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Article de revue

Le mensonge et la croyance dans l'Autre

Pages 43 à 48

Notes

  • [*]
    Patricia León, psychologue, psychanalyste.
  • [1]
    Ce texte est issu d’une intervention prononcée le 8 février 2003 à Paris, dans le cadre du séminaire de l’apjl « Cours et décours d’une psychanalyse ».
  • [2]
    S. Freud, « Deux mensonges d’enfant » (1913), dans Névrose, psychose et perversion, Paris, puf, 1997.
  • [3]
    Ibid., p. 183.
  • [4]
    Ibid., p. 184.
  • [5]
    Ibid., p. 185.
  • [6]
    Ibid., p. 185.
  • [7]
    J. Lacan, Le séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p. 127.
  • [8]
    J. Lacan, Télévision, Paris, Le Seuil, 1974, p. 9.

1 L’inconscient selon Freud ne se révèle pas de façon positive, et l’expérience analytique démontre que c’est toujours de façon indirecte que l’on y accède. Freud nous indique, par exemple, qu’après une construction ou une interprétation de l’analyste, une des façons de savoir que l’on a touché juste, c’est cette formule employée par les personnes le plus diverses : « Je n’aurais jamais pensé cela, ou à cela. » On peut sans hésiter traduire cette expression ainsi : oui, dans ce cas, vous avez touché à l’inconscient. La singularité de l’analyse est de viser quelque chose qui se situe dans l’ordre de l’impossible, de s’orienter sur quelque chose qui manque. N’y avoir jamais pensé fait preuve.

2 Dans la psychanalyse, le refoulement même comme concept clinique signifie que le sujet ne peut pas dire son désir de façon ouverte, que le sujet ne dit pas la vérité sur son désir. Les formations de l’inconscient – symptômes, rêves, lapsus – sont une langue qui permet d’exprimer le refoulement : l’inconscient n’est vérifiable que par ses ratés. Ces formules ne font que nous révéler, selon le dire de Freud, comment le sujet, par le refoulement, entreprend sous une autre forme la répétition de « ce qui n’est pas arrivé de la manière qui eût été conforme au désir ».

3 Parlant des effets d’une psychanalyse, Freud affirme que plus le sujet avance dans son analyse, moins il ment. Au fur et à mesure que l’analyse avance, les formations de l’inconscient vont s’imposer de plus en plus au sujet pour lui faire exprimer le refoulé.

4 Freud construit ici une opposition très subtile entre mensonge et formations de l’inconscient, ou plus précisément, entre mensonge et levée du refoulement. Plus le sujet avance dans une analyse, plus il peut se confronter au désir. Le mensonge est-il donc une autre façon de traiter le désir ? Qu’est-ce que le sujet ne peut dire qu’en mentant ? Pourquoi le mensonge ?

5 Pour cerner de plus près ces questions, j’ai choisi d’étudier un court texte de Freud intitulé « Deux mensonges d’enfant [2] ». Dans les premières lignes de ce texte Freud s’adresse aux éducateurs et indique qu’on aurait tort d’interpréter tous les mensonges d’enfant comme des actes délictueux ou comme les indices d’un développement immoral du caractère. Certains mensonges ont en effet « une signification particulière » : dans ces cas-là, c’est le contenu inconscient des mensonges qui est en jeu, le fait qu’ils sont liés à des « motifs amoureux d’une force extrême [3] » que l’enfant ne peut s’avouer. Ces mensonges sont pour l’enfant une manière de réaliser – même si cela passe par un forçage – « ce qui n’est pas arrivé de la manière qui eût été conforme au désir ».

