Notes
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[*]
Tristan Garcia-Fons, pédopsychiatre, psychanalyste.
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[1]
Je renvoie ici à l’intervention de Jean-François Solal lors du colloque de la spf sur La honte en octobre 2004, à paraître aux éditions Campagne Première.
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[2]
Inhibition, symptôme, angoisse, Paris, puf, 1975.
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[3]
« L’esquisse d’une psychologie scientifique », dans La naissance de la psychanalyse, Paris, puf, 1979.
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[4]
L’angoisse, Le séminaire Livre X (1962-1963), Paris, Le Seuil, 2004.
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[5]
Voir notamment l’ouvrage de Serge Lesourd : Adolescences, rencontre du féminin, Toulouse, érès, 2002.
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[6]
La métaphore de l’amplificateur (de guitare électrique par exemple) en stand by, qui reste en chauffe sans être encore en marche, vient faire écho à l’investissement généralisé par les adolescents de la musique et de l’ancrage dans le rythme que ce soit dans le rock ou les formes plus récentes de la techno, du rap et de la culture hip hop.
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[7]
Le trou noir a souvent été utilisé comme métaphore. Citons, en particulier, l’article de Jean-Pierre Chartier, « L’analyste et le psychopathe », Topique, n° 26, 1980, Ed. epi, à propos de la dimension mélancolique et d’effondrement narcissique du psychopathe ; ainsi que l’ouvrage de Georges Didi-Huberman, L’image survivante, Paris, Éditions de Minuit, 2002, où il est question de la nymphe (une figure de l’adolescente) « entre mouvement et paralysie, élan de vie et danger de mort… qui danse et tournoie autour d’un trou noir attracteur ».
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[8]
Les notions astronomiques exposées ici sont tirées du livre de Hubert Reeves, Patience dans l’azur, l’évolution cosmique, Paris, Le Seuil, 1981.
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[9]
Cf. ces vers de la grande tirade du Cid (Le Cid, Corneille, Acte IV, scène III) : « Cette obscure clarté qui tombe des étoiles, enfin avec le flux nous fit voir trente voiles » qui, dits par Gérard Philippe, ont bercé certaines de nos adolescences.
1 « J’arrive pas à faire les choses simples et j’arrive à faire les choses difficiles » me dit Aladin lors de notre première rencontre. Ses parents me le présentent comme un « original » qui ne sait pas quoi faire de son corps, un préadolescent surdoué qui s’ennuie à l’école et qu’il faudrait peut-être faire sauter de classe. Son emploi du temps déborde, entre piscine et basket, piano, guitare, solfège et chorale ainsi que théâtre et arts plastiques. Il me dit que s’il n’était pas venu me voir il serait en train de s’ennuyer chez lui : en train d’attendre que son frère aîné rentre à la maison. Que ferait-il alors ? « Je lis puis je m’ennuie à lire. Je fais un peu de piano et je commence à m’ennuyer. Alors je travaille. Et je m’ennuie – S’ennuyer c’est attendre ? – Non, c’est que j’ai rien à faire. Je travaille pour ne pas avoir à m’ennuyer mais après je m’en lasse – Si tu ne fais rien que se passe-t-il ? – Je vais m’ennuyer – Et alors ? – Je ne sais pas. Vaut mieux s’amuser que rester comme ça debout à rien faire – Debout ! ? – Je sais pas. Comme vous voulez… – On reste avec son corps, ses pensées ? – C’est comme si on était mort. Rien faire, ça n’a aucun sens. »
2 Voilà, on voudrait agir, s’occuper, ne pas rester sans rien faire, sortir de ce vécu de vacuité désagréable mais on ne peut pas. C’est souvent ainsi que l’ennui se trouve exposé, adressé à l’adulte et en particulier au psychothérapeute, invités à le partager sous la forme d’un vide dense. Parfois les secondes s’écoulent lourdement, laborieusement, et un gel anesthésiant, paralysant envahit l’espace de la relation.
