Couverture de LETT_055

Article de revue

Ciné-malaise

Pages 97 à 103

Notes

  • [1]
    La fête dans la cabane, construite de leurs propres mains, nous montre encore une fois l’influence néfaste des adultes : l’affirmation du groupe n’est complète qu’avec partage d’alcool, de discours, d’histoires cochonnes et de toasts !
  • [2]
    Petit rappel : le châtiment réservé aux prisonniers de guerre est de se faire déposséder de tous leurs boutons. Lebrac expérimente alors sur ses troupes le nudisme sur lequel l’ennemi n’aura aucune prise, contrairement au froid. Le chef trouve finalement une brillante idée : constituer un trésor de boutons, agrémenté d’une petite fille dévouée qui fera office de couturière des vaillants combattants !
  • [3]
    « Je suis en train de m’éventailler » dit la « vedette » pour soutenir son partenaire qui n’ose pas commencer sa tirade. « Je l’ai pas ambiancé » dit toujours la même à la copine en titre qui l’accuse d’avoir pris son amoureux. Et quand il s’avère que la répétition est catastrophique pour le comédien amateur, on se rassure : « Il va s’améliorer de mieux en mieux ! »
  • [4]
    Cf. Télérama n° 2800, octobre 2003.
  • [5]
    Rappelons que Jacques Lacan, dans son Séminaire L’envers de la psychanalyse (1969-1970) démontre que le discours qui domine et oriente les États du socialisme réel c’est justement le discours universitaire où le savoir est en position d’agent et un signifiant-maître en position de vérité : figure im1
  • [6]
    J. Lacan (1970), L’envers de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1991, p. 68.

La guerre des boutons d’Yves Robert

1 Énorme succès à sa sortie en 1961, couronné du prix Jean Vigo en 1962, le film est tiré du roman éponyme de Louis Pergaud. Yves Robert a su en faire une adaptation vivante, conservant son style direct et sa vision sans mièvrerie de l’enfance. La guerre des boutons s’inscrit dans la lignée des films d’enfance incontournables, à côté de Zéro de conduite (Jean Vigo, 1933) et des 400 coups (François Truffaut, 1959).

2 Mais l’amitié est évoquée seulement fugitivement dans Les 400 coups, récit d’un parcours solitaire. Zéro de conduite décrit bien les tribulations d’un groupe d’enfants, mais en adoptant une vision idéalisée de rébellion contre les adultes, contre les institutions, carcans de la liberté de l’enfant. Le film La guerre des boutons raconte, lui, les affrontements de deux groupes d’enfants. Il semble pourtant rester dans l’imaginaire collectif français comme un des films emblématiques de la camaraderie d’enfance. Traduirait-il alors une nostalgie d’un état d’esprit perdu avec l’âge, que l’on se plaît, adulte, à retrouver dans un tel film ?

3 La trame du récit de La guerre des boutons est simple, épurée à une simple ligne directive : deux groupes d’enfants sont ennemis, ils vont donc s’affronter lors de batailles minutieusement préparées. Deux clans donc : les Longeverne contre les Verlans, du nom de leur village respectif. Si l’époque importe peu dans le film, la géographie y possède une importance capitale. En effet, c’est elle qui va être l’origine, le prétexte du moins, des rixes entre les enfants. Les lieux sont donc délimités, l’action cadrée. L’école, les deux villages, les champs, la forêt et enfin la Sablière, creux aride transformé en champ de bataille, vont former un huis clos où les événements semblent condamnés à se reproduire en boucle.

4 Le groupe se forme donc d’abord géographiquement. Appartenant à un même territoire, ces enfants sont liés à leur village et à ses habitants. Ceux qui vivent dans le même village sont amis, les autres, ceux de l’extérieur, systématiquement ennemis. La reconnaissance et le lien se font donc dans la haine d’une même altérité à combattre. Dès le début du film, les deux groupes symétriques d’enfants se nomment et se regroupent simplement sous l’appellation de leur village, s’appropriant ainsi sans nuances leur territoire en en faisant leur nom, donc leur identité même. L’amitié entre les enfants du film semble donc grandement déterminée par leur appartenance géographique.

