Couverture de LETT_065

Article de revue

Journal de campagne

Pages 41 à 54

Notes

  • [*]
    Vincent Magos, psychanalyste, responsable de la Coordination de l’aide aux victimes de maltraitance (ministère de la Communauté française de Belgique).
  • [1]
    Article disponible sur le site www. yapaka. be
  • [2]
    Matin première, rtbf, 5 juillet 2006.
  • [3]
    L’article « Quel sort réserver aux agresseurs sexuels ? » rédigé avec Mark Mertens, Francis Martens et Nadine Vander Elst a paru dans Le Soir du mercredi 5 juillet 2006, il est disponible sur le site www. squiggle. be.
  • [4]
    rtbf.
  • [5]
    D. Finkelhor, N. Asdigian, J. Dziuba-Leatherman, The Effectiveness of Victimisation Prevention Instruction : an Evaluation of Children’s Responses to Actual Threats and Assaults Child Abuse and Neglect, vol. 19, 2, 1995, p. 141-153.
  • [6]
    La Libre Belgique, 30 juin 2006.
  • [7]
    Ces spots peuvent être vus sur le site www. yapaka. be.
  • [8]
    Intentionnellement, il n’est pas spécifié ce qui s’est passé, de même les coupures dans le discours visent à permettre une plus large identification.
  • [9]
    Le Soir, 17 juin 2006.
  • [10]
    Proposition de loi visant à créer un Registre national des auteurs d’infractions sexuelles au sein du casier judiciaire central. Sénat de Belgique, session de 2003-2004, 1er octobre 2004.
  • [11]
    A. Ciavaldini, L’auteur de violences sexuelles : réitération, risque et modèle de compréhension, coll. « Temps d’Arrêt », ministère de la Communauté française, janvier 2005.
  • [12]
    J.-M. Dumay, « Les équivoques du combat contre la pédophilie », Le Monde, 25 mars 2000.
  • [13]
  • [14]
    National sex offender public registry, http:// www. nsopr. gov/
  • [15]
    Florida Sexual Offenders and predators http:// www3. fdle. state. fl. us/ sopu/
  • [16]
  • [17]
    336 000 affichettes seront mises à la disposition du public dans 750 bureaux de poste, 139 campings, 32 parcs d’attractions ou animaliers et 56 magasins Carrefour (extrait du communiqué de presse).
  • [18]
    David Coppi, Le Soir, 8 juillet 2006.

Samedi 1er juillet 2006

1Voilà trois jours que l’on a retrouvé les corps de Stacy et Nathalie. Le temps réservé pour l’écriture de cet article est soudain bouleversé par l’actualité. Après tout, peut-être est-ce mieux que de devoir écrire sur le vif, à la première personne du singulier, sans avoir le temps de s’arrimer à la théorie, sans avoir la possibilité de dire « nous pouvons y revenir à la prochaine séance ». Car, en effet, une partie du travail que j’effectue se passe dans les coups de feu et surtout dans un espace de communication extrêmement chaotique : professionnels, personnalités politiques, médias, citoyens « plus ou moins éclairés », experts reconnus ou autoproclamés... Chacun a son mot à dire, et dans un univers où les émetteurs s’équivalent, les messages se brouillent.

2Ces lignes sont donc des idées jetées à la hâte, des morceaux de note aux ministres, coupures de presse, des bouts d’articles à reprendre…, une tentative de faire entendre le rythme de ce travail ainsi que quelques points de repères qui permettent de ne pas se laisser emporter par les vents.

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En primeur, avant la communication du juge d’instruction, le journal populaire
La dernière heure annonce le viol.
Avant que l’on ne trouve les corps et avant que la moindre preuve ne soit apportée, le suspect est qualifié de « pédophile ».
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3Une fois encore la Belgique est en émoi ; c’est sans attendre qu’il faut répondre aux médias, du moins ceux qui tentent de comprendre, et aux politiques qui veulent agir.

4Car bien sûr, pour repousser l’impuissance, il est souvent question d’action. Comment dire à un mandataire politique qu’il n’est pas toujours nécessaire de réagir à l’actualité par des actions rapides, et s’il finit par l’entendre quelque peu, comment la population pourra-t-elle l’accepter ?