3 Le dictionnaire ne dit pas autre chose de cet affect pénible, de cet état d’humeur diffus : une peine de l’âme comme une plongée dans un froid mortel (se morfondre, ce fut d’abord, à l’origine du terme, prendre froid), dans une lassitude et une mélancolie où c’est d’abord l’expérience du temps qui pèse douloureusement ; l’éprouvé souffrant du sujet soumis au poids temporel, entre vie et mort : c’est l’être temporel en souffrance (comme on le dit d’une lettre en souffrance). Celui qui s’ennuie, qui se languit (d’une langueur monotone), se trouve toujours pris dans cette dimension du temps et de l’attente, dans une tension tournée vers ce qui pourrait distraire, délivrer de l’ennui comme épreuve temporelle et stase indicible. Dans la version de Peau d’âne, portée à l’écran par Jacques Demy, le prince reste au lit, n’ayant goût à rien, refusant de s’alimenter et de quitter sa chambre : « On dirait que tout vous ennuie et vous irrite », lui dit sa mère, la reine.
4 La sémiologie psychiatrique classique décrit également des états en-deçà de l’angoisse et du vécu dépressif tissés de manque d’envie ou de volonté (aboulie), de lassitude, d’irritabilité, de morosité : on parle alors d’humeur dysphorique. Cette dysphorie, habituelle à l’adolescence, est aussi une caractéristique de la clinique du psychopathe qui n’en sort que pour passer à l’acte. Ici, l’ennui dysphorique se présente comme un envers de l’acte, nous y reviendrons.
5 Souvent aussi, l’ennui voisine avec la honte. L’adolescent qui s’ennuie a fréquemment « la honte » : cet état envahissant, insupportable et sans forme où l’imaginaire et le jeu symbolique restent en rade, sans métaphorisation possible. Même état de misère psychique et de haute présence d’être, de désubjectivation et de subjectivation mêlées qui frise parfois l’abjection, la déréliction [1].
6 Mais si l’ennui frôle parfois la honte, il s’apparente aussi à l’inhibition en tant que limitation ou arrêt d’une fonction. La théorie freudienne distingue classiquement une inhibition liée au symptôme (phobique ou obsessionnel par exemple) d’une inhibition pure ou inhibition-évitement [2] (Freud parle aussi d’une inhibition par dérivation de l’énergie libidinale : « Un investissement latéral inhibant [3] ») qui se situe en deçà du symptôme et de l’angoisse. C’est cette seconde inhibition qui nous intéresse particulièrement ici dans la mesure où l’ennui se situe justement comme précédant le symptôme et l’angoisse. L’apport de Lacan, dans son séminaire sur l’angoisse, ne manquera pas ici de nous éclairer [4]. Lacan, à partir du texte freudien Inhibition, symptôme, angoisse, y situe l’inhibition à l’intérieur d’un tableau ordonné selon les deux axes du mouvement et de la difficulté, et l’articule à plusieurs autres termes : l’émoi, l’émotion, l’empêchement, l’embarras, et les deux formes d’agir que sont l’acting-out et le passage à l’acte. Sans entrer dans un commentaire détaillé de ce tableau, nous retiendrons que l’inhibition s’y trouve positionnée comme un mécanisme élémentaire de défense par rapport au développement du symptôme et au risque de surgissement de l’angoisse. L’inhibition permet d’éviter le trop d’émotion et d’embarras, mais se place surtout dans l’axe de la motricité comme une mesure d’empêchement ou d’arrêt de l’acte. C’est dire que, même sous la forme de l’empêchement, l’inhibition est à penser comme un acte, un acte en négatif.
7 L’inhibition est également abordée par Lacan dans son rapport au désir qu’elle désigne et recouvre à la fois. Elle est toujours inhibition d’un désir, dissimulant lui-même un autre désir sous-jacent. Ce qui conduit Lacan à nous dire qu’« être inhibé, c’est un symptôme mis au musée », évoquant ainsi la mise en réserve muséale : ces collections d’œuvres non exposées, remisées et conservées intactes, prêtes à ressortir un jour.