5 Cet état simpliste semble avoir été dépassé par les parents (même si ceux-ci en gardent quelques relents). Remarquons alors qu’aux yeux des enfants, les adultes trahissent cette loi de reconnaissance géographique : des figures hautement représentatives du village et de son ordre (un paysan, le curé puis le facteur) achètent sans aucuns remords au début du film des timbres à des enfants qui ne sont pas du village. Cet affront sera l’étincelle qui déclenchera l’action du film. Les adultes ne faisant plus régner la loi de la terre, les enfants doivent s’en charger.

6 Le groupe de copains se constitue donc aussi dans une même vision des adultes. Les parents restent ainsi dans la majeure partie du film des silhouettes tour à tour inquiétantes ou sympathiques, mais toujours grotesques et bornées. Figures seulement entrevues témoignant du hors-jeu définitif des adultes, mais aussi de la vision caricaturale que les enfants portent sur eux, les transformant en montages, en monstres.

7 L’adulte est montré comme irrémédiablement perdu car sans possibilité de changement, d’évolution ni même de réflexion. Il est enfermé dans un état monolithique, basant son autorité uniquement sur sa force physique évidemment supérieure, dont il ne se prive pas d’user. Quand un enfant s’enfuit, si trois pères de famille partent à sa recherche, c’est moins par inquiétude que pour le punir. Reprise au retour de leur battue infructueuse, la ritournelle légère de leurs enfants (« Mon pantalon est décousu, si ça continu on verra l’trou d’mon… ») devient dans leur bouche une chanson d’ivrogne. L’adulte salit la fraîcheur de l’enfance ; le seul geste de gentillesse dont il se montre capable est celui d’inciter à l’alcool !

8 La guerre des boutons semble prendre alors des accents de plaidoirie nostalgique : si le temps de l’enfance était cruel, cette cruauté ne venait que de l’adulte, violent et injuste. Les enfants doivent se débrouiller pour éviter l’influence néfaste de leurs aînés. Seuls car sans adultes, mais forts de leur union.

9 La guerre des boutons est donc indéniablement un film de groupe. Yves Robert le rappelle par une mise en scène appliquée, parfois redondante. Le groupe est en effet plusieurs fois filmé de loin en plan large, formant un bloc indissociable. Les séquences sont fréquemment ponctuées par une vision du groupe ensemble : dans la classe, dans les batailles, dans le village, etc. Et si la caméra, trop proche, ne peut cadrer que quelques visages, le reste du groupe sera automatiquement inclus dans un même mouvement de travelling. L’image, le cadre lient alors les enfants de façon très forte.

10 Mais des figures s’isolent parmi cette bande. Dès le début, le maître d’école en les désignant par leur nom va extraire les enfants qui serviront de « points de repère » dans la suite. Chacune de ces personnalités a un profil propre, et restera cantonnée dans son rôle pendant tout le film. Ainsi P’tit Gibus fait office de bouton apportant systématiquement une touche comique, en contrepoint de toutes les scènes au ton un peu grave ; l’intellectuel sera utilisé pour faire l’inventaire du trésor de guerre et apporter un avis « scientifique » aux décisions du chef ; le traître est couard, peureux et vicieux et s’enfuit dès la première bataille… Pourtant aucune apologie de la différence dans le film. Les différences de chacun ne servant ici qu’à l’avancement du récit, la fiction prime toujours sur les singularités qui restent malgré tout dans le rang du groupe. Yves Robert nous montre ainsi un groupe de copains où les singularités sont mises au profit du groupe.

11 Lebrac, meneur du groupe de Longeverne, est le plus grand et le plus âgé, son autorité et son insolence en font un chef tout désigné. Les plans l’isolent lors de ses discours ; filmé en plan rapproché et en contre-plongée, il assoit sa supériorité par sa seule prestance. C’est lui qui va se faire metteur en scène, dirigeant les autres ; il assume ses erreurs et sait être magnanime et pédagogique. Tout le récit se centre sur lui, les mouvements de caméra se figent sur lui, les parents le tiennent pour responsable de tout, et quand il se cache à la fin du film par peur de la pension, tous les enfants vont partir à sa recherche dans les bois. Dans un plan large, ils apparaissent alors comme étrangement perdus, jusqu’à l’apparition d’un nouveau repère : le maître d’école. Le groupe se fait donc autour d’un chef. Chef qui, outre le fait de guider le groupe, lui donne une identité.