5Hier, La Libre a publié un article dans lequel j’évoque ces questions [1]. De tels textes comptent peu en comparaison des titres sanglants des tabloïds, ils ont plutôt pour fonction de créer des points d’appui pour les professionnels en relation avec les familles. Il s’agit de « profiter » de l’actualité, de l’émotion pour sensibiliser éducateurs, enseignants, puéricultrices…, et de les soutenir dans leur travail quotidien. Dans de telles circonstances, nous avons pour habitude d’envoyer par mail à quelque 2 000 professionnels un texte (parfois ancien) qui invite à prendre un peu de recul, penser à l’actualité et son impact sur le travail quotidien.

6Abdallah Ait Oud est le coupable désigné par une partie de la presse ; quant à la justice, elle rassemble les indices et attend les résultats des tests adn ainsi que d’autres éléments d’investigation.

7« Quoi qu’il en soit, dans le quartier où les fillettes avaient disparu, se trouvaient au moins dix pédophiles », déclara un officiel. « Et vous voudriez que je laisse encore mes enfants jouer dehors ? » s’indigne une mère interviewée le temps d’un micro-trottoir. Nous entendrons cette indignation toute la semaine et pouvons anticiper les débats émotionnels à venir.

8D’ailleurs, déjà il y a quelques jours, avant la moindre inculpation, La Dernière Heure titrait : « Sondage exclusif. Les Belges impitoyables avec les pédophiles ! Non à la libération conditionnelle. Oui à la castration chimique. Oui au registre national des pédophiles. »

9Gino Russo, père d’une des fillettes assassinées par Marc Dutroux, déclarera : « Je ne pense pas que la manière dont la presse fonctionne ait évolué en dix ans. Leur manière marketing de fonctionner ne peut pas s’améliorer, elle ne peut que rester ce qu’elle est : c’est à dire les images, le scoop, la rapidité, la précipitation, c’est-à-dire : souvent n’importe quoi [2] ! »

10Nous [3] passons le week-end à écrire un article sur le devenir des agresseurs sexuels. S’exprimer pour le grand public, l’exercice difficile d’écriture en commun, ont pour avantage de nous amener à élaborer de manière serrée une position commune, de prendre avis auprès de l’un ou l’autre collègue, c’est à dire d’irriguer le réseau…

Lundi 3 juillet

11Les funérailles d’une des deux fillettes sont retransmises en direct par tv et radios nationales, la famille royale a envoyé son délégué, plusieurs personnalités publiques s’expriment devant l’église, l’émotion est à son comble…

12Aux cabinets des ministres, les réunions se succèdent. Certains officiels pensent nécessaire qu’une campagne de prévention soit rapidement menée. Je plaide l’inverse en six points :

131. Plus de 90 % des abus sexuels sont le fait de personnes membres de la famille ou proches d’elle. Il est donc inutile de se focaliser sur des prédateurs sexuels rares, et préférable d’inclure la prévention dans les programmes de soutien à la parentalité ainsi que dans ceux qui aident l’enfant à s’exprimer sur toutes les difficultés qu’il rencontre, et les sentiments qu’elles suscitent.

142. Il est erroné de croire que ce type d’actualité est anxiogène pour les enfants. C’est avant tout l’angoisse des parents qui se transmet aux enfants. Nous en aurons un bel exemple lors du journal télévisé du soir [4] : une mère en pleurs parle de son angoisse à laisser sortir ses enfants. Pendant toute la durée de l’interview, la petite fille qui est sur ses genoux l’enlace, se colle à elle, passe des sanglots aux tentatives de consoler sa maman.

