Notes
-
[*]
Morad Amrouche, doctorant en sciences de l’éducation, université de Paris VIII.
-
[1]
Entamée en 2003 dans le cadre d’un mémoire de dea en sciences de l’éducation, sous la direction de Gilles Monceau (université Paris VIII) et intitulée : « Pions, qui êtes-vous ? La fonction de surveillance dans les lycées et sa professionnalisation », elle se poursuit en thèse sous la direction d’Antoine Savoye. Elle s’inscrit dans une approche socio-historique dont le cadre conceptuel et théorique est celui de l’analyse institutionnelle (cf. René Lourau, L’analyse institutionnelle, Paris, Éditions de Minuits, coll. « Arguments », 1970).
-
[2]
La fonction de surveillance est exercée par les maîtres d’internat, et surveillants d’externat (mise), les maîtres de demi-pension (mdp) et les surveillants en contrat emploi solidarité (ces). Des aides-éducateurs (ae), dans de nombreux établissements, sont également affectés aux tâches de surveillance.
-
[3]
Alfredo Furlun, « Problèmes de discipline dans les écoles du Mexique : le silence de la pédagogie », Le maintien de la discipline à l’école, Perspectives, vol. XXVIII, n° 4, décembre 1998.
-
[4]
Damien Durand, cpe qui êtes-vous ? Enquête d’identité, crdp de l’académie de Grenoble, 1997.
-
[5]
Voir Le livre bleu des conseillers principaux d’éducation, Orléans, coll. « Livre bleu », crdp 2000.
-
[6]
Bénédicte Gambier, Le conseiller principal d’éducation dans la complexité de l’établissement scolaire, mémoire de maîtrise en sciences de l’éducation (sous la direction de Gilles Monceau), université Paris VIII, 2001.
-
[7]
Henri Etienne, « L’éducation nouvelle, intégrale et créatrice », L’école nouvelle, Revue de l’éducation intégrale, n° 1, première année, 1876.
-
[8]
Rappelons que l’orphelinat Prévost fut, à l’initiative de Paul Robin, son premier directeur, l’une des premières écoles françaises à instituer la mixité et la laïcité.
-
[9]
Termes employés par Paul Robin, voir à ce propos le Bulletin de l’éducation intégrale, n° 6, 1892.
-
[10]
Gabriel Giroud (ancien élève de l’orphelinat), Éducation intégrale-coéducation des sexes, Paris, Librairie C. Reinwald Schleicher Frères, 1900.
-
[11]
Edmond Demolins (fondateur de l’école des Roches), À quoi tient la supériorité des Anglo-saxons ? Paris, Éd. Économica, coll. « Anthropos », 1998, (1re édition, Paris, Firmin-Diderot, 1897).
-
[12]
Joseph Wilbois (ancien enseignant à l’école des Roches), Les nouvelles méthodes d’éducation. L’éducation de la volonté et du cœur, Paris, Librairie Felix Allan, 1914.
-
[13]
Pierre Baron (ancien élève et capitaine général à l’école des Roches), École des Roches, le « Capitaine », Verneuil, Imprimerie Henri Turgis, 1915.
-
[14]
Qui sont : le lycée maritime d’Oléron, le collège-lycée d’Hérouville Saint-Clair, le centre expérimental de Saint-Nazaire et le lycée autogéré de Paris.
-
[15]
Voir A. Vasquez et F. Oury, Vers la pédagogie institutionnelle, Paris, Maspéro, 1966.
-
[16]
Dans la brochure de présentation du lycée.
-
[17]
Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.
1 Notre recherche [1] sur la fonction de surveillance nous a permis de faire la lumière non seulement sur la perception que les personnels de surveillance [2] ont de leur fonction, mais aussi sur le sens que revêt aujourd’hui la notion de maintien de la discipline dans les lycées. Et ce au moment même où le ministère de l’Éducation officialisa, à la rentrée scolaire 2003-2004, le remplacement progressif de ces personnels par la création du corps des assistants d’éducation, réforme qui vint ainsi souligner l’intérêt et la nécessité d’interroger une fonction qui demeure à ce jour le parent pauvre et le maillon faible du système scolaire.
Entre tâches prescriptives et réalités du terrain
2 Formellement, en sus des tâches d’écriture (enregistrement des absences, délivrance de pièces scolaires tels que billets d’entrée, etc.), la fonction du surveillant consiste, notamment, à veiller au maintien de la discipline, laquelle « se rapporte à un système complexe d’équilibres dynamiques et fonctionnels entre les actes des divers sujets de l’institution [3] ». Son guide de travail est le règlement intérieur qui renferme les règles de conduite garantes de l’ordre et des bonnes conditions de vie en communauté et qu’il a pour mission de faire observer.
3 Toutefois, dans la réalité quotidienne d’un établissement, le surveillant est inéluctablement appelé à dépasser ce cadre restreint dans lequel il est officiellement cantonné et qui prend un tout autre sens sur le terrain : « On est là sans doute en priorité pour leur [les élèves] faire respecter le règlement intérieur mais on n’est pas là non plus que pour ça… » (François, surveillant-ae).
4 Pour le surveillant, les manquements à la discipline auxquels il est confronté sont non pas de simples actes de transgression de jeunesse de l’ordre établi au sein de l’établissement, mais des situations de crise aux origines sociales et psychologiques profondes qu’il doit décoder et comprendre. Il s’agit par là de déceler et de remédier aux problèmes qui les sous-tendent. Ce n’est qu’une fois que l’origine du problème de la transgression est percée, posée, comprise, discutée que l’ordre peut être rétabli et ainsi le règlement respecté.
5 L’application de la rigueur disciplinaire elle-même ne doit pas déboucher sur une situation de crise : « On est là pour appliquer le règlement mais en même temps l’assouplir en fonction des situations des élèves, de savoir qu’est-ce qui est important pour le moment… Rendre cohérent le règlement ?… » (Philippe, mdp-étudiant).
6 Ainsi, aux sanctions négatives d’antan comme moyen expiatoire et de prévention contre la transgression disciplinaire ont succédé des actes éducatifs d’un autre mode. De nos jours, le maintien de la discipline implique dans les établissements que les règles soient expliquées, négociées, adoptées d’un commun accord. Il s’agit plus de convaincre du bien-fondé d’une règle que de l’imposer, d’obtenir la collaboration de l’élève que de le soumettre : « C’est pas punir pour punir… C’est la discussion, arriver à discuter. […] L’autorité elle est dite mais elle n’est pas expliquée, c’est-à-dire on va dire les choses, tu ne fais pas ça point, tu fais pas ça parce que c’est pas bien, ça veut rien dire […] Tu es leur référent, ils peuvent compter sur toi, nous pouvons peut-être régler les problèmes et tout ça… » (Sandrine, se-étudiante).
7 Le surveillant est amené à recourir à l’observation et à l’analyse comportementale, à l’écoute et au dialogue. Il doit anticiper ou désamorcer les crises qui peuvent survenir. Son attitude doit relever non pas du répressif mais de la communication. Elle doit être non pas celle du « gendarme » mais du communicant bienveillant qui écoute, comprend, dialogue et qui apporte son assistance : « Le modèle d’il y a cinquante ans, c’est terminé […] C’est la pédagogie d’aujourd’hui [le modèle], l’écoute des élèves, c’est faire attention à leurs besoins […]. Au lieu tout de suite d’imposer une répression, on préfère la conciliation, on préfère comprendre […] Il faut savoir communiquer, il faut savoir être ouvert… » (Sandrine, se-étudiante).
8 Ces pratiques informelles, qui semblent, à en croire le sens des propos des surveillants interrogés, constituer la substance actuelle de leurs implications professionnelles, requièrent un plein et constant investissement de leur personne dans leur fonction, une réflexivité sur cette dernière, en sus d’une grande mobilisation de ressources et de compétences humaines et relationnelles, qui relèvent des rudiments des sciences humaines et sociales. Le contraste entre les tâches prescriptives et les exigences du terrain clive la fonction entre une image formelle de « l’employé de la sécu » (allusion aux tâches administratives) ou de « flic » et celle occultée du « communicant », de « l’assistant social, éducatif et psychologique », que l’on pourrait qualifier de « conseiller socio-éducatif ».
