Couverture de LETT_064

Article de revue

Penser le langage, penser la séparation

Pages 25 à 32

1S’il est une population qui fréquente assidûment les consultations d’orthophonie, c’est bien celle des enfants de 5 ans, dépistés en moyenne section de maternelle, et qui viennent pour retard de langage.

2Parmi ceux-là, un certain nombre, le plus souvent des garçons, se présentent comme collés à leur mère ; pleurant parfois dès la salle d’attente, paniqués à la simple perspective d’une rencontre avec un autre, ils n’adressent pas un regard, pas une parole à l’orthophoniste, et se tournent obstinément vers leur mère dès qu’on tente de leur parler. Devant ce tableau, la notion de problématique de séparation s’impose alors rapidement. Ces enfants sont décrits par leurs parents comme « immatures, bébés, dans les jupes de leur mère, refusant de grandir », etc. La façon dont les parents exposent le problème n’est d’ailleurs pas sans incidence sur le travail possible par la suite.

3Quoi qu’il en soit, le trait commun à ces consultations est le suivant : d’emblée, la symptomatologie langagière – d’ailleurs souvent peu accessible au premier abord – s’efface derrière la difficulté de séparation. La pertinence d’une indication d’orthophonie est alors parfois questionnée, soit par les orthophonistes eux-mêmes, soit par les autres intervenants concernés.

4Mais poser la question en ces termes – problème de langage, ou problème de séparation ? – c’est faire l’impasse sur une donnée fondamentale, tant théorique que clinique : on ne peut penser le langage sans penser la séparation, tant les deux sont intriqués tout au long du développement de l’enfant.

5Rappelons ainsi pour mémoire le célèbre jeu de la bobine, où Freud repère, dans le même temps, « la maîtrise de la déréliction et la naissance du symbole », pour reprendre les termes de Lacan (1999). Le départ et l’absence de la mère viennent à être supportable par leur nomination même, « par le mot qui est une présence faite d’absence », à l’aide d’une paire phonémique minimale fort/da, prototype des oppositions ultérieures sur lesquelles se structurera l’ensemble du langage. Bien sûr, ces premiers phonèmes ne sont pas inventés par l’enfant, mais mis à sa disposition par son entourage.

6Diatkine insiste sur le rôle du langage maternel adressé à l’enfant : « La mère vivant dans de bonnes conditions psychologiques et matérielles, parle sans cesse à son enfant comme s’il pouvait la comprendre. Sa voix, rapidement associée aux soins qui soulagent, est entendue par l’enfant dans un climat d’euphorie. Plus tard, quand l’enfant réagit à l’absence de sa mère par la continuité d’un désir, et s’organise devant l’absence de réalisation immédiate de celui-ci, la possibilité d’émettre un discours comme celui de la mère devient tout naturellement un moyen d’action et une source de plaisir substitutive » (Diatkine, 1979).

7Ainsi, c’est l’expérience du manque [de la mère] qui introduit au langage. Comme l’a énoncé Winnicott, la mère doit être « suffisamment bonne » – c’est-à-dire suffisamment mauvaise – pour faire manquer son enfant – soit le laisser insatisfait, désirant – et lui fournir des mots (des signifiants) pour symboliser ce manque. Il y a un enchaînement manque ? désir ? parole, et en retour, c’est bien la parole qui permet que l’absence ne soit pas mortifère, mais ouvre sur la séparation et l’autonomie. Sans manque, le langage ne peut s’installer. Ainsi cette mère résumant la position de son enfant, âgé de 5 ans, sans langage compréhensible et hors de tout investissement scolaire : « il avait pas besoin de parler, tout ce qu’il voulait, il l’avait avant qu’il le demande ».

8Ouvrons là une parenthèse : si la grande majorité des enfants qui consultent en orthophonie se situent dans le registre de la névrose, pour certains, le manque de manque, la symbiose, conduit, on le sait, à des troubles de la personnalité majeurs – ceci sans négliger l’importance d’autres facteurs. Ce sont d’ailleurs souvent des enfants au langage très peu structuré, qui viennent seuls trop facilement, et dont les parents disent qu’ils suivraient n’importe qui – ce qui signe leur monde indifférencié. Ce comportement, s’il est au premier abord plus facile, est souvent plus inquiétant quant au diagnostic.