15Parfois un article, une émission de télévision peut toucher l’adulte, soit parce qu’elle vient rouvrir des blessures, remuer en lui des souvenirs refoulés, ou parce qu’elle vient réveiller des pulsions ou illustrer des fantasmes qu’avec son éducation il a pu domestiquer tant bien que mal. L’adulte peut encore être touché parce que le récit met en scène la transgression d’interdits fondamentaux qui permettent le vivre ensemble (tu ne mangeras pas de chair humaine, tu ne tueras pas, tu choisiras ton époux, ta compagne hors de ta lignée…). Justement, la figure de celui qui abuse de l’enfant, de celui qui l’assassine peut venir nous troubler dans tous ces registres. Ces questions nous bouleversent profondément et risquent de nous submerger, de nous entraîner dans des paroles, des attitudes, des actes guidés par la seule émotion. Dans pareille situation, les enfants qui sont à nos côtés, ressentant nos émois, peuvent également être saisis d’effroi, d’angoisse, passer à l’acte… Dès lors, dans une telle actualité, se demander comment préparer les enfants ou intervenir avec eux revient surtout à se demander comment les adultes peuvent éviter d’être submergés par leurs émotions. Le rôle des pouvoirs publics est donc d’éviter toute initiative qui augmente l’émotion et les flambées médiatiques, et de proposer plutôt le recours aux services d’aide et d’appui existants.

16Il faut aider les parents à expliquer à leurs enfants ce type d’événement et son caractère grave et exceptionnel. Des documents dans ce sens peuvent parfois être utiles.

173. Les campagnes de prévention ciblant les enfants sont, au mieux, inutiles parce que c’est dans la relation que l’enfant apprend à se protéger. Le respect avec lequel le traite son entourage est la base essentielle sur laquelle il va apprendre à se protéger. Ensuite, au gré des événements, les adultes qui l’entourent vont lui apprendre à prendre soin de lui. Des outils pédagogiques ou de loisirs qui aident l’adulte à entrer en relation avec l’enfant, à aborder tous les thèmes qui le préoccupent, peuvent s’avérer utiles. À titre d’exemple, nous avons développé toute une série de messages relatifs à l’intimité au sein de la famille (frapper avant d’entrer dans une chambre, ne pas faire irruption dans la salle de bain, respecter des objets personnels…). Il est illusoire de penser qu’un enfant va se protéger à l’extérieur de la maison s’il n’a pas au préalable appris que son intimité était précieuse et respectée au sein de la famille.

184. Certaines campagnes sont anxiogènes parce qu’elles font porter sur les épaules de l’enfant le poids de sa propre protection. « C’est à toi de faire attention », sous-entendent cartes de prudence ou autres badges. Ces médias servent d’objet contra-phobique pour les adultes et ratent l’objectif d’une éducation prenant pour paradigme le fait que l’adulte est responsable de l’enfant et est là pour l’aider et l’introduire à la vie.

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19Et, l’introduire à la vie, c’est aussi accepter cette part d’inconnu, voire d’anxiété plutôt que de l’obturer par un objet contra-phobique ou une réponse toute faite. En d’autres mots, il s’agit de laisser cheminer les questions.

20Un des charmes de nos relations avec les enfants est la manière dont ils viennent toucher des points avec lesquels nous ne sommes pas parfaitement à l’aise. Bien sûr, c’est toujours au moment où l’on s’y attend le moins que surgissent les questions sur la différence des sexes, le comment on fait des enfants ou le pourquoi on ne veut plus voir le tonton… Et bien entendu, l’enfant sait s’il reçoit une réponse authentique, un faux fuyant ou des bobards. Il comprend quand on le prend ou non au sérieux, et très vite il saisit s’il peut venir avec d’autres interrogations, s’il vaut mieux s’adresser ailleurs, ou se fermer comme une huître. Laisser un espace aux questions, les laisser venir plutôt que les devancer, les écouter là où en est l’enfant, tout ceci va lui permettre d’avancer à son rythme, d’exercer sa curiosité, d’aiguiser son intelligence… Quand le poète dit que la réponse est le malheur de la question, il nous rappelle qu’une réponse ne doit pas venir boucher la question. Quoi de plus mortel que des questions bien tournées et des réponses toutes faites. Et nous savons à quel point les questions les plus vives, le plus brûlantes ne peuvent être mises en équation, ne font pas appel à un savoir. Une interrogation peut prendre le temps de mûrir, de cheminer, de s’exprimer maladroitement, par des détours. De même, si la réponse reçue laisse quelque interstice, quelque énigme, quelque « je n’en sais rien, mais je te dis ce que j’en pense », le questionneur sera invité à rebondir vers d’autres horizons, toujours plus vastes. À l’inverse et bien loin de la vie, les badges aujourd’hui, les puces, gsm-gps et autres dispositifs de repérage de demain, ne seront jamais que les cordes qui attachent un mouton à son piquet.