La fonction et celles qui lui sont concurrentes
9 Le surveillant est vu non pas à travers les tâches effectives qu’il accomplit sur le terrain, partie non formelle, non instituée, mais à travers son statut générique de surveillant, négatif et dévalorisant, hérité de l’histoire du « pionnicat ». En effet, le corps professoral, historiquement l’élite de l’institution scolaire, ne voit en lui qu’un « pion », un agent du maintien de l’ordre. La nouvelle image du surveillant n’est ni visible ni prise en compte et n’entre pas dans cette configuration où subsiste toujours cette frontière étanche entre détenir un savoir et un savoir-faire (enseigner) et ne pas en avoir (surveiller) : « On n’est pas vu pour ça [comme communicant, écoutant…, ndr], on est pris pour des vigiles » (Sandrine, se-étudiante).
10 Par ailleurs, la trop grande visibilité institutionnelle du corps des conseillers principaux d’éducation (cpe), découlant de leurs nombreuses et prépondérantes missions officielles (animation, régulation, médiation…) au sein de la vie scolaire, éclipse la fonction de surveillance. Cette marginalisation induite par l’institution scolaire elle-même dans ce clivage institué entre personnel d’éducation (cpe) et personnels de surveillance a déjà été pointé du doigt par D. Durand [4].
11 Faute de pouvoir décisionnel et par là de visibilité professionnelle, car institutionnellement occultée par l’immense visibilité professionnelle des enseignants et des conseillers principaux d’éducation, le surveillant se trouve isolé au sein de l’établissement scolaire. D’où l’occultation des nouvelles significations données au maintien de la discipline : « De toute façon, tout ce que je vais dire, ça aura pas d’importance […] Ce que moi je vais dire, tout le monde s’en tape… » (Philippe, mdp-étudiant).
La fonction et la vie scolaire
12 Autrefois, maîtres d’étude et répétiteurs avaient des territoires bien délimités où ils étaient les maîtres incontestés : la salle d’étude, le dortoir, le réfectoire, la cour. Chacun de ces lieux était distinct par son aura et ses objectifs pratiques mais tous n’avaient pour seule visée que le suivi scolaire et l’éducation à une vie morale et de travail. L’image que nous avons du territoire professionnel du surveillant aujourd’hui est celle de la vie scolaire, dans son sens restreint de « local » ou, si l’on veut, de bureau des surveillants et du cpe, et dans son sens large d’« établissement ». Ainsi, le surveillant est omniprésent dans l’établissement en se trouvant au centre de la vie lycéenne, en relation permanente avec l’ensemble de la population de l’établissement : « La vie scolaire, c’est quand même un pôle central dans un lycée […]. Il y a beaucoup de choses qui passent par la vie scolaire […] Pour intervenir le plus vite possible il faut quasiment tout savoir […] Ça peut permettre d’éviter quelques gaffes et… quelques événements qu’on aurait pu éviter… » (François, surveillant-ae).
13 En effet, le surveillant est au centre de toutes les informations qui circulent et partout où peut surgir une crise. Il est de fait un observateur privilégié et un intervenant direct. Il s’agit non plus seulement d’apporter une aide aux devoirs ou de veiller à l’ordre, mais d’accompagner scolairement, socialement et psychologiquement l’adolescent dans sa vie lycéenne. De par son âge et sa proximité avec les élèves, il a l’entière confiance de ces derniers. Grâce à cette confiance, il devient leur interlocuteur privilégié, « le tampon », le médiateur entre les élèves et l’institution scolaire. En outre, à travers sa contribution volontaire et fortement motivée à l’organisation et à l’animation d’activités culturelles et sportives, quand les conditions du terrain le lui permettent, le surveillant participe à l’éducation et à la citoyenneté des élèves.