9Venir seul dans le bureau de l’orthophoniste n’est pas forcément un signe d’autonomie : la séparation physique n’est pas la garantie d’une séparation psychique. L’absence, l’éloignement sont des phénomènes physiques qui appartiennent à la réalité ; la séparation est une représentation qu’on peut en avoir – de part et d’autre, puisque pour se séparer, il faut être au moins deux ! Il y a d’autres configurations : l’absence peut être vécue comme un abandon, un laisser-tomber mortifère, qui marquera de son sceau les relations ultérieures du sujet, comme le montre l’étude des relations parents-enfants précoces très perturbées (cf. Winnicott : La crainte de l’effondrement). A contrario, lors de la séparation, « chacun garantit à l’autre de rester vivant après la séparation ». Bien plus, « se séparer, c’est perdre l’illusion d’une totalité que l’on pensait être ou faire avec un objet et appréhender la réalité et soi-même sous un autre jour » (Morizot-Martinet et coll., 1996). On peut dire que, chaque fois qu’il y aura retard de langage, voire dysphasie, la problématique de la séparation sera sous-jacente, avec plus ou moins d’intensité. Elle est également à l’œuvre dans beaucoup de pathologies du langage écrit. La clinique orthophonique, pour viser à quelque efficacité, devra donc en tenir compte.

10Allons plus loin : si on amène son enfant chez l’orthophoniste, n’est-ce pas, le plus souvent, à son insu, pour que s’effectue une opération de séparation ? Comment cela se passe-t-il, d’un point de vue technique ? L’exemple clinique qui suit illustre à mon sens ce qui est à repérer comme un appel à la séparation, à la tiercéité, dans toute son ambivalence ; il s’agit d’un fragment de suivi orthophonique, du premier entretien à la première séance où l’enfant a pu venir seul et assumer un échange verbal hors la présence maternelle.

Fabien, 5 ans

Premier entretien

11Fabien va entrer en grande section de maternelle. Il est amené par sa mère parce qu’il s’énerve quand il parle, « ça a toujours été comme ça ». De fait, il présente un bégaiement, ainsi qu’un retard de parole et de langage. Il est anxieux face à toute nouveauté, et craint d’être « séparé de nous » selon l’expression de sa mère.

12L’arrivée d’un petit frère, âgé actuellement de 3 ans, a été un moment difficile pour Fabien ; hébergé chez sa tante pendant l’accouchement, il n’a plus jamais voulu y retourner depuis. En rentrant, il a voulu dormir dans la chambre de ses parents.

13Il n’a pas eu de problèmes de santé particuliers, mais a parlé tard, lors de son entrée à l’école – difficile. Il pleure, refuse d’aller chez le coiffeur, le dentiste, le médecin… surtout avec sa mère, qui, dit-elle, cède plus facilement.

14Pendant l’entretien, Fabien est resté collé à sa mère, et s’est mis à pleurnicher quand je me suis adressé à lui. Cependant, il a répondu à ma proposition de se servir des Duplos, qu’il connaît pour en avoir chez son grand-père. En chuchotant, il dira d’ailleurs le nom de ses copains, et les noms de ses deux grands-pères.

Deuxième entretien

15La rentrée s’est bien passée, mais la maîtresse ne le comprend pas. J’apprends qu’il est allé chez le dentiste avec son père, sans caprice. Sa mère dit également qu’il est énurétique depuis toujours ; actuellement, ses parents essaient de le réveiller la nuit pour qu’il aille aux toilettes. Fabien n’aime pas qu’on aborde ce sujet. Énurésie, retard de langage… sa mère pense qu’il veut « qu’on fasse attention à lui ». Sur ce, Fabien demande à sa mère si elle va venir ce soir… En même temps, madame fait part d’une certaine culpabilité : elle travaille le soir, et c’est son mari qui s’occupe des enfants. Elle ne serait « pas assez là ? »

16J’ai demandé à Fabien s’il pouvait rester seul, et que sa mère l’attende, mais il a secoué la tête, s’est renfermé, et s’est recollé à celle-ci. Nous évoquons ce que peut en penser son père, et je demande s’il peut l’accompagner la prochaine fois.