8 On pourrait ici jouer à introduire l’ennui dans le tableau lacanien. L’ennui n’est-il pas frère de l’émotion et de l’embarras ? N’est-il pas surtout à penser comme un acte, dans sa dimension d’empêchement moteur (ne rien trouver à faire) ? En tant qu’acte, si l’on pense au passage à l’acte, il se présentera comme un acte désubjectivé, comme un appel insu à une symbolisation qui peine à se réaliser (dans la phénoménologie de l’ennui, les mots pour le dire manquent et le sens est en panne) ; et si l’on pense à l’acting-out comme monstration, mise en scène agie du fantasme, l’ennui n’est-il pas adressé à l’autre pour qu’il y réagisse, l’interprète ? L’ennui se présenterait alors comme une forme pleine derrière son vide apparent, comme un réservoir de désirs en jachère, en attente de surgissement.
9 Beaucoup d’adolescents nous font éprouver cet ennui-inhibition. C’était le cas avec Luis qui lorsqu’il n’oubliait pas de venir à ses rendez-vous, me mettait souvent en situation d’aller à la pêche, façon d’éviter de ne pas sombrer avec lui dans l’ennui. Ce jour-là, Luis, après un « ça va » évasif ne trouve rien à dire. Aucune idée ne lui vient… Comment ne pas être envahi par cette vacuité, cet apparent évanouissement de la pensée ? Je me sens requis à trouver quelque chose, une amorce. Je tente diverses propositions. Je rame… Finalement, au bout d’un temps indéfini, il peut me faire part de son sentiment de vide et de désintérêt, pour sa scolarité en particulier. Il a séché des cours : « J’avais pas envie. Une question de motivation. J’étais démotivé. Des fois je n’ai plus d’objectifs. Je suis absent moralement – Peut-être es-tu présent à autre chose ? – Non, je pense à des trucs tout con. Des fois, j’ai faim, je pense à manger. Ou bien, je m’imagine au bord de la mer. Je suis dans mon monde… J’en ai marre des études. Si je pouvais faire un travail qui me plaît… comme maquettiste… mais faut le bac… Je pourrais y arriver si je me concentre. Mais je me vois mal dans les études à fond. Je ne prends pas de plaisir. Je travaille parce qu’il faut, que c’est obligatoire… Il y a des moments, j’ai envie d’être tranquille, de voir personne. Cela m’étouffe, et d’autres semaines j’ai envie d’aller vers les gens. Il me faudrait un métier tranquille… genre dentiste… ou médecin… – Médecin ? Un métier tranquille ? – Cela doit être intéressant d’écouter les autres… mais comment on fait si on a soi-même des problèmes, dans son couple par exemple… »
10 Le ciel s’entrouvre, les nuages plombés de l’ennui se sont soudainement déchirés et un rai de lumière illumine la scène.
11 Comme souvent en pareil cas, je suis surpris (et soulagé) par cette brusque animation, inattendue, qui signe un déploiement du transfert où Luis sort brutalement de sa torpeur pour me faire part de réflexions et d’un questionnement qui renvoient à la problématique adolescente de la rencontre de l’autre sexe [5]. L’ennui a viré de bord, comme on parle d’un virage de cuti, ce passage du négatif au positif. Le sentiment d’impuissance lié à l’ennui a cédé la place à l’expression du désir jusqu’alors informulé. L’ennui apparaît désormais dans sa nature pleine, riche en puissance d’une création qui peut surgir inopinément. Nous sommes passés sur une autre scène, scène de représentations. Plus encore, c’est le corps, sexué, qui est mis en scène. Un corps qui, on le sait, embarrasse l’adolescent aux prises avec la menace d’un débordement pulsionnel. Tant que règne l’ennui, ce trop de corps inassimilable, en défaut de liaison symbolique, envahit la scène et retient toute capacité imaginaire. D’où la tension, le bouillonnement intérieur qui cherche une issue (tromper son ennui, dit-on). En attendant le corps pulsionnel restera en stand by [6]. Le sujet vacille entre ce qu’il tente de faire taire qui le conduit vers une petite mort, une absence à lui-même où il ne se sent plus exister réellement, et entre ce qui continue de travailler en lui en sourdine comme le futur papillon dans sa chrysalide avant qu’il ne puisse s’élancer dans la lumière.