14 Ces tâches ne correspondent-elles donc pas aux missions de la vie scolaire, telles que souhaitées par les textes officiels ? Apparemment si. La vie scolaire se veut être au centre du système éducatif un lieu ouvert, fédérateur, d’écoute, de communication, de médiation, de régulation et d’animation. Elle affiche ainsi clairement ses enjeux et ses ambitions, ceux de faire de l’établissement un lieu pédagogiquement et culturellement vivant, où s’exerce l’apprentissage de la citoyenneté et de la démocratie [5]. Si l’on se réfère aux représentations et aux implications professionnelles des surveillants interrogés sur leur fonction, celle-ci semble être celle qui incarne et réalise le mieux les aspirations institutionnelles de la vie scolaire.
15 Or, que constatons-nous ? Agissant dans l’urgence, parant au plus pressé, les cpe, comme l’a observé B. Gambier [6], sont absorbés au jour le jour par leurs tâches de discipline, au sens traditionnel, au détriment de celles d’animation, d’éducation et de pédagogie. Ce décalage entre leurs véritables missions et leurs pratiques réelles n’est pas sans incidence sur l’évolution des pratiques professionnelles de la fonction de surveillance. En effet, les surveillants sont dès lors attendus par les cpe et les enseignants sur ces tâches prioritaires et urgentes que sont le maintien de l’ordre, c’est-à-dire pour ce qu’ils sont formellement, des gardiens de la discipline. Autrement dit, les pratiques informelles de la fonction de surveillance et les missions formelles de la vie scolaire, qui se rejoignent et donnent un sens à ces dernières, subissent les contrecoups de l’urgence et de la demande disciplinaire traditionnelle et sont par là même occultées.
16 Certes, des initiatives sont tentées et ne restent pas vaines pour rendre à la vie scolaire ce qui lui est dû, mais, en raison de l’urgence et du poids écrasant des tâches du maintien de l’ordre, la fonction de surveillance demeure constamment exposée à l’antagonisme entre une implication professionnelle effective et conforme aux ambitions et aux défis d’un territoire (la vie scolaire), qui lui est institutionnellement très favorable, et les contraintes tout autant réelles, mais moins idéales, instituées dudit territoire.
La fonction et l’établissement d’exercice
17 Il apparaît dans les entretiens effectués avec les surveillants que la nature des implications professionnelles et des représentations qu’ils ont de leur fonction est déterminée par le profil sociologique de l’établissement dans lequel ils exercent. L’écart précédemment évoqué entre les tâches prescriptives et la réalité du terrain se creuse en fonction également de ce profil.
18 Dans un établissement dit « difficile », le surveillant est confronté à de multiples problèmes de vie en communauté. Comme je l’ai souligné, on parle alors non plus de manquements à la discipline quand cela se produit mais de déviances, de crises, c’est-à-dire de problèmes qualifiés de sociaux ou de psychologiques du fait qu’ils sont attribués à une origine sociale ou psychologique. Dès lors, le surveillant est happé par le terrain où il doit faire preuve de compétences pédagogiques et psychologiques. Le grand enjeu est pour lui d’anticiper ces crises ou de les désamorcer quand elles finissent par éclater. La fonction gagne ainsi en implication et en intérêt et elle en sort valorisée.
19 Cependant, dans un établissement dit « facile » où « il ne passe rien », la fonction est réduite aux seules tâches administratives et de surveillance, et elle se traduit par une présence formelle du surveillant dans l’enceinte de l’établissement. Il en résulte un désinvestissement du surveillant dans ses implications professionnelles. La fonction ici devient utile sans être indispensable : « … je m’ennuie parce que on est souvent dans le bureau, face à face avec des papiers… sauf le moment où je peux être avec les élèves… » (Sandrine, se-étudiante).
20 La nature des implications et des représentations professionnelles du surveillant dépend et s’explique donc par le profil sociologique de l’établissement. En d’autres termes, la fonction gagne en implication et en intérêt dans un lycée dit « difficile » où elle est appelée indubitablement à mobiliser davantage de savoirs et de savoir-faire que dans un lycée dit « facile ».
