Notes
-
[*]
Marie Christine Clément, écrivain, membre de l’ocha (Observatoire Cidil de l’harmonie alimentaire).
-
[1]
A. Nothomb, Métaphysique des tubes, Paris, Albin Michel, 2000, p. 7.
-
[2]
Ibid., p. 9.
-
[3]
M. Chiva, « Le goût : un apprentissage. Nourritures d’enfance, souvenirs aigres-doux »,Autrement, « Série mutations », n? 129, avril 1992, p. 161.
-
[4]
A. Nothomb, op. cit., p. 35-36.
-
[5]
Ibid., p. 37.
-
[6]
Ibid., p. 41.
-
[7]
Voir Matty Chiva, « L’amateur de durian. La gourmandise, délices d’un péché »,Autrement, « Série mutations/mangeurs », n? 140, novembre 1993, p. 90-96.
-
[8]
Colette, Prisons et paradis, Pléiade, p. 730.
-
[9]
M. Rouanet, « La cuisine : lieu des femmes. Nourritures d’enfance, souvenirs aigres-doux », Autrement, « Série mutation », n? 129, p. 34.
-
[10]
Colette, op. cit., p. 728-729.
-
[11]
M. Rouanet, op. cit., p. 33.
-
[12]
M. Rouanet, Nous les filles, p. 191.
-
[13]
Ibid., p. 192.
-
[14]
Comtesse de Ségur, Les malheurs de Sophie, Bouquins, t. 1, p. 297.
-
[15]
Ibid., p. 298.
-
[16]
D. Pennac, Des chrétiens et des maures, Folio, p. 13.
-
[17]
Ibid., p. 13.
-
[18]
Ibid., p. 17.
-
[19]
Isaac Sidel apparaît dans Zyeux-bleus, Marilyn la dingue, Kermesse à Manhattan et Isaac le mystérieux de Jérôme Charyn.
-
[20]
R. Solé, Le tarbouche, Le Seuil, coll. « Points », p. 27.
-
[21]
R. Jha, L’odeur, Philippe Picquier, 2002.
-
[22]
C. Fischler, L’homnivore, p. 161.
-
[23]
M. Duras, La cuisine de Marguerite, éd. Benoît Jacob, 1999, p. 10. Extrait de « Les enfants maigres et jaunes ».
-
[24]
A. Nothomb, op. cit., p. 150.
1Quel rôle joue la nourriture dans la construction de la personnalité ? Quels ressorts se mettent en place lors de l’apprentissage du goût ? Comment les goûts, et plus encore les dégoûts, modèlent notre caractère, nos souvenirs, notre mémoire ? Autant de questions dont nous percevons l’importance sans toujours obtenir de réponses satisfaisantes. Nous avons voulu ici explorer ce processus complexe à partir du regard d’écrivains racontant leur enfance ou ayant pris des enfants comme héros. Leur mise en scène créatrice est toujours perspicace...
J’ai du plaisir avec ce que je mange, donc je suis
2« Dieu ne vivait pas, il existait [1]. [...] Les seules occupations de Dieu étaient la déglutition, la digestion et, conséquence directe, l’excrétion. [...] Dieu ouvrait tous les orifices nécessaires pour que les aliments solides et liquides le traversent. C’est pourquoi, à ce stade de son développement, nous appellerons Dieu le tube [2]. »
3On considéra longtemps que le nouveau-né n’était qu’un simple appareil digestif apparenté à une vie végétative dont on situait l’éveil à peu près quand il commençait à se comporter comme un bipède, c’est-à-dire vers l’âge de 1 an. Nous savons maintenant qu’il n’en est rien et que ce tube emmailloté ressent, perçoit et cela, bien avant sa naissance. La gustation est une de ses premières perceptions. Considérée comme « une modalité sensorielle archaïque [3] », elle est fonctionnelle très tôt dans l’espèce humaine, dès le quatrième mois de la grossesse. Cette perception, outre sa précocité, a aussi la caractéristique d’être liée à une perception hédonique, traduite par le nourrisson par un réflexe gusto-facial, puis chez le petit enfant par des mimiques ou des grimaces, puis chez l’enfant par des réactions orales tranchées ( « j’aime », « j’aime pas » ). On sait désormais que les seuils de perception linguale sont très différents d’une personne à l’autre et se mettent définitivement en place chez un individu vers l’âge de 1 an. Certains sont plus sensibles au salé, donc vont percevoir cette saveur plus rapidement et aimeront donc des aliments peu salés, d’autres vont être plus sensibles au sucré et leur seuil de sucre sera rapidement atteint, etc.
