Notes
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Marie Darrieussecq, écrivain.
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Maryvonne Barraband, psychothérapeute familial.
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Xavier Gassmann, psychologue, psychanalyste.
1 Xavier Gassmann : C’est autour de trois de vos livres Truismes, Naissance des fantômes et Le bébé, que nous avons pensé cette rencontre.
2 Truismes commence quasiment par l’interdit de la mère à ce que sa fille sorte, au moment même où la jeune fille reconnaît les premiers signes de transformation de la puberté. Que signifie selon vous cet interdit ?
3 Marie Darrieussecq : Vous me rappelez là cet interdit, ce n’était pas conscient, je n’avais pas souvenir que cela coïncidait… mais il y a aussi la misère, elle ne lui donne pas un ticket de métro.
4 Mais c’est surtout un livre où il y a un matricide. Il y a une logique narrative très forte dans le livre qui aboutit au meurtre de la mère parce que c’est la seule façon pour la narratrice d’affirmer qu’elle n’est plus de la même espèce que sa mère, et pour moi, c’est cela la puberté. C’est un personnage qui a oscillé entre deux espèces, entre l’animal et l’humain, elle est arrivée à un point d’équilibre qui lui convient car je pense qu’à la fin du livre, elle est équilibrée et heureuse. Mais la seule façon qu’elle a de dire à sa mère : « Je ne suis pas toi », c’est de la tuer, même si c’est un peu radical.
5 MB : D’habitude cela se réalise dans l’intime du fantasme…
6 Marie Darrieussecq : Oui, n’oublions pas qu’il s’agit d’un roman… la narratrice a une mère telle qu’il faut qu’elle la tue réellement, c’est vraiment une lutte à mort. Le père est par ailleurs, totalement absent, comme dans la plupart de mes bouquins.
7 Il y a aussi la sidération de la mère d’avoir pondu un corps d’écrivain. C’est très violent pour une mère, l’écrivain, c’est vraiment l’Autre. Avoir une fille écrivain comme l’est la narratrice, ce n’est pas le plus facile. Écrire est une affirmation par rapport à la langue maternelle, c’est dire : « Je ne parle plus ta langue maternelle. La langue que tu m’as transmise, j’en ai fait autre chose, j’ai osé y toucher et la transformer, j’ai osé en faire une langue d’écrivain. »
8 Pour moi, Truismes, c’est aussi l’aventure d’une voix, de quelqu’un qui trouve sa propre parole. À la limite, c’est un parcours qui pourrait se faire sur un divan. C’est vraiment quelqu’un qui au départ est totalement aliéné. Elle ne se rend même pas compte qu’elle est prostituée, c’est le bout de l’aliénation. Parce que son corps se transforme, qu’il a des symptômes, elle comprend qu’elle est un individu. Elle est obligée de se séparer du groupe, et en particulier des truismes, c’est-à-dire des lieux communs.
9 Pour moi, le titre était très important car, au début, elle ne parle que par clichés : « une femme se doit de trouver un mari qui ne boit pas », avec aussi tous les clichés racistes, sexistes, tout ce qu’elle trimbale avec elle, et elle est obligée de se dissocier de la parole du groupe, du lieu commun, pour trouver une parole à elle.
10 D’ailleurs, plus le livre avance, plus la parole de cette femme se complexifie, elle gagne en vocabulaire, en syntaxe. C’est quelqu’un qui se libère.
11 XG : Que serait dans ce cadre la fonction de ce troisième sein que le marabout fait dresser ?
12 MD : Entre corps de femme et corps de truie, il fallait trouver des passerelles. La truie a six mamelles, donc elle va en avoir trois et puis quatre, etc. ça pousse comme cela. Personne ne sait pourquoi elle devient comme cela, mais en fait elle se transforme, car elle est en train de devenir autre. Cela va avec l’étrangeté de la pensée où il s’agit de se penser soi-même.