Troisième entretien

17Fabien s’assied sur une chaise, à côté de son père, et se montre très bavard ; il évoque l’école, les copains, etc. Il présente un bégaiement clonique parfois intense, non permanent, avec des tics du visage. Le père parle des caprices que fait Fabien : il réclame des cadeaux pour aller chez le dentiste. Son père n’est pas d’accord. « Papa il a pas de cadeaux » dit Fabien. Il se renferme quand je lui parle de la possibilité de venir seul ici travailler à propos de ses difficultés à parler.

Quatrième entretien

18Fabien est accompagné par sa grand-mère, et ne veut pas venir seul. Je renvoie tout le monde, disant que je souhaiterais parler avec ses parents. Sa grand-mère est d’accord : « C’est pas pareil, c’est pas moi ses parents. »

Cinquième entretien

19Fabien est accompagné par sa mère… boudeur, mécontent. Elle est en arrêt maladie, mais ne veut pas dire pourquoi devant Fabien, craignant qu’il ne soit déçu ; je crois comprendre qu’elle est enceinte. Ils discutent entre eux, me mettant un peu à l’écart. Elle dit qu’ici « il parle calmement, il ne bégaie presque pas, alors qu’à la maison, il a peur qu’on ne l’écoute pas, alors il s’énerve et bégaie ».

Sixième entretien

20Fabien est mécontent de venir, il était occupé à jouer avec son chien.

21« Le chien, il s’appelle bébé, il a 5 ans, comme moi. »

22« Est-ce que ça veut dire que toi aussi, tu es un bébé ? »

23Fabien va bouder dans le giron de sa mère, qui lui dit « tu fais le bébé », et le mets sur une chaise à part.

24Je lui propose de jouer aux legos, de dessiner… Sa maman lui demande de lui faire un dessin, et il répond en ronchonnant : « Il y a des feutres à la maison ! »

25J’appuie sa réponse : « Les dessins pour maman, on peut les faire à la maison ; ici, les dessins font partie du travail, et restent dans un dossier. » Il demande alors à dessiner : il pose sa main droite sur la feuille, et l’entoure en faisant seulement quatre doigts. « Je fais ma main », dit-il, puis plus tard : « C’est la main de papa. » Il fait ensuite une maison très colorée, et commente en s’adressant à moi : « Une maison qui bascule, c’est une vieille maison, de grand-père. » Puis il remplit son dessin : le camion de son père, un oiseau avec un gros bec et une grande queue, qui fait caca, tout en disant qu’il ne sait pas dessiner. Il ajoute qu’il ne fait pas de dessins comme ça à l’école, me le donne, et dit qu’il dessinera la prochaine fois. Je lui dis qu’il pourra venir seul.

26Fabien est gaucher, comme sa mère. La main droite est bien « la main de son père ». Il évoquera plus tard la main de son grand-père maternel, menuisier comme son gendre, coupée dans une machine à bois.

Septième entretien

27Fabien s’avance pour venir, mais recule presque aussitôt en pleurant : « Je veux maman ! » Sa mère insiste un moment, puis est excédée ; elle pense que Fabien préférerait aller à l’école, qu’il n’a « pas d’intérêt à venir ici ». Je lui demande ce qu’il en a dit, lui : « rien », répond-elle. Fabien était bien au courant de ce rendez-vous, l’a annoncé lui-même à sa maîtresse. Sa mère dit alors : « Peut-être, quinze jours entre deux séances, c’est trop long… il s’habituerait plus vite en revenant au bout d’une semaine » [les rendez-vous avaient lieu environ tous les quinze jours]. Je suis un peu désarçonné par ce contre-pied. Mme T. monte avec Fabien. Elle raconte que chez le dentiste, le médecin, Fabien accepte maintenant que sa mère soit assise à quelque distance de lui, à portée de vue.

28Il se montre très bavard, et raconte avec abondance de détails qu’il fabrique avec des morceaux de bois, chez son grand-père, des fusils, des épées, pour des combats extraordinaires. « Le matin, on embête maman » ; les enfants vont dans le lit de leur mère quand le père est parti au travail.

29Prenant acte de la parole de la mère, je donne rendez-vous pour la semaine suivante. Fabien se demande ce que fera son frère pendant que lui sera ici, et dit qu’il ne viendra pas sans sa mère.

