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Article de revue

Les bébés et l'ennui : manifestation émotionnelle et dysharmonie affective

Pages 89 à 94

Notes

  • [*]
    Irini Roufidou, éducatrice de jeunes enfants, chargée de cours à l’iut d’Athènes (département des éducateurs de jeunes enfants), doctorante en sciences de l’éducation à l’université Paris 8.
  • [1]
    F. Roustang, « Reconduire l’ennui à sa source », dans F. Roustang et coll., L’ennui à l’école, Paris, Albin Michel, 2003, p. 22.
  • [2]
    R. Lafont, Vocabulaire de psychopédagogie et de psychiatrie de l’enfant, Paris, puf, 1969.
  • [3]
    A.-J. Sameroff, R.N. Emde, Les troubles des relations précoces, Paris, puf, 1993, p. 73.
  • [4]
    R.-N. Emde, « Génétique des émotions (développement terminé et interminable) » dans P. Mazet et S. Lebovici (sous la direction de), Émotions et affects chez le bébé et ses partenaires, Paris, Eshel, 1992, p. 96.
  • [5]
    S. Lebovici, P. Mazet et J.-P. Visier (sous la direction), L’évaluation des interactions précoces entre le bébé et ses partenaires, Paris, Eshel, et Médecine et Hygiène (Genève), 1998, p. 23.
  • [6]
    D.W. Winnicott, L’enfant, et le monde extérieur, Paris, Payot, 1987.
  • [7]
    A.-J. Sameroff et R.-N. Emde, op. cit., p. 73.
  • [8]
    D. Stern, Le monde interpersonnel du nourrisson, Paris, puf, 1989, 1999, p. 181-208.
  • [9]
    A. Tardos, « Observation du bébé dans sa relation avec le soignant », dans M. Dugnat, Le monde relationnel du bébé, Toulouse, érès, 1997, 2001, p. 65.
  • [10]
    T.B. Brazelton, B. Cramer, Les premiers liens : l’attachement parents-bébé vu par un pédiatre et un psychiatre, Paris, Stock/Laurence Pernoud/Calman-Lévy, 1991.
  • [11]
    S. Lebovici, En l’homme le bébé, Paris, Flammarion, 1994.
  • [12]
    D.-W. Winnicott, De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969, p. 325-333.

1 « Je m’ennuie », « je ne sais pas quoi faire », « je n’ai envie de rien », « je tue mon temps », de telles phrases souvent entendues sont des expressions des personnes qui peuvent verbaliser. Mais que se passe-t-il avec les bébés qui n’ont pas encore la possibilité de le faire ? Qu’est-ce que l’ennui pour un bébé ? Quelle est la source de cet ennui ? Comment le manifestent-ils ?

Qu’est-ce que l’ennui ?

2 Dans le Dictionnaire Robert, l’ennui a plusieurs sens : « Une mélancolie vague, une impression de vide, une tristesse profonde, une lassitude morale quand on ne prend d’intérêt, de plaisir à rien » et s’ennuyer signifie « ressentir désagréablement son absence, languir et se morfondre aussi ». Selon F. Roustang, « l’ennui est plutôt une forme que nous entretenons avec nous-mêmes, avec et par notre corps, avec l’environnement », « dans l’ennui, poursuit-il, le temps s’allonge et l’espace se vide [1] ». L’ennui est aussi pour R. Lafont « malaise ou dégoût intolérable provenant soit de l’ambiance (milieu amorphe ou occupation nulle ou dépourvue d’intérêt) soit de soi-même (mélancolie vague, lassitude morale qui fait qu’on ne prend de plaisir à rien [2] ».

3 Pour ce qui est du bébé, l’image que nous avons de lui est celle de quelqu’un de vif, curieux, souriant, actif, motivé, toujours prêt à entrer en contact et en communication avec l’autre ; nous avons du mal à imaginer un bébé passif, inexpressible, fermé, ou bien un bébé qui s’ennuie. Un bébé a tellement de choses à apprendre et surtout à connaître autour de lui ; comment arrive-t-il à s’ennuyer ? L’ennui existe-t-il vraiment chez les bébés ?

L’ennui et les bébés

4 En cherchant dans la bibliographie concernant le bébé nous pouvons trouver des auteurs qui parlent de l’ennui ; néanmoins les références sont peu nombreuses.

