du fantasme héroïque, « ce que le sujet a été » (« sa majesté le bébé »), et l’Idéal du Moi comme le lieu du désir dont la satisfaction est attendue dans le futur (« ce que j’aimerais être ») (Lagache, 1961). Or notre société aujourd’hui promeut comme idéal la jouissance immédiate, permanente, exhibée, sans entrave. Libéraliser les échanges n’est rien d’autre que de s’affranchir de l’autorité, des instances régulatrices, des contraintes liées à la prise en compte de l’existence de l’autre. Ce modèle tend à s’appliquer à la société dans son ensemble : le sujet est confronté à une image parfaite, le manque, le défaut ne sont plus tolérés, eux qui pourtant fondent l’être dans sa position désirante (Melman, 2002). Le deuil devient une maladie, le chômage un état honteux, la mise en défaut un accident insupportable. Le sujet doit afficher sa consommation addictive, preuve de sa capacité à jouir sans limites. Il se confronte au regard de ses semblables et s’y compare, miroir duel qui exclut l’Autre dans sa dimension tierce et nécessite sans cesse d’être convaincu à nouveau. Il s’épuise à satisfaire cette demande insatiable et jamais acquise de la perfection, de l’hygiène mentale et physique, de la performance totalisante. Il est pris dans le règne du moi idéal, du narcissisme, de la honte, qui peu à peu détrônent le symbolique et la culpabilité.

17La référence au travail devient dès lors une norme défaillante, qui ne remplit plus son rôle structurant pour le sujet et le groupe social. Le travail n’agit plus comme vecteur de l’Idéal du Moi, portant le désir, issu du manque, vers l’avenir. Il s’impose au sujet, avec son cortège de valeurs agressives et compétitives, comme la condition de l’hygiénisme social, comme l’objet de la tyrannie de la jouissance narcissique, ne tolérant plus le défaut, ni même le délai dans le temps. La circulaire sur l’accueil-accompagnement reflète bien ces exigences totalisantes : elle emploie les termes de « sans délai » concernant la nécessité de mettre en activité ces adolescents, et annule tout caractère aléatoire et individuel par l’obligation et l’automaticité. En décrétant que la parole et le langage ne suffisent plus à faire lien (il faut le « faire avec »), elle révèle cet insupportable qu’est devenu le manque : le langage, qui naît de l’absence de l’objet, est mis hors jeu au profit de la présence physique, réelle, du sujet, seule à même désormais de combler l’avidité d’asservissement du groupe le concernant. Elle offre à ces sujets le choix entre le moi idéal ou son contre-investissement, car ces valeurs mêmes qui sont prônées leur sont pour l’essentiel inaccessibles. Combien de ces adolescents pourront bénéficier à terme du regard bienveillant de la société ? Combien trouveront dans leur travail des modalités de sublimation, de recréation de soi et de sens ?
Et la morale, dans tout cela ? Elle est extrêmement présente, puisque cette circulaire justement définit le bien et le mal, à défaut de se référer au permis et à l’interdit. Il est bon de travailler et même d’avoir quelques loisirs, qui sont toujours une autre forme de consommation, mais l’oisiveté, elle, est mère de tous les vices. La morale accompagne donc fortement le discours dominant, mais il s’agit d’une morale pervertie, qui s’apparente d’ailleurs plus au moralisme si l’on en suit la définition de A. Comte-Sponville : « Que dois-je faire ? Et non pas : que doivent faire les autres ? C’est ce qui distingue la morale du moralisme. […] La morale n’est légitime qu’à la première personne. Pour les autres, la miséricorde et le droit suffisent [5]. » Ce moralisme, dicté de l’extérieur, définit des valeurs « bonnes » comme l’autonomie, la responsabilité, le mérite, et l’on perçoit comment l’économie a pris la place du religieux, qui prônait entre autres la charité ou la solidarité. Cette morale, me semble-t-il, a pour fonction notamment de naturaliser l’ordre social [6] : en définissant comme « bon » la responsabilité individuelle ou le mérite, elle rend chacun responsable de sa condition, riche ou pauvre, exclu ou « inséré », volontaire ou manquant de volonté. Ainsi, elle permet à la société et au pouvoir de se défaire de leurs propres responsabilités quant aux souffrances éventuelles de chaque individu, et tend à différencier les sujets non en fonction de leurs actes, mais en fonction de leur valeur même, de leur potentialité, et donc de leur nature. Mais surtout, elle semble produire non pas tant la culpabilité que la honte, celle de celui qui, inactif, chômeur, se soustrait au regard du groupe afin de cacher la misère de son défaut fondamental. En cela, elle rejoint le moi idéal et son impératif de perfection narcissique, et donne son crédit au discours idéologique dominant.

