Couverture de LETT_055

Article de revue

Le gâteau d'anniversaire. De la célébration de l'enfant à son inscription sociale

Pages 53 à 66

Notes

  • [1]
    Note méthodologique : cet article prend appui sur une recherche ethnographique portant sur l’anniversaire en tant que rituel de socialisation et mise en représentation de l’enfance. Sont utilisés ici des photos prises lors de ces observations et des extraits de rédactions rédigées dans des classes de première d’un lycée parisien. Clichés de l’auteur.
Elle dit à Richie : « Devine ce que nous allons faire aujourd’hui ? Nous allons faire un gâteau pour l’anniversaire de ton père. Oh ! nous avons beaucoup de travail devant nous. » Elle poursuit : « Nous allons lui confectionner le meilleur gâteau qu’il n’ait jamais vu. Le meilleur qui soit. Tu ne trouves pas que c’est une bonne idée ? »
À nouveau, Richie hoche la tête. Il attend la suite...
« Elle va confectionner un gâteau d’anniversaire – seulement un gâteau –, mais dans son esprit, en cette minute, le gâteau est glacé et resplendissant comme une photo de gâteau dans un magazine ; il est même mieux que les photos de gâteaux dans les magazines. Elle s’imagine en train de faire avec les ingrédients les plus modestes un gâteau qui possédera tout l’équilibre et toute l’autorité d’une urne ou d’une maison. Le gâteau traduira la générosité et le bonheur tout comme une maison agréable exprime le bien-être et la sécurité...
Ce n’est qu’un gâteau, se dit-elle. Mais quand même. Il y a gâteau et gâteau. À cet instant, un bol de farine tamisée entre les mains, dans une maison ordonnée sous le ciel de Californie, elle espère être aussi comblée et emplie d’espoir qu’un écrivain couchant sa première phrase, qu’un architecte esquissant les premiers plans.
« Allons, dit-elle à Richie. À toi de commencer. » Elle lui tend une mesure d’aluminium. C’est la première fois qu’on lui confie une tâche de cette ampleur. Laura dépose par terre un second bol, vide, à son intention. Il tient la mesure à deux mains.
« Vas-y », dit-elle.
Michael Cunningham, Les heures Pocket, Belfond, 1999, p. 84 (The Hours, New York, Farrar, Straus and Giroux, 1998).

De l’individuel au collectif, le partage d’un gâteau

1 Fabriquer et offrir un gâteau d’anniversaire, c’est à la fois préparer et partager une nourriture en l’honneur d’une personne et apprendre les codes sociaux qui permettent de dire amour et amitié. Participer aux différentes étapes de ce rite requiert un travail social à part entière, qui exige des compétences pratiques et joue sur de multiples symboliques, qui articulent investissement personnel et inscriptions sociales. Car à travers la célébration d’un individu se construit son identité sociale.

2 À travers les rêveries imaginaires et les difficultés matérielles de fabrication du gâteau d’anniversaire, mises en scène dans le roman de Michaël Cunningham The Hours, se reflète l’envers du décor qui fait apparaître ces coulisses où les difficultés de vivre des personnages lézardent petit à petit ce tableau d’Épinal de l’enfance heureuse qui se voudrait symbole de générosité, de bonheur, de bien-être et de sécurité.

Un moment symbolique

3 Le gâteau d’anniversaire, à lui seul, symbolise dans l’imaginaire social de l’enfance contemporaine le rituel de l’anniversaire. Moment central, moment électif de l’enfance, il en contient déjà tous les plaisirs supposés et attendus : « L’anniversaire a une odeur que j’adore : un mélange de bougies et de gâteaux » (Manon). Entouré de règles précises qui disent l’exceptionnalité du jour, il met au centre de la cérémonie celui qui est célébré et qui va, entouré de son cercle social, souffler les bougies symbolisant le passage à un autre âge. « Le moment que je préfère est celui où ma mère apporte le gâteau avec les bougies, et lorsque je souffle ces bougies. Après seulement j’ouvre les cadeaux en déchirant le papier, impatient de savoir ce qui se cache » (Adrien).