5 Selon Emde (1993) « la curiosité, l’intérêt, le plaisir et l’ennui éprouvés quotidiennement constituent des motivations, de même que la souffrance dont le bébé cherche à être soulagé [3] ». Il écrit aussi que « dans la vie quotidienne, les affects régulent les intérêts, les engagements, l’ennui, la frustration et donnent la coloration d’autres états impliquant le monde selon un continuum plaisir-déplaisir [4] ».

6 P. Mazet (1998) écrit que « l’ennui, le plaisir, le bien-être, la tristesse, l’indifférence, l’insécurité, la haine etc. sont la tonalité affective globale des échanges entre les partenaires de l’interaction [5] ».

7 Nous pouvons donc dire que l’ennui fait partie du quotidien du bébé, et avec la curiosité, l’intérêt et le plaisir constituent les motivations du bébé. Tout en fonctionnant comme motivation ou comme souffrance il est aussi un signal d’appel vers autrui pour que le bébé soit soulagé.

8 L’ennui est donc présent dans la vie des bébés et il est bien inscrit dans la dimension des affects. Si nous pensons à la phrase célèbre de Winnicott : « Un bébé ne peut exister seul, il fait essentiellement partie d’une relation [6] », alors nous ne pouvons pas étudier l’ennui en dehors du cadre interactionnel et relationnel du bébé.

9 En raison de sa dépendance à l’autre, le bébé, pour assurer son existence, a besoin de cet autre qui va lui prodiguer soins corporels et psychiques, et qui sera également attentif et « émotionnellement disponible [7] » pour satisfaire ses besoins. Cette « disponibilité émotionnelle » d’autrui conduira à l’« accordage affectif » ou à une « harmonisation des affects [8] ». Dans la théorie d’Emde sur la « disponibilité émotionnelle » et celle de Stern sur l’« accordage affectif », c’est la mère qui fait le premier pas mais, toujours selon Stern, le bébé modifie aussi son comportement pour pouvoir « se sentir bien ».

10 Brazelton (1991) parle également des compétences des bébés à entrer en interaction et en relation avec les adultes proches de lui, compétences d’abord innées et ensuite acquises, qui sont encouragées par l’adulte.

11 En principe, l’adulte qui s’occupe du bébé et lui prodigue les soins est sa mère qui doit répondre et satisfaire ses besoins physiques et psychiques. Dans les théories de la mère « toute-puissante », c’est elle qui s’adapte aux besoins de son bébé, c’est elle qui est disponible dans le but d’attirer et de maintenir son attention et son intérêt, et le rôle du bébé est méconnu, bien que nous ne devions pas ignorer qu’il est un partenaire actif. Le regard, les cris, les pleurs, le sourire, les vocalisations sont parmi les moyens primaires dont le bébé est doté à l’entrée dans la vie mais au cours de son développement psychologique il en développera d’autres afin de mieux répondre aux stimulations physiques et affectives.

12 Dans le cas de l’ennui, nous pouvons parler d’une manifestation affective et émotionnelle qui est associée à l’expérience. Le bébé est un être humain immature, son manque d’expérience fait qu’il est une tabula rasa, mais bien qu’il soit doté de compétences innées afin de répondre aux stimulations physiques et affectives, le rôle des affects est très important dans l’organisation de son expérience. Cette expérience « vécue » se construit sur la base d’une bipolarité plaisir/déplaisir et bien-être/malaise.

13 L’ennui du bébé est une manifestation émotionnelle inscrite dans la relation des affects de deux partenaires impliqués dans une interaction et il est ressenti tant comme un « vécu » déplaisant que comme un malaise enraciné dans le corps du bébé. À travers lui, s’exprime un « vécu » corporel et psychique.

14 Enfin, nous voudrions ajouter qu’il nous paraît que l’ennui fait partie du registre conscient et inconscient chez les bébés.

Un bébé ennuyeux s’ennuie-t-il ?

15 À ce point, je voudrais présenter et décrire une séquence d’interactions entre un bébé âgé d’environ 6 mois et une soignante dans une pouponnière.

16 Grâce à mon statut d’enseignante encadrant des étudiants du département des éducateurs de jeunes enfants qui font leur stage pratique dans une pouponnière à Athènes, j’ai assisté à cette scène.