12 Et Lebrac est un chef didactique : il apporte toujours une leçon de vie dans ses discours, défendant de grands principes tels la fraternité, l’égalité, la justice, l’honneur. Il ressemble alors au maître d’école bienveillant, seul adulte positif dans le film. Ces deux personnages symboliques, référents, ne tendent finalement qu’à montrer que tout est source de connaissance, même – et surtout ? – ce qui se passe en dehors de l’école. Plus que les parents et l’école, ce sont les aventures, les épreuves comme les moments suspendus de joie [1] que les enfants vivent ensemble qui les structurent.

13 En définissant eux-mêmes ce qui importe vraiment dans leur vie par l’importance démesurée qu’ils donnent aux batailles et à tout ce qui se fait autour, les personnages d’Yves Robert distillent l’idée qu’au-delà de s’amuser ou de faire passer le temps, le fait de se rencontrer et de constituer un groupe est avant tout un apprentissage de la vie.

14 La cabane comme nouveau foyer, les batailles ritualisées dans leur préparation et leur déroulement, tout s’élabore ensemble, et ne peut fonctionner que si chacun y participe. La première défaite est ainsi due à l’absence des trois leaders du groupe, retenus après la classe. Et le trésor de boutons [2] qui permettra une victoire définitive se constituera seulement si chacun y met du sien à sa mesure.

15 Si les scènes de bataille sont le fil rouge du film, elles restent relativement courtes ; Yves Robert, utilisant un montage rapide épaulé toujours d’une musique entraînante, donne à ces moments une signification poétique presque abstraite, hors du récit. Peu importe l’issue de la bagarre, plus important est comment elle mêle les corps, comment elle permet à une énergie contenue de se libérer enfin. Les enfants se plongent pleinement dans l’action car ils savent que les règles de conduite, d’honneur et de style y seront respectées. La maîtrise d’un état d’autogestion fictionnelle leur permet donc à la fois de se dépenser physiquement et de construire, par eux-mêmes et en s’amusant, une vision de la vie pleine de fraîcheur et de conviction !

16 Les batailles vont alors se faire métaphore de cet univers propre à l’enfant. Si elles peuvent paraître en théorie reproduction d’actions d’adulte, les enfants, quel que soit le sérieux profond qu’ils y mettent, savent que cette guerre reste un jeu. Les épées sont en bois, les tortures symboliques. Et si on bat durement le traître qui a vendu les secrets du groupe à l’ennemi, c’est parce qu’il a brisé la seule règle vraiment inviolable : non pas d’être passé à l’ennemi, mais d’avoir privilégié le profit personnel à celui du groupe de copains.

17 Le véritable ennemi n’est alors plus celui d’en face, qu’on sait et reconnaît finalement comme semblable car partageant la même éthique, mais bien celui qui se met en dehors du groupe, balayant la confiance, base de toute amitié…

18 Anne Bouillon

L’esquive d’Abdellatif Kechiche

19 C’est l’histoire d’une bande de copains. Des copains pas toujours amis, des copains de classe, des copains de cité.

20 En classe justement leur professeur de français se propose de leur fait jouer Marivaux, Les jeux de l’amour et du hasard. Marivaux parce qu’il « traite avec finesse des sentiments humains dans ce qu’ils ont à la fois de complexe et d’universel » dit le réalisateur. Marivaux aussi à cause de la place accordée aux « petites gens ». « Chez Marivaux, les valets, les soubrettes, les paysans, les orphelins tiennent non seulement des rôles à part entière dans l’intrigue, mais il leur prête également une vie intime, une intériorité, des sentiments nuancés. Ils acquièrent une humanité. » Il y a donc dans cette pièce de la place pour tout le monde et cela convient bien à une classe composée de multiples minorités auxquelles ces rôles vont servir de support pour exprimer leur sentiment. Car voilà que l’un des élèves, Krimo, craque pour la « vedette », à qui le rôle de pimbêche de la comtesse va comme un gant. Le rôle du galant lui irait bien pour déclarer ce qu’il n’ose lui dire de peur de perdre la face. Il va donc falloir soudoyer le tenant du rôle pour l’obtenir. Premières embrouilles… Puis Krimo a une copine, une Portugaise fidèle et jalousement féroce, deuxième embrouille […] Ainsi, les embrouilles s’enchaînent dans la vie comme sur la scène, les unes en français du xviii e siècle, les autres en langage des cités. Langage savoureux, inventif [3], qui fait tout le plaisir du film. Certes le langage est policé sur scène. Dans les chemins de la cité il devient, apparemment, beaucoup plus agressif, agressivité verbale qui masque la pudeur, la fragilité, la souffrance de cette bande de copains face à la peur d’aborder une fille, de dévoiler ses sentiments, face à la difficulté de s’assurer des siens, bref leur marivaudage à eux avec leurs mots et le sérieux qu’il peut avoir à l’adolescence.

