Notes
-
[*]
Marie-Hélène Inglin-Routisseau est docteur en littérature comparée, chercheuse en littérature de jeunesse. Auteur d’une thèse sur Alice dans la littérature française à paraître aux éditions de L’Harmattan en 2005.
-
[1]
J.-C. Pompougnac, Illettrisme : tourner la page ? Paris, Hachette, 1996, p. 64-65.
Dans ce même livre, l’auteur situe l’apparition du mot « illettrisme » à la fin des années 1970 au sein de l’association atd-Quart monde, p. 11. -
[2]
J. Bruner, « pense plutôt qu’il existe une disponibilité, ou une prédisposition, à organiser le vécu sous forme narrative, en construisant des intrigues », ... Car la culture donne forme à l’esprit, Paris, Eshel, 1991, p. 59.
-
[3]
D.W. Winnicott, Jeu et réalité, l’espace potentiel, Paris, Gallimard, 1975.
-
[4]
Tel est le point de vue des psychiatres et des psychanalystes qui encouragent la lecture dès le plus jeune âge. On peut se rapporter notamment à l’ouvrage de M. Bonnafé, Les livres, c’est bon pour les bébés, Paris, Calmann-Lévy, 1994 ; T. Lainé, « L’espace culturel et l’imaginaire du jeune enfant », Les Cahiers de l’éveil, n? 2, Enfance et musique, p. 39-52.
-
[5]
« Ainsi, le passage de l’enfant par la place mythologique – la place du pouvoir de se nommer comme s’il était à l’extérieur de soi –, ce passage nous montre qu’en occupant, si je puis dire, la place royale de l’écart, l’humain enfant conquiert la représentation subjective de l’extériorité qu’il pourra désormais projeter sur le monde », P. Legendre, Ce que l’Occident ne voit pas de l’Occident, Paris, Mille et une nuits, 2004, p. 80. On peut se rapporter plus largement à la conférence intitulée « Qu’est-ce que l’animal parlant ? Considérations sur le montage humain », p. 66-94.
-
[6]
Voir J. Perrot, Du jeu, des enfants et des livres, Ed. du Cercle de la librairie, 1987, p. 276.
-
[7]
L. Schnitzler explique ainsi : « C’est cela que l’enfant demande : des réponses concrètes à des problèmes abstraits. Et il veut des réponses optimistes » ; « Le conte, cet éternel nomade », dans L’enfant lecteur, Paris, Autrement, 1988, p. 73. Nous pouvons aussi reconnaître, chez B. Bettelheim, une conception similaire.
-
[8]
Les paroles ici transcrites citent un petit garçon entre 2 ans et demi et 3 ans.
-
[9]
Nous renvoyons à l’article de D. Bougnoux, « Le principe d’identification », dans Personnage et histoire littéraire, Presses universitaires du Mirail, 1991, p. 187-195.
-
[10]
G. Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire : introduction à l’archétypologie générale, Paris, Bordas, 1969, p. 89-96.
-
[11]
Tels sont, par exemple, les poussins de C. Ponti.
-
[12]
Le mot signifie : courir après, poursuivre, exciter. Voir S. Freud, L’interprétation des rêves, Paris, puf, 1999, p. 338.
-
[13]
Voir C. Tauveron, « Le nom propre des personnages : rapide bilan des différentes approches. L’onomastique dans la littérature pour enfants », dans Le personnage dans les récits, ouvrage collectif sous la direction d’Y. Reuter, Cahiers de recherches en didactique du français, n? 2, octobre 1988, p. 53-81.
-
[14]
J.-P. Sartre, Les Mots, Paris, Gallimard, 1964, poche folio n? 24, p. 43.
-
[15]
Rappelons-nous les animaux du miroir que sont le rocking-horse-fly et le bread-and butter-fly, littéralement cheval-à-bascule-taon et papillon-tartine-de-beurre. L. Aragon en commente la formation dans l’introduction à sa traduction de La Chasse au Snark en 1929. M. Leiris se souvient dans Biffures que « quand on ne sait pas encore lire [...] les mots [...] se présentent sous d’étranges figures qu’on aura peine à reconnaître lorsqu’on les verra, en noir sur blanc, écrits. Que de monstres oraux se trouvent ainsi forgés ! », La règle du jeu, Paris, Gallimard, 2003 (coll. « Bibliothèque de La Pléiade »), p. 7.