12 Tournons-nous alors vers le ciel et les étoiles, vers l’espace sidéral. Notre regard, au travers du télescope, est capté par un point invisible, niché au sein des galaxies, qui attire à lui tout ce qui l’entoure : un trou noir [7]. La vie des étoiles se ramène à une lutte entre deux forces antagonistes : la gravitation et la force électromagnétique de rayonnement. Lorsqu’une étoile vieillit, si sa masse est suffisante, elle finit par se condenser, s’écraser sur elle-même. Elle devient un trou noir : astre hyperdense qui retient la lumière et qui engloutit tout ce qui se tient à proximité [8]. Mais portons notre regard au-delà encore, vers les objets célestes les plus lointains, les quasars : les plus puissants émetteurs de rayonnements de l’univers, dégageant une fantastique quantité d’énergie et de lumière. On a pu faire l’hypothèse que les trous noirs pourraient être à l’origine des quasars. Ils évolueraient de telle manière qu’à la fin, ils explosent en un éclair fulgurant (100 000 milliards de soleils) visible à des milliards d’années-lumière.
13 L’ennui, comme le trou noir invisible mais bien présent dans sa densité potentiellement éclatante, se constitue de couples d’opposés étroitement intriqués : vie et mort, trop plein et vide, inhibition et acte, misère et promesse de jaillissement créatif. Cette structure en négatif-positif le rapproche de l’oxymore, cette figure de rhétorique qui consiste en l’alliance de mots ou d’idées contradictoires comme par exemple, une obscure clarté : l’obscure clarté de l’ennui [9].
Notes
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Tristan Garcia-Fons, pédopsychiatre, psychanalyste.
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[1]
Je renvoie ici à l’intervention de Jean-François Solal lors du colloque de la spf sur La honte en octobre 2004, à paraître aux éditions Campagne Première.
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[2]
Inhibition, symptôme, angoisse, Paris, puf, 1975.
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[3]
« L’esquisse d’une psychologie scientifique », dans La naissance de la psychanalyse, Paris, puf, 1979.
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[4]
L’angoisse, Le séminaire Livre X (1962-1963), Paris, Le Seuil, 2004.
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[5]
Voir notamment l’ouvrage de Serge Lesourd : Adolescences, rencontre du féminin, Toulouse, érès, 2002.
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[6]
La métaphore de l’amplificateur (de guitare électrique par exemple) en stand by, qui reste en chauffe sans être encore en marche, vient faire écho à l’investissement généralisé par les adolescents de la musique et de l’ancrage dans le rythme que ce soit dans le rock ou les formes plus récentes de la techno, du rap et de la culture hip hop.
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[7]
Le trou noir a souvent été utilisé comme métaphore. Citons, en particulier, l’article de Jean-Pierre Chartier, « L’analyste et le psychopathe », Topique, n° 26, 1980, Ed. epi, à propos de la dimension mélancolique et d’effondrement narcissique du psychopathe ; ainsi que l’ouvrage de Georges Didi-Huberman, L’image survivante, Paris, Éditions de Minuit, 2002, où il est question de la nymphe (une figure de l’adolescente) « entre mouvement et paralysie, élan de vie et danger de mort… qui danse et tournoie autour d’un trou noir attracteur ».
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[8]
Les notions astronomiques exposées ici sont tirées du livre de Hubert Reeves, Patience dans l’azur, l’évolution cosmique, Paris, Le Seuil, 1981.
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[9]
Cf. ces vers de la grande tirade du Cid (Le Cid, Corneille, Acte IV, scène III) : « Cette obscure clarté qui tombe des étoiles, enfin avec le flux nous fit voir trente voiles » qui, dits par Gérard Philippe, ont bercé certaines de nos adolescences.