6 Je vais vous présenter donc une des deux petites histoires que Freud écrit dans ce texte.

Un mensonge d’enfant chez Freud

7 Il s’agit d’une petite fille de 7 ans qui demande de l’argent à son père pour s’acheter des couleurs. Le père refuse en disant qu’il n’a pas d’argent. Peu après, l’enfant demande de nouveau de l’argent à son père pour participer à l’achat d’une couronne pour la princesse qui vient de mourir. Il lui donne alors de l’argent et avec la monnaie qui lui reste, elle s’achète des couleurs qu’elle cache dans son armoire. Pendant le repas, le père demande à la petite fille ce qu’elle a fait de l’argent restant : « N’aurait-elle pas acheté des couleurs avec ? » Elle nie, mais son frère la trahit ; on découvre les couleurs dans l’armoire. Le père, très en colère, demande à la mère de punir l’enfant. Celle-ci s’exécute, mais elle est immédiatement très ébranlée par le désespoir de sa petite fille. « À partir de ce moment, l’enfant turbulente et pleine d’assurance est devenue timide et triste », écrit Freud. Cette petite fille devient des années plus tard analysante de Freud et déclare ne pas avoir pu effacer les effets de cette expérience qu’elle-même qualifie de « tournant » dans sa jeunesse. Freud associe ce souvenir à une série de manifestations symptomatiques dans la vie de sa patiente, liées particulièrement au signifiant argent, à la façon de gérer son argent. Par exemple, Freud raconte que sa patiente se met dans une colère incompréhensible pendant ses fiançailles du fait que sa mère s’occupe de ses meubles et de son trousseau : « Elle a l’impression que c’est “son” argent à elle et que nul autre ne peut en faire usage [4]. » Une fois mariée, elle craint de demander à son mari de couvrir ses besoins personnels et sépare « son » argent à elle de l’argent de son mari. Pendant qu’elle est en traitement avec Freud, elle se trouve à plusieurs reprises sans ressources parce que l’argent que lui envoie son mari lui arrive avec retard. Bien que Freud lui fasse promettre de lui emprunter de l’argent si elle se trouve de nouveau privée de tous moyens financiers, elle ne peut s’y résoudre et préfère engager ses bijoux. Elle dit à Freud qu’elle « ne peut pas prendre de l’argent de lui ».

8 Freud cherche donc à reconstruire le noyau inconscient de cette souffrance et trouve dans le souvenir de ce mensonge d’enfance l’expression d’un « motif amoureux d’une force extrême ». L’analyse de la patiente avait en effet montré que « pour l’enfant, le fait de recevoir de l’argent de quelqu’un a signifié de très bonne heure faire don de son corps, avoir une liaison amoureuse [5] », pouvoir prendre de l’autre en toute confiance. Freud découvre dans la cure des souvenirs associés qui vont dans ce sens, des souvenirs dans lesquels la patiente avait assisté à l’âge de 3 ans à une relation érotique entre la fille qui la gardait et un médecin. Elle recevait de l’argent pour son silence, et cet argent avec lequel elle s’achetait des friandises gardait pour elle secrètement la signification du lien érotique entre les amoureux.

9 « Prendre l’argent du père équivalait à une déclaration d’amour. » Le père ne pouvait pas soupçonner la signification de cet acte. Le fantasme qui faisait du père son amant était si fort et si séduisant qu’il l’a emporté largement sur l’interdit. Freud écrit : « L’enfant ne pouvait avouer qu’elle avait pris de l’argent, elle était obligée de nier parce que le motif de cet acte, motif à elle-même inconscient, n’était pas avouable. En la punissant son père refusait la tendresse qui lui était offerte [...] [6]. »

10 Nous pouvons relever deux dimensions importantes du mensonge : d’une part, le mensonge n’est pas une parole vide, il comporte une dimension de vérité qui concerne la pulsion. Là où le sujet ment, il y a un motif occulte pour lui, non avouable mais réel au sens pulsionnel. Nous constatons cette dimension pulsionnelle dans l’embarras ou la honte que peut expérimenter un sujet quand l’autre le dévoile comme menteur.

11 Face à l’aveu impossible, non pas en raison de la culpabilité consciente mais précisément parce que le sujet ne possède pas le matériel pour la reconstitution du motif inconscient, reste la reconstruction d’une réalité que, paradoxalement, le contenu dissimulé révèle. Le mensonge met en jeu l’objet pulsionnel mais d’une façon qui paralyse la libido.

12 D’autre part, le mensonge s’oppose à la levée du refoulement : plus un sujet ment, moins il est dans le langage inconscient. Le mensonge recouvrirait la division subjective, évitant que le contenu refoulé puisse être transformé, déguisé. Il s’agirait d’une sorte de court-circuit de l’inconscient. Si Freud établit une opposition entre mensonge et levée du refoulement c’est parce que par le mensonge, le sujet incapable d’aller jusqu’à la sublimation des contenus refoulés, ou mieux encore jusqu’à la construction d’un symptôme, cherche à convaincre l’autre et à se convaincre de quelque chose qu’il ne peut pas modifier, d’une réalité qui capture totalement son désir. On pourrait penser que l’enfant ment parce qu’il ne trouve pas les moyens de se débrouiller avec un savoir inconscient qui est utilisé comme dénégation de la castration.