215. D’autres campagnes sont toxiques parce qu’elles introduisent l’enfant à la sexualité via une sexualité perverse. Toute information relative à la sexualité doit tenir compte du développement affectif et sexuel de l’enfant. Il y a lieu de l’introduire d’abord à l’amour et à une sexualité normale, bien avant d’aborder la perversion ou les risques, tel celui des mst.

22Nous assistons ici à une sorte de surdité, comme si certains organismes ne tenaient pas compte des analyses effectuées. Un des plus célèbres programmes de ce type, « Mon corps est mon corps », bien qu’ayant fait l’objet d’évaluations négatives, est néanmoins encore utilisé. Plus récemment, dans la même veine, l’organisme Child Focus (spécialisé dans la disparition d’enfants) a lancé dans les écoles un programme de prévention (Armadilo) qui se focalise sur l’abus.

23Un parallèle peut être effectué avec certains programmes qui étaient organisés en matière de prévention des toxicomanies dans les années 1980 : des ex-toxicomanes venaient dans les classes exposer les affres de la prise de stupéfiants. Rapidement, les évaluations montrèrent l’effet de fascination mortifère de ces séances : ces jeunes adultes avaient traversé l’ordalie et étaient devenus des héros. Les récits détaillés d’abus qui s’étalent avec complaisance sur certains sites Internet laissent craindre qu’un jour certains organismes proposeront des animations où d’anciennes victimes viendront témoigner, afin que chacun soit bien informé de l’horreur des agressions sexuelles. Il s’avère bien difficile de faire entendre ce qui relève du concept de jouissance, par contre la magie de la résilience a encore un bel avenir.

246. On regrettera également certains programmes qui voudraient apprendre à l’enfant à se défendre physiquement de l’abuseur par un apprentissage de coups bien « placés ». Une étude menée par Finkelhor [5] met en évidence le fait que les enfants qui se sont défendus en situation d’abus ont subi plus de violences physiques que les autres. Outre le fait que de tels programmes placent également l’enfant dans l’imaginaire d’une agression potentielle omniprésente, il est illusoire de leur laisser croire qu’ils peuvent rivaliser avec l’adulte sur le plan physique, ce qui a par ailleurs des effets négatifs dans d’autres registres également.

25Contre le chaos, contre la monstruosité, il n’y a pas d’autres armes que celles de la pensée, de la dignité, de l’attention à autrui, de la construction démocratique permanente, le travail de la culture… Si le « monstre » est tout entier à ses pulsions, l’homme gagne son humanité en évitant d’être emporté par ses émotions grâce sa capacité de penser à lui-même et au monde qui l’entoure. Il s’agit d’un mouvement où je me laisse à la fois toucher par la souffrance de l’autre et, plutôt que d’en être sidéré, fasciné, je suis capable de penser et parler cette souffrance et, éventuellement, d’agir. L’école ainsi que les associations qui accueillent les jeunes sont bien des lieux où l’on cherche à comprendre, où l’on apprend à penser ; y compris dans les limites de l’impensable. Telle est la responsabilité de l’adulte. Les événements dramatiques sont chaque fois des occasions de penser ensemble à de nombreux thèmes au fil des questions et sans les devancer. Reconnaître cette part de non-maîtrisable et faire entendre à l’enfant qu’il y a moyen de vivre avec, c’est également l’aider à grandir.

Mardi 4 juillet

26Je vois mal comment effectuer ce travail sans maintenir une activité clinique ; c’est la pratique de la cure analytique qui en assure les fondations.

27Maintenir pendant quelques heures le brouhaha au dehors, revenir à une tout autre temporalité, à une parole où il n’est plus question d’argumenter…

28Les analysants n’évoquent pas l’actualité. Aujourd’hui, il est néanmoins question d’un abus subi dans l’enfance ; et surtout de ce mouvement, quelques années plus tard, de frapper un autre enfant, puis de se précipiter sur lui pour le consoler. D’autres années s’écouleront encore, égrenées de compagnons violents qu’elle ne souhaite pourtant pas quitter malgré les bons conseils et autres discours sur ce qu’il convient de faire quand on est une femme moderne. La temporalité psychique n’est pas celle des médias, le cheminement intérieur n’est pas celui des injonctions…

29Fort de son écoute et de sa pratique, l’analyste peut y prendre appui pour tenter d’en élaborer quelque chose dans la sphère publique. Il perçoit aussi à quel point un discours social fort bien intentionné peut, plutôt que de l’aider, plonger un sujet dans la honte et la culpabilité de ne pas être capable de se faire respecter.