17 Il est environ 16 heures, j’entre dans la salle des enfants. Il y a peu d’enfants (les plus âgés étant en promenade) ; au milieu, je vois une soignante face à un bébé. Elle est bien assise sur une petite chaise, ses jambes croisées, son corps demi-allongé sur une petite table devant elle, son visage inexpressif et son regard vide ; j’ai l’impression qu’elle est ailleurs, qu’elle est absente. En face d’elle, un bébé âgé d’environ 6 mois est assis dans son transat, il est immobile, passif, son corps bien relâché, son visage inexpressif et son regard vide. J’ai l’impression de voir une image reflétée dans un miroir, le même regard, la même expression visuelle, la même vacuité ; je sens que l’ennui est présent.

18 Si nous faisons appel au concept de Winnicott (1971) sur le rôle de la mère comme miroir, nous pouvons dire que si un bébé voit sa mère, en réalité, il voit une partie de lui-même à travers l’image réfléchie sur le visage de sa mère. Dans notre exemple le bébé voit sur le visage de la soignante son soi-même ennuyeux. Il s’agit d’une introjection de son image ennuyeuse et la projection de son état psychique, l’ennui. Si nous voulons analyser cette scène en utilisant les références psychanalytiques kleiniennes, nous pouvons parler de l’identification projective où l’implication de la vie inconsciente fantasmatique des deux personnes est très significative.

19 S. Lebovici (1983) parle de la signification des interactions fantasmatiques et de leur lien étroit avec les interactions affectives ; ce lien est intéressant de la part de l’adulte étant donné que le corps du bébé est un corps érogène, lieu possible des projections fantasmatiques.

20 À ce point, nous oserons interpréter la situation de la scène précédente sans oublier notre implication émotionnelle en tant qu’observateur participant, et sans sous-estimer la dynamique du transfert et du contre-transfert. Du côté du bébé, il nous semble qu’il a ressenti l’absence de la soignante à travers sa non-disponibilité émotionnelle à se mettre en relation avec lui ; l’angoisse déclenchée par cette perte a provoqué chez bébé un état émotionnel de tristesse et de souffrance vécu comme une expérience déplaisante exprimée corporellement et psychiquement.

21 Du côté de la soignante, il nous apparaît qu’elle s’ennuie parce que le bébé est un objet de travail pour elle et non un objet de désir, un bébé qui n’a pas réussi à attirer et maintenir son attention et son intérêt à ce moment donné. Ce bébé réel serait peut-être bien différent du bébé imaginaire du professionnel, bien qu’abstrait (Tardos, 1997) [9] et la rencontre de tous ces bébés bien bouleversante pour la soignante cherchant refuge dans l’ennui.

22 L’ennui caractérise les deux partenaires de la scène, en fonctionnant du côté du bébé comme une souffrance et du côté de la soignante comme un manque d’intérêt qui l’a conduite à cette non-disponibilité émotionnelle. La source de l’état émotionnel de chacun est probablement différente mais l’influence de l’un sur l’autre est claire et réciproque, finalement ils se sont rencontrés sur une toile de fond marquée de l’ennui.

23 Ici, bien que nous ayons une interaction non réussie au niveau de sa qualité, nous avons un état d’« homéostasie » chez les deux partenaires, une « harmonisation des affects » qui a été établie après un « désaccordage affectif » initial. Les deux partenaires qui n’ont pas réussi à attirer et maintenir l’attention et l’intérêt, chacun de son côté, ont réussi par contre une « harmonisation » de leur état physique et psychique, après un « désaccordage affectif ». L’« homéostasie », la « synchronisation » et la « symétrie [10] », les principes essentiels de l’interaction sont là, mais dans un état émotionnel et affectif négatif.

24 Dans cet essai d’analyse il ne faut pas négliger mon attitude empathique en tant que tiers, observateur par hasard de la scène précédente. Je me suis identifiée aux deux partenaires et j’ai ressenti l’ennui des deux. Certes, j’étais plus identifiée au bébé en tant que personne plus fragile, une personne en souffrance, un bébé à risque.

