Notes
-
[*]
Jean-Philippe Guéguen, chef du service de psychiatrie de l’adolescent jeune adulte, hôpital Simone Veil, 95602 Eaubonne.
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[1]
« La rêverie est un état d’esprit réceptif à tout objet provenant de l’objet aimé, un état d’esprit capable, autrement dit, d’accueillir les identifications projectives du nourrisson, qu’elles soient ressenties par lui comme bonnes ou mauvaises. Bref, la rêverie est un facteur de la fonction alpha de la mère. » « Si la mère n’est pas capable de dispenser sa rêverie ou si la rêverie dispensée ne se double pas d’un amour pour l’enfant ou pour le père, ce fait sera communiqué au nourrisson, même s’il lui demeure incompréhensible » (W.R. Bion, Aux sources de l’expérience, Paris, puf, 1962).
-
[2]
C. Dejours, Le corps d’abord, Paris, pbp, 2001.
-
[3]
C. Dejours, ibid.
-
[4]
M. Corcos, Le corps absent, Paris, Dunod, 2000.
-
[5]
C. et S. Botella, « Sur la carence auto-érotique du paranoïaque », Revue française de psychanalyse, 1/1982.
-
[6]
Lors d’une conférence devant la sprf (Paris, 13 décembre 2006), Marilia Aisenstein, rappelait que l’acte de paiement signe l’incarnation de l’analyste et que cet échange est « corporel » car c’est un échange polyvalentiel. Elle soulignait que beaucoup de transferts idéalisés sont liés à l’absence du rapport à l’argent.
-
[7]
B. Senarclens, « Temps et hors-temps. Qu’en est-il chez les patients en “économie de survie” ? » Bulletin de la fep, 12.09.2007.
-
[8]
W.R. Bion, Aux sources de l’expérience, Paris, puf, 1962, 1979.
-
[9]
La mise en latence est une fonction qui se distingue du refoulement. Elle a à voir avec l’objet susceptible de l’accueillir (la mère, mais pas seulement). C’est d’abord parce que je peux déposer mes pensées dans l’autre que je peux me les réapproprier. Mais pour cela encore faut-il qu’il y ait un autre susceptible de les accueillir et de m’offrir son appareil à penser.
-
[10]
Pour W.R. Bion, la fonction alpha opère sur toutes les impressions des sens et sur toutes les émotions. Si elle est inopérante les émotions et les impressions demeurent inchangés et constituent les éléments bêta qui sont vécus comme des choses en soi. Pour la patiente anorexique la nourriture n’est-elle pas un élément bêta qui ne peut pas être transformé (psychisé) ?
-
[11]
M. Kahn, « La capacité de rêver », dans « L’espace du rêve », Nouvelle revue de psychanalyse, n° 5, 1972.
-
[12]
C. Dejours, ibid.
-
[13]
G. Raimbault, C. Eliacheff, Les indomptables : figures de l’anorexie, Paris, Odile Jacob, 2001.
-
[14]
P. Fedida, « L’hypocondrie du rêve », dans « L’espace du rêve », Nouvelle revue de psychanalyse, n° 5, 1972.
« Il y a une grande maison. Un homme est allongé. Il est dehors. Il semble dormir. Je pense que comme il est là, allongé, je ne risque pas grand-chose.
J’entre dans la maison où il y a de très belles femmes. L’homme est toujours sur la pelouse. Il me jette un regard de temps en temps.
Je m’approche d’une porte (à l’intérieur de la maison). Sur cette porte il y a une femme crucifiée. J’entre et alors c’est comme si j’entrais à l’intérieur du corps de cette femme. Il y a du sang, des morceaux de cerveau, des organes, c’est horrible. C’est pire qu’un film de science fiction.
Ça dure longtemps. À la fin la police vient et me dit que je n’ai rien à craindre car l’homme est neutralisé. »
2Aurélie me livre ce rêve alors même que nous venons de commencer un travail psychothérapique. Elle ne dit jamais qu’elle rêve mais qu’elle a fait un « cauchemar », même quand celui-ci n’est pas particulièrement terrorisant.
3Est-ce que rêver serait toujours un cauchemar pour elle ?
4Aurélie, jolie jeune fille de presque dix-huit ans, souffre d’anorexie mentale depuis deux ans. Elle se maintient à un poids limite et est suivie en parallèle par un nutritionniste. Elle contrôle strictement toute son alimentation et s’impose, d’une façon très ritualisée, des activités physiques sans relâche. Aurélie n’a qu’un rêve : rester une enfant. Elle redoute sa majorité et tout ce qui la pousse vers une vie adulte. La sexualité, la sienne comme celle de ses parents, est impensable. Ses « formes » source d’excitation fantasmée d’un corps que les hommes convoitent, sont haïes.
« Je suis à la piscine. Des hommes assez agressifs veulent m’accoster. Je me réfugie dans les vestiaires. Ils me crachent dessus, par dessus la cabine. Ils finissent par partir. Je rejoins un ami qui me dit que je lui fais honte (avec tous ces crachats sur moi). Je me réfugie dans l’eau et me cache entièrement. »
6Les rêves (les cauchemars) d’Aurélie sont très riches. Chaque semaine elle m’en livre plusieurs. Elle s’en intrigue mais n’associe guère dessus. Elle y reconnaît les personnages de son entourage. Elle s’interroge sur ce monde interne qui la terrorise. Il y a de quoi. Son monde interne est cru, intense, presque trop lisible. L’œdipe est omniprésent. Père et mère ne sont pas déguisés.
« J’ai rêvé que j’étais nue sous la douche avec mes deux parents. Cela me dégoûte quand je pense au corps de ma mère qui est comme le mien. J’observe son corps avec l’eau qui coule dessus et j’ai honte par rapport à mon père. »
8Il est très rare qu’un patient livre autant de rêves. Il est rare que les rêves aient une lisibilité si grande. Il y a de quoi parler de « cauchemar » quand le monde interne profite du sommeil pour s’imposer d’une façon aussi directe.
9Dans sa polysémie, le rêve (nocturne) contient l’idée d’une rêverie et donc d’un plaisir. Je rêve que je suis riche ou célèbre. Je rêve à quand je serai grand. Et mes rêves (mes songes) doivent m’emporter vers un monde merveilleux, au-delà du miroir. Alice au pays des merveilles. « Faites de beaux rêves… ».
10Les patientes anorexiques nous rappellent qu’il n’y a pas de rêve (nocturne) sans capacité de rêverie (diurne) et sans quelqu’un capable d’accueillir l’un et l’autre. Elles nous conduisent toujours vers la capacité de rêverie de la mère [1].
11Ce n’est pas un hasard si ces patientes collent au plus près de la réalité. Ce n’est pas un hasard si elles sont dans la maîtrise et dans le refus de lâcher prise. Leur monde interne est une épouvante. Rêver est un cauchemar. Avoir un corps, qui ne soit pas qu’un corps biologique mais un corps soumis à la subversion libidinale [2] est angoissant. Le corps érotique et le corps érogène sont impensables. Ils ne peuvent être entendus que du côté d’une sexualité crue, sans amour, sans prince charmant. Sans aucun rêve.
12Si le rêve est la voie royale de l’inconscient, il donne à entendre que la « réalité » est d’abord interne, « hors champ », hors de la maîtrise du moi conscient. Ce que les patientes anorexiques ont compris en s’en prenant à l’objet nourriture qui, incorporé à l’intérieur du corps, est un corps étranger. Il ne peut pas être introjecté (digéré) car il n’est pas maîtrisable. Cet objet dont le métabolisme physiologique et psychique leur échappe, cet objet qui pourrait être un objet de rêverie, il vaut mieux le vomir, l’évacuer au plus vite, boire de l’eau pour se purifier (« buvez et éliminer »). Le fécaliser ou l’anéantir : il est trop dangereux.
13Aurélie regrette son enfance. Elle n’aurait jamais voulu grandir. Rester une petite fille car une petite fille n’a pas de corps sexué. Je finis par me demander si elle n’a jamais eu un corps. Si cet « œdipe », tellement transparent dans ses rêves, n’est pas le témoin d’une absence de refoulement, un inceste à fleur de peau.
Rêve et corps
14Ce que les patientes anorexiques nous apprennent c’est qu’il existe des vies sans rêves, des vies où il est interdit de rêver. Des vies rationnelles où le réel est le réel, un point c’est tout. Des vies où la sexualité dans ce qu’elle a de troublant et de non-maîtrisable est insupportable. Une sexualité qui ne se conjugue pas avec « faire l’amour » mais avec une vision animale, presque bestiale du corps.
15Qu’est-il donc arrivé à ces petites filles « sans histoire » pour devenir sous le masque d’une intellectualisation massive, tellement terre à terre, tellement concrètes ?
16On comprend bien tout ce que le corps sexué bouleverse dans l’histoire d’une latence trop sage. On imagine ce que la survenue des règles suscite comme effroi, comme angoisse de passivation chez ces jeunes filles très ordonnées. On imagine ce que l’être femme représente d’épouvante, dans ce qu’il suggère de séduction et de fantasme de n’être qu’un objet sexuel.
17À quoi rêvent les petites filles ? N’est-ce pas vers la latence qu’il faut revenir ? Vers ces petites filles tellement sages qu’elles ne font aucun bruit et semblent n’avoir aucun rêve, aucun fantasme ? Ont-elles vécu une latence « blanche », une latence d’où n’aurait surgi aucun imaginaire, aucune projection vers l’avenir, aucun mystère, aucune interprétation de la vie des adultes ? Une latence qui n’aurait pas fait son travail de refoulement et qui, sous le masque d’une hyper-normalité, aurait bloqué tout autre processus ?
18On comprendrait, alors, que le rêve tourne au cauchemar. Comme un viol, comme une effraction. Quand la sexualité fait irruption, quand l’éprouvé apparaît incontrôlable et la pulsion indomptable, il y a de quoi être terrorisé.
19S’il y a un lien entre le rêve et le corps c’est bien parce que celui-ci doit s’apaiser, se laisser aller pour dormir. Tout comme il doit supporter un relatif abandon pour se laisser aller à une relation sexuelle. Tout comme la Belle au bois dormant s’endort avant de trouver un prince charmant, la latence doit se laisser aller à ses rêves pendant que le corps se repose. Rêve et corps sont liés. L’un et l’autre ont à voir avec l’intime, avec l’inconscient, avec le non-maîtrisable, avec la brûlure, avec la vie, avec la mort.
20Et l’hyperactivité, si fréquente chez les patientes anorexiques, est bien le signe d’un corps – et d’un esprit – qui ne peuvent jamais être au repos.
21Pour Christophe Dejours [3], le rêve est « organisateur psychosomatique ». Il est un « compromis mental » et participe de la « construction » de l’inconscient et de l’évolution du sujet. En faisant de l’orgasme une « somatisation exemplaire de l’excitation » et en plaçant celui-ci à l’opposé du rêve (qui opère par refoulement conservateur, tandis que l’orgasme opère par dissolution de la pensée latente en excitation) cet auteur nous laisse entrevoir ce qui lie le rêve au corps et nous aide à penser l’anorexie du côté du psychosomatique. D’autant que nous retrouvons souvent chez ces patientes, un discours factuel, un corps non érogénéisé, une incapacité à lier l’excitation. Un corps qui ne peut être pensé autrement que comme un corps biologique.
22Maurice Corcos [4], lui, souligne la singularité de la production onirique des patients souffrant de troubles des conduites alimentaires. Il note la jouissance corporelle de ces conduites, leur absence de mentalisation et considère que leurs rêves s’apparentent à des rêves opératoires avec peu d’élaboration secondaire. Ce sont des rêves « crus sans déplacement, condensation ou camouflage », des rêves à forte tonalité œdipienne mais dont le sujet ne pense rien.
23Comme si ces patientes qui ne rêvent que d’un corps fonctionnel, ne pouvaient penser une vie pour elles-mêmes en dehors des rêves conformes et stéréotypés que leur assènent les adultes. Des rêves dévitalisés.
Un corps de rêve
24Les patientes anorexiques veulent un « corps de rêve », un corps de magazine sur papier glacé. Un corps de femme, un corps parfait, un corps phallique. Un corps qui a tout… mais qui n’est pas un corps rêvé. Un corps qui n’est pas fantasmé, ressenti, vivant. Un corps qui n’est pas érotique. Un corps désincarné, absent. Un corps qui n’est pas habité.
25Un corps qui n’est pas intériorisé.
26Ce corps est un objet externe que nos jeunes patientes contemplent et observent sans jamais réellement le ressentir. Souvenons-nous avec César et Sarah Botella [5] que tout ce qui ne peut être approprié par le nourrisson est considéré comme extérieur, le rôle de la mère en tant que miroir et en tant que double étant de permettre au nourrisson de ressentir d’elle ce qu’il a déjà en puissance lui-même : un corps érogène.
27Être dans sa peau (bien ou mal) c’est être seul, c’est se séparer. Une patiente me dit ne voir aucune différence entre elle et sa mère : « Je suis comme elle. » Elle s’interroge : « Mais pourquoi est-ce que je ne veux pas être comme elle, physiquement ? » et se désole : « Si je lui ressemble, je ne serai plus rien. »
28Une autre dit : « Si je me laisse aller à ressentir, je ne sais plus qui je suis. »
29Vivre sans éprouver. Être une ombre. Vivre par procuration. Nourrir la mère, prendre soin d’elle. Ne pas être elle, risquer de se confondre, de se perdre. Vertige psychotique ? La « solution somatique » serait-elle façon de se protéger, de se différencier, d’exister, en se détachant d’un éprouvé qui est insupportable parce que déréalisant ?
30Les patientes anorexiques veulent un corps de rêve qui n’est ni un corps, ni un rêve. Un corps contrôlé, immatériel ou au contraire trop réel. Un corps sans rêve, qui ne dort pas, qui ne parle pas. Un corps sans pensée. Un corps muet.
Rêve et soins
31Chaque semaine Aurélie m’apporte plusieurs rêves. Elle les dépose de la même façon qu’elle me tend, au début de la séance, le chèque de ses parents. Elle paie d’avance, sans doute pour ne rien me devoir. Je prends le chèque qu’elle me tend délicatement. Je le dépose sur le bord de mon bureau, bien en évidence. Je ne me l’approprie pas. Il est là, présent, pendant tout le temps de la séance. Ce n’est qu’à la fin de celle-ci que je m’en saisis et que je la remercie. L’argent des parents, cette transaction étrange qui renvoie à un échange mais aussi à un toucher, voire à un corps à corps [6], reste posé là, comme suspendu.
32Suspendu. J’aurais envie de dire : mis en latence, comme les rêves qu’elle m’apporte.
33Chaque séance commence par le récit de ses « cauchemars ». Elle me livre, parfois avec effroi, parfois avec délectation (mais est-ce tellement différent ?) les récits très imagés de ses rêves. Elle tente toujours d’en dire quelque chose, d’y trouver une lisibilité. Je pressens qu’elle me demande surtout de les accueillir, de l’accueillir, de lire avec elle ce monde interne qui l’effraie tant. Je pressens qu’elle m’en fait le dépositaire et qu’elle attend de mon appareil psychique qu’il les accueille, qu’il les garde ou les « interprète ». Au sens où une interprétation permettrait de les rendre moins effrayants.
34J’écoute avec attention. Je me fais mes propres représentations. Je me méfie de cette lisibilité trop grande, de cet « œdipe » non refoulé. Mais j’en dis toujours quelques mots afin de ne pas la laisser seule avec ses représentations. Je fais quelques liens, je suggère, toujours avec beaucoup de prudence. Je laisse « en suspens ». J’essaie d’avoir une fonction contenante car « tant qu’une fonction contenante ne peut être introjectée comme peau psychique, le fantasme d’un espace intérieur ne peut voir le jour et la construction d’un objet interne en est perturbée [7] ».
35Je suis le dépositaire de son monde interne. Par mon acceptation (de son monde interne) elle découvre que celui-ci n’est pas si redoutable. Je peux survivre sans avoir à tout en maîtriser. Je peux me laisser aller à rêver ses propres rêves.
36Alors, Aurélie peut se laisser aller à dire ce qui lui passe par la tête, à se penser elle même. À entendre ce qu’il y a parfois d’inentendable en soi.
37Les rêves, si crus soient-ils, restent une production de l’inconscient et traduisent un « lâcher prise » qui est toujours de bon augure. Les ignorer serait une erreur, de la même façon qu’il serait invraisemblable de ne pas essayer d’accéder à la compréhensibilité d’un délire. Les rêves jouent « un rôle déterminant dans le fonctionnement de la conscience et de l’inconscience, qui est au fondement d’une pensée ordonnée [8] ».
38La première tâche, avec Aurélie, n’est-elle pas de l’aider à se réapproprier son monde interne, de l’aider à se le figurer, de l’aider à accepter que des pulsions contradictoires soient au travail ? De l’aider à accepter ce qu’une partie d’elle-même refuse en focalisant toute son énergie sur la maîtrise du corps ?
39Progressivement, ses rêves évoluent. Elle se demande pourquoi elle les nomme « cauchemars ». Ses parents – quoique présents – sont moins reconnaissables. Elle reconnaît dans ses rêves son ambivalence et sa tentation, à peine voilée, de quitter le cocon familial alors même qu’elle voudrait rester une enfant.
40Peut-être est-elle en train d’accepter d’être.
L’espace du rêve
41Il nous faut soutenir avec les adolescents en difficulté la « mise en latence [9] ». Il nous faut accepter d’être dépositaire d’un monde interne trop excitant ou trop chaotique. Il ne faut pas être plus pressé qu’eux ! Comme s’il nous fallait accepter d’attendre et rester en retrait, ce qui ne veut pas dire être muet ou être une tombe. Au contraire ! il nous faut leur montrer que nous restons « vivants » malgré tout ce qu’ils nous demandent d’accueillir, au même titre que nous « survivons » à la lecture de contes, parfois très effrayants, à de très jeunes enfants.
42Permettre la « mise en latence » face à la faillite des possibilités de représentation ou face au débordement pulsionnel, est façon de leur montrer qu’ils peuvent déposer en nous ce qui est chaotique ou dangereux. C’est rassembler pour tenter d’éviter le clivage, la projection ou le déni, c’est permettre la création d’un espace de rêverie.
43Notre capacité de rêverie ou, si l’on préfère, notre « fonction alpha » est essentielle [10] si nous voulons les aider à s’approcher puis à s’approprier quelque chose de leur monde interne. Pour ces patients – et c’est le cas d’Aurélie – « le processus du rêve est à leur disposition mais non l’espace du rêve ». C’est ce que rappelle Massud Kahn [11], qui souligne que l’espace du rêve est un espace transitionnel que « l’enfant institue pour découvrir son propre soi aussi bien que la réalité externe ».
44Face à ce qui constitue un véritable arrêt de la pensée et inscrit le sujet dans l’atemporalité, notre rôle est de rendre à nos patients la capacité de rêver, « forme la plus accomplie de l’imagination [12] ».
45Avant d’interpréter quoi que ce soit, nous devrions toujours nous méfier de ces « œdipe » trop lisibles qui sont le témoin d’une absence de refoulement et participent de ces éléments « béta » vécus comme des choses en soi, non pensées et donc non pensables, et donc non digérables.
46On les a, à juste titre, qualifiées d’indomptables [13], mais il ne faut pas oublier que les patientes anorexiques ont à faire face à un monde interne effrayant, un monde sans rêve qui est un cauchemar vivant et que c’est seulement par la réappropriation de leur monde interne qu’elles pourront revivre et accepter leur corps.
47« Rêver, c’est pouvoir éviter que le sommeil soit tout simplement la mort [14]. »
Mots-clés éditeurs : anorexie mentale, rêve, cauchemar
Mise en ligne 20/05/2008
https://doi.org/10.3917/lett.071.0041Notes
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[*]
Jean-Philippe Guéguen, chef du service de psychiatrie de l’adolescent jeune adulte, hôpital Simone Veil, 95602 Eaubonne.
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[1]
« La rêverie est un état d’esprit réceptif à tout objet provenant de l’objet aimé, un état d’esprit capable, autrement dit, d’accueillir les identifications projectives du nourrisson, qu’elles soient ressenties par lui comme bonnes ou mauvaises. Bref, la rêverie est un facteur de la fonction alpha de la mère. » « Si la mère n’est pas capable de dispenser sa rêverie ou si la rêverie dispensée ne se double pas d’un amour pour l’enfant ou pour le père, ce fait sera communiqué au nourrisson, même s’il lui demeure incompréhensible » (W.R. Bion, Aux sources de l’expérience, Paris, puf, 1962).
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[2]
C. Dejours, Le corps d’abord, Paris, pbp, 2001.
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[3]
C. Dejours, ibid.
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[4]
M. Corcos, Le corps absent, Paris, Dunod, 2000.
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[5]
C. et S. Botella, « Sur la carence auto-érotique du paranoïaque », Revue française de psychanalyse, 1/1982.
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[6]
Lors d’une conférence devant la sprf (Paris, 13 décembre 2006), Marilia Aisenstein, rappelait que l’acte de paiement signe l’incarnation de l’analyste et que cet échange est « corporel » car c’est un échange polyvalentiel. Elle soulignait que beaucoup de transferts idéalisés sont liés à l’absence du rapport à l’argent.
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[7]
B. Senarclens, « Temps et hors-temps. Qu’en est-il chez les patients en “économie de survie” ? » Bulletin de la fep, 12.09.2007.
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[8]
W.R. Bion, Aux sources de l’expérience, Paris, puf, 1962, 1979.
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[9]
La mise en latence est une fonction qui se distingue du refoulement. Elle a à voir avec l’objet susceptible de l’accueillir (la mère, mais pas seulement). C’est d’abord parce que je peux déposer mes pensées dans l’autre que je peux me les réapproprier. Mais pour cela encore faut-il qu’il y ait un autre susceptible de les accueillir et de m’offrir son appareil à penser.
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[10]
Pour W.R. Bion, la fonction alpha opère sur toutes les impressions des sens et sur toutes les émotions. Si elle est inopérante les émotions et les impressions demeurent inchangés et constituent les éléments bêta qui sont vécus comme des choses en soi. Pour la patiente anorexique la nourriture n’est-elle pas un élément bêta qui ne peut pas être transformé (psychisé) ?
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[11]
M. Kahn, « La capacité de rêver », dans « L’espace du rêve », Nouvelle revue de psychanalyse, n° 5, 1972.
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[12]
C. Dejours, ibid.
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[13]
G. Raimbault, C. Eliacheff, Les indomptables : figures de l’anorexie, Paris, Odile Jacob, 2001.
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[14]
P. Fedida, « L’hypocondrie du rêve », dans « L’espace du rêve », Nouvelle revue de psychanalyse, n° 5, 1972.