30Quant aux familles dont les fillettes ont été assassinées, elles bénéficient d’un soutien massif [6] qui, espérons-le, ne les assommera pas : le service d’accueil aux victimes du Parquet a délégué plusieurs personnes, Child Focus a envoyé trois case managers (le terme mériterait que l’on s’y arrête), un autre venant du Centre européen est resté avec les enfants, tandis que la Délégation des droits de l’enfant mandatait également trois personnes.

31Est-ce bien raisonnable ?

Mercredi 5 juillet

32Le texte rédigé avec quelques collègues, « Quel sort réserver aux agresseurs sexuels ? », paraît dans le journal Le Soir. Au-delà des questions relatives au manque de moyens, la difficulté majeure en Belgique (à la différence de la France) est de ne pas disposer de système de suivi psychothérapeutique dès l’incarcération. L’émission de radio du matin est consacrée à ces questions, il en est de même au Parlement où la ministre de la Justice promet un plan global de suivi pour la rentrée de septembre. Tout le monde s’accorde à dire que si, depuis l’affaire Dutroux, la situation belge s’est nettement améliorée, ce point reste à régler.

Jeudi 6 juillet

33Hasard de l’actualité, un rendez-vous (pris de longue date) est prévu avec la ministre pour présenter l’état d’avancement de la campagne de prévention de la maltraitance qui débutera en septembre.

34Les campagnes mass média (souvent confiées de manière trop aveugle à des agences de publicité) ont une haute importance symbolique : il ne s’agit pas uniquement de communiquer, il s’agit d’axer cette communication sur l’intérêt général, donc aussi sur les valeurs qui fondent la démocratie. Pour faire court : plutôt sur la solidarité que sur la loi de la jungle, sur l’assistance plutôt que sur le rejet…

35En fait, on peut se rendre compte que parfois l’État glisse dans la même ornière de l’émotion, suivant en cela une partie du public. À titre d’exemple, je prendrai deux campagnes mass média diffusées il y a quelques années.

36Dans la campagne « Se taire c’est laisser faire », diffusée sur les chaînes françaises, quatre annonces présentaient différentes situations d’abus : dans le vestiaire d’une salle de sport ; au sein d’une famille ; par un proche de la famille et une tournante d’ados. Si ce dernier thème relève d’un autre registre, les autres correspondent, comme on le sait, aux situations réelles.

37À titre d’illustration, voici le synopsis de l’un d’entre eux :

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Dans un intérieur, où l’on perçoit notamment un vélo d’enfant, la caméra zoome avant, en silence, vers une porte.
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Le zoom se poursuit, toujours en silence, tandis qu’apparaît à l’écran la phrase : « Le silence vous gêne ? »
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Le zoom se poursuit, on entend dans l’autre pièce une voix d’enfant : « Non… Non, pas ça ». La porte claque.
Apparaît à l’écran « Lui, ça l’arrange »
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Voix off et phrase à l’écran : « Maltraitances et violences sexuelles sur mineurs. Se taire, c’est laisser faire. »
Pack shot final : « Appelez le 119 ou contactez la police ou la gendarmerie. »
Signature « Ministère de l’Emploi et de la Solidarité. Ministère délégué à la Famille et à l’Enfance ».

38La réalisation est parfaite et l’impact (notion très importante en publicité où l’on ne dispose que de trente secondes) maximal. Cela est notamment dû au fait qu’une histoire est réellement racontée en très peu de temps.

39Il faut cependant s’interroger sur les intentions et les effets de ce type de message. D’une part, l’opposition des messages « le silence vous gêne » et « Lui, ça l’arrange » renforce la vision d’un monde clivé entre bon et mauvais, sain et pathologique… Ceci contribue à une mise à distance ; celui qui est susceptible de maltraitance sera toujours l’autre.