25 J’ai ressenti l’état psychique du bébé comme une tristesse profonde, une mélancolie ; les sentiments qu’il m’a transmis étaient plus forts et plus douloureux à cause de sa dépendance à autrui, et des conditions de son quotidien caractérisé par la discontinuité des échanges, par les séparations répétitives et peut-être par plusieurs rencontres avec un adulte non disponible émotionnellement pour lui. Je voudrais également mentionner une autre raison pour laquelle je me suis plus identifiée au bébé : il a touché le « bébé en moi », ce bébé qui est dans chaque adulte selon Lebovici [11].

Conclusion

26 Pour conclure, nous pouvons dire que l’ennui fait partie de la vie quotidienne du bébé, soit sous la forme de la motivation, soit comme souffrance. Pour nous, l’ennui du bébé est considéré comme une manifestation émotionnelle qui est extériorisée par et à travers le corps du bébé, un état psychique lié à une expérience déplaisante ; dans le cadre interactionnel et relationnel, l’ennui du bébé est le symptôme d’une dysharmonie affective en raison de la non-disponibilité émotionnelle d’autrui qui s’exprime par le non-désir et le manque du plaisir d’être et de faire avec.

27 Mais, chaque fois qu’un bébé ne trouve pas de disponibilité émotionnelle chez autrui, finit-il par s’ennuyer ? La réponse selon Winnicott [12] est, heureusement, non : le bébé a « une capacité d’être seul » grâce à son « environnement interne » et au phénomène primitif de l’« introjection de la mère ».

28 Nous avons déjà dit plus haut que l’ennui est inscrit dans la dimension des affects, en pensant à la séquence d’interaction observée, nous avons un indice que l’ennui du bébé peut également être inscrit dans la dimension de l’identification projective ; cette idée mériterait une étude plus approfondie.

29 La question qui reste toujours ouverte est de savoir par qui commence l’ennui du bébé. Chez le bébé lui-même ou chez autrui qui le prend en charge ? Bien que la réponse soit difficile, nous devrions signaler que c’est l’empathie de l’autre qui donne sens et métaphorise ses expressions psychiques.

« Pour que l’enfant se retienne encore un peu au-dessus du gouffre, il suffirait d’un vrai regard, d’une vraie parole. Mais il n’y a plus d’être en face de lui. ».
Françoise Chandernagor, La chambre

Notes

  • [*]
    Irini Roufidou, éducatrice de jeunes enfants, chargée de cours à l’iut d’Athènes (département des éducateurs de jeunes enfants), doctorante en sciences de l’éducation à l’université Paris 8.
  • [1]
    F. Roustang, « Reconduire l’ennui à sa source », dans F. Roustang et coll., L’ennui à l’école, Paris, Albin Michel, 2003, p. 22.
  • [2]
    R. Lafont, Vocabulaire de psychopédagogie et de psychiatrie de l’enfant, Paris, puf, 1969.
  • [3]
    A.-J. Sameroff, R.N. Emde, Les troubles des relations précoces, Paris, puf, 1993, p. 73.
  • [4]
    R.-N. Emde, « Génétique des émotions (développement terminé et interminable) » dans P. Mazet et S. Lebovici (sous la direction de), Émotions et affects chez le bébé et ses partenaires, Paris, Eshel, 1992, p. 96.
  • [5]
    S. Lebovici, P. Mazet et J.-P. Visier (sous la direction), L’évaluation des interactions précoces entre le bébé et ses partenaires, Paris, Eshel, et Médecine et Hygiène (Genève), 1998, p. 23.
  • [6]
    D.W. Winnicott, L’enfant, et le monde extérieur, Paris, Payot, 1987.
  • [7]
    A.-J. Sameroff et R.-N. Emde, op. cit., p. 73.
  • [8]
    D. Stern, Le monde interpersonnel du nourrisson, Paris, puf, 1989, 1999, p. 181-208.
  • [9]
    A. Tardos, « Observation du bébé dans sa relation avec le soignant », dans M. Dugnat, Le monde relationnel du bébé, Toulouse, érès, 1997, 2001, p. 65.
  • [10]
    T.B. Brazelton, B. Cramer, Les premiers liens : l’attachement parents-bébé vu par un pédiatre et un psychiatre, Paris, Stock/Laurence Pernoud/Calman-Lévy, 1991.
  • [11]
    S. Lebovici, En l’homme le bébé, Paris, Flammarion, 1994.
  • [12]
    D.-W. Winnicott, De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969, p. 325-333.
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