-
[16]
Nous citons le texte mis en exergue « À la mémoire de Max Jacob » par Edmond Jabès dans les « Chansons pour le repas de l’ogre », dans Le Seuil, le sable, Paris, Gallimard, 1975.
« Entrez, bonnes fées et faunes,Ogres, satyres aphones. »
1 Dans un livre consacré aux paradoxes sociaux de l’illettrisme et à ses conditions d’émergence dans la France des années 1980, Jean-Claude Pompougnac observe que le « plaisir de lire est précédé d’un désir de lire marqué par une sorte d’investissement magique qu’opère d’abord le non-lecteur au spectacle des lecteurs qui l’entourent. C’est une question assez mystérieuse et singulière » note- t-il, « que de savoir ce qui soutient la force d’un tel désir de lire (identification, envie de partager la toute puissance de l’autre, fantasme prométhéen) [1] ».
2 Le désir de lire ici appréhendé comme le résultat de l’identification (plus ou moins réussie) à l’environnement familial, rejoint le constat sociologique de reproduction des situations sociales de domination – et ses risques – mais oblitère, du même coup, ce que le désir comporte sui generis de spontané et de libre.
3 On est tenté de s’engouffrer dans la brèche ouverte par les mots pour explorer en quoi consiste cet « investissement magique », le « mystère » grâce auquel l’entrée dans la lecture serait rendue possible car le caractère énigmatique du phénomène évoque davantage l’irrésistible attrait, ou l’enchantement, qu’une intention issue du volontarisme conquérant du futur lecteur : nécessité d’avoir un comportement adéquat à l’environnement familial ou de procéder à la conquête victorieuse du sens par la soumission au code, ou par l’imitation.
La fiction : un don de l’enfance
4 Au-delà du désir de lire envisagé comme la dynamique propre du sujet et futur (bébé) lecteur, il semble pertinent d’essayer d’appréhender cette question à travers le prisme de l’enfance même : l’enfant ne partage guère les ambitions de Prométhée ; il est pareil à Pan, ce fils d’Hermès, un « fou espiègle », joyeux et turbulent, partagé entre une humanité encore fragile, qui se développe par l’acquisition du langage, et une animalité composée de pulsions toujours prêtes à lui jouer de mauvais tours. Ouvrons les yeux ! L’enfant possède un goût irrésistible, un appétit vorace pour les histoires. Il est doué pour la fiction : la subjectivité enfantine présente plus d’une similitude avec la stylistique du rêve, et le rêve plus d’une ressemblance avec les récits adressés aux tout-petits [2].
5 Sans doute conviendrait-il de prendre davantage en compte cet aspect dans la mesure où l’adéquation de la vision psychotique infantile au « délire » fictionnel est une des pierres angulaires de l’affinité de l’enfant avec les histoires (orales ou écrites). C’est là que s’origine pour lui ce qui deviendra ensuite un travail sur le texte de sorte que l’on pourrait substituer à la notion de « désir de lire », celle de capacité à élaborer du sens, à partir du fictionnel, avec des mots.
6 Nous pénétrons, ce faisant, un champ déjà balisé par Donald Winnicott [3] dont la conception de l’« espace transitionnel », produite à la suite des observations de Freud sur le fort-da, formalise l’expérience psychique qu’est la construction d’un théâtre intérieur : l’activité créatrice se développe sur une scène ; l’enfant projette des sentiments sur une intrigue dont il est le démiurge [4].
7 En outre, même si l’acquisition du langage sépare radicalement de soi, même si l’apprentissage de l’écrit passe par un renoncement temporaire au signifié, et à l’imaginaire, nous pouvons aussi admettre, à la suite de Pierre Legendre, que le pouvoir pour l’enfant de se nommer lui-même, avant que la fiction ne soit perçue par lui comme un jeu extérieur au lecteur, instaure la position mythologique : c’est par elle qu’il conquiert « la représentation subjective de l’extériorité qu’il pourra projeter sur le monde », et qu’il s’affirme comme fondamentalement humain [5].
8 Entrer dans la narration revient donc, pour l’enfant, à élaborer des représentations afin de nommer ce qui n’est pas – si ce n’est justement dans la sphère de l’imaginaire – pour décrypter part de soi-même dans le miroir des livres. Le récit établit ainsi une mise en discussion réflexive de l’espace intérieur, qui rend possible aussi bien l’intrusion que la domestication des peurs et des émotions.