4Peu d’écrivains ont abordé cette prime enfance du goût. Seule Amélie Nothomb a magistralement décrit cette naissance à la conscience par la découverte du plaisir gustatif, en substituant de façon habile à la blancheur du lait maternel, habituellement le symbole de la nourriture primaire et première, la blancheur d’un morceau de chocolat blanc. « En un soubresaut de courage, il attrape la nouveauté avec ses dents, la mâche mais ce n’est pas nécessaire, ça fond sur la langue, ça tapisse le palais, il en a plein la bouche – et le miracle a lieu. La volupté lui mont e à la tête, lui déchire le cerveau et y fait retentir une voix qu’il n’avait jamais entendue : C’est moi ! C’est moi qui vis ! C’est moi qui parle ! Je ne suis pas “il” ni “lui”, je suis moi [4] ! »
5Avec les accents lyriques qui la caractérisent, A. Nothomb présente dans cette révélation d’ordre mystique – mais l’enfant étant qualifié de divin, ne s’agit-il pas ici d’une genèse à proprement dire ? –, les principales conséquences de la gustation : la conscience de soi en tant que « je » qui déguste et la conscience de l’autre en tant que messager. « Morceau par morceau, le chocolat était entré en moi. Je m’aperçus alors qu’au bout de la friandise défunte il y avait une main et qu’au bout de cette main il y avait un corps surmonté d’un visage bienveillant [5]. » Plus qu’une simple mise au monde de l’état de conscience, l’auteur ressent ici l’enjeu de cette seconde naissance : « En me donnant une identité, le chocolat blanc m’avait aussi fourni une mémoire. [...] Le souvenir est l’un des alliés les plus indispensables à la volupté [6]. » L’émotion hédoniste donnée par un aliment est un acte fondateur de la cognition et crée le « moi », c’est-à-dire du discours, des sentiments, des émotions, de la mémoire, un passé, une personnalité. On sait comment ce sentiment spécifique sera élevé en une magnifique construction littéraire par Marcel Proust. Chocolat blanc ou madeleine appartiennent tous deux au registre sucré qui, seul, peut susciter ces réactions chez un jeune enfant, car, de toutes les saveurs, il est la seule saveur innée universellement appréciée ; l’autre saveur innée, l’amertume, entraînant quant à elle, de façon également universelle, un évitement, voire un rejet. Ces réflexes étant les seuls innés, toute autre appréciation de la sensation gustative est acquise et relève donc de l’inscription de l’individu, dans sa famille tout d’abord, puis ensuite dans un groupe social et culturel donné. Ainsi, même l’odeur dont le goût est composé à 90 % avec le réflexe de rétro-olfaction est un processus acquis [7]. L’apprentissage du goût permet donc à un individu de se construire en soi mais aussi par rapport aux autres et de s’inscrire dans un groupe, une identité, une culture. Cette éducation se fait à l’aide de règles de conduit es mais aussi de rejets et de dégoûts qui définissent mieux encore les malaises profonds.