Conclusion

18Comme nous avons pu le voir, l’idéologie que dévoile cette circulaire dépasse largement le cadre de la pjj. Elle fonde une grande partie des rapports sociaux de notre civilisation occidentale, et s’invite au cœur de notre imaginaire, de notre identité. Elle refuse la complexité et pervertit la parole en essayant d’en faire un outil d’objectivation et de manipulation des sujets, quand elle ne tente pas tout simplement d’en faire l’économie. « Le pari est d’abrutir cette humanité soumise au rendement, de la vider de sa passion du sens », disait Pierre Legendre (1978, p. 133). La survie de cette idéologie nécessite qu’elle parvienne à abolir ce qui fonde notre humanité même : le manque, le désir, la parole, le lien non quantifiable.
Est-ce parce que notre parole n’est plus entendue qu’elle en perd sa valeur ? Est-ce parce que ses destinataires se dissolvent derrière l’écran de l’inéluctable que nous devons nous taire ? Seraient-ils tout-puissants, que nous pensions à tel point avoir perdu toute emprise sur nos identités professionnelles ? C’est une aventure humaine fondamentale qui nous est proposée, si nous en relevons le défi : penser devient un impératif éthique, parler et témoigner en sont la conséquence. Nous devons avant tout, chacun, engager ce travail de « décolonisation de notre imaginaire », pour reprendre les termes de Serge Latouche : questionner sans relâche ce qui nous est présenté comme évident, recréer des liens de solidarité, nous désaliéner des prêts-à-penser si commodes véhiculés par les médias de masse et qui modèlent nos relations, des plus intimes aux plus professionnelles. Nous pourrons alors parvenir à redécouvrir en nous les ressources pour ne pas reproduire notre propre abolition subjective ; nous pourrons voir le roi tel qu’il est, nu et dépendant de notre servilité. Nous pourrons aussi retrouver la valeur inaliénable de la parole, la richesse de nos manques, de nos errements, de notre temps non efficace, la force insoupçonnée que sont nos liens. Et si notre parole advient, si nous refusons d’en être dépossédés et parce qu’elle est partagée, parce qu’elle est ce qui relie l’humanité et qu’elle est acte de langage, alors plus rien n’interdit de dire « non », plus rien n’interdit à chacun de trouver un rôle dans cette aventure humaine et éthique : de l’intime de nos espaces privés à la scène publique, de l’insoumission secrète à la désobéissance ouverte, il est une place à inventer pour chacun qui souhaitera relever ce défi de refuser l’aliénation de son être à des valeurs dont il ne veut pas, et de prouver la puissance agissante de la parole partagée.

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  • Penot, B. 2001. « Réprimer, idéaliser, sublimer », Revue française de psychanalyse, 2001/1, vol. 65, Paris, puf, p. 71-83.
  • Pommier, G. 2000. Les corps angéliques de la postmodernité, Paris, Calmann-Lévy, coll. « Petite Bibliothèque des Idées ».
  • Vidal, J.-P. 2000. « L’embolie psychique, une conséquence diabolique de la pensée perverse », Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, n° 38, p. 141-171.
  • Cet article peut être librement copié et modifié selon les conditions de la licence Creative Commons by SA 2.0, versions 2 ou suivantes : http://creativecommons.org/licences/by-sa/2.0/fr/, dans le respect des droits de la personne.

Date de mise en ligne : 29/03/2010

https://doi.org/10.3917/lett.078.0087

Notes

  • [*]
    Estelle Kreiss, psychologue à la Protection judiciaire de la jeunesse, membre du snpes-pjj-fsu.
  • [1]
    Recueil de renseignements socio-éducatifs.
  • [2]
    http://www.metiers.justice.gouv.fr/index.php?rubrique=10070&ssrubrique=10073&article=11797
  • [3]
    Dans le cadre de l’ordonnance de 1945.
  • [4]
    Dans le cadre des articles 375 à 375-8 du Code civil, relatifs à la protection de l’enfance.
  • [5]
    A. Comte-Sponville (1998).
  • [6]
    On peut lire à ce sujet l’article de Mona Chollet (2008).

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