9 La littérature de jeunesse le sait bien. Depuis environ une quarantaine d’années, elle a scrupuleusement respecté ces canons de la fantaisie enfantine en allant toujours plus au devant de ses préoccupations et de ses obsessions. En 1987, Jean Perrot peut ainsi pointer, dans les livres destinés aux tout petits, la manifestation d’une réflexion sur soi, dans laquelle s’inscrit l’expression de la pulsion : « Bébés et nourrissons prennent [...] la parole et se confient en des raccourcis saisissants qui rejettent dans la préhistoire du genre les hardiesses des premiers journaux intimes. De toutes parts, des voix claires montent, parlent par bribes, balbutient. De toutes parts “ça” parle, “on” nous parle, livrant avec la “découverte” du tout petit les pulsions les plus profondes qui commandent l’avenir supposé de la personne [6]. »
10 C’est pourquoi, la lecture envisagée dans une perspective fonctionnaliste, et réduite à un rituel rassurant, à un parcours initiatique capable d’apporter des réponses ou de donner l’exemple d’une maturité à venir, est une idéalisation positiviste sans rapport avec l’usage que l’enfant en fait lui-même [7]. Supposer que la lecture des histoires s’accompagne toujours d’une résolution satisfaisante, qu’elle est suivie d’un bénéfice, met, en effet, en veilleuse la pratique foncièrement ludique de la relation à la fiction : jouer avec des représentations énigmatiques et problématiques pour saisir son destin, songer pour conjurer les ombres.
Le personnage : un héros au service du pacte narratif
11 L’entrée dans la narration du tout petit est un apprentissage qui combine plusieurs facteurs. Il lui faut, en effet, un agent, qu’il va suivre dans ses déambulations ; il lui faut pouvoir repérer l’ordre séquentiel de la narration ; il lui faut, enfin, comprendre d’où provient la voix.
12 À l’âge de 2 ans et demi environ, l’enfant sait déjà construire un espace intra-subjectif par la parole. Pour autant, sa présence à l’histoire est variable : certains enfants se laissent bercer par les sons des mots ; d’autres prennent plaisir à l’écoute d’une même histoire inlassablement répétée ; d’autres encore préfèrent se contenter de reconnaître ou de nommer des objets, des personnes, des animaux qu’ils ont reconnus sur une image...
13 L’entrée dans le récit est progressive [8]. Elle s’élabore à partir d’une identification partielle à des personnages, construite par la projection, sur l’histoire, de la dyade familiale. L’illustration joue là un rôle essentiel puisque l’enfant repère à travers elle immanquablement son père, sa mère, un « bébé », qui peut être indifféremment lui-même, un frère, ou une sœur. Ainsi peut-il interroger en montrant la vache : « Où est la maman ? », comme s’il allait de soi que cette vache adulte avait une mère.
14 La fonction de trans portée par l’identification au personnage fonctionne ici à plein : le personnage est un guide, une tête chercheuse, une machine cognitive ; il constitue un vecteur puissant de transfert capable d’apporter la coupure sémiotique et « l’autre scène [9] ». Le personnage de l’animal, plus qu’aucun autre, incarne cette quête expérimentale non seulement dans la mesure où son zoomorphisme est une expression de l’animisme de l’enfant, mais aussi parce qu’il a la capacité d’incarner une matrice somato-émotionnelle, le pulsionnel non réfléchi. C’est donc main dans la main avec l’animal que l’enfant pénètre dans la narration.
15 Pour être évidente, l’omniprésence du personnage-animal dans les livres destinés aux tout-petits, est assez peu explorée. Nous pouvons la comprendre comme l’expression de la complicité profonde, qui lie l’enfant à de l’animalité. L’anthropomorphisation des bêtes en est la marque la plus patente. L’animal donne corps, mieux qu’aucun autre, à des fantasmes archaïques : il représente le sadisme oral de l’enfant, son cannibalisme. Pour reprendre la terminologie savante de Gilbert Durand [10], il métaphorise le thème prédateur agressif fondé sur le « dévorant-dévoré ». L’animal apporte avec lui l’immédiateté, le corps assujetti à la jouissance orale, le plaisir sans la barrière des interdits. Il est le croc du crocodile, la griffe du chat, la gueule du loup.