Le premier dégoût : le sevrage fondateur
6La première rupture d’avec le monde de la prime enfance est le sevrage. Épreuve toujours difficile pour un enfant qui découvre alors une palette d’autres textures et d’autres saveurs, pas toujours plaisantes, dont il lui reste à apprendre si elles sont bonnes pour lui, suivant sa sensibilité et selon la communauté à laquelle il appartient. Ce moment du premier dégoût est fondateur, car il marque un nouveau pas dans la découverte du monde. Colette connut là sa première traîtrise quand elle goûta au téton enduit de moutarde de Mélie, sa nourrice : «Ce n’est pas de la brûlure aux lèvres que je pleurai si longtemps. C’est parce que, devant mes larmes, renversant son cou blanc de belle blonde, son cou plus jeune que son visage hâlé, Mélie, mon esclave, source de mes félicités les meilleures, Mélie, deux fois traîtresse, Mélie riait... [8] » Marie Rouanet eut droit, plus traditionnellement, à un quignon de pain, véritable rencontre avec un nouvel univers. «Avec lui, c’est la création entière que l’on m’offrit : le blé de la terre, l’eau, l’air du levain et ce feu qui transforme la masse molle et immangeable en deux aliments également délicieux : la croûte et la mie [9]. »
À la découverte des saveurs et du monde
7À partir de ce moment, l’éducation du goût peut commencer. On sait aujourd’hui parfaitement que cette éducation est déjà en partie dessinée in utero par le goût que les nourritures ingurgitées par la mère ont transmis au liquide amniotique. Plus ces nourritures auront été variées, plus le nourrisson puis l’enfant, déjà habitué à des goûts changeants, sera conditionné pour accepter des mets nouveaux. Mais le plus important reste l’environnement affectif dans lequel s’inscrit cet apprentissage. Cette rencontre avec de nouvelles saveurs doit s’effectuer, dans des conditions optimales, dans un climat affectif attentif et bienveillant. L’auteur des Claudine, à la sensibilité gustative si exacerbée, est un exemple de cette réussite, et la liberté de goûter, donc de penser, dont elle se fera le chantre, peut déjà se lire dans l’énumération des goûters que lui concoctait sa mère, la légendaire Sido. Elle posait sur la table de la cuisine, au retour de l’école, des goûters indifféremment salés ou sucrés, composés autour d’une tranche de pain : un « gros cornichon blanc macéré trois jours dans le vinaigre et un décimètre cube de lard rosé, sans maigre », de la gelée de framboise et un « demi-litre de lait caillé doux, bien tremblotant, bu au pot », des « haricots rouges froids, figés dans leur sauce au vin rouge » accompagnés d’une « pannerée de groseilles à maquereau », à l’automne, des champignons des bois « sautés au beurre pendant quelques minutes », châtaignes bouillies et pommes, et l’été,« l’écume de toutes les confitures de tous les fruits de la saison [10] ».
8Marie Rouanet insiste, quant à elle, sur cette quasi-osmose entre les odeurs de la cuisine et celle du corps de sa mère, sur cette immersion du nourrisson dans ce bain d’effluves quotidiens : « Pour que je puisse saisir son sein ma mère en pinçait l’aréole entre l’index et le majeur : elle avait coupé du persil, épluché de l’ail et je goûtais déjà aux condiments ; elle avait ciré les souliers et me venait la senteur volatile de la térébenthine ; elle avait bu le café frais et, en gazouillant pour moi, m’en communiquait l’essence ; ses cheveux d’avoir tourné la crème anglaise gardaient quelque parfum vanillé [11]. » La maison est bien sûr le lieu premier de cette éducation mais il devient aussi le point de départ vers l’exploration du monde. Les deux héroïnes, fortes de ces expériences gustatives diverses, partent, seules, à la découverte d’autres odeurs, d’autres saveurs et s’égaient, pour l’une dans la nature bienveillante de la campagne poyaudine, et pour l’autre dans les rues de Béziers. Les petites filles découvrent alors des saveurs plus ou moins admises, plus ou moins reconnues, les carottes crues du potager encore collées de terre, l’eau de source au goût de fer, les pains à cacheter de l’école, les bourgeons des saules, les bonbons écœurants, le « coco Boer » dont on transmet à une copine une parcelle de pâte mouillée de salive car « l’envie est souvent plus forte que le dégoût [12] ». Cette découverte de saveurs marginales, appartenant au monde de l’enfance, fait aussi partie de l’apprentissage de la liberté comme d’une envie de goûter le monde, d’apprendre aussi à ses dépends, de se distinguer par des goûts qui n’appartiennent pas au monde de l’adulte et qui ne sont pas toujours admis par eux. Une appartenance à un clan, si prépondérante en matière de nourriture, se dessine déjà.
9Mais l’éducation du goût ne s’effectue pas toujours dans d’aussi bonnes conditions. Les romanciers utilisent d’ailleurs souvent le marqueur de la nourriture comme révélateur d’un profond malaise dans les relations familiales. La table devient alors le théâtre quotidien de confrontations, d’une opposition plus ou moins sourde, plus ou moins explicite, qui s’exprime de façon frontale. À travers les règles de bienséance, les enfants apprennent les premiers codes sociaux, l’ordre et la hiérarchie. Elles symbolisent structures et appartenances. En avalant la soupe, on ingurgite aussi des règles sociales.
Nourritures volées : tentations et dangers
10Qui dit règles de bienséance et contraintes dit aussi plaisir d’enfreindre la loi, envie de la contourner. Une des premières règles imposées à l’enfant étant la restriction alimentaire, ne serait-ce qu’à travers l’imposition des différentes prises de repas, c’est une des premières qu’il va vouloir transgresser. Le plaisir de la friandise achetée en cachette est décuplé par l’interdit, par le plaisir aussi d’une nourriture qui semble réservée à l’enfant seul. Pour Marie Rouanet, l’interdit fut le « chingom ». « Il était d’autant plus aimé que les adultes le détestaient unanimement. [...] Nos mères étaient arrivées à nous faire croire que si nous l’avalions nos tripes seraient collées entre elles et à la clandestinité, le chingom ajoutait le prestige du danger [13]. »
11Plaisir clandestin de la friandise interdite, plaisir clandestin également de la nourriture volée. Sophie de Réan ne peut résister aux fruits confits que sa mère vient de recevoir de Paris. Séduite par leurs belles couleurs, elle veut tous les goûter. Apprendre à juguler ses pulsions, apprendre à réprimer ses envies, c’est aussi apprendre les notions de bien et de mal. Les fruits confits ne seront qu’un piètre avatar à côté de l’épisode du pain chaud. Sophie a faim et, ne pouvant là encore réprimer ses pulsions, elle va dévorer gloutonnement pain chaud et crème, jusqu’à l’écœurement. « Elle se sentit mal à l’aise, la crème et le pain chaud lui pesaient sur l’estomac ; elle avait mal à la tête ; elle s’assit sur sa petite chaise et resta sans bouger et les yeux fermés [14]. » Cette scène est peut-être une des premières scènes de boulimie décrite dans la littérature française. « Tout le monde autour d’elle mangeait avec délices de la crème et du pain bis, Sophie seule ne mangeait rien ; la vue de cette bonne crème épaisse et mousseuse et de ce pain de ferme lui rappelait ce qu’elle avait souffert pour en avoir trop mangé, et lui donnait mal au cœur [15]. »
12Plus généralement, dans la comtesse de Ségur, la gourmandise est perçue comme un danger, car elle entraîne une perversion à deux niveaux : au niveau social et au niveau personnel. Socialement, la gourmandise déstabilise les normes et la hiérarchie installée, ne serait-ce qu’entre les parents et les enfants, parents qui donnent les ordres et enfants qui n’obéissent pas. Individuellement, elle entraîne un système boulimique qui se retourne contre l’intéressé en le rendant malade. Cette perversité de la nourriture est d’autant plus présente que les nourritures restent dans le domaine du non-dit : elles ne sont jamais décrites spécifiquement mais toujours dans une énumération vague et générale, qui n’a pour conséquence que de renforcer le désir. À travers la nourriture, les personnages de la comtesse de Ségur sont en quête d’amour et d’affection. Les petites filles volent des bonbons comme elles pour raient voler des baisers. Sophie cherche à se remplir de nourriture faute d’amour, à être enfin épanouie, repue, à entrer dans la boule de pain et la jatte de crème, toutes deux rondes, en un réflexe de régression, à se fondre même dans cette nourriture jusqu’à complet effacement, car, dans la violence de cet élan gourmand, la pulsion de mort est sous-jacente. La littérature enfantine décline d’ailleurs souvent ce thème. Ainsi, James, le héros de James et la grosse pêche de Roald Dahl, reproduit-il ce même schéma, quand, par un procédé magique, il entre dans une pêche, s’en sustente et en fait sa demeure, son refuge. À l’intérieur du fruit comme au sein d’une matrice originelle, il partira à la découverte du monde qui coïncidera avec la rencontre de ses parents, effectuant ainsi le parcours initiatique d’une renaissance. Les contes explorent également souvent le fantasme d’une nourriture sans interdit aucun, à travers le mythe du pays de Cocagne, ou d’un lieu comme la maison de Dame Tartine que l’on peut manger, un lieu sans structures, sans contraintes donc puisqu’elles peuvent être englouties. Mais les dangers de la gourmandise ne sont jamais loin et restent toujours évoqués : peur d’être menacé par une méchante sorcière (Hansel et Gretel) ou dévoré par un ogre (Petit Poucet).