Moment magique

4

« Moment magique
Tout s’éteint
Tout s’illumine
Immortalisé dans une photo de l’album de famille
Totalement stéréotypée
où paraît l’enfant
au centre de son cercle de famille
au centre de son cercle d’amitié
Moment mythique
Passage à un autre âge, à un autre stade
À un autre toujours pareil, toujours identique
Et pourtant
déjà différent
déjà autre
Moment solitaire et partagé
Moment clé
Moment imaginaire et réel
Moment magique, moment redoutable
où tout peut encore exister et se réaliser. »

Figure 1

Le moment symbolique

Figure 1

Le moment symbolique

5 À travers le gâteau de l’anniversaire peuvent se lire certains des enjeux sociaux de ce rite et plus spécifiquement la dialectique de la constitution identitaire et de la célébration de l’individu moderne.

6 En effet, de l’apparition de cet objet éphémère qu’est un gâteau à son engloutissement, se construit une situation sociale à la fois particulière et banale autour du partage d’un aliment. Mais chaque repas est un événement social organisé qui structure les participants à sa propre image, tout repas pouvant être conçu comme une institution jouant un rôle fondamental dans le processus de socialisation et de transmission des normes. Ce à ces différentes étapes, car de la préparation du gâteau à sa dévoration policée ou gloutonne peuvent se lire les modes de transmission des savoir-faire et des savoir-être qui permettent de vivre ensemble. Il permet donc de lire les mutations de la place de l’enfant et plus spécifiquement la construction sociale de l’individu contemporain.

Un gâteau en représentation

7 Le gâteau d’anniversaire se doit de prendre des habits d’apparat pour figurer au centre du rituel [1]. Il n’entre en scène qu’au moment où tous les invités sont réunis, orné de bougies qui seront soufflées par l’heureux récipiendaire après un chant de célébration, suivi d’applaudissements. Puis une part sera offerte à chacun des présents, le gâteau présenté entier est découpé devant l’assemblée et partagé en parts égales par un maître de cérémonie désigné, qui offrira celles-ci suivant un ordre de préséance. Ce gâteau prend place dans un goûter qui comprend toujours deux autres éléments, boissons sucrées et bonbons à volonté.

8 À la règle de la goinfrerie autorisant, en signe de festivité, de manger autant de bonbons que les enfants le veulent et ce tout au long de l’anniversaire, s’opposent les règles très structurées du partage du gâteau, qui lui n’est jamais grignoté en solitaire.

9 Ces règles protocolaires font partie d’un ensemble de conventions qui structurent la marche de l’anniversaire, lui donnant son aspect répétitif de rituel d’une année sur l’autre et d’une famille à l’autre. Mais chacune de ces règles est mise en œuvre et interprétée de manière spécifique dans chaque environnement familial. Point commun de ses déclinaisons : la particularisation du gâteau met en scène tout autant la spécificité du rite, à travers une représentation de la culture de l’enfance contemporaine, que l’individualisation de l’enfant.

10 Le gâteau peut prendre différentes formes et décors ; qu’il soit fabriqué à la maison ou acheté dans une pâtisserie, il est généralement spécialement décoré. À travers les thèmes des décorations, des trésors d’imagination et d’inventivité sont déployés sur ses gâteaux pour les individualiser en fonction des centres d’intérêt spécifiques de l’enfant. Aux figures de l’imaginaire enfantin traditionnel, pirate, Indien ou cow-boy, peuvent s’adjoindre les figures les plus modernes de l’industrie des mass media, Mickey ou le Roi Lion, ou encore de la technologie la plus avancée, les ordinateurs par exemple.

Figure 2

La déclinaison domestique des gâteaux d’anniversaire

Figure 2

La déclinaison domestique des gâteaux d’anniversaire

La fabrication du gâteau d’anniversaire : les nouvelles formes de civilité de l’enfance moderne

11 Pénétrant les foyers, se diffusant à travers toutes les classes sociales, le gâteau d’anniversaire est devenu le symbole même de l’événement. Prenant place dans la cuisine domestique, à l’instar de ces pâtisseries, sortes d’horloges sociales (telles bûches, galettes des rois, pièces montées...) qui retentissent lors de chaque rite de passage important ou de chaque fête du calendrier annuel.

12 Dès 1919, Le guide des convenances par Liselotte explique : « Le dîner d’anniversaire, donné à l’occasion de la date de naissance d’un enfant ou d’une jeune fille, se distingue des autres après une jolie coutume qui nous vient d’Angleterre. À la fin du repas, on sert un gâteau, sorte de biscuit glacé au sucre et au miel sur lequel se détachent les noms de la “fêtée” ou ces mots “bonne fête” ou “souhaits sincères”. Tout autour, enroulées dans de petites papillotes en papier sont piquées des mignonnes bougies roses. Autant de bougies qu’il y a d’années ! On allume les bougies en les apportant sur la table. À la fin du repas on distribue les bougies aux invités. »

13 De la célébration du saint qui marquait l’appartenance à un groupe social, la France catholique est passée, dans la deuxième moitié du xx e siècle, à la célébration profane de l’individu à travers ce rite de l’anniversaire, importé des pays anglo-saxons et protestants et de l’aristocratie anglaise.

14 La fabrication ou l’achat de ces gâteaux est ainsi devenu une des obligations familiales de la mise en place du rituel exigeant savoir-faire et mises en scène, car produire ces gâteaux représente un véritable travail domestique.

15 Une fête démarre dès les préparatifs, il en est bien évidemment de même pour l’anniversaire. Et comme l’expriment articles de presse et manuels de savoir-vivre actuels consacrés à l’anniversaire : « Une fête sans gâteau ne serait pas tout à fait une fête, alors voici des recettes rapides et simples de quatre-quarts et de glaçages. Choisissez ensuite parmi toutes les idées proposées la décoration qui rendra votre gâteau inoubliable » (Wilkes, 1997). Car il s’agit bien de réaliser ou d’acheter comme le dit le titre du magazine Biba « un vrai gâteau d’anniv. ».

16 Nombre de recettes sont proposées, des plus simples au plus complexes et élaborées, présentant le gâteau d’anniversaire comme un véritable chef-d’œuvre à accomplir, tel celui d’un compagnon du Tour de France terminant son long apprentissage.

17 L’apprentissage des savoir-faire domestiques peut se lire à travers les diverses étapes des recettes, qui se présentent tantôt comme l’apprentissage d’une cuisine traditionnelle (œufs en neige, incorporation délicate du chocolat fondu), tantôt sous la forme moderne d’une cuisine d’assemblage, censée simplifier le travail ménager et économiser du temps. Mais toutes présentent néanmoins un grand nombre de pièges et de difficultés, qui exigent beaucoup d’attention pour un enfant ou pour tout cuisinier débutant.

18 On peut toutefois remarquer que l’accent est clairement mis autant sur la réalisation du gâteau que sur sa présentation, c’est-à-dire sur la métamorphose d’un simple gâteau en un gâteau d’anniversaire remplissant tous les critères codés socialement de cette occasion : « Vous allez découvrir au fil de ces pages comment métamorphoser un simple quatre-quarts en un merveilleux gâteau de fête à la fois original et coloré. » Suivent des gâteaux ronds permettant de réaliser ours, dragon et étoile, puis des gâteaux géométriques pour confectionner maisonnette, chiffres, chapeau de magicien et enfin une locomotive suivie de ses wagons.

19 La présentation de la nourriture n’est ici qu’une des formes de présentation de soi. Car il s’agit bien d’apprendre à dire à l’autre ses sentiments à travers le langage du rituel alimentaire à mettre en place une situation de convivialité. Apprentissage implicite des civilités, présenté de manière ludique et humoristique et non plus sous le mode compassé des manuels de savoir-vivre d’antan, mais dont le caractère normatif est cependant tout aussi présent.

20 L’apprentissage de la pâtisserie est une des formes ludiques des premiers apprentissages culinaires domestiques, suivant le titre devenu célèbre d’un ouvrage de Michel Oliver La cuisine est un jeu d’enfant. À chaque occasion sociale ses mets. « Joyeux anniversaires tu trouveras dans ce petit livre, tout ce qui est nécessaire pour réussir un anniversaire fantastique. Les recettes de cuisine sont délicieuses et faciles à faire. Bien préparée, ta fête sera fantastique » (Vinas y Roca, 1991).

21 D’où la floraison de livres de cuisine pour enfants ou des recettes de cuisine dans les magazines leur étant destinés. Premier pas vers une autonomie culinaire et sociale, premier pas dans l’espace de la cuisine sous la surveillance des aînés. C’est encore un âge où la forme ludique de l’apprentissage le destine tout autant aux garçons qu’aux filles.

