Notes
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[*]
Dario Moralès, psychologue psychanalyste.
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[1]
P. Malengreau, « Déculpabiliser », La culpabilité dans la clinique psychanalytique, Quarto, n° 33/34, décembre 1998, p. 77.
-
[2]
Ibid., p. 77.
-
[3]
M. Silvestre, Demain la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1993, p. 123-124.
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[4]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1986, p. 357.
1 La spécificité de la clinique en milieu carcéral est que, avant d’être une clinique du symptôme, elle est d’abord une clinique de l’acte. C’est souvent par ce biais que le premier contact s’amorce et se décline en milieu carcéral. En effet, bon nombre de sujets aboutissent chez le juge plutôt que chez le psy et le juge, par la sanction dont il frappe certains de leurs comportements, est supposé pouvoir donner à leurs agirs valeur d’actes. C’est donc dans l’après-coup de leurs actes (agirs) que bon nombre de ces sujets décident ou sont poussés à rencontrer un psy. C’est en référence aux actes (passages à l’acte compris) que la clinique rencontre le sujet en prison et en premier lieu ce qu’il dit de sa culpabilité. Viser un au-delà de l’acte implique de se défaire des enjeux sociaux immédiats tels qu’ils paraissent se mobiliser au cours de la procédure et du procès, dont la sanction est le moment résolutif, dans le but de rendre le sujet responsable de son dire, de ce reste présent mais voilé dans l’acte qu’est la jouissance. Nous aurons l’occasion de revenir sur cette distinction.
La sanction ne peut se réduire à la sentence
2 L’acte (l’agir) fait ainsi une place à la sanction, au moment où la sentence tombe, au moment où le sujet réputé formellement innocent est déclaré effectivement coupable ou responsable, donc punissable, donc soumis à la peine. Bien sûr, la sanction ne peut pas se réduire à l’acte terminal du procès, au moment de la sentence. La sanction parcourt comme un fil les composantes qui structurent la punition, entre le moment où un sujet est interpellé puis incarcéré et le moment résolutif de la sentence. L’interpellation a un sens parce qu’il y a une victime lésée, personne morale ou physique. En ce sens, la sanction peut être dite parce qu’il y a victime. L’incarcération coïncide souvent avec le procès et de ce point de vue toute infraction est une atteinte à la loi, une offense à l’ordre social perturbé. La sanction vient ici rétablir le droit. Enfin, la sentence fait le coupable ou l’innocente, elle condamne ou réhabilite. Ces trois composantes de la sanction que sont la victime, la loi et le coupable sont solidaires et interdépendantes. Cependant, un doute ne tarde pas à s’instaurer : s’agit-il d’une trajectoire continue ? Les instances habilitées à interpeller, à sanctionner, à consentir sont-elles simplement des « parties objectives » du procès ? On pourrait simplement signaler que la pluralité des protagonistes met en jeu des antagonismes : instaurer la « juste distance » entre le plaignant et l’accusé est parfois aléatoire et impossible, tout comme il s’avère difficile de chercher le principe qui assure la coupure entre vengeance et justice, entre « se faire justice soi-même » et faire intervenir la loi. Enfin, que dire de ce hiatus entre la parole performative qui dit le droit (qui condamne ou absout) et le sujet qui se déclare coupable ou innocent ? La présence des antagonismes et des oppositions montre que c’est dans l’écart, dans le conflit que le droit se dit, que la sentence se prononce, que la culpabilité est légalement établie et que l’accusé change de statut juridique : de présumé innocent il est déclaré coupable.
3 Cette mutation, qui résulte de la seule vertu performative de la parole qui dit le droit, a son importance dans la clinique lorsque celle-ci s’élabore en prison. Il s’agit, dans ce cas, d’assister à une autre mutation, celle qui se libère de l’acte et qui consiste à mieux cerner ce qu’il en est du registre de la responsabilité, qui doit être distinguée de la position présente du sujet devant la culpabilité. Pour le dire différemment, quelles que soient les manifestations de la culpabilité du sujet ou de son innocence devant l’acte, le sujet vient pour dire ce qui le lie à la faute pour laquelle il est incarcéré. Or, l’Autre (ici le psy) ne sait rien de sa culpabilité quant à l’acte. Cependant, le sujet peut alors, dans cette rencontre avec l’Autre, mettre en travail une faute dont il ne sait pas être coupable, pour continuer lui-même à méconnaître la cause de sa culpabilité initiale. À l’opposé des proclamations d’innocence ou de culpabilité, la responsabilité définit ainsi un devoir de répondre hors de l’implication de l’Autre, car l’Autre ne répond pas. Sur la jouissance, le sujet seul peut répondre, et c’est à lui qu’incombe de faire passer la jouissance au dire. À l’opposé de cette visée, il y a la croyance que la sanction serait l’acquittement automatique de la dette contractée par l’acte, issue hélas assez fréquente, où le sujet se contente d’avouer son crime pour mieux dissimuler l’inavouable de sa faute, c’est-à-dire garder la part de jouissance.