En guise de conclusion : un peu d’histoire
21 Le maintien de l’ordre et de la discipline, dans l’éducation traditionnelle, peine à se dépêtrer d’un héritage éducatif disciplinaire, fondé sur l’internat et l’idée que l’enfant était animé d’instincts malsains et antisociaux à dompter. Aussi, nombreux étaient ceux qui avaient pris conscience depuis longtemps que des innovations devaient y être apportées. Ainsi, parallèlement et en opposition à l’éducation traditionnelle, s’étaient développées, dans le mouvement de l’éducation nouvelle, des initiatives dont la volonté était de libérer l’enfant, bon de nature, de la contrainte et des lycées-casernes, condition nécessaire à son épanouissement intellectuel, physique et moral. La fonction de surveillance et le maintien de la discipline allaient être dans la ligne de mire de ce mouvement réformateur.
22 Dès la moitié du xixe siècle, le courant de l’enseignement intégral, qui militait pour le développement de toutes les facultés de l’élève (physique, morale et intellectuelle) à travers une éducation professionnelle, artistique, scientifique et sportive [7], tenta de propager le concept du tutorat, d’inspiration anglaise et allemande. Dans le régime tutorial, les élèves étaient groupés en petit nombre sous la tutelle d’un enseignant marié, qui assumait la mission d’instruction et d’éducation. À l’orphelinat Prévost (ouvert en 1880 à Cempuis), où l’enseignement intégral fut pleinement appliqué, les élèves garçons et filles plus âgés [8] assuraient les rôles de « petits papas » et de « petites mamans » auprès des plus petits, les protégeant, les guidant, prenant soin de leur propreté et de l’ordre. À ce procédé s’ajoutait la responsabilisation des élèves par l’attribution de « fonctions » : ainsi, musée, bibliothèque, pharmacie, fermeture des portes et des fenêtres, sonnerie du clairon, et autres services encore, étaient tenus par des élèves. La sanction y était préventive et non répressive et consistait le plus souvent en des rappels à l’ordre sous forme de conseils et d’« exhortations ».
23 Ainsi, le système tutorial abolissait le clivage entre éducation et instruction, l’école devenant une « famille sociétaire » fonctionnant sur le modèle de la « famille naturelle [9] », où le tuteur avait le rôle et l’autorité d’un père auprès d’élèves en semi-liberté. C’est la convergence de la vie solidaire et égalitaire, de l’enseignement dispensé et de la responsabilisation des élèves, qui œuvrait à l’éducation morale de ces derniers. Une éducation morale en pratique, sociale, fondée sur l’imitation et l’expérience, exempte du dogmatisme religieux, dont la finalité était de former « des hommes et non des sujets [10] », autrement dit des ouvriers accomplis, républicains et laïcs.
24 Vers la fin du xixe siècle, le courant de l’éducation particulariste, aspirant à la construction d’une société « caractérisée par la tendance à s’appuyer non sur la communauté mais sur soi-même [11] » et s’inspirant du modèle des news schools, revisita également la notion de maintien de la discipline. La fondation de l’école des Roches en 1899 à Verneuil institua le « capitanat ». À l’instar du système tutorial, les élèves étaient regroupés dans des maisonnées dirigées par des enseignants mariés et appelés chefs de maison. Cependant, l’ordre et la discipline étaient maintenus par des élèves appelés capitaines. Au sommet de la hiérarchie du capitanat, un capitaine général dirigeait des capitaines d’écoles, lesquels coordonnaient les missions des capitaines de maisons. Ces capitaines, proposés par les chefs de maisons pour leur excellent travail scolaire, leur sérieux et leur probité morale, étaient élus par les élèves au conseil intérieur de l’école (à l’exception du capitaine général, élu par les capitaines d’écoles). L’application de la sanction (avertissements, amendes, suppression des jours de congé…), intervenant seulement en cas de récidive, se voulait non pas expiatoire mais réparatrice, et visait de la sorte à une éducation de la volonté en interpellant l’intelligence (compréhension) et le cœur (le sentiment d’avoir mal agit [12]).
25 Le maintien de l’ordre et de la discipline était ainsi assuré par des pairs, abolissant le clivage entre adulte et élève. Le capitanat se voulait être un « instrument indispensable d’éducation » grâce auquel les élèves « apprennent à accepter et à supporter des charges qui augmentent la responsabilité et suscitent l’initiative » et par lequel « s’enseigne le respect de l’autorité hiérarchique, autorité qui ne tyrannise et ne paralyse jamais, qui contrôle et ne surveille pas, qui prêche d’exemple [13] ». Le capitanat répondait entièrement à la finalité pédagogique et idéologique de l’établissement : former des élites, autrement dit des dirigeants et des décideurs.
26 L’arrivée des socialistes au pouvoir en France, en 1981, allait permettre la création de quatre lycées publics dits expérimentaux [14]. Ayant pour référence le lycée d’Oslo et s’inscrivant dans la mouvance de la pédagogie institutionnelle [15], ces lycées ont la particularité d’être autogérés. Au lycée autogéré de Paris (lap), toutes les décisions relatives à la gestion et au fonctionnement de l’établissement sont prises collectivement, par les élèves et les enseignants, à travers des instances démocratiques : assemblée générale, groupes de base, réunion générale de gestion, commissions… Ces dernières ont chacune un domaine de compétence précis : commissions des relations publiques, du budget, de la gestion de la bibliothèque, de l’administration, de la cafétéria… et parmi lesquelles, la commission de régulation et de justice.
27 Cette dernière est une sorte de tribunal populaire où les élèves et les enseignants sont appelés à juger les infractions majeures portant atteinte à la vie de la communauté (ivresse, violence, dégradation du matériel…) et à prononcer les sentences qui relèvent généralement du rappel à l’ordre, du dédommagement, voire de l’exclusion. À chaque rentrée scolaire, les élèves sont informés des principes qui fondent la vie en communauté et s’engagent à les respecter à travers la signature d’un document appelé « engagement », semblable à un règlement intérieur mais dont la teneur est « plus une déclaration des droits qu’un Code pénal [16] ». Le maintien de l’ordre et de la discipline est l’affaire de tous. La loi n’est pas imposée de l’extérieur, elle est celle voulue et dictée par la communauté. Le lap se désigne comme un lieu d’apprentissage de la citoyenneté et de la démocratie, où le lycéen est un citoyen impliqué et responsable. Par conséquent, c’est par la responsabilisation des lycéens dans la gestion quotidienne de leur établissement, à travers les instances démocratiques, où se libère la parole, et la relation tutoriale entre élèves et enseignants, où ces derniers font figures de guides et de conseillers, que sont désamorcés les mécontentements et les désaccords latents, facteurs de conflits, de transgressions disciplinaires et de désordre.
28 Nous observons donc que dans l’évolution du système disciplinaire en milieu scolaire s’opposent deux conceptions de la surveillance et du maintien de la discipline : l’une hiérarchisée, personnifiée et visible, reposant sur l’autorité de l’adulte ou des pairs (sous sa forme atténuée) et productrice d’une discipline individualisée et passive, l’autre collectivisée et impersonnelle, c’est-à-dire invisible et intériorisée, comme l’aurait souligné Michel Foucault [17], reposant sur l’autorité de la masse et porteuse d’une discipline active.
29 Les expériences que nous venons d’évoquer sont restées marginales et n’ont été possibles qu’avec des effectifs réduits d’élèves. Il n’en demeure pas moins qu’elles reposent sur des logiques qui rejoignent celles qui s’opèrent présentement mais informellement dans l’éducation traditionnelle, comme nous l’avons vu au début de ce présent article. En effet, si la tendance générale est toujours à la définition de la fonction comme étant celle du maintien de la discipline dans son sens traditionnel, l’évolution actuelle de la société et du système scolaire contredit cette image. Le regard de la société sur la transgression et le système punitif a évolué depuis le Moyen Âge et continue d’évoluer. Moins autoritaire qu’autrefois, acquise à certaines pédagogies nouvelles, accueillant un public socialement et culturellement diversifié et ouverte à la société (alors qu’elle s’en était jusqu’ici protégée), l’école est devenue une microsociété, qui se veut être une microdémocratie, où l’élève est un citoyen en herbe. Par conséquent, elle se trouve confrontée à de nouveaux défis et exigences éducatives, qui supposent le dépassement de divers problèmes endogènes (propres à l’école) mais aussi exogènes (propres à la société). Parmi ces défis et ces exigences, le système disciplinaire et de la maîtrise doit être, inexorablement, repensé dans le fond et la forme.
Mots-clés éditeurs : surveillance, milieu scolaire, maintien de la discipline
Date de mise en ligne : 01/12/2005
https://doi.org/10.3917/lett.057.0087Notes
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[*]
Morad Amrouche, doctorant en sciences de l’éducation, université de Paris VIII.
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[1]
Entamée en 2003 dans le cadre d’un mémoire de dea en sciences de l’éducation, sous la direction de Gilles Monceau (université Paris VIII) et intitulée : « Pions, qui êtes-vous ? La fonction de surveillance dans les lycées et sa professionnalisation », elle se poursuit en thèse sous la direction d’Antoine Savoye. Elle s’inscrit dans une approche socio-historique dont le cadre conceptuel et théorique est celui de l’analyse institutionnelle (cf. René Lourau, L’analyse institutionnelle, Paris, Éditions de Minuits, coll. « Arguments », 1970).
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[2]
La fonction de surveillance est exercée par les maîtres d’internat, et surveillants d’externat (mise), les maîtres de demi-pension (mdp) et les surveillants en contrat emploi solidarité (ces). Des aides-éducateurs (ae), dans de nombreux établissements, sont également affectés aux tâches de surveillance.
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[3]
Alfredo Furlun, « Problèmes de discipline dans les écoles du Mexique : le silence de la pédagogie », Le maintien de la discipline à l’école, Perspectives, vol. XXVIII, n° 4, décembre 1998.
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[4]
Damien Durand, cpe qui êtes-vous ? Enquête d’identité, crdp de l’académie de Grenoble, 1997.
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[5]
Voir Le livre bleu des conseillers principaux d’éducation, Orléans, coll. « Livre bleu », crdp 2000.
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[6]
Bénédicte Gambier, Le conseiller principal d’éducation dans la complexité de l’établissement scolaire, mémoire de maîtrise en sciences de l’éducation (sous la direction de Gilles Monceau), université Paris VIII, 2001.
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[7]
Henri Etienne, « L’éducation nouvelle, intégrale et créatrice », L’école nouvelle, Revue de l’éducation intégrale, n° 1, première année, 1876.
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[8]
Rappelons que l’orphelinat Prévost fut, à l’initiative de Paul Robin, son premier directeur, l’une des premières écoles françaises à instituer la mixité et la laïcité.
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[9]
Termes employés par Paul Robin, voir à ce propos le Bulletin de l’éducation intégrale, n° 6, 1892.
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[10]
Gabriel Giroud (ancien élève de l’orphelinat), Éducation intégrale-coéducation des sexes, Paris, Librairie C. Reinwald Schleicher Frères, 1900.
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[11]
Edmond Demolins (fondateur de l’école des Roches), À quoi tient la supériorité des Anglo-saxons ? Paris, Éd. Économica, coll. « Anthropos », 1998, (1re édition, Paris, Firmin-Diderot, 1897).
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[12]
Joseph Wilbois (ancien enseignant à l’école des Roches), Les nouvelles méthodes d’éducation. L’éducation de la volonté et du cœur, Paris, Librairie Felix Allan, 1914.
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[13]
Pierre Baron (ancien élève et capitaine général à l’école des Roches), École des Roches, le « Capitaine », Verneuil, Imprimerie Henri Turgis, 1915.
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[14]
Qui sont : le lycée maritime d’Oléron, le collège-lycée d’Hérouville Saint-Clair, le centre expérimental de Saint-Nazaire et le lycée autogéré de Paris.
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[15]
Voir A. Vasquez et F. Oury, Vers la pédagogie institutionnelle, Paris, Maspéro, 1966.
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[16]
Dans la brochure de présentation du lycée.
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[17]
Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.