40D’autre part, la narration emmène le spectateur dans un réel suspense, amplifié par le traitement de la bande-son. Au moment où le spectateur comprend à quoi il assiste, son impuissance est redoublée (la porte lui claque au nez). Vient alors le conseil, l’action qui permet de sortir de cette impuissance : appeler le 119 ou contacter la police. Outre la regrettable confusion 119/police, mises sur le même pied, cette annonce place le citoyen dans une position où plutôt que de voir sa solidarité encouragée, il est aiguillé vers un recours aux autorités, qui, elles, sont à même d’agir.

41À la sentence « Se taire, c’est laisser faire », l’injonction sous-jacente est « Dénoncez ! ». On peut se demander si ce type de message ne vient pas augmenter le sentiment d’insécurité et corroder le lien social.

42Pourtant la question à traiter est bien celle du silence et de la parole, d’autant que la grande majorité des situations de maltraitance se passent dans l’ombre et le silence des familles.

43À peu près à la même époque, nous avons réalisé huit spots tv[7] qui prennent un axe totalement différent pour aborder la même thématique. Il s’agissait de témoignages (réels) de différentes personnes : une maman qui ne supportait plus les pleurs de son bébé ; Jamel qui a parlé à son voisin ; une puéricultrice qui a pris le temps de discuter avec une maman ; une institutrice ; un psychologue scolaire ; un père abuseur et, prenons-le à titre d’exemple, une maman dont l’ex-mari a fait quelque chose[8] à ses filles.

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Le personnage en silhouette et sa présentation : « Colette, trois enfants » Voix off témoignage : « Il m’a fallu plusieurs jours avant que je réalise ce que mon ex-mari avait fait aux filles […] Elles ont vidé leur sac. Je pense que cela leur a fait du bien […] Que j’aie quelqu’un à qui parler […] »
Des enfants jouent, la voix off poursuit :
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« […] me conseiller, parce que tout garder sur moi […] Dès que ça va pas, il faut essayer de trouver quelqu’un de confiance et dire ce qui ne va pas. Plus on attend, pire c’est […] je me suis dis “faut pas te laisser aller”. Je me suis pas laissée aller. »
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Pack shot final :
Prenons le temps de vivre ensemble
Yapaka.be
Une action de la Communauté française

44Chaque spot est construit de la même manière autour de la question « Trouver à qui parler », la réponse ne se veut pas injonction (téléphoner à tel numéro) mais elle renvoie à un Nous (différent du Vous/Lui). « Prenons le temps de vivre ensemble » se comprend déjà dans le témoignage ainsi que dans la déclinaison des différentes situations : tant dans le lien social (le voisin) que le recours aux professionnels (enseignant, psy, puéricultrice…).

45Ce dernier aspect est particulièrement important dans la mesure où il faut garder à l’esprit que la prévention s’effectue essentiellement de manière relationnelle, sur le terrain, chaque jour. Dès lors, les objectifs concrets d’une campagne mass média sont d’installer ou de renforcer un climat favorable à la prévention, et un soutien aux professionnels qui l’assument, de fait.

46Ce dernier aspect fait l’objet d’une large part de la discussion que nous avons avec la ministre, la nouvelle campagne présentée, est, cette fois-ci, axée sur le soutien à la parentalité. Elle n’a de sens que réfléchie dans un dispositif plus général, donc coordonné.

Vendredi 7 juillet

47Une demande récurrente est reprise par une sénatrice qui dépose une proposition de loi visant à créer un registre national des auteurs d’infractions sexuelles. Quand on lui demande en quoi le casier judiciaire ne suffit pas, elle précise « qu’il faut y inscrire ceux qui ont fait l’objet d’une décision ordonnant la suspension du prononcé, d’une décision d’internement. Mais aussi d’une décision de mise en détention préventive – car il peut s’écouler un délai entre détention préventive et condamnation. Et les personnes qui feraient l’objet d’une décision d’acquittement ou de non-lieu pour cause de prescription seraient également enregistrées [9] ».

48À la lecture du texte législatif, on constate qu’il va jusqu’à prévoir que « l’amnistie, la réhabilitation et la grâce n’entraînent pas l’effacement des informations [10] ».

49Semblables propositions de loi posent différents problèmes. Sur le plan du fonctionnement de la démocratie, les notions de présomption d’innocence ou de réhabilitation sont déniées, l’affaire est d’autant plus grave que les mandataires publics ont à la fois pour rôle de maintenir de tels principes mais également de les expliquer régulièrement.

50Le système judiciaire est certes améliorable, mais il n’y a aucune raison que des exceptions soient opérées aux principes généraux pour des catégories spécifiques de délinquants, d’autant plus qu’« il appert que le taux de récidive des violences sexuelles est de loin nettement plus faible que pour toutes les autres infractions [11] ».

51Plutôt que d’être basés sur des éléments de réalité, de tels projets surfent sur l’émotion populaire et la renforcent.

52Ce climat peut faire déraper à la fois les autorités judiciaires ou les citoyens.

53Si nous avons encore tous en mémoire le procès d’Outreau, il faut revenir sur ce que d’aucun ont appelé des « rafles ». En 1997 par exemple, l’opération « Ado 71 » (Saône-et-Loire) « avait conduit à la spectaculaire arrestation de près de sept cents personnes […]. Présenté judiciairement et médiatiquement comme une opération “antipédophiles”, ce coup de filet avait suscité une vive polémique après le suicide de cinq personnes placées en garde à vue ». Lors du procès, il apparut un nombre important de confusions, notamment entre homosexualité, pornographie et pédophile dont les clarifications préalables « auraient peut-être permis de se concentrer sur la trentaine de détenteurs de cassettes présentant […] des mineurs de moins de 15 ans [12] ».

54Les effets de ce climat peuvent se faire sentir également dans les médias et dans les actions du public. Ainsi, on se souviendra des portraits et coordonnées de délinquants sexuels repris en première page d’un tabloïd anglais. Des confusions à propos de personnes possédant le même patronyme avaient provoqué des conséquences dramatiques.

55Un petit voyage outre Atlantique permet d’avoir une idée sur d’autres risques. Aux États-Unis, les départements de police affichent sur leur site web [13] le registre des délinquants sexuels. En encodant votre code postal, vous disposez de la photo, du nom et de l’adresse de ceux qui habitent dans votre voisinage. Un site national reprend l’ensemble des données [14]. Il devient très aisé pour un cybermilitant de croiser les données des registres policiers [15] avec les cartes de Google Maps pour construire un site web [16] qui permet d’épingler sur le plan d’une ville les différents délinquants sexuels. En cliquant sur une des localisations, s’ouvre une nouvelle fenêtre reprenant la fiche du prédateur (photo, nom, adresse, couleur de cheveux…).

56La complexité de telles initiatives – au même titre que les polices privées organisées dans certains quartiers – réside dans le fait qu’elles fondent leur légitimité sur une confusion de la notion de la citoyenneté.

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57Pour prendre un exemple d’un autre registre : il était récemment question d’installer des webcam dans une crèche. Cette initiative aurait permis aux parents de tenir à l’œil leur enfant (et ceux qui s’en occupent). Sans entrer dans toutes les considérations relatives au développement de l’enfant (séparation d’avec les parents, regard de l’autre…), on voit à quel point pareille mesure pourrait contribuer à installer un climat où, décidément, il faut surveiller sans cesse. Ici, en l’occurrence, l’one (organisme officiel de la politique relative à la petite enfance) a réagi avec rapidité et fermeté pour mettre fin à pareille dérive.

58Mais ce n’est pas toujours le cas. Et, en ce début juillet, nous en avons un exemple.

59En Belgique, à la suite de l’affaire Dutroux, un organisme (Child Focus) a été créé afin de s’occuper des enfants disparus. Cette institution, dotée de moyens financiers fort importants, se trouve dans un paradoxe dont il est difficile de se sortir. Elle doit justifier son existence mais – et heureusement ! – très peu d’enfants disparaissent. Pourtant, très régulièrement, des affiches sont apposées dans les pompes à essence, grandes surfaces, etc. Pour la grande majorité, il s’agit d’adolescents fugueurs. Ici, l’effet pervers peut s’avérer double : à la fois entretenir l’angoisse du grand public face à un danger surdimensionné (des enfants disparaissent) et, d’autre part, mettre en avant l’image d’adolescents fugueurs avec toutes les conséquences que l’on peut imaginer, jusqu’à la valorisation de leur fugue.

60Cet été, l’organisme diffuse une affichette reprenant la photo de six enfants disparus depuis une longue période (parfois plus de vingt ans) tandis qu’au verso, « les parents pourront […] lire quelques conseils pour ne pas perdre leurs petits dans la foule estivale [17] ». Anxiogène, n’est-il pas ?

61À travers tous ces exemples, on voit l’importance des mesures publiques, mais aussi les risques : elles contribuent parfois elles-mêmes à éroder la solidarité et les fondements démocratiques au profit d’une culture du soupçon dans laquelle chacun serait amené à se méfier de son voisin plutôt que de lui venir en aide.

Samedi 8 juillet

62Les départs en vacances se poursuivent… Il y a quelques jours, plutôt que de s’en réjouir, certains le regrettaient « nous n’aurons pas la possibilité de faire des séances d’information dans les écoles ». La Carte de sécurité personnelle est néanmoins distribuée dans les camps scouts, où le risque d’une mauvaise rencontre porte plutôt… sur un sanglier.

63Un commentateur [18] de la presse écrite reprend la fin de notre article de mercredi : « Pour le reste, n’hésitons pas à prophétiser que lorsque les ingrédients technologiques et politiques de la société sans risque auront été mis en place, nous serons peu à en profiter car il s’agira d’une société sans vie. » Et de conclure son texte : « Voilà le danger qui nous guette. »

64Voyez comment, rongé par la crainte ou la peur (des pédophiles, des récidivistes, des racketteurs, des dealers, des agresseurs, de tout…), on rechigne à laisser nos enfants courir librement les rues et les places ; comment nous ne concevons plus l’« espace public » qu’encadré, surveillé, socialisé…

65Presque, on renonce à voir les petits se mélanger, on les oriente, les moniteurise (ah, les « stages » ! Les mômes bien occupés, sous bonne garde). Ne la voyez-vous pas grandir sous nos yeux, cette société « sans vie » ?

Notes

  • [*]
    Vincent Magos, psychanalyste, responsable de la Coordination de l’aide aux victimes de maltraitance (ministère de la Communauté française de Belgique).
  • [1]
    Article disponible sur le site www. yapaka. be
  • [2]
    Matin première, rtbf, 5 juillet 2006.
  • [3]
    L’article « Quel sort réserver aux agresseurs sexuels ? » rédigé avec Mark Mertens, Francis Martens et Nadine Vander Elst a paru dans Le Soir du mercredi 5 juillet 2006, il est disponible sur le site www. squiggle. be.
  • [4]
    rtbf.
  • [5]
    D. Finkelhor, N. Asdigian, J. Dziuba-Leatherman, The Effectiveness of Victimisation Prevention Instruction : an Evaluation of Children’s Responses to Actual Threats and Assaults Child Abuse and Neglect, vol. 19, 2, 1995, p. 141-153.
  • [6]
    La Libre Belgique, 30 juin 2006.
  • [7]
    Ces spots peuvent être vus sur le site www. yapaka. be.
  • [8]
    Intentionnellement, il n’est pas spécifié ce qui s’est passé, de même les coupures dans le discours visent à permettre une plus large identification.
  • [9]
    Le Soir, 17 juin 2006.
  • [10]
    Proposition de loi visant à créer un Registre national des auteurs d’infractions sexuelles au sein du casier judiciaire central. Sénat de Belgique, session de 2003-2004, 1er octobre 2004.
  • [11]
    A. Ciavaldini, L’auteur de violences sexuelles : réitération, risque et modèle de compréhension, coll. « Temps d’Arrêt », ministère de la Communauté française, janvier 2005.
  • [12]
    J.-M. Dumay, « Les équivoques du combat contre la pédophilie », Le Monde, 25 mars 2000.
  • [13]
  • [14]
    National sex offender public registry, http:// www. nsopr. gov/
  • [15]
    Florida Sexual Offenders and predators http:// www3. fdle. state. fl. us/ sopu/
  • [16]
  • [17]
    336 000 affichettes seront mises à la disposition du public dans 750 bureaux de poste, 139 campings, 32 parcs d’attractions ou animaliers et 56 magasins Carrefour (extrait du communiqué de presse).
  • [18]
    David Coppi, Le Soir, 8 juillet 2006.
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