Huitième entretien

30Dans la salle d’attente, me voyant, Fabien se lève et monte comme une flèche, laissant sa mère ébahie. Il parlera sans arrêt, en bégayant, remplissant le temps de la séance, passant d’un thème à l’autre sans transition. Il continuera ainsi à venir parler, puis jouer et lire pendant les quatre ans que durera sa prise en charge, qui s’arrêtera après la disparition du symptôme d’énurésie, le langage ayant évolué assez rapidement.

Commentaires

31Que pouvons-nous repérer dans ces premières rencontres, qui ont eu la fonction d’entretiens préliminaires ?

32Dès le premier rendez-vous, Mme T. expose la problématique en ces termes : « Il a du mal à se séparer de nous. » Je ferais volontiers l’hypothèse que ce « nous » désigne non pas le couple parental, mais le couple mère-enfant, « se séparer de nous » signifiant alors : quitter cette relation fusionnelle. Par ailleurs, Mme T. est enceinte, ce qui sera confirmé un peu plus tard par Fabien lui-même. La clinique nous montre qu’il est relativement fréquent qu’une mère vienne consulter pour un enfant ayant du mal à grandir alors qu’elle est en début de grossesse ; s’agirait-il de faire place pour un autre ? Dans ce cas, le « nous » pourrait désigner la mère et son bébé à venir.

33Le coiffeur, le dentiste, le médecin déclenchent une angoisse chez Fabien. À chaque fois, il s’agit de toucher au corps et à son intégrité. L’angoisse ne serait-elle pas alors celle de la mère, telle qu’elle peut surgir dans les premiers mois de la vie, quand « on touche à son bébé » ? J’apprendrai plus tard que la grossesse de Mme T. s’est mal déroulée, en raison d’une hypertension. Le développement de Fabien se serait arrêté à 7 mois, et madame rapporte qu’elle « a failli y rester » au moment de l’accouchement. Si le développement ultérieur a été sans problèmes, il est resté, dans l’imaginaire maternel, que « ç’aurait pu être beaucoup plus grave », fantasme de mort qui n’a pu manqué d’imprimer sa tonalité aux échanges précoces mère-enfant.

34Dès ce premier entretien, Fabien, pour inquiet qu’il fût, se saisit d’un point d’amarrage transférentiel : les Duplos que je lui ai proposés, dont il dit qu’il en avait chez son grand-père. Là encore, c’est a posteriori que je comprendrai l’importance pour Fabien de ses deux grands-pères, figures identificatoires majeures.

35Les entretiens suivants permettront de préciser les positions respectives des sujets en présence :

  • le père, par sa venue, déclenche une prise de parole chez Fabien, en même temps qu’il se différencie de son épouse dans son désir de ne pas céder aux caprices de son fils. Est-il utile de rappeler ici que la présence physique du père, souvent désirée, n’est en aucun cas la garantie de l’introduction d’un tiers ?
  • Mme T., dans ses associations, cerne la place de Fabien : « Il veut qu’on s’occupe de lui »… « Tu fais le bébé ». En même temps, son ambivalence vient au jour : elle remarque que Fabien parle plus facilement ici – mais alors, quelle rivalité ! – se défausse sur sa propre mère pour amener Fabien et affronter la question de la séparation – et on pourrait là se poser la question de la dimension transgénérationnelle – et demande devant moi que Fabien fasse un dessin pour elle ;
  • sa réponse, « il y a des feutres à la maison », montre que celui-ci a bien saisi l’enjeu de ces rencontres : il inscrit sa main droite sur une feuille comme empreinte de la main du père (et au-delà, du grand-père maternel), signant ainsi un appel à la fonction paternelle séparatrice.
Enfin, Mme T. me fait appel d’une façon plus appuyée : je n’en fais pas assez, il faudrait que je voie Fabien plus fréquemment ! Elle pointe là mon insuffisance, ma castration, me délogeant par là même d’une possible omnipotence imaginaire, ce qui permet à Fabien de venir seul.

36Venir seul, pour Fabien, a marqué un pas en avant vers une autonomisation qui s’est effectuée progressivement au cours de ce long travail.

37Mme T. a amené Fabien très régulièrement, jusqu’à ce qu’il soit assez grand pour venir seul à pieds (ce à quoi elle l’a poussé). Il y a eu ce qu’on appelle parfois une « alliance thérapeutique » solide.