21 Le réalisateur filme leur découverte du plaisir de jouer (seule l’une des comédiennes est professionnelle), de se glisser dans des personnages qui ne leur ressemblent pas, avec complicité, vivacité, donnant aux scènes un rythme et une vibration que Marivaux a bien du mal à tenir dans les représentations théâtrales habituelles qu’on lui donne. Marivaux en langage des cités, pris dans ce jeu à double fond du plaisir de la comédie et de la réalité des intrigues amoureuses des adolescents, réjouit.

22 On peut contester que jouer Marivaux soit un remède au malaise des jeunes des cités, on peut penser que ce film manque de « profondeur » politique (encore que…), on regrettera peut-être la scène avec la police un peu « plaquée » peut-être parce que trop réelle, mais pour une fois que les jeunes des cités ne sont pas représentés dans les clichés habituels des « sauvageons » potentiellement délinquants pris dans la violence et le passage à l’acte, ne boudons pas notre plaisir.

23 Françoise Petitot

Notes neigeuses et mélancoliques. À propos d’Uzak de Nuri Bilge Ceylan

« La seule chose dont on puisse être coupable, du moins dans la perspective analytique, c’est d’avoir cédé sur son désir. »
J. Lacan, L’Éthique de la psychanalyse

24 Le 10 janvier dernier, au cinéma La Pagode, la Fédération parisienne de la Ligue de l’enseignement – qui entend soutenir des séances de cinéma « militantes, engagées et cinéphiliques » proposait au public réuni le film Uzak, qui avait été présenté au festival de Cannes 2003 et dont la diffusion récente dans le réseau d’art et d’essai a permis au public cinéphile français de découvrir, après Yilmaz Güney, un nouveau cinéaste turc, Nuri Bilge Ceylan.

25 Avec Uzak (qu’on pourrait traduire par « loin », ou « lointain ») Bilge Ceylan propose le récit sensible et peu bavard de la rencontre ratée entre un photographe citadin et son jeune cousin venu de la campagne chercher un travail de marin dans le port d’Istanbul. Si à première vue, le photographe semble mener une vie comblée, placée sous le signe de la réussite professionnelle et de l’aisance matérielle, on découvre rapidement de quel prix s’est payé cet apparent succès social. Car si Mahmut vit, et confortablement, de son métier de photographe industriel, on découvre aussi l’amertume qui l’habite depuis qu’il a renoncé à ses idéaux de photographie d’art, inspirée par le grand Tarkovski, et combien il est incapable d’amour, de paternité et même de transmission symbolique. Bien qu’il semble posséder tous les biens dont on puisse rêver, Bilge Ceylan nous le montre se satisfaisant de plaisirs virtuels ou frelatés : films pornographiques, sexe vénal et oisiveté cotonneuse. Dans le même temps, on suit le jeune Youssef dans sa recherche de l’improbable travail qui le rendra miraculeusement riche et dans ses vaines tentatives pour lier contact avec une femme qu’il pourrait aimer, tout cela dans un Istanbul métamorphosé par une neige aussi poétique qu’incongrue. Au final, le cinéaste nous laisse sur un constat désenchanté : les deux cousins se seront croisés sans se rencontrer, la photo parfaite n’aura pas été faite, l’apprenti n’aura pas été initié à la beauté et la femme aimée ne sera jamais mère. Tout au plus, Mahmut aura-t-il peut-être entrevu ce qu’il a perdu en croyant tout gagner.