La déclaration de culpabilité
4 Nous voulons illustrer, à partir d’une vignette, comment sur fond de culpabilité se dégage l’élaboration de la responsabilité dans la position d’un sujet, à travers ses ruminations, ses doutes et ses certitudes lorsqu’il accepte de se tenir pour responsable de ce qui lui arrive. Je me contenterai d’évoquer succinctement ici quelques éléments de ce qu’on pourrait appeler une névrose d’autopunition chez un sujet obsessionnel. Ce cas nous montre comment la culpabilité peut accabler un sujet suite à l’aveu qui aurait dû logiquement le soulager. D’ailleurs, le leitmotiv qui convient à ce cas pourrait se formuler en ces termes, à l’instar du personnage de Rousseau dans les Confessions : « J’en étais coupable, à présent je devrais être innocenté. »
5 Un homme d’une trentaine d’années (34 ans) est incarcéré depuis une vingtaine de mois, suite aux aveux qu’il a faits d’un crime qu’il a commis sur la personne d’un chauffeur de taxi, quinze années auparavant. Il explique qu’il y a quelques mois, ivre, il a décidé de se libérer d’une charge dont le poids lui était devenu, avec le temps, insupportable : il a réussi, jusque-là tant bien que mal, à traîner ce boulet, en éprouvant, de temps à autre, le besoin irrépressible de faire les cents pas autour des commissariats, mais sans jamais trouver la volonté suffisante pour franchir le seuil. Il se sentait à bout. Depuis le jour du crime, dont il a pris connaissance seulement trois jours après en lisant fébrilement les faits divers, sa vie a basculé. Certes, avant cet acte, il allait à la dérive mais depuis il vivait avec le sentiment d’être en fuite et affichait un comportement que lui-même n’arrivait plus à gérer. Il évitait à tout prix les relations de confiance. Il cherchait un équilibre sur le plan professionnel et sentimental, mais sombrait dans l’angoisse à l’idée de tomber amoureux ou d’engager une amitié solide, de crainte de devoir tout dire. Il s’était forgé avec le temps le personnage d’un « masque de clown rigolo », mélange de légèreté et d’ironie qui passait assez bien aux yeux des autres, mais qui dévoilait à chaque réveil l’horreur de sa détresse. Face à l’impératif de jouissance, il a dressé la figure d’un semblant contre le surgissement d’un affect pénible. Au moment de l’aveu, il vivait chez ses parents, avec qui il entretient des rapports ambivalents, en particulier avec son père. Il a rompu et renoué avec eux au moins une demi-douzaine de fois, en raison de la mésentente qui semblait régner dans le couple parental depuis au moins son adolescence, lorsque le père, au cours d’une scène de ménage mémorable, l’avait pris à témoin des infidélités de son épouse. Quelques mois plus tard, il fait sa première fugue. Interpellé par la police à cinq cents kilomètres de son lieu d’habitation, il est rejoint au commissariat par son père qui, contre toute attente, se met à genoux devant lui et lui demande pardon. Il a gardé de cet épisode le souvenir pénible d’un père qui « n’assurait pas ». Cela ne l’a pas empêché de faire d’autres fugues, deux tentatives de suicide, et de quitter pour une durée assez longue le domicile parental à l’âge de 15 ans. Il s’est installé dans une grande ville du Sud-Ouest où il a commencé plusieurs petits boulots dans la restauration, a découvert la came, l’alcool, a fait des passages dans la petite délinquance. Il renoue avec ses parents, revient à Paris pour chercher du travail. C’est dans ce contexte qu’il rêve d’évasion et tente de cambrioler un chauffeur de taxi ; celui-ci s’oppose : pris de panique, il se sert de son arme, le blesse et s’enfuit. La suite de l’histoire pourrait se résumer ainsi : pris de remords, il veut tout dire, désire la punition mais, par crainte d’être puni, il décide d’oublier et se noie littéralement dans l’alcool. Mais c’est aussi par l’alcool qu’il trouve, en substance, la force de faire son aveu. C’est donc à quelques mois du classement judiciaire de ce crime que T. s’est décidé à parler.
6 Quelles sont donc les coordonnées subjectives présentes dans cet aveu ou « déclaration de culpabilité », selon l’expression qu’emploie T. lui-même ? En premier lieu, l’aveu se fait sur fond d’oscillation entre culpabilité et doute. Ce mouvement est perceptible puisque l’accent est mis initialement sur le fait même de la déclaration, sur l’intention déclarative qui l’emporte sur tout autre contenu, et ses conséquences. À ce stade, ce qui compte, c’est de se faire absoudre de la faute, d’obtenir que l’Autre du jugement le déculpabilise ou le blanchisse, voire qu’il l’innocente de l’imminence de la sanction. « Après tout, se dit-il, c’est moi qui ai fait le premier pas. L’Autre ne me demandait rien. » Du point de vue pénal, l’affaire est en effet en voie d’extinction.
7 Mais, en même temps, sur un autre versant, la déclaration fait appel à l’Autre, au sujet supposé savoir, afin qu’il vienne le séparer de la jouissance que les quinze années d’errance, de « fuite en avant » n’ont pu transformer en symptôme. En effet, ce qu’il demande, c’est qu’on l’aide à prendre la faute sur lui, c’est qu’on le reconnaisse coupable. Juger, c’est rendre un verdict, c’est aussi trancher, séparer. Absoudre, séparer, voilà donc les deux versants d’une demande pour le moins ambiguë, et c’est dans ce contexte qu’il va demander à nous rencontrer. Il veut voir un psy parce que, après une première impression de soulagement, il s’est rendu compte que son aveu le dépassait, le mortifiait. On pourrait faire l’hypothèse qu’après la rectification subjective de ses premiers aveux, T. éprouve l’existence d’un irréductible qu’il ne peut pas faire sien. Cet irréductible de la culpabilité est lié à un « rappel de la jouissance [1] », c’est-à-dire à un reste qui n’est pas passé au dire, au-delà de toute « déclaration de culpabilité ». Il est l’indice dans la structure « d’un trop, d’un trop de jouissance [2] », d’où la pertinence des propos que tient T. lorsqu’il nous déclare : « Ce n’est pas le meurtre, mais l’aveu qui engendre la culpabilité. »
Engager sa responsabilité
8 La « déclaration de culpabilité » pose donc la question de son abord dans la clinique. On ne peut pas se contenter de la repérer, il faudrait la référer à ce savoir que tout de la jouissance ne peut être dit. Ce serait dans ce cas utiliser ce signifiant à des fins de savoir, de savoir sur la jouissance qui manque. Cela veut dire qu’à la continuité de la jouissance doit advenir la discontinuité par le signifiant. Traiter la culpabilité par ce biais permet d’engager le sujet sur le terrain de la responsabilité : se dire coupable et découvrir qu’à une demande de l’Autre (au rêve d’évasion), où il a cédé sur son désir, la culpabilité est alors le reste impayé de cette évasion. Mais c’est aussi par ce biais le moyen de faire parler les signifiants paternels jusque-là méconnus et de mettre au jour la corrélation entre la lâcheté paternelle et l’héritage du péché du fils.
9 T. nous décrit le père comme un homme gentil, qui a bien réussi sur le plan professionnel, mais assez effacé, beaucoup plus préoccupé par les apparences d’un semblant de vie de couple que par ce qui se passait autour de lui. Notre patient avoue ne pas avoir compris ce qui retenait celui-ci auprès de sa femme, qui se conduisait à son égard avec désinvolture et infidélité. En même temps il a l’impression que son père n’a jamais su exprimer ce qu’était l’amour. La lâcheté du père, repérée par le fils, se traduit par l’érection de ce semblant qui vient tromper le surgissement intolérable de la jouissance de la mère, et le fils hérite de son péché, en portant le masque qui le protège contre le surgissement d’une Autre jouissance. C’est justement de ces impasses que T. a fait l’expérience quelques mois avant de se rendre : en effet, une nouvelle liaison le met devant la possibilité, une fois de plus, d’engager son semblant au nom d’un désir. La fille était subjuguée par son charme, ce qui revenait à dire qu’elle aimait en lui son « masque de clown », à quoi T. a répondu par la fuite. Ce masque, sorte de transfuge du surmoi dans le lien humain, figuré ici par les traits de la dérision, est ce qui invalide T. lorsqu’il veut s’inscrire dans la loi du désir humain, loi invalidée en permanence par la dimension de la répétition, et par les effets de jouissance.
10 Donc, en faisant appel à l’Autre, au sujet supposé savoir, il veut régler son rapport à la jouissance, en tentant de décharger sur l’Autre la tension qui l’envahit. C’est sur ce point que porte cette demande : que le péché, le sujet supposé savoir puisse le résorber dans ce qui peut faire loi, le symbolique. La demande y réussit pour une part, d’où les effets positifs pour la névrose, qui sont de desserrer l’étau du sentiment de culpabilité. Il s’agit d’un progrès, en comparaison avec l’oscillation et la précipitation avec laquelle, au moment de son aveu, il s’était identifié tantôt comme coupable se destinant à prendre toute la faute sur lui, et tantôt comme innocent, considérant que le temps avait fait son œuvre de pardon.
11 Mais il y a une limite à cette démarche : la jouissance ne pouvant investir que les objets externes, le sujet déjoue alors la castration, et met en péril l’investissement du symbolique. Il reste de la jouissance, d’où les phénomènes de réaction thérapeutique négative, de revendication par quoi le sujet se déleste de la faute sur l’Autre : « Comment voulez-vous que je puisse assumer mes actes, alors que mon père ne s’est jamais préoccupé de moi, ni du désir de ma mère, alors que la parole de mon père semblait être complètement discréditée ? » On pourrait ajouter que, dans le fantasme de ce sujet, ce père aurait dû le punir de sa fugue alors que, contre toute attente, il l’a, en quelque sorte, innocenté en lui demandant pardon. Cela veut dire que la parole du père n’était pas pour lui menaçante, ni assez efficace pour le déculpabiliser. Coupable ou innocent, son crime, c’est au signifiant paternel de le porter, et il fait du besoin de punition l’aboutissement d’un sentiment de culpabilité insupportable au point qu’il n’hésitera pas, pour que l’Autre social – à défaut de mieux – intervienne, à tuer son prochain : son crime serait-il un parricide déguisé ?
12 Bien sûr, utiliser pour ce cas le terme de parricide soulève quelques difficultés, mais après tout, nous pourrions avancer que, dans la névrose obsessionnelle, le sujet éprouve plutôt le besoin de construire un père imaginaire pour contrebalancer l’opération de symbolisation du père. Néanmoins, ce doublet imaginaire du père accentue le sentiment de culpabilité puisque cette dernière introduit la loi féroce du surmoi. Du rapport à la loi, le surmoi n’en a cure, puisque son impératif est « hors la loi », déréglé, de sorte que le sujet doit s’en accommoder : « Son impératif est un impératif de jouissance [3]. » Nous comprenons alors en quoi le passage à l’acte, les aveux, sont aussi une tentative, ratée bien sûr, mais tentative quand même, de recevoir de l’Autre la sanction au rejet du registre de la signification.
13 Je reviens à mon propos : la problématique de notre patient obsessionnel montre qu’il a rencontré la jouissance dans le réel de la transgression et qu’il a ainsi donné consistance à l’Autre (imaginaire) de la rétorsion représentée par l’enchaînement police-justice-expert psychiatre, bref l’ensemble du dispositif judiciaire et carcéral. Cela le conduit à l’impasse qui, dans la procédure de l’instruction actuelle, fait qu’il a engagé un combat pour obtenir la requalification des faits en « tentative de vol avec violence ayant entraîné la mort sans intention de la donner » au lieu d’« homicide involontaire ». Cela est une nouvelle tentative pour se faire innocenter par l’Autre, tentative qui l’entraîne pour l’instant, dans sa rage envers l’institution judiciaire, à s’accabler de reproches sur le bien-fondé de sa démarche initiale. Il se déclare trompé.
14 Pour terminer, il est exclu pour nous de négocier sur le terrain de la culpabilité, qui donne consistance à l’Autre, au savoir qui aliène et qui en apparence déculpabilise. La psychanalyse au contraire pousse le sujet sur une autre voie, celle de la responsabilité, à saturer la parole du sujet jusqu’à l’amener à ce point où il est impossible de donner son assentiment, parce que l’Autre n’existe pas. C’est donc au sujet tout seul qu’incombe la charge de la jouissance et c’est cette perspective qui peut donner à l’occasion pour le sujet la liberté d’adhérer et de mettre à nu son drame de sujet, d’avoir ainsi à donner son assentiment aux modalités de sa castration. Bref, être responsable, c’est faire son devoir, consentir à ce moment particulier lors duquel la jouissance ne peut être dite, mais c’est au dire que s’opère la séparation où advient le « oui, c’est ma faute ».
15 Ainsi, bien que la psychanalyse ait affaire à la question de la responsabilité, hélas, il n’est pas sûr qu’elle arrive dans tous les cas à ce que le névrosé brise son masque et adhère à sa « malédiction consentie », selon l’expression de Lacan à propos d’Œdipe à Colone [4].
Notes
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[*]
Dario Moralès, psychologue psychanalyste.
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[1]
P. Malengreau, « Déculpabiliser », La culpabilité dans la clinique psychanalytique, Quarto, n° 33/34, décembre 1998, p. 77.
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[2]
Ibid., p. 77.
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[3]
M. Silvestre, Demain la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1993, p. 123-124.
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[4]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1986, p. 357.