38Pourtant, quand l’arrêt des séances a été décidé d’un commun accord, après ce travail jugé satisfaisant de part et d’autre, Mme T. est partie furieuse après moi, parce que je refusais de recevoir son deuxième fils qui présentait quelques difficultés scolaires. La question de la séparation, de la différenciation, resurgissait donc, ce qui est souvent le cas lors de l’arrêt de la prise en charge. On peut supposer également que ce départ sur une négativation du transfert a pu permettre à Mme T., et pour reprendre les termes freudiens, de se décharger d’une partie de l’obligation de la reconnaissance – les traitements en cmp étant gratuits. Par ailleurs, si je ne donnais pas tout, je pouvais donc être mauvais, et alors plus facile à quitter…

39Quelques années plus tard, Mme T. est revenue avec Fabien au seuil de l’adolescence, très déprimé par ses difficultés en langage écrit. Le travail n’était donc pas terminé ; une deuxième tranche fut nécessaire, qui lui permit d’acquérir plus d’assurance, et le vit inscrire son orientation scolaire et ses projets d’avenir du côté de la lignée paternelle.

De la division[*]

De l’âge de cinq à sept ou huit ans, le monde m’était un paradis. J’y jouais, je m’y promenais, j’y dessinais, j’y apprenais, admirant des parents aimants, si jeunes et si beaux avec leurs jolies vestes en mouton retourné, leurs chemises brodées, et les pâquerettes qu’ils portaient dans la barbe ou les cheveux. Des parents d’une génération d’utopie. J’allais à l’école sur le porte-bagages du vélo, accroché aux hanches de ma mère, le nez perdu dans son dos ; une école isolée, cernée de maraîchers, derrière un mur de peupliers. En classe, qui était une classe unique, nous dessinions beaucoup pendant que l’institutrice s’occupait des plus grands, nous pratiquions aussi la musique, et je m’arrangeais toujours, soufflant dans ma flûte, pour m’approcher de la jolie Nora. Lorsqu’on travaillait, on apprenait à compter. L’addition d’abord, avec de petits bâtonnets de bois coloré, et la soustraction, sans trop de difficulté. Ensuite, ce fut la multiplication. Plus difficile, mais compréhensible. Nous allions commencer la division quand je connus la « chute ». Séparation, divorce, déménagement. Ce monde-là basculait.
J’arrivais ainsi à Paris, et n’appris ni à diviser ni rien d’autre avec Nora ma petite amoureuse. À Paris, fini le vélo ; j’apprenais le métro, la clé autour du cou, attachée à un ruban. Dans l’énorme école où j’arrivai intimidé, la classe venait justement de terminer l’apprentissage de la division. Pas de chance : l’institutrice eut beau, par la suite, prendre un peu de temps pour me l’expliquer, à part, patiemment, jamais je ne parvins à poser cette opération avec son dividende, son diviseur, son reste. Cette opération particulière, potentiellement infinie, que l’on ne déclare achevée qu’arbitrairement, me semblait obscure et mystérieuse. Une addition faite est terminée. Une soustraction aussi, et une multiplication également. Seule la division peut rester ainsi inachevée ; on vous demande de vous arrêter à « deux chiffres après la virgule » comme un ordre, et vous obéissez, mais l’opération pourrait bien continuer. Il faut se plier à l’arbitraire décision de stopper là. Tombé de ce paradis perdu, je n’ai jamais su diviser qu’avec une machine. Une machine à calculer. C’est enfant que je me suis forgé la certitude que seule la machine peut affronter la division.
Nicolas Taffin

Bibliographie

  • Lacan, J. 1999. « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », dans Écrits I, Paris, Le Seuil.
  • Diatkine, R. 1979. Préface à Apprendre à parler à l’enfant de moins de 6 ans, par Laurence Lentin, Paris, esf.
  • Morizot-Martinet, S. ; Brenot, M. ; Marnier, J.-P. ; Trapet, P. ; Gisselman, A. 1996. « Angoisse d’abandon ou vie sans miroir », dans Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, 44, 9-10, p. 423-428.
  • Winnicott, D.W. 2000. La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, Paris, Gallimard.

Mots-clés éditeurs : langage, séparation, représentations, orthophonie, tiers

Date de mise en ligne : 01/09/2006

https://doi.org/10.3917/lett.064.32

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