22 Car ici le gâteau à un langage qui puise ces éléments dans un stock de significations culturelles que notre société met à disposition ou transmet de manière plus ou moins explicite. Apprentissage de la distinction à travers l’apprentissage des recettes de familles, des tours de main, alliant cuisine traditionnelle et cuisine festive. L’extension du travail féminin a fortement modifié les pratiques domestiques. En 1950, une Française passait près de quatre heures par jour dans des activités alimentaires (achat, préparation culinaire, vaisselles) ; en 1992, moins d’une heure si l’on suit les études citées par des sociologues de l’alimentation tel J.-P. Poulain. Conséquence, dans l’alimentation quotidienne, la fonction culinaire a diminué, la cuisinière se contenterait au mieux d’assembler, de terminer quand ce n’est pas simplement de réchauffer les plats. Ce mouvement s’inverse le week-end ou dans certaines occasions où la cuisine se charge d’une forte signification symbolique. Fabriquer un gâteau d’anniversaire prend place dans ce mouvement général. Faire la cuisine et d’autant plus de la pâtisserie devient une activité encore plus tournée vers les autres. Cuisiner, c’est donner, « faire plaisir » et partager.

23 Une autre forme de la construction du lien social par le don est enseignée et apprise à travers la conquête de la maîtrise de la préparation d’un gâteau.

Figure 3

Un livre de recettes de cuisine pour enfants

Figure 3

Un livre de recettes de cuisine pour enfants

À chaque cercle, son gâteau

24 Mais un même anniversaire ne se fête pas paradoxalement une seule fois, souvent il est fêté à plusieurs reprises, dans la famille, avec les copains et en classe. À chacun de ces anniversaires, son goûter ; à chaque cercle social, son gâteau. On ne réutilise pas un gâteau d’un anniversaire à l’autre, on ne transporte pas le gâteau copinal dans l’anniversaire familial et inversement. Chaque cercle social, qu’il soit de parenté ou amical, est symbolisé par son propre gâteau.

25 Celui-ci est toujours présenté, intact, au moment où l’on souffle les bougies. Le partage du gâteau signifie bien l’appartenance à un cercle, qui se donne à voir et est consacré par ce moment de partage. On retrouve ici classiquement tous le éléments de l’analyse durkheimienne : « Les repas pris en commun passent dans de multiples sociétés, pour créer entre ceux qui y assistent un lien de parenté artificielle. Des parents, en effet, sont des êtres qui sont naturellement faits de la même chair et du même sang, mais l’alimentation refait sans cesse la substance de l’organisme. Une commune alimentation peut donc produire les mêmes effets qu’une commune origine », affirmait déjà Durkheim dans Les formes de la vie religieuse.

26 Ainsi, à travers ce banal et simple tableau de l’enfance se mettent en scène les différents cercles sociaux auxquels appartient un individu, et ce depuis son plus jeune âge.

Figure 4

Quand le gâteau fait cercle

Figure 4

Quand le gâteau fait cercle

Faire famille

Autour du gâteau se met en scène le cercle de famille

27 Ce moment de la vie familiale va convoquer le cercle de famille pour célébrer un de ses jeunes membres. « L’anniversaire, c’était un moyen pour ma mère de réunir la famille, alors ça allait de l’oncle à la grand-mère. Elle se démenait tout l’après-midi à faire des petits plats, les gâteaux, etc. Elle sortait la vaisselle consacrée aux invités pour montrer qu’elle savait accueillir. Enfin le moment tant attendu arrive, le gâteau, on souffle les bougies, on donne les cadeaux » (Kevin). Le moment, la nappe, le couvert, les belles assiettes sorties pour l’occasion signifient les égards portés au héros du jour dans ce soin apporté à la mise en forme du quotidien et de la fête. Chaque famille va inventer, mettre au point de micro-rituels, qui se mettent en place et se répètent d’année en année. « Un autre élément indispensable pour cette “journée d’anniversaire”, le gâteau. Il était impossible pour moi et impensable à ma famille, évidemment présente à la fête, que je puisse découvrir le gâteau avant l’heure H. Je me devais d’attendre la soirée pour pouvoir voir le plateau, les bougies... » (Frédérique).

28 Ce moment de mise en valeur et d’apparition sociale peut être vécu à l’inverse très désagréablement : « Ma mère préparait la table pour les invités (les grands) et nous les petits on étaient dans une chambre à part, avec nos jouets et des confiseries. Les invités viennent au fur et à mesure. En fait la plupart des “invités” ne sont pas tellement des invités, car ce sont des membres de la famille. Ma mère m’appelle dans le grand salon où sont tous les adultes pour souffler les bougies. Je me rappelle que je détestais toujours ce moment. Tout le monde me regarde et ils me disent : “Allez souffle !” Après ils m’applaudissent tous. Je repars rapidement avec mes copains dans l’autre chambre pour s’amuser » (Henri).