16 Poussin, caneton, ou chiot, l’animal peut aussi donner forme à une excitation primaire composée de chatouillis, de chaleur, de douceur et de frémissement [11]. Il est appréhendé, par l’enfant, dans sa dimension tactile. Les animaux sont duveteux : leur fourrure soyeuse évoque des sensations agréables, associées à la douceur d’un corps maternel accueillant, moelleux, et réconfortant.
17 Le petit animal figure, enfin, ce que le stimulus de la sensation a d’essentiel dès qu’il s’agit d’explorer toutes les dimensions de l’espace – fût-il narratif. Ses facéties turbulentes invitent l’enfant à se déplacer et à se développer dans un milieu débarrassé des lois trop contraignantes de la coercition ou de la gravitation. Les dissipations insensées de l’animal, son agitation bruyante et impétueuse, nous rappellent fort à propos que les enfants sont de drôles d’oiseaux animés par ce que Freud nommait hetzen [12], des cochons maladroits et sales, des bouches dentées ou goulues. L’animal de l’histoire autorise ce que les grandes personnes interdisent, les animaux procurent aux enfants une revanche en offrant un refuge sensuel et ré-créatif.
18 L’identification aux personnages s’élabore plus largement à partir de signes diacritiques visibles, repérés sur l’image, – des vêtements qui évoqueraient spécifiquement un homme ou une femme, par exemple – ou verbaux.
19 Ainsi, le choix (onomastique) des noms des personnages contribue-t-il à la construction de l’identification : le nom propre inaugure à la vie de la fiction en constituant un signe saturé de sens. La réduction de la désignation du héros à son seul prénom, ou surnom, ancre le personnage dans un référent externe, qui fonctionne comme un « sésame » d’entrée dans l’histoire : la motivation du signifiant instaure un sens immédiat. Il construit une relation de connivence par le tutoiement, se situe en dehors du champ social, et peut facilement évoluer vers une compréhension affectivo-narrative (par son surnom ou un passage du nom au prénom) [13].
20 Par ailleurs, le déroulement de la chaîne narrative, l’enchaînement des séquences du récit n’est pas immédiatement perçu par le tout jeune lecteur. La succession narratologique des images n’est pas comprise : l’enfant voit ainsi deux entités distinctes là où le lecteur admet qu’il ne s’agit que d’un seul et même personnage reproduit dans plusieurs images à des moments distincts de la séquence narrative. Vers 3 ans, l’enfant peut avoir intégré ce code issu du pacte sémiologique et narratif qui suppose que la représentation iconique renvoie à un personnage du récit.
21 La stabilité du texte est, de ce fait, constamment remise en cause et reconstruite. L’histoire n’existe pas : le récit n’a pas de devenir temporel. Toutefois, l’enfant est visiblement impressionné par des scènes dramatiques : une chute, un objet qui tombe, et se casse, un enfant qui pleure ou se blesse, constituent à eux seuls des épisodes marquants et décisifs, une acmé et une rupture.
L’écriture qui parle
22 Vers l’âge de 2 ans et demi, un enfant peut demander à celui qui lui lit l’histoire : « C’est qui qui parle ? » Si, à cette question essentielle, le linguiste répondra immanquablement : le narrateur – celui qui parle dans le texte – il pourra aussi ajouter que cette instance énonciative peut être un personnage, ou un témoin, qu’elle peut même être transparente de sorte que la voix du lecteur incarne alors pour l’enfant, « celui qui parle ».
23 Toutefois, la question impertinente du tout petit convie à d’autres commentaires. L’enfant repère, en effet, que le lecteur est habité par la parole d’autrui, par une voix dont il est passivement le médiateur. Cette prise en charge par le lecteur d’une parole autre est, du point de vue de l’enfant, énigmatique. D’une part, il semble avoir besoin d’évaluer la fidélité de l’adulte à la parole d’un tiers, d’autre part, il interroge l’écriture elle-même. Vers l’âge de 3 ans, quand il (se) redemande « C’est qui qui parle ? », il peut, dès lors, apporter un élément de réponse et faire l’hypothèse que « c’est peut-être l’écriture ». Puis, interroger : « Elle bouge l’écriture ? »
24 Cette belle métaphore d’une écriture appréhendée dans le mouvement, c’est-à-dire dans le temps et dans l’espace, signifie que l’enfant serait, à ce stade, capable de comprendre que l’écriture vivante porte une histoire – symbolique de ce déplacement spatial et temporel – et qu’elle est, comme la partition, durée, intensité, musique, sons, en un mot prosodie. À ce point de sa réflexion, l’enfant peut enfin saisir que « c’est l’écriture qui parle », qu’elle est une voix autre, venue d’ailleurs et qu’elle peut aussi bien s’incarner dans un personnage : « c’est le chat qui parle ».
25 L’étape majeure de la découverte de la voix du narrateur – celle qui ouvre la voie – a été racontée par Jean-Paul Sartre, avec ses Mots, dans un texte mémorable. Si la réminiscence donne bien entendu lieu à une élaboration de l’anamnèse, qui est déjà du récit, le témoignage confirme, même déformé, le processus que nous venons de décrire. La voix du narrateur identifiée par l’enfant comme celle de la mère, laisse soudainement place au livre : « De ce visage de statue sortit une voix de plâtre. Je perdis la tête. Qui racontait ? quoi ? et à qui ? Ma mère s’était absentée : pas un sourire, pas un signe de connivence, j’étais en exil. Et puis je ne reconnaissais pas son langage. Où prenait-elle cette assurance ? Au bout d’un instant j’avais compris : c’était le livre qui parlait. » Et du livre maintenant vivant, jaillissent des phrases « mille-pattes », un grouillement « de syllabes et de lettres [14] » : l’écriture animée, appréhendée dans un fourmillement chaotique, et rendue, dans son surgissement, à l’animalité primitive.
Le non-sens au service du sens
26 Vers l’âge de 3 ans, un enfant à qui l’on a lu des histoires, peut à son tour tenter de construire quelque chose qui ressemble à une narration. Il sait que l’écriture est formée de signes dessinés par une personne. Il utilise spontanément le passé simple qu’il a repéré comme indiciel de la narration : il impose alors aux verbes, quels qu’ils soient, une désinence en « a ». Il sait aussi mettre à la suite des séquences narratives juxtaposées ou reliées par « et », en reproduisant les inflexions de la voix quand elle raconte, sans que ces séquences ne s’enchaînent en suivant le fil d’une narration cohérente.
27 Le langage s’avère être, entre stabilité et déformation, une source de plaisir, plaisir de l’absurde. L’enfant s’amuse à créer des mots par adjonction d’un suffixe : « mamante », dit-il d’un ton farceur. Il invente à partir d’un croisement lexical sur « neige » et « Norvège », dont il a reconnu la légère homophonie, « norneige ». Ces mots portemanteaux, ces « monstres de langue », qui inspiraient tant Lewis Carroll, Louis Aragon et Michel Leiris [15], rappellent le travail de condensation que le rêve opère en agrégeant des signifiants.
28 À ce stade, l’enfant sait qu’en déformant les mots, il crée : il commence à jouer avec les rimes, restitue des bouts de comptines, ou de chansons apprises, il est pénétré de l’harmonie secrète de la lettre et du son, s’amuse de l’avènement du sens et du non-sens. La fantaisie enfantine se manifeste par des associations aussi saugrenues qu’inattendues, un intérêt nouveau pour les mots insolites et les néologismes, et par l’ingénuité débridée des métaphores inventées.
29 Rajoutons pour achever cette trop brève esquisse, que l’entrée du tout-petit dans la narration s’effectue dans un espace ouvert à l’intersubjectivité, entre lecteur, auteur et enfant. Cet espace est, lui-même, investi et réinvesti par un dire, un après-dire au sujet du récit et des images, commentés, déchiffrés encore, toujours, en un va-et-vient rétif à la clôture parce qu’il s’agit encore, toujours, d’apprivoiser les monstres du jardin, « parce qu’il y a peut être une chanson liée à l’enfance qui, aux heures les plus sanglantes, toute seule » saura défaire « le malheur et la mort [16] », parce que l’histoire encrée dans les mots et les cris, fonde les grandes espérances humaines.
Mots-clés éditeurs : représentation, narration, voix, identification
Date de mise en ligne : 01/12/2005
https://doi.org/10.3917/lett.061.90Notes
-
[*]
Marie-Hélène Inglin-Routisseau est docteur en littérature comparée, chercheuse en littérature de jeunesse. Auteur d’une thèse sur Alice dans la littérature française à paraître aux éditions de L’Harmattan en 2005.
-
[1]
J.-C. Pompougnac, Illettrisme : tourner la page ? Paris, Hachette, 1996, p. 64-65.
Dans ce même livre, l’auteur situe l’apparition du mot « illettrisme » à la fin des années 1970 au sein de l’association atd-Quart monde, p. 11. -
[2]
J. Bruner, « pense plutôt qu’il existe une disponibilité, ou une prédisposition, à organiser le vécu sous forme narrative, en construisant des intrigues », ... Car la culture donne forme à l’esprit, Paris, Eshel, 1991, p. 59.
-
[3]
D.W. Winnicott, Jeu et réalité, l’espace potentiel, Paris, Gallimard, 1975.
-
[4]
Tel est le point de vue des psychiatres et des psychanalystes qui encouragent la lecture dès le plus jeune âge. On peut se rapporter notamment à l’ouvrage de M. Bonnafé, Les livres, c’est bon pour les bébés, Paris, Calmann-Lévy, 1994 ; T. Lainé, « L’espace culturel et l’imaginaire du jeune enfant », Les Cahiers de l’éveil, n? 2, Enfance et musique, p. 39-52.
-
[5]
« Ainsi, le passage de l’enfant par la place mythologique – la place du pouvoir de se nommer comme s’il était à l’extérieur de soi –, ce passage nous montre qu’en occupant, si je puis dire, la place royale de l’écart, l’humain enfant conquiert la représentation subjective de l’extériorité qu’il pourra désormais projeter sur le monde », P. Legendre, Ce que l’Occident ne voit pas de l’Occident, Paris, Mille et une nuits, 2004, p. 80. On peut se rapporter plus largement à la conférence intitulée « Qu’est-ce que l’animal parlant ? Considérations sur le montage humain », p. 66-94.
-
[6]
Voir J. Perrot, Du jeu, des enfants et des livres, Ed. du Cercle de la librairie, 1987, p. 276.
-
[7]
L. Schnitzler explique ainsi : « C’est cela que l’enfant demande : des réponses concrètes à des problèmes abstraits. Et il veut des réponses optimistes » ; « Le conte, cet éternel nomade », dans L’enfant lecteur, Paris, Autrement, 1988, p. 73. Nous pouvons aussi reconnaître, chez B. Bettelheim, une conception similaire.
-
[8]
Les paroles ici transcrites citent un petit garçon entre 2 ans et demi et 3 ans.
-
[9]
Nous renvoyons à l’article de D. Bougnoux, « Le principe d’identification », dans Personnage et histoire littéraire, Presses universitaires du Mirail, 1991, p. 187-195.
-
[10]
G. Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire : introduction à l’archétypologie générale, Paris, Bordas, 1969, p. 89-96.
-
[11]
Tels sont, par exemple, les poussins de C. Ponti.
-
[12]
Le mot signifie : courir après, poursuivre, exciter. Voir S. Freud, L’interprétation des rêves, Paris, puf, 1999, p. 338.
-
[13]
Voir C. Tauveron, « Le nom propre des personnages : rapide bilan des différentes approches. L’onomastique dans la littérature pour enfants », dans Le personnage dans les récits, ouvrage collectif sous la direction d’Y. Reuter, Cahiers de recherches en didactique du français, n? 2, octobre 1988, p. 53-81.
-
[14]
J.-P. Sartre, Les Mots, Paris, Gallimard, 1964, poche folio n? 24, p. 43.
-
[15]
Rappelons-nous les animaux du miroir que sont le rocking-horse-fly et le bread-and butter-fly, littéralement cheval-à-bascule-taon et papillon-tartine-de-beurre. L. Aragon en commente la formation dans l’introduction à sa traduction de La Chasse au Snark en 1929. M. Leiris se souvient dans Biffures que « quand on ne sait pas encore lire [...] les mots [...] se présentent sous d’étranges figures qu’on aura peine à reconnaître lorsqu’on les verra, en noir sur blanc, écrits. Que de monstres oraux se trouvent ainsi forgés ! », La règle du jeu, Paris, Gallimard, 2003 (coll. « Bibliothèque de La Pléiade »), p. 7.
-
[16]
Nous citons le texte mis en exergue « À la mémoire de Max Jacob » par Edmond Jabès dans les « Chansons pour le repas de l’ogre », dans Le Seuil, le sable, Paris, Gallimard, 1975.