S’inscrire dans une histoire
13L’alternative peut être simplement le refus de manger. Ce blocage témoigne toujours d’un profond malaise lié également à un sentiment affectif. L’enfant a aussi besoin de mémoire, de savoir à quelle famille il appartient, de quelle lignée il descend. Chaque famille crée sa propre mythologie et manger le « cake de tante Marie » ou le « poulet à l’estragon de l’oncle Paul » fait entrer l’enfant dans une lignée, l’inscrit dans une histoire, dans une filiation. Daniel Pennac, dans son court récit Des chrétiens et des maures, a exploité avec finesse et habileté ce refus de la nourriture. Un beau matin, son héros, « le Petit », refuse de boire son chocolat. Tant à l’école qu’à la maison, il se fige dans cette attitude et l’écrivain le décrit le soir comme « pareillement statufié dans la vapeur de sa soupe [16] ». Sa revendication est toujours la même : « Je veux mon papa [17]. » Le narrateur, Benjamin Malaussène, conclut, résigné : « Je sus que le Petit n’avalerait plus rien tant que je n’aurais pas retrouvé son vrai père. Il se laisserait mourir, tout simplement. De faim [18]. »
14La pulsion de mort, ici également présente, suppose une solution à la mesure du danger. Le refus de nourriture doit se résoudre par une nourriture retrouvée. L’enfant a besoin de repères pour marquer son appartenance à un clan et la nourriture est la première à lui en fournir. D. Pennac imagine alors une fin surprenante à cette quête de l’identité du père puisqu’il apparaît bientôt que ce géniteur a toutes les caractéristiques d’Isaac Sidel, héros fictif de plusieurs romans de Jérôme Charyn [19]. Heureusement, ce personnage romanesque a un plat de prédilection, « cristianos y moros », « des chrétiens et des maures », un plat latino-américain, particulièrement symbolique puisqu’il mélange noir et blanc, riz blanc et haricots noirs, réalité et fiction, bien et mal, présence et absence. Aux repères solides, l’auteur ajoute des paroles, une histoire, des repères littéraires, en lisant à l’enfant les aventures de son père putatif. Miracle de la littérature, le héros paternel prend vie dans l’esprit de l’enfant et son absence n’est bientôt plus un obstacle. L’enfant peut désormais se construire, s’inscrire dans une histoire, dans une filiation. À la dernière page du récit, quand il réclame le plat préféré de son père, « ce héros » – au sens propre –, il a non seulement retrouvé son appétit mais conquis son histoire, son identité. En mangeant, l’enfant se nourrit de mots autant que de haricots. La littérature est devenue, dans ce cas, une nourriture à part entière.
Appartenir à une tribu
15L’appartenance à une famille, à une tribu, est aussi appartenance à un lieu, à une terre, à un terroir, à un pays. L’identité se nourrit aussi de géographie et la nourriture, expression de la terre, porte en elle ses racines, les emporte avec elle et sert souvent de dernier marqueur identitaire à une communauté déplacée, émigrée ou exilée. Bien au-delà de la langue qui tend à s’effacer en quelques années, les recettes de cuisine se perpétuent au fil des générations et deviennent en elles-mêmes une patrie. Ainsi, dans cette famille d’origine syrienne, grecque et catholique, vivant en Égypte avant d’émigrer en France, décrite par Robert Solé dans Le tarbