Notes
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[*]
Berta Roth exerce comme psychanalyste à Paris et à Madrid. A publié entre autres ouvrages, Dans le silence des mots, et L’exil des exils. A supervisé à l’hôpital psychiatrique de Sainte-Anne (Secteur III) et créé des dispositifs avec des groupes pluridisciplinaires à propos du transfert dans l’institution
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[1]
J. Lacan, Le séminaire, livre VIII, Le transfert, Paris, Le Seuil, 1991, p. 392.
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[2]
R. Barthes, La chambre claire. Notes sur la photographie. Cahiers du cinéma, Paris, Gallimard, Le Seuil, 1999, p. 175.
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[3]
A. Artaud, repris de L’écriture et la différence.
1Être psychanalyste en institution, ceux qui le sont ou qui l’ont été, en connaissent la difficulté. On persiste cependant à défier cette résistance « cuirassée » encore et encore.
2À l’époque de ma « rencontre » avec ceux que j’ai appelé Mélanie et Paulito, cela faisait longtemps que je ne travaillais plus auprès des enfants. Accepter de faire une supervision auprès de ceux qui s’en occupaient m’est cependant apparu un pari possible à tenir. Mais, comme il se passe avec le négatif d’une photo, très vite il se « révéla » que la grille des diagnostics traitant de « psychotique » toute situation difficile à tenir, condamnait par avance toute interrogation.
Magali
3La maman de la petite Magali, enfant trisomique, l’envoie faire de la danse : classique ? on n’en saura rien. Elle se présente comme une enfant soignée, propre, « presque » harmonieuse, « presque » normale aux dires des éducateurs. Le choix de l’établissement spécialisé survient à la suite de l’échec scolaire. Au début, la mère insiste beaucoup sur la scolarité de Magali. Peu à peu, au fur et à mesure qu’elle semble comprendre l’enjeu que signifie l’entrée dans ce type d’établissement, elle paraît désinvestir ses préoccupations de départ ; elle ne parle plus avec le personnel en charge de l’enfant. Quelqu’un dit que la mère a été hospitalisée pour une intervention chirurgicale. Laquelle ? On ne saura rien non plus. Il paraît que « c’est sans importance ».
4Entre temps, Magali commence à dire des gros mots dans son groupe d’enfants, à faire des gestes obscènes…, à « devenir laide », dit l’éducatrice. Quelqu’un évoque une « régression ». Le départ de la mère est considéré comme une sorte de désinvestissement. Comme un « regard qui s’absente ». En s’éloignant, il laisserait une place disponible à ce qui est vilain, moche… malade.
5Des mouvements, peu harmonieux, accompagnent maintenant d’autres rythmes (aussi inharmonieux) mais, chose qu’elle n’avait pas fait jusqu’alors, Magali commence à dessiner. Elle dessine sa tête « énorme » (c’est Magali qui parle), « monstrueuse », disent les éducateurs. C’est toute l’ambivalence qui apparaît commentent certains. Mais, en quoi consiste cette ambivalence ? N’est-ce pas plutôt que lorsqu’en même temps que la mère disparaît l’injonction « sois belle », « le pas beau », le grotesque, l’obscène arrivent, petit à petit, à prendre la place interdite jusqu’alors ; condamnés qu’ils étaient à s’inscrire, le plus « parfaitement » possible, dans l’image idéalisée que la mère portait sur sa fille.
6Avec les dessins, un autre espace se profile pourtant, et ce qui jusqu’alors avait été une pantomime pitoyable, commence à s’inscrire autrement. C’est ce qui arrive pendant le processus identificatoire quand le fantasme agit comme un « fantôme » et que le dessein du sujet est empêché. C’est l’effet du négatif, (comme sur une photographie), qui apparaît. Et aussi des figures antinomiques comme peuvent être pour Magali, par exemple : danse = obscène ; harmonieux = grotesque ; beau = laid. On pourrait paraphraser Lacan lorsqu’il dit : « L’action comme telle, l’action humaine, si vous voulez, est toujours impliquée dans la tentation de répondre à l’inconscient [1]. »
7D’inconscient à inconscient seraient les termes propices pour parler de Magali en relation à sa mère ; d’un regard à un autre regard. Face au retrait de la mère qui met en acte ce qui était dénié de son regard, la réponse immédiate ne s’est pas faite attendre et l’effet inversé de la marque du signifiant a pu commencer à se percevoir.
8Comment dénicher alors, ce qui obstinément se cache à l’intérieur d’un sujet affligé ? Un masque dont les empreintes d’un maquillage soigné indiquaient, très précisément, la présence menaçante de ce qui se veut « agréablement » figé pour toujours, tel l’objet d’un massacre. Image spéculaire indiquant que le regard est toujours virtuellement fou « … à la fois effet de vérité et effet de folie » comme le dit Roland Barthes [2].
En regardant un dessin d’enfant : transfert institutionnel
9C’est encore à cause d’un regard posé sur un dessin d’enfant, qu’un autre dessin (destin-dessin ?) put dévoiler l’existence d’un montage resté secret.
10À l’époque, je supervisais et dirigeais des suivis cliniques dans une institution pour enfants. Un jour, on m’a montré le dessin de l’un d’entre eux. En regardant ce dessin, je fus saisie par la qualité du trait, un trait assuré, le dessin d’un adulte, d’un dessinateur confirmé, me suis-je dit avec stupéfaction. J’insiste, ce n’était pas tant la forme qui attirait mon attention, ce que cela représentait, mais la sûreté du dessin. À ma première surprise, une question s’est enchaînée aussi silencieuse que ma stupéfaction. Aussi silencieuse, peut être, que le secret qui entourait cet enfant. Mais, qui conduit la main de cet enfant ? C’est la question restée, jusqu’au bout, sans réponse.
11J’avais aperçu l’auteur du dessin, dans l’établissement. Ses yeux pétillants d’intelligence paraissaient interroger tout passant d’un sourire généreux qui n’invitait pas à la méfiance. J’ai fait cette remarque pendant la séance où le dessin m’avait été présenté. Le diagnostic « attribué » ne s’est pas fait attendre, et ce d’une manière catégorique : « C’est un enfant psychotique, rester dans son regard c’est comme rentrer dans un trou ». J’avais en effet aperçu un trou, mais celui que les dents de devant avaient laissé en tombant de sa bouche d’enfant de 5 ans.
12D’après le spécialiste en orthophonie, sa locution était précaire. Tout comme le discours qu’il avait tenu lorsqu’il dessina ce qui avait tant provoqué mon intérêt. Langage certainement précaire mais prégnant. Des mots tels que « casser », « pleurer », étaient prononcés avec une grande netteté, et aussi le mot « peur ». Qu’entendre du peu dit, et comment relier toutes ces cassures à l’intérieur d’un dessin aussi structuré apparemment ?
13À ma demande de précisions sur les membres de sa famille, ses parents, je n’ai reçu que des commentaires fuyants, évasifs de la part des membres de l’équipe, donnant à entendre, par ce biais, qu’ils se décommandaient, qu’il ne valait pas la peine de continuer le travail clinique concernant cet enfant.
14Au début, il m’avait semblé nécessaire d’interroger de plus près la discontinuité manifeste qui existait entre le dessin « accrocheur » et le commentaire phonique afin de permettre que se révèle l’énigme de ce dessin. Mais, alors que tous les éléments consignés dans la scène graphique paraissaient correspondre à des idées très précises chez l’enfant, toute information capable de dénicher le mystère qui l’entourait semblait devoir rester opaque
15Qui conduit la main de cet enfant ? Cette question me revenait sans cesse. Comme si ce qui devait rester caché donnait cependant à voir, ce qui ne devait pas se dire. Autant de morbidité, représentée par des éclats et cassures, ne correspondait pas cependant au diagnostic de psychose, mais bien plutôt au silence transféré d’abord et agi par la suite dans l’institution.