13 Dans le cas de cette petite fille, il est intéressant de s’interroger sur son désir de détourner ce non du père, de s’aliéner par un mensonge à un Autre qu’elle ne veut pas décompléter, un Autre dont elle ne veut pas faire le deuil, dont elle ne veut pas voir la faute. Il est certain que par le jeu, par la fantaisie, par le symptôme, elle aurait pu traiter son désir incestueux, mais elle ne le fait pas et s’enferme par son mensonge dans une relation qui résorbe son désir dans la demande à l’Autre. Le mensonge est aussi une façon d’éviter la castration, de la détourner, et je prendrais le risque de dire qu’il vise avant tout à forcer la croyance dans l’Autre.

14 Le mensonge est un dire forcé du désir inconscient, un dire qui veut réduire la réalisation du désir inconscient à la croyance dans l’Autre. C’est une forme de religion.

La dialectique entre mensonge et vérité

15 L’opposition que nous venons de souligner entre mensonge et levée du refoulement est difficile à aborder car nous savons que le mensonge est la fonction constituante de la parole. De telle sorte que la parole ne peut avoir valeur de vérité qu’à la condition de possibilité du mensonge. Le plus vrai que peut dire un sujet, c’est : « Je mens », et paradoxalement, on dira au sujet qui soutient cette énonciation : « Tu dis la vérité. » Même si par cette affirmation nous acceptons qu’il mente. Il y a donc une circularité qui s’impose.

16 « Je mens » est en soi une manifestation typique de l’inconscient, de la nature fondamentalement trompeuse du désir inconscient. Ce dernier ne se manifeste que de façon déguisée, il est fondamentalement lié à quelque chose qui est son apparence, son masque. Dans le désir, il y a en même temps le mouvement du désir et la défense contre le désir, cette double face, cette ambiguïté profonde. Lacan remarque que la manifestation de l’inconscient et la façon dont le sujet s’engage dans une analyse ne peut être comprise vraiment qu’à partir de cette impasse : « C’est d’abord comme s’instituant dans, et même par un certain mensonge, que nous voyions s’instaurer la dimension de la vérité, en quoi elle n’est pas, à proprement parler, ébranlée, puisque le mensonge comme tel se pose lui-même dans cette dimension de vérité [7]. »

17 C’est exactement ce que Freud avait déjà identifié avec son proton pseudos. La parole est le proton pseudos, tout ce qui se construit avec le langage rate la vérité parce que les mots nous manquent pour dire toute la vérité. D’autre part la vérité ne peut pas recouvrir le réel, le réel en tant qu’il échappe au symbolique est plus fort que le vrai.

18 Nous voyons donc ce jeu entre mensonge et vérité qui donne par ailleurs la structure de fiction à la réalité et qui nous permet de comprendre la prudence de Freud face à n’importe quelle assertion du patient, ainsi que les distances qu’il prend avec la théorie du trauma en tant que séduction réelle. En ce qui concerne la vérité, il ne s’agit pas tant d’une vérité à dévoiler que d’une vérité à décider par un acte de parole.

Le mensonge chez l’enfant psychotique

19 Nous pouvons nous interroger aussi sur ce qui caractérise le mensonge chez un enfant psychotique. Il ment, mais son mensonge n’inclut pas la dimension de la vérité, il n’instaure pas l’Autre comme lieu où la parole fonde la vérité, il ment pour se défendre de l’intrusion de l’Autre et là où il ne trouve pas un espace pour son dire, là où il ne peut pas se permettre une vérité entre les lignes, il force sa réponse à l’Autre par un mensonge qui le laisse coupé de l’Autre. Dans le cas de la psychose, l’utilisation pathologique du mensonge veut éviter à tout prix l’émergence de l’expérience énigmatique ; il n’y a rien de plus inacceptable, de plus inarticulable pour un enfant qui ment de façon pathologique que cette phrase : « Je mens. » Il y a dans le mensonge pathologique un effort du sujet pour rejeter l’inconscient.

20 On peut penser que l’utilisation du mensonge dans la psychose est équivalente à ces phénomènes qu’Helene Deutsch rangeait sous le terme de personnalité « comme si », dans les cas où la psychose se dissimule sous une hypernormalité. Le mensonge est un moyen pour le sujet de ne pas prendre la parole, d’instituer un Autre radicalement Autre et de le saisir par cette enveloppe, par cette coque vide de soi-même que prétend être le mensonge.

21 Nous savons qu’il n’y a pas d’analyse si le sujet ne peut pas faire l’expérience de l’incompatibilité entre le savoir et la vérité. La vérité est solidaire de la jouissance, et seule une séparation entre vérité et savoir permet au sujet de s’émanciper de sa vérité et de s’orienter vers le réel. Le mensonge empêche une telle séparation car elle veut faire consister l’idée que la vérité et le réel correspondent. Dans Télévision, Lacan est très explicite : « Je dis toujours la vérité : pas toute, parce que toute la dire, on n’y arrive pas. La dire toute, c’est impossible, matériellement : les mots y manquent. C’est même par cet impossible que la vérité tient au réel [8]. » Enfin, le mensonge ne permet pas de saisir que le recouvrement du réel par le vrai est impossible. Dans ce sens, au lieu de permettre le virage de la vérité au savoir, il laisse le sujet dans l’espoir ou le désespoir de la croyance en l’Autre.

« J’étais un enfant calme et tranquille, mais j’avais les traits mongoliens, une sorte de froideur autour des yeux, des lèvres très pâles, des grosses joues, des grosses fesses, ce n’était pas seulement à cause des chromosomes ; j’entendais dire autour de moi il lui manque une case, à voix douce en cachette, seulement j’avais aussi des oreilles, des oreilles phénoménales, Mickey Mouse était sourd à côté de moi, je n’étais pas gâté par la nature, sauf pour les oreilles. La nature, il est vrai, n’est pas là pour nous gâter. Je ne sais toujours pas s’il me manquait une case ou non, ce qui est sûr, c’est que dès l’âge de trois ans, et paraît-il, moi je ne m’en souviens pas, ce doit être encore l’une des choses que l’on a laissées dans l’orbite de mes oreilles, elle m’a emmené un matin en consultation à l’hôpital de la rue d’Avron, où une psychiatresse m’a examiné, une dame dont je me souviens très bien. Elle avait un cornet blanc dans ses cheveux de paille et des lunettes très minces, le genre à moitié remboursé par la Sécurité sociale, et si j’avais des oreilles à grande surface d’écoute, elle c’était ses yeux, bleus, un peu aqueux, comme toutes les nonnes de l’hôpital de la rue d’Avron, pour tout repérer d’un coup.
Vu que je n’avais que trois ans, les conclusions qu’elle a émises n’étaient pas définitives, elle m’a posé plein de questions, pas de réponse. Ensuite elle m’a donné à faire des dessins, question dessin j’étais particulièrement nul et non avenu, et sous son regard qui voyait tout, moi qui entendais tout me suis mis à faire couiner les mines des Caran d’Ache qu’elle avait empruntés à l’hôpital de la rue d’Avron.
[...]
Mme Clarisse Georges était très vieille en 1964 mais elle avait les yeux qui ne bougeaient pas quand même, et pas moyen d’y échapper. Maman ne m’encourageait pas tellement j’étais muet à la place des mots. Je l’entendais se dire : Edgar, fais un effort, Edgar, par pitié. »
Dominique Fabre, Ma vie d’Edgar Le Serpent à plumes, 1998

Notes

  • [*]
    Patricia León, psychologue, psychanalyste.
  • [1]
    Ce texte est issu d’une intervention prononcée le 8 février 2003 à Paris, dans le cadre du séminaire de l’apjl « Cours et décours d’une psychanalyse ».
  • [2]
    S. Freud, « Deux mensonges d’enfant » (1913), dans Névrose, psychose et perversion, Paris, puf, 1997.
  • [3]
    Ibid., p. 183.
  • [4]
    Ibid., p. 184.
  • [5]
    Ibid., p. 185.
  • [6]
    Ibid., p. 185.
  • [7]
    J. Lacan, Le séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p. 127.
  • [8]
    J. Lacan, Télévision, Paris, Le Seuil, 1974, p. 9.
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