13 Mais pour moi, Truismes est davantage le livre du meurtre de la mère que celui de la transformation en mère, c’est vraiment l’histoire d’une jeune fille.
14 C’est plutôt le livre de l’échec de la maternité, elle va de fausse couche en fausse couche, c’est très violent. Il y a les avortements, les curetages, c’est épouvantable.
15 Je ne l’ai réalisé que plus tard mais je suis une « fille Distilbène », c’est très important pour mon psychisme. Le Distilbène produit des utérus difformes, monstrueux. J’avais en moi cette idée que j’étais monstrueuse, mais que ça ne se voyait pas, ce qui est une drôle d’idée pour une jeune fille. Non seulement, je pensais que je n’aurais pas d’enfant, mais au fond je me pensais différente du reste de l’espèce humaine. J’ai reçu un produit, une hormone chimique qui m’a transformée.
16 Je pense que l’héroïne de Truismes n’est pas prête à enfanter, elle est dans l’étape d’avant où elle est en train de bâtir son corps de femme. À la puberté, on prend seulement conscience que l’on a un corps capable de porter des enfants, on n’est pas dans l’envie d’enfant. C’est un livre très adolescent.
17 XG : La mère dit à sa fille qu’elle va être un parasite pour elle, formule qui initie quasiment le mouvement de métamorphose, mais où elle devient aussi une forme de parasite social. Par cette métamorphose, jusqu’où serait-elle assignée comme parasite de la mère, qu’en serait-il du lien entre la mère et la fille ?
18 MD : Il est très mauvais. Il y a dans ce livre un inconscient qu’il faudrait interroger.
19 Je pense que ce livre parlait d’une certaine relation mère-fille.
20 Pour moi, et c’est très important dans le livre, devenir femme, c’est aussi se séparer de sa mère. Le parcours d’écriture du livre au-delà du matricide est un parcours de séparation.
21 XG : Que diriez-vous de ce meurtre par rapport à cette idée de séparation entre la mère et la fille ?
22 MD : Elle est obligée, elle ne peut plus avoir de mère. Elle a franchi tous les interdits, elle n’a pas été assignée à demeurer dans une espèce ou dans une autre. C’est une forme de libération extrême, elle est passée au-delà de tous les lieux communs du langage mais elle est aussi au-delà des lieux communs de l’espèce. Elle n’est plus dans la communauté, elle est ailleurs, elle s’est fait un lieu à elle, qui pour moi est le lieu de l’humanité, le lieu que chacun doit trouver. Pour revenir en paix dans les lois de l’espèce, il faut d’abord trouver son lieu, je pense que c’est le parcours de l’adolescent. Le meurtre est aussi déterminé par le récit, il y a une logique narrative très forte à ce qu’elle en vienne à tuer sa mère.
23 MB : Vous mettez là en représentation une sexualité toute-puissante (du côté de l’animalité) qui abolit les interdits.
24 MD : Dans l’inconscient collectif, non seulement, la truie est associée à une sexualité repoussante mais elle est celle qui mange ses petits. La truie et le loup sont face-à-face : le danger est ici réciproque. D’ailleurs, lui a le dessous car elle a une énergie qu’il n’a pas. L’énergie vitale du loup-garou, comme celle du vampire, les rend très dépendants de cycles. Elle, elle les transgresse à travers cette histoire de règles. Je pense qu’elle n’accepte pas de vivre dans un temps cyclique. C’est un parcours un peu inévitable pour les femmes de voir ce qu’on fait avec ce temps cyclique. À mon avis, si elles acceptent d’être dans un corps cyclique, il faut aussi pouvoir le dépasser. En quelque sorte, ce n’est pas parce que l’on est une femme réglée que l’on est obligée de le hurler à la lune tous les 28 jours. Les femmes font aussi partie du temps humain et pas seulement du temps féminin.