26 Épatée par une bande-son particulièrement subtile et admirant l’art avec lequel Bilge Ceylan maniait la litote et l’ellipse pour dépeindre ces non-rencontres entre des humains irrémédiablement éloignés les uns des autres, portée par les premières interventions venues de la salle après la projection, j’en étais à me dire que ce film, c’est son Lacan sous le bras qu’on aurait pu le voir, et plus particulièrement avec le séminaire L’éthique qui oppose à la recherche du bien, ou des biens, une éthique du désir. Pourtant, une fois la projection terminée et le débat avec la salle lancé, c’est avec malaise que j’ai observé s’installer ce qui parut être la partition spontanée des spectateurs en deux groupes : d’un côté les plus de 45 ans reconnaissables à leurs lunettes de myopes ou à leurs cheveux grisonnants, et de l’autre, les plus jeunes, disons les moins de 30 ans. Là où les aînés voyaient le film comme le constat désabusé de quelqu’un qui observe le désenchantement et la solitude auxquels mène le renoncement au désir, les plus jeunes ne voyaient en Mahmut qu’un photographe devenu « raisonnable », adulte et réaliste, quelqu’un qui avait su mettre de côté des aspirations irréalistes pour tirer son épingle du jeu et se faire une place confortable dans le monde. Ce qui apparut soudain, c’est que pour les jeunes gens réunis ce samedi-là, l’idéal était une illusion dont il convenait de se débarrasser comme d’un pucelage encombrant. Et que la seule morale qui valait était une version contemporaine du « carpe diem » : « Ne rêvons plus, consommons ! »

27 Bigre ! Tout à coup, il a fait froid sur Paris. Je me suis demandée si cette année le printemps serait doux. Et je suis repartie, mon Lacan sous le bras…

28 José Morel Cinq-Mars

Good bye Lénin ! Chute du Mur ou chute des identifications ?

29 S’il est un film qui a marqué 2003 et qui restera, c’est bien Good bye Lénin ! de Wolfgang Becker. Sorti modestement (loin des mille écrans/France du Seigneur des Anneaux), il a rencontré son public et un tel accueil qu’il est resté longtemps à l’affiche et a caracolé dans le peloton de tête du box-office plusieurs semaines. Autre signe de la réussite de ce surprenant inconnu, les cinq « Europeans Awards » récemment raflés.

30 C’est que, comme tout ce qui compte, ce film a de multiples lectures ; il peut être regardé de diverses façons et donne lieu à des réflexions multiples.

31 Good bye Lénin ! est l’histoire, drôle et émouvante, d’un adolescent qui, dans les mois qui suivent la chute du Mur, tente de faire croire à sa mère, sortie d’un long coma, que rien n’a changé, que la vie « socialiste » continue, avec sa routine rassurante parce que immuable. « Il fallait imaginer le désarroi à l’Est : même si personne ne croyait plus vraiment à l’utopie socialiste, voir en si peu de temps tous ses repères jetés aux poubelles de l’histoire, c’était forcément se sentir dépossédé de sa propre existence » (Bernd Lichtenberg, le scénariste [4]).

32 Notons d’abord au niveau politique l’absence de manichéisme dans le regard que ces deux Allemands de l’Ouest (le réalisateur comme le scénariste) jettent sur leurs cousins de l’Est, l’ex-rda, et sur l’annexion à marche forcée qu’a constituée la réunification. De la même façon, on voit bien comment se payent l’efficacité et l’abondance capitalistes : d’un asservissement encore plus grand à la machine économique et aux « valeurs » de la consommation, d’un formatage sans reste ou presque. Entre les semblants sympathiques mais invivables et grisâtres du socialisme et le réalisme déshumanisant mais productif et coloré du capitalisme, les auteurs n’ont pas l’air d’être dupes une seconde.

33 Une autre lecture est possible au niveau de la question du mensonge et donc de la Vérité. Mensonge d’État qui étouffe le jeune héros du film, contre lequel il se révolte et qu’il contribue à dissiper pour récolter « la vérité » des rapports sociaux capitalistes ; mensonge de la mère qui fait croire à l’abandon par le père, alors que c’est elle qui par lâcheté ne l’a pas rejoint à l’Ouest (désir de protéger ses enfants, dit-elle ; désir de se les garder pour elle toute seule, peut-on penser) ; et enfin mensonge surréaliste du fils, dans lequel il entraîne sa sœur, le beau-frère, les voisins, l’ami (cinéaste, tiens donc !)… Mensonge homologue à celui de l’État socialiste, qui crée une vérité plus belle que la réalité, qui protège sa mère, comme le Parti-État protégeait les citoyens, et qui du même coup asservit le protégé et met l’agent du mensonge en position de posséder, seul, la Vérité. Démonstration épatante de ce qu’est le discours universitaire (« Moi, la Vérité je parle ») : une fabrique à objectiver l’autre, à faire chuter le sujet dans les dessous [5]. « Toute canaillerie repose sur ceci, de vouloir être l’Autre, j’entends le grand Autre, de quelqu’un, là où se dessinent les figures où son désir est capté [6]. »