Quand le gâteau fabrique les cercles de famille

29 Mais le cercle de famille peut prendre des formes moins évidentes. En cas de famille recomposée, chaque cercle refera l’offrande du gâteau, portant une particulière attention à la célébration de l’enfant. Qui estime devoir célébrer un enfant, par ce partage du gâteau, lui signifie son lien de parenté, que celle-ci soit de sang, de droit ou de fait. C’est autour de chacun de ses gâteaux d’anniversaire que l’enfant verra se redessiner les cercles de familles recomposées qui se forment autour de lui.

30 Occasion pour chacun de prendre place dans une généalogie, qui sera immortalisée dans l’album de photos de famille imaginaire ou réel, où tous les aléas et arrangements des modes de garde pris dans leur quotidienneté feront aussi apparaître la complexité des fratries recomposées.

Ne pas pouvoir faire famille

31 Mais cette symbolique du gâteau partagé, par son absence, peut être aussi un moment particulièrement douloureux, car c’est une souffrance qui se réactive à chaque anniversaire, soulignant l’absence de certains membres du cercle de famille, ce que signifie fortement cet enfant : « Je n’ai jamais réellement fêté les anniversaires. Jamais je n’ai fait venir des copains chez moi pour fêter ça. Je reste toujours avec ma mère et on fait un repas normal comme celui qu’on a fait il y a quinze jours et que l’on fera dans six jours ; même les cadeaux arrivent en retard ou en avance selon les besoins. On n’achète rien de spécial pour les anniversaires... » (Rémi).

Faire ami-ami

Le cercle électif des copains

32 C’est à ce cercle de copains choisis par l’enfant lui-même que sont destinés ces gâteaux aux formes les plus extraordinaires, qui fleurissent dans les magazines et les livres de recette. Autonomie et élection sont les principes de constitution de ce cercle.

33 Dans ce cercle électif, chaque membre a été choisi, entérinant le nouveau statut de l’enfant qui, dès le plus jeune âge, maîtrise la constitution de son groupe de pairs. L’incertitude de l’invitation donne un grand prix au fait d’être invité. L’échange classique de nourriture qui prend place dans tout potlatch se produit autour du gâteau, au niveau du groupe de pairs, dans une relation de réciprocité, de don et de contre-don.

34 Qui est invité à partager ce gâteau partagera ultérieurement le sien. Si un invité a un empêchement, on retardera ce moment symbole de la fête pour que tout enfant puisse être là. De plus, à tout personne présente, grande ou petite, sera offert un morceau du gâteau.

35 Partage hautement symbolique puisque peu importe ici que le gâteau soit souvent en grande partie laissé dans les assiettes, les enfants s’étant au préalable largement gavés de bonbons.

Faire partie du groupe classe : intégration et individualisation

36 Troisième instance de socialisation, la crèche, l’école maternelle ou primaire réclament elles aussi leur gâteau durant les premières années de l’enfance.

37 Le gâteau est parfois préparé à l’école en tant qu’activité pédagogique, qui permet de compter les bougies, mesurer les quantités, lire une recette, observer et utiliser un calendrier.

38 D’autres fois, le gâteau est amené en classe au mépris des règlements et à la demande des enseignants ou des parents, surtout dans les petites classes. Sourires de connivence ou de commisération saluent celui qui se présente à la porte de l’école les bras encombrés du précieux gâteau.

39 Car c’est un autre cercle, celui des camarades de classe, qui célébrera l’un des siens sous les bons auspices de l’éducatrice, du maître ou de la maîtresse. La règle est que le gâteau doit être partagé par tout le groupe. Peu importe ici la force des relations de camaraderie ou d’amitié. Le gâteau est offert à tout membre de la classe. Si personne n’est obligé d’apporter un gâteau, en revanche les enseignants font attention à ce que chaque enfant soit célébré, dans une double dynamique de reconnaissance et d’intégration de chacun au groupe classe.

Faire communauté, faire quartier : une double table

40 Souvent, lors des anniversaires de copains le gâteau est partagé à la fois avec les enfants dans un premier temps puis dans un deuxième temps avec les parents des enfants invités quand ceux-ci viennent les rechercher. Se mettent alors en place des réseaux de solidarité et d’échange d’informations quant à l’école ou à la vie quotidienne du quartier autour des enfants, rompant l’anonymat et l’isolement de la vie urbaine. Occasion d’échanges d’expériences qui contribuent à la construction de la parentalisation au niveau du groupe de pairs que représentent aussi les parents, et ainsi à la diffusion de ces nouvelles formes de sociabilité, par « contamination », suivant un réseau de type horizontal.

41 Ainsi l’invitation de Maxence est-elle prévue à double étage :

Maxence t’invite à son anniversaire le mardi 23 juin à 18 h.
Vers 20 h 30, les parents sont invités à prendre l’apéritif.
À bientôt Maxence, Martine et Patrice.
Car l’enjeu de la constitution d’une communauté et d’un lien social ne se pose pas que dans le cadre de l’entre-enfants mais aussi au niveau d’une solidarité parentale construite à partir du lien social que représentent les enfants dans une société urbaine dite individualiste, ne respectant plus les solidarités dites traditionnelles. Au contraire, ici se recréent dans une forme moderne et élective de nouveaux liens sociaux à partir des préoccupations parentales et des difficultés de la parentalité moderne dont les formes sont en partie à inventer.

Faire France

Autour du gâteau, métissage des traditions culturelles et fabrication du lien social

42 Mais partager un gâteau d’anniversaire, c’est aussi partager des coutumes alimentaires qui ne sont pas toujours d’évidence les habitudes familiales. Car il s’agit de partager avec un groupe de copains, ici en France, pays d’accueil volontaire ou forcé d’une famille. Terre où se déroule une enfance, où se construisent des amitiés que le rituel de l’anniversaire entérine et célèbre. Partager de la nourriture chez soi avec d’autres, c’est ouvrir sa porte, donner à voir son intimité, proposer un échange de nourriture qui scellera l’alliance amicale et profane mais suivant des rites ancestraux. Le gâteau, objet apparemment anodin dénominateur commun d’une enfance à la française, peut être un objet social difficile à construire.

« Puis on allume de la musique, on danse tous ensemble, quelques instants après on éteint la lumière, on prend le gâteau de la cuisine et on le transporte sur la table du salon, puis tout le monde chante la chanson “Joyeux anniversaire” en français, en anglais et en arabe. Arrive ensuite le moment de souffler puis le partage du gâteau (c’est moi qui le partage) ».
(Adrien)
Une solution simple, le chant d’anniversaire qui s’élève est entonné successivement en plusieurs langues et reprend les origines nationales ou ethniques des enfants présents.

43 De même, un métissage culturel reflétant les origines familiales caractérise parfois l’ensemble des mets offerts. La mère de Marcella, d’origine mexicaine, dresse un buffet où figurent très ostensiblement à côté du gâteau d’anniversaire téquila, guacamole et salade de pommes de terre. De même « après le dîner, ma mère sert le thé à la menthe et les bonbons et bien sûr le gâteau au chocolat appétissant sur lequel étaient disposées onze bougies bleues que je m’empressais de souffler à la fin du chant d’anniversaire et des applaudissements » (Neïla).

44 Mais certaines traditions culinaires ne comportent pas de gros gâteau : les cuisines antillaises ou maghrébines ne comportent que des petites pâtisseries. Comment faire quand la mère de famille ne connaît pas la recette ?

45 Première solution, la mère de Samia, d’origine tunisienne, achète la première année un gros gâteau au supermarché, pique des allumettes, qu’elle allume fièrement, mais rapidement la famille réalise que ce n’est guère commode et qu’il doit s’agir de petites bougies jusque-là totalement inconnues dans le caddie familial. Car rien n’est évident ni simple quand il s’agit d’introduire un nouveau rite.

46 La mère d’Aïcha, d’origine marocaine, ayant remarqué lors des premières invitations de ses enfants à des anniversaires qu’un gros gâteau était servi, demande à sa voisine immigrée chilienne comment elle fait sa tarte aux pommes. Et d’année en année la tarte aux pommes deviendra de plus en plus tendre, reflétant l’intégration sociale de la mère. Tous les enfants l’encouragent, lui faisant des compliments : « Le matin, on se levait de bonne heure, pour préparer des gâteaux, on ouvrait des livres de recettes et on lisait les recettes à ma mère : “Comme ça, j’apprends à faire la nourriture des Français”, disait-elle. »

Faire McDo : le gâteau de l’enfant planétaire

47 Mais partager le gâteau d’anniversaire peut aussi prendre place hors du foyer familial dans un cadre extérieur, commercial, par exemple dans une chaîne de restauration rapide. Il s’agit alors d’utiliser un alphabet social alimentaire sous une forme totalement standardisée.

48 Prenons l’exemple de la chaîne MacDonald’s à travers un de ses slogans publicitaires diffusés en France. Le propos est clair, il s’agit de faire plaisir à l’enfant et de libérer les parents des contraintes matérielles : « Parce qu’il n’y a pas de véritable anniversaire sans goûter, McDo propose aux enfants tout ce qu’ils aiment : au choix un menu salé ou sucré, des boissons et bien sûr un délicieux gâteau... En ce jour très spécial McDonald’s s’occupe de tout et avec ce drôle d’anniversaire l’équipe du restaurant fera de ce moment si important pour votre enfant une drôle de fête. » Quatre-vingt mille anniversaires sont célébrés ainsi en France par an, soit huit cent mille petits invités partagent ces quatre-vingt mille gâteaux au chocolat à la recette et au goût strictement identiques.

49 Dans un monde d’efficacité où le temps manque, voilà une solution simple aux nouvelles exigences d’une parentalisation devenant de moins en moins évidente, où l’anniversaire peut apparaître comme une véritable épreuve psychologique et sociale. Contre une somme relativement modérée, une gentille animatrice présentera dans les conditions attendues le gâteau nécessaire. Ce gâteau au chocolat, graphiquement souvent au centre de la publicité, prend place dans un goûter très proche du repas standard McDo, après frites et hamburger, dont il constitue soit l’initiation, soit la consécration. Rituel privé, externalisé et commercialisé en produit d’appel, qui utilise d’une part et diffuse d’autre part à travers ce gâteau un code d’échange social pour promouvoir son propre fonctionnement. « Car les hommes achètent des choses toutes faites chez le marchand, des signes d’apprivoisement qui sont eux-mêmes apprivoisés. » Ainsi est célébrée et mise en représentation l’enfance moderne à travers un code culinaire, parfaitement standardisé d’un bout à l’autre de la planète.

Figure 5

Le gâteau McDo de l’enfant planétaire

Figure 5

Le gâteau McDo de l’enfant planétaire

Faire normal, appartenir à la commune humanité

50 Dernière image, dernière apparition, le surgissement d’un gâteau d’anniversaire dans une chambre d’hôpital. Partager un code, c’est aussi et surtout partager un lien.

51 Pourquoi, à l’hôpital, souffler un gâteau avec ses bougies dans les conditions les plus difficiles, quand un pronostic vital est en jeu, quand l’espoir d’une guérison est en train de disparaître ? Il faut le courage de préparer le gâteau d’une année à venir qui sera encore plus dure, plus terrible encore. Partager une nourriture venue de l’extérieur, non soumise aux contraintes hospitalières, que ce soit d’hygiène ou de temporalité. Ultime tentative. Appartenir à l’enfance normale, à la commune humanité, qui peut, elle, se projeter dans un avenir. Le dernier anniversaire de Mathias.

De la célébration de l’individu à son inscription sociale, l’efficacité d’un objet ordinaire : le gâteau d’anniversaire

52 Dans ce simple geste et cette image se rejoignent de manière pathétique célébration de l’individu et appartenance collective, tentative désespérée de maintenir les liens sociaux.

53 Ce qui était bien l’objectif et l’échec de madame Brown à travers la confection de ce gâteau d’anniversaire, en compagnie de son fils Richie. Tentative d’assumer l’instantanéité du quotidien des relations sociales, familiales ou amicales qui sont à signifier et à construire dans une éternelle incertitude des flux et des bouillonnements de la société quotidienne. Tentative de prendre place dans la lignée des transmissions que doit effectuer une mère.

54 Car on peut considérer la société comme composée d’ensembles d’individus qui tentent perpétuellement de se séduire et de s’apprivoiser les uns les autres en rompant et en nouant des liens. S’apprivoiser, c’est créer des liens, dit le Renard au Petit Prince. S’apprivoiser, c’est rendre quelqu’un unique.

55 Partager un gâteau d’anniversaire, acte banal de l’enfance contemporaine, permet à l’enfant de prendre place dans une longue chaîne qui entérine à la fois le maillon qui est en train de se forger et la perpétuation d’un lien social en perpétuelle construction.