25 XG : Dans Naissance des fantômes, vous décrivez une mère autosuffisante, que rien n’entraverait et une fille-femme, c’est-à-dire une femme mais qui est encore dans une position de fille, et qui se montre dans une détresse absolue devant le départ de son mari. Vous dépeignez là quasiment deux personnages opposés. Que pourriez-vous nous dire des enjeux de dépendance dans la relation mère-fille mais aussi fille-mari ?
26 MD : C’est un livre sur la dépendance mais aussi sur la dépression, pour moi cela va ensemble. C’est également un cheminement vers une liberté. Son mari disparaît mais en fait elle plonge dans une dépression. Tout disparaît, y compris les murs des maisons, tout se délite. Elle se rend compte peu à peu que, ni sa meilleure amie, ni sa propre mère ne pourront lui rendre ce qui lui manque. C’est un livre sur l’hystérie. Si l’hystérie c’est : « il me manque, il me manque quelque chose », le parcours pour se détacher un peu de l’hystérie, c’est de réaliser que rien ne pourra combler ce manque, et que, au fond c’est la condition humaine. Rien ne pourra le combler hors ce quelque chose que l’on trouvera éventuellement en soi : une façon de vivre le monde.
27 C’est aussi le parcours d’une voix. C’est une écriture très différente de Truismes même si c’est une écriture sur un je, à la première personne. Ce sont des phrases très longues avec des tas de parenthèses, parce que c’est quelqu’un qui cherche le mot qui lui manque. Au cœur des parenthèses, il n’y est pas ; à la fin des phrases non plus, le mot qui manque, le mot qui lui rendrait le monde. À la fin, il y a une sorte d’extase, une tentative de sortie de l’aliénation.
28 C’est une femme qui se rend compte qu’aimer l’autre, c’est accepter qu’il ne soit pas là, qu’il puisse être autre, être dans un autre territoire. C’est aussi un livre sur la séparation, au sens où un couple, c’est deux personnes séparées. C’est un livre sur le passage à l’âge adulte.
29 Naissance des fantômes est en quelque sorte un contrechamp de Truismes. Dans Truismes il y a un débordement de la présence, le corps se met à proliférer. Naissance des fantômes est au contraire un livre moléculaire. Tout se défait molécule par molécule. Ce n’est pas pour rien que cela s’appelle Naissance des fantômes. Pour moi c’est la naissance de la fiction.
30 Autant dans Truismes, il y a une oscillation entre l’animal et l’humain, entre le trop-plein de corps et le pas-assez de corps, autant dans Naissance des fantômes, il y a sans cesse une oscillation entre apparition et disparition ; c’est la relation qu’on peut avoir avec les fantômes, et aussi avec son propre corps.
31 Ce mari est peut-être une fiction complète, un fantasme complet, il n’a peut-être jamais été là. Fondamentalement, il n’a jamais été là.
32 XG : Justement, dans Naissance des fantômes, on assiste à la fuite de la fille devant la mère séductrice, n’y aurait-il pas là une forme de féminité qui serait l’apanage de la mère ?
33 MD : Il y a une scène tragicomique, au hammam, où elle voit sa mère se faire masser, ce qui est absolument incestueux, choquant. Le corps de la mère massé, presque modelé, qui prend forme. C’est aussi un livre de séparation de la mère. À la place du mot mari, qui est par ailleurs mon prénom « Marie », il y a toutes les instances du corps familial mais avec un père totalement absent. C’est un peu comme si cette fille n’était née que d’une mère… raison de plus pour s’en séparer. Il y a aussi un aspect délibérément comique : cette mère est aussi un personnage de comédie. Il y a un passage après l’adolescence où on peut rire de tout cela, y compris de l’Œdipe.
34 C’est aussi un phénomène contemporain, ces femmes de 50 ans qui refont leur vie, y compris leur vie sexuelle. Auparavant, une femme tombait veuve et elle en restait là. Aujourd’hui, quand on devient soi-même une jeune femme, on se retrouve avec des mères qui ont une sexualité.
35 XG : On pense à cette scène où la vision de sa mère séduisante pousse la fille à fuir…
36 MD : Oui, elle est très belle, dans une robe qui ressemble à celle d’une sirène. Si la fille s’enfuit, c’est qu’elle ne peut pas rester sur le territoire de la sexualité de sa mère. Il lui faut en trouver un autre pour sa sexualité, même s’il y a de l’affection entre les deux. Du coup tout est moins violent que dans Truismes.
37 XG : Toutefois, jusqu’où cette mère autorise un partage de la féminité avec sa fille ?
38 MD : Cette mère-là ne l’autorise pas. Il y a ici obligation de changer de territoire, je tiens beaucoup à cette idée de territoire. La mère quitte le pays, poussée par sa fille peut-être.
39 Il y a dans le roman cette scène cruciale, à la sortie du hammam, dans toute cette vapeur, la fille entr’aperçoit son mari et la mère lui interdit de le voir. Elle lui interdit en quelque sorte d’avoir un mari, donc une sexualité. Le mari a d’ailleurs, peut être, été aussi évincé par la mère, en quelque sorte il a peut être fui sa belle-mère, ce sont des choses qui arrivent.
40 Après avoir écrit ce livre je suis allée en Argentine, car ce livre y avait beaucoup de succès. À Buenos Aires, les gens avaient une lecture très psychanalytique du livre mais en plus ils y voyaient une dimension politique. Pour eux, ils n’avaient aucun doute, le mari avait disparu dans les geôles de l’État.
41 On est loin du sujet de la mère, quoique, là-bas il y a « les mères folles », « les folles de la place de Mai », mères qui avaient comme cri de guerre : « apparition en vie ! » Elles réclamaient l’apparition des disparus, des corps jetés du haut des avions, corps que le Rio rendait parfois. Tout cela a un rapport très profond avec ce que j’écris même si cela n’était pas volontaire.
42 MB : Abordons maintenant la question « qu’est-ce qu’une mère aujourd’hui ? » à travers votre livre Le bébé, qui est le livre de la transformation de la femme en mère.
43 MD : La maternité, c’est le lieu même du lieu commun. Il n’y a pas d’endroit de l’expérience humaine plus recouvert par le lieu commun que la maternité. Les magazines pour parents, les livres pour enfants sont plein de clichés qui se perpétuent. La publicité, lieu symptomatique du discours le plus répandu, ne s’adresse qu’à la mère. Le dentifrice au goût fraise : « Plus facile pour maman quand elle lave les dents de bébé. » Quant aux céréales moins grasses, c’est maman qui est moins inquiète. Mais mon mari brosse les dents de mon fils, il donne des céréales. Je suis peut-être innocente et privilégiée socialement mais je suis effarée par les rôles qui restent assignés au père et à la mère. En gros, la mère comme chez les Grecs s’occupe de l’enfant jusqu’à 6 ou 7 ans. Quand il est autonome, le père prend le relais. C’est ma part féministe, mais il y a un travail à faire pour essayer de voir comment sont bâtis ces lieux communs, ces truismes, afin de les faire sauter.
44 MB : Si pour la mère, le bébé est le phallus manquant, assertion qui vous agace, que vous qualifiez de lieu commun, certes chargé de vérité mais empreint de misogynie, vous nous proposez en contrepartie, de considérer le bébé comme un vagin mouillé, têteur, avaleur, chaud : le vagin manquant pour le père. Par conséquent, vous écrivez que le bébé est « à la fois une érection et un trou, et que c’est sur tous les fronts qu’il s’agit de tempérer l’amour géniteur ».
45 MD : Oui, le bébé est aussi un vagin, si tout le monde prenait conscience de ça, il y aurait une égalisation des rôles et du rapport sexuel à l’enfant. Il y a une réforme globale à faire sur la vision qu’on a du bébé. Ce livre a essayé de faire ça.
46 Je me rends compte que c’était le livre sur un premier enfant. C’est un événement, une révolution, de l’ordre du bonheur mais qui vous bouscule énormément. Pour un deuxième enfant, je n’écrirais pas le même livre. Je n’en aurais pas besoin. Le deuxième enfant vous fait entrer dans la maternité.
47 Par exemple, nos deux enfants étaient prématurés, et nos rapports avec les équipes de néonatalité, ont été différents. La première fois on était des amateurs, on ne savait rien. Le deuxième, dès qu’il est né, c’était notre enfant. On prenait le bébé, on débranchait ses tuyaux, ses électrodes… Alors que pour le premier on n’osait pas. On était perçu comme une menace pour l’enfant, porteurs de microbes… Alors que pour la deuxième, on était des parents : on savait qu’on ne la tuerait pas ! C’est fondamental. Le deuxième, m’a fait mère.
48 MB : Dans ce livre, vous abordez sur un mode civilisé, la question de l’infanticide, ou de l’abandon, en vous référant à des écrivains, comme Toni Morrisson.
49 MD : Oui. Mais ce livre est aussi le livre d’une mère écrivain. Est-ce que le langage de la littérature est en concurrence avec le langage maternel ? Est-ce qu’on peut faire da da da avec son bébé toute la journée et ensuite écrire des romans ? La société vous l’interdit. Personnellement, je le ressens violemment. La plupart des critiques du côté de la gent masculine, qui me suivaient et qui, en particulier, avaient considéré Bref séjour chez les vivants comme mon livre le plus abouti, le plus ambitieux, ont eu des réactions très agressives. Je me souviens en particulier d’un journaliste qui a dit que j’aurai mieux fait de jeter le livre avec les couches sales de mon fils. Ils se demandaient « qu’est-ce que c’est que ce truc qu’elle nous a pondu ? et « qu’est-ce qu’elle vient nous faire chier avec son chiard ». On m’interdisait d’avoir un discours d’intellectuelle sur le bébé. Comme si le bébé était un sujet mineur, un peu sale, à laisser aux femmes en attendant qu’il grandisse et devienne intéressant. Et de fait, il y a peu de livres sur les bébés parce que c’est « interdit » en littérature : on ne peut pas être mère et écrivain.
50 XG : Luc Boltansky souligne d’ailleurs dans son dernier ouvrage que la sociologie s’est très peu intéressée à la prime enfance.
51 MD : Parce qu’avant, les femmes n’avaient pour tout corps social que le corps maternel. Il faut en finir avec ça, ça interdit trop de choses. Les avantages qu’en retirent les mères sont trop chèrement payés. Moi on m’interdisait l’intelligence dès la maternité. Mon fils était dans sa couveuse, il allait bien, moi j’étais en forme. Quelques heures après l’accouchement, je remonte dans ma chambre et je devais terminer de corriger les épreuves de mon livre Bref séjour chez les vivants. J’ouvre mon ordinateur, la sage-femme entre et me dit : « Arrêtez tout de suite, ça va empêcher la montée de lait. » C’est la phrase qui m’a fait entrer dans le royaume des fous qu’est la maternité. C’est-à-dire qu’on m’interdisait de continuer à penser, à écrire. Il fallait que pendant un certain nombre de mois, j’allaite, je lange, que j’en reste là.
52 XG : C’est intéressant, ça fait échos à Truismes : jusqu’où la mère doit-elle aller du côté de l’animalité ?
53 MD : On interdit surtout aux mères de continuer à penser, comme s’il y avait là un danger. La mère est poussée à s’occuper du bébé pour arrêter de penser et elle le paye cher en termes de position sociale, de carrière et de statut au sens où les hommes continuent à nous prendre inconsciemment pour des connes parce que nous faisons des bébés. Les femmes célibataires intellectuelles, sans enfant, sont considérées comme des hommes. Statistiquement, les femmes qui ont bac plus dix à Paris sont peu en couple et n’ont pas d’enfants. Pour elles, il n’y pas de barrière dans leur carrière. Elles sont chefs… Dès qu’elles ont des marmots, alors qu’elles ont la possibilité de travailler pareillement, elles ont des problèmes de carrière.
54 Certes les mères sont fatiguées mais aussi dopées par les enfants, ça donne une énergie folle.
55 XG : Si elles ne conservent pas cet avantage qu’elles payent très cher, qu’est-ce qu’elles offrent en partage ?
56 MD : Elles offrent une place au père ! ! ! Elles ne sont pas assignées par la biologie à s’occuper seule de l’enfant ! Ce n’est pas parce qu’elles accouchent, qu’elles allaitent que le père n’a pas de place. Il y a quelque chose de très intéressant avec la prématurité. Ce qui fonde l’expérience du prématuré, c’est le rôle du père. C’est la seule expérience de maternité, où le père s’occupe de l’enfant avant la mère. Moi, je n’ai pas eu ce moment fondateur de la fusion, quand on met le bébé tout gluant sur le ventre de la mère. C’est le père qui a suivi la couveuse, il est resté longtemps seul face au bébé, pendant que je restais dans la salle de travail. C’est fondateur ça.
57 On est un couple féministe, au sens où on partage les choses. Certes j’allaitais, mais je tirais mon lait et mon mari pouvait donner le biberon certaines nuits ; cela me permettait de me reposer. Il n’y a aucune assignation biologique aux rôles des parents. Ce n’est pas parce que le bébé est sorti de mon ventre que le rapport est différent. Attention, je ne suis pas en train de confondre les deux instances père et mère mais la présence en quantité et en qualité peut être égale sans être identique. Mais ça la société ne le sait pas. Les magazines pour parents écrivent encore que c’est la mère qui est indispensable au nouveau-né les premiers mois, d’où on a sorti ça ? Ça peut plaire aux femmes… ça arrange les hommes. Ça arrange les mères parce que c’est un pouvoir qu’elles ont, mais c’est un pouvoir qui dure très peu de temps, c’est un leurre, un miroir aux alouettes, trop cher payé. En plus je sais qu’il y a des mères qui n’aiment pas ça, des mères qui détestent s’occuper de nourrissons.
58 XG : Si on fait un saut vers Truismes, il y a le privilège du féminin à pouvoir mettre au monde du masculin et du féminin. Il y a le pouvoir du ventre, est-ce qu’il y a là un certain paradoxe que la femme entretient avec sa position maternelle ?
59 MD : Je connais autour de moi des femmes qui se sont ennuyées à mourir durant leur congé de maternité. On n’ose pas penser cette histoire de congé de maternité. Dans un monde idéal, il faudrait créer un congé de paternité aussi long que celui de maternité. Sinon, ça habitue l’enfant à penser que c’est maman qui est à la maison, que c’est maman qui va s’occuper de moi.
60 Dès le début, les crèches sont pleines de femmes, le monde de la petite enfance est saturé de femmes. Si j’avais pu au bout de dix jours, une fois remise de l’accouchement, dire à mon mari « tiens, tu t’en occupes et moi je vais tous les jours écrire », j’aurais été ravie. Simplement mon mari n’avait que trois jours de congé à l’époque, il est reparti travailler. En tant qu’écrivain, je n’avais pas de congé de maternité mais j’ai bien été obligée d’arrêter d’écrire un certain temps. Les nouveau-nés ce n’est pas mon truc, j’aurais eu besoin que quelqu’un s’en occupe avec moi, prenne le relais de temps en temps. Cela aurait arrangé ma relation à ce bébé, là je l’ai subi. J’ai beaucoup de copines dans ce cas-là.
61 XG : On a vu la question du pouvoir mais il y a aussi quelque chose qui appartient au maternel, comme un territoire où les hommes n’ont rien à faire.
62 MD : Je ne suis pas d’accord. Je pense que, depuis des millénaires, on a bourré le crâne aux femmes, en leur faisant croire et penser que là est leur pouvoir.
Notes
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Marie Darrieussecq, écrivain.
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[**]
Maryvonne Barraband, psychothérapeute familial.
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Xavier Gassmann, psychologue, psychanalyste.