34 On peut aussi avoir une lecture œdipienne du film : à la mère protectrice et captatrice répond le fils protecteur et accaparant. Les figures du père apparaissent sous trois espèces :

  • le père, tant aimé et admiré, médecin et initiateur qui se révèle radicalement carent, traître à sa patrie et à sa famille, accusé d’être un père jouisseur ;
  • « le » cosmonaute allemand de l’Est, fierté de tout un peuple et du petit garçon, figure identificatoire ravalée par la tourmente de l’Histoire à n’être que chauffeur de taxi ;
  • la Patrie, socialiste et allemande, qui est d’une part le modèle identificatoire pour l’enfant, d’autre part le lieu du désir de la mère. Figure, elle aussi, démolie.
Et, insigne représentant et recouvrant les trois figures, phallique s’il en fut, les fusées omniprésentes dans le film, grandes ou petites, joyeuses ou funèbres comme celle qui, fabriquée par le fils, emporte et disperse les cendres de la mère dans une jouissance ultime.

35 Ces fusées nous introduisent à une autre des lectures possibles, et des plus passionnantes, de ce film : que se passe-t-il quand on perd ses idéaux ? Une société fabrique et propose, via l’idéologie, des modèles identificatoires à un groupe. Mais il y a un écart entre les idéaux du groupe et l’idéal d’un sujet donné qui se bâtit autour d’un amalgame des idéaux sociaux, familiaux et de son histoire la plus intime. Si ce premier temps de la construction d’un sujet passe par le narcissisme et le désir de la mère, il lui faut trouver le moyen d’échapper à ce que celle-ci ne « referme ses mâchoires » (cf. Lacan dans le séminaire sur l’identification). C’est la fonction paternelle qui n’est pas seulement supportée par un homme mais c’est aussi la fonction des idéaux, des discours de l’époque, du groupe social et culturel, de la famille qui vont lui permettre de se construire un moi idéal – in fine une image de lui-même – aussi bien qu’une représentation de ses devoirs, buts et aspirations, du Bien et du Mal, bref un idéal du moi. Si ces identifications le font progresser, désirer ailleurs, lui donnent une assise dans la vie, en même temps elles l’emprisonnent et l’aliènent. Elles le tiennent, au double sens de ce terme.

36 Si la psychanalyse vise une chute des identifications réglée, « en douceur » (?), avec le parachute de l’élaboration et du work in progress, dans Good bye Lénin !, l’effondrement de « l’utopie socialiste » provoque une crise du sujet, menaçant son être même et le dépossédant de sa propre existence, comme le dit bien Bernd Lichtenberg. Alors, le mensonge fait à la mère est-il seulement destiné à la protéger, elle, ou ne vise-t-il pas autant à protéger le sujet, en créant une fiction qui a structure de vérité ?

37 Jean-Pierre Drapier


Date de mise en ligne : 01/12/2005

https://doi.org/10.3917/lett.055.0097

Notes

  • [1]
    La fête dans la cabane, construite de leurs propres mains, nous montre encore une fois l’influence néfaste des adultes : l’affirmation du groupe n’est complète qu’avec partage d’alcool, de discours, d’histoires cochonnes et de toasts !
  • [2]
    Petit rappel : le châtiment réservé aux prisonniers de guerre est de se faire déposséder de tous leurs boutons. Lebrac expérimente alors sur ses troupes le nudisme sur lequel l’ennemi n’aura aucune prise, contrairement au froid. Le chef trouve finalement une brillante idée : constituer un trésor de boutons, agrémenté d’une petite fille dévouée qui fera office de couturière des vaillants combattants !
  • [3]
    « Je suis en train de m’éventailler » dit la « vedette » pour soutenir son partenaire qui n’ose pas commencer sa tirade. « Je l’ai pas ambiancé » dit toujours la même à la copine en titre qui l’accuse d’avoir pris son amoureux. Et quand il s’avère que la répétition est catastrophique pour le comédien amateur, on se rassure : « Il va s’améliorer de mieux en mieux ! »
  • [4]
    Cf. Télérama n° 2800, octobre 2003.
  • [5]
    Rappelons que Jacques Lacan, dans son Séminaire L’envers de la psychanalyse (1969-1970) démontre que le discours qui domine et oriente les États du socialisme réel c’est justement le discours universitaire où le savoir est en position d’agent et un signifiant-maître en position de vérité : figure im1
  • [6]
    J. Lacan (1970), L’envers de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1991, p. 68.

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