16Pour Paulito (c’est le nom qu’on va donner à cet enfant), toutes ses activités thérapeutiques avaient lieu en dehors des portes de l’institution. D’après l’équipe qui l’avait en charge dans l’établissement, il était également difficile d’avoir accès aux parents. L’institution toute entière paraissait agir comme le porte-parole d’un vœu, certainement pas formulé : « On ne saura rien de tant de cassures et de tant de larmes ! »
17Que faire alors pour ne pas subir, comme l’enfant, le silence imposé hors toute signification si ce n’est essayer de penser… d’écrire… de continuer à penser ?
18Antonin Artaud, le créateur du théâtre de la Cruauté, disait que la théâtralité doit traverser et restaurer de part en part « l’existence » et la « chair [3] ». Il disait aussi, que le théâtre (mais on pourrait penser la même chose pour le dessin, la peinture, et tout autre moyen d’expression) « est ce pantin dégingandé qui, par la musique de troncs, par barres métalliques de barbelés, nous maintient en état de guerre contre l’homme qui nous corsète ».
19J’avais l’impression que Paulito avait officié, au travers de son dessin, comme l’esclave d’un texte qui ne doit pas se donner à entendre. Un traducteur ou un émetteur éternel, voué à faire passer un drame au travers d’un langage devant lequel les mots pour dire ce qui s’est passé doivent se « tronquer ». Ce que l’enfant donnait à voir, à travers son dessin, laissait transparaître, malgré tout, la force d’une violence condamnée à être tue. Et, à défaut d’énonciation, prendre la forme d’un geste dont l’effet de fascination n’était pas moins violent pour autant.
20Un effet de violence que l’institution avait pris en charge, en proie manifestement à l’impossibilité d’élaborer ce que tant de secret peut imposer. Transfert massif, transfert « psychotique », si l’on veut, duquel Paulito n’était qu’une victime. Circonstance qui fut démontrée face à l’impossibilité avérée de faire « rencontrer », de mettre en liaison les éléments phonétiques, visuels, picturaux ou plastiques, que Paulito avait mis en place autant dans son élocution, que dans ses dessins ou dans ses gestes. Tout comme il avait été impossible de se réunir avec la famille et donc, avec quelque information que ce soit.
21Mise en scène de silence, toujours la même. Une écriture en mal de devenir un récit qui assignait Paulito à exécuter l’ordre muet d’un diagnostic : celui d’être (?) un enfant psychotique. Un montage « fou », si l’on veut, impossible à démanteler à cause d’une articulation qui ne « devait pas se faire ».
22Pourquoi me suis-je attardée sur ces deux enfants ? Pourquoi continuent-ils à me « solliciter » encore aujourd’hui ? Pourquoi le besoin de mettre des mots par écrit ? Des mots qui se veulent proches afin qu’on sache que ces enfants, je les ai vus et même entendus. Parce que le « regard-muet » qui voit mais qui ne dit rien qui s’était organisé autour d’eux, le silence sans issue à force de dénégation, m’obligea à l’époque à me taire et à quitter cette institution, ce qui revient au même.
23Mais, on le sait, partir ne veut pas dire nécessairement quitter et, ni la présence avide de Mélanie, ni les dessins de Paulito (que je n’expose pas pour ne pas dévoiler sa vraie identité) ne me quittent pas non plus. Comme s’ils me demandaient de faire la lumière sur d’autres dessins-destins d’enfant afin que le silence ne les condamne pas, en vie, à rester dans l’ombre des institutions.
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Berta Roth exerce comme psychanalyste à Paris et à Madrid. A publié entre autres ouvrages, Dans le silence des mots, et L’exil des exils. A supervisé à l’hôpital psychiatrique de Sainte-Anne (Secteur III) et créé des dispositifs avec des groupes pluridisciplinaires à propos du transfert dans l’institution
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[1]
J. Lacan, Le séminaire, livre VIII, Le transfert, Paris, Le Seuil, 1991, p. 392.
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[2]
R. Barthes, La chambre claire. Notes sur la photographie. Cahiers du cinéma, Paris, Gallimard, Le Seuil, 1999, p. 175.
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A. Artaud, repris de L’écriture et la différence.