« Celui qui reçoit ses amis et ne donne aucun soin personnel au repas qu’il aurait préparé n’est pas digne d’avoir des amis. »
Brillat-Savarin, Physiologie du goût, Aphorisme XVIII

« Enkysté dans le permafrost »

« Je ne vais pas me répéter au sujet de l’importance vitale des mots. Dans l’affaire d’une amitié entre deux gars comme partout ailleurs : il ne s’agit ni plus ni moins que de parler avec les mêmes mots que son “meilleur copain”. C’est à ça que je peux dire que je n’ai jamais eu de meilleur copain que Guillaume, puisque je n’ai jamais eu plus de mots en commun qu’avec lui. Encore faudrait-il vérifier que nous les employions lui et moi dans le même sens. Ça coince forcément quelque part.
Pour nos expressions toutes faites, par exemple, on savait à peu près dans quel contexte on devait sortir quoi, et parfois ça devenait presque un concours, le premier des deux qui dirait la phrase magique gagnerait, on était pour cette fois le meilleur « meilleur copain » des deux, on coiffe au poteau en débitant notre semi-connerie, l’autre n’a plus qu’à acquiescer. “C’est à se faire péter la caisse” par exemple, voilà une expression très utile dans bien des contextes, eh bien c’est avec Guillaume que je l’ai mise au point, sans que je puisse affirmer lequel de nous deux l’a prononcée le premier. En tout cas chacun l’a dite à l’autre des milliers de fois. Aujourd’hui je continue de l’employer parce que je n’ai pas trouvé mieux pour formuler certaines impressions qui me sautent dessus. Guillaume j’en sais rien.
Pareil pour les plaisanteries. [...] Un autre aussi qu’on adorait, c’était « enkysté dans le permafrost ». On avait entendu ces quatre mots extraordinaires un jour pendant le cours de svt. Le prof nous parlait de je ne sais quel fossile et, emporté dans son élan, il avait prononcé cette expression sans prendre la peine de nous la traduire en français ordinaire, en français de mille mots. Guillaume et moi nous sommes immédiatement regardés comme si était apparu au ciel quelque chose qu’on attendait, nous avions tous les deux mordus dans ce que ces mots avaient de fabuleux et d’un peu imbécile (en réalité, je crois que n’importe quoi d’incompréhensible peut prendre des allures fabuleuses et un peu imbéciles) et, « enkysté dans le permafrost » est devenu entre nous un mot de passe quasi universel. Inquisiteur : « Alors les gars, on s’enkyste dans le permafrost ? » ; dédaigneux : « Tout ceci me paraît bien enkysté dans le permafrost » ; faux-cul : « Euh, tu m’excuses, mais là j’peux pas, j’suis enkysté dans le permafrost » ; admiratif : « J’en reste enkysté dans mon permafrost » ; excédé : « Toi, tu commences à m’enkyster grave dans le permafrost », etc. »
Fabrice Vigne, T S, L’ampoule, mars 2003.

Bibliographie

Bibliographie

  • Barbier, N. ; Perret, E. 1977. Petit traité d’ethno-patisserie, Paris, J.-C. Lattès.
  • Lebrun, F. 1986. Le livre de l’anniversaire, Paris, Laffont.
  • Martin-Fugier, A. 1987. « Les rites de la vie privée bourgeoise au cours du xix e siècle », dans P. Ariès et G. Duby (sous la direction de), Histoire de la vie privée, Paris, Le Seuil.
  • Poulain, J.P. 2002. Sociologies de l’alimentation, Paris, puf.
  • Sirota, R. 1998. « Les copains d’abord, les anniversaires de l’enfance, donner et recevoir », Ethnologie française, déc. 1998, p. 457-471 (réédition 2001).
  • Sirota, R. 1999. « Les civilités de l’enfance contemporaine, l’anniversaire ou le déchiffrage d’une configuration », Éducation et société, n? 3, p. 31-54.
  • Sirota, R. 2001. « Birthday, a modern childhood ritual of socialization », dans M. du Bois-Reymond, H. Sünker, H.-H. Krüger (sous la direction de), Childhood in Europe, Approaches-Trends-Findings, New York, Peter Lang, p. 117-138.
  • Sirota, R. 2003. « When the birthday invitation knocks again and again on the door. Learning and construction of manners », Zeitschrift für Qualitative Bildungs-Beratung und Socialforschung, p. 11-39.
  • Vinas y Roca, J. 1991. Joyeux anniversaires, Paris, Rouge et or.
  • Wilkes, A. 1997. Fêtes et goûters d’enfants, Paris, Flammarion.

Notes

  • [1]
    Note méthodologique : cet article prend appui sur une recherche ethnographique portant sur l’anniversaire en tant que rituel de socialisation et mise en représentation de l’enfance. Sont utilisés ici des photos prises lors de ces observations et des extraits de rédactions rédigées dans des classes de première d’un lycée parisien. Clichés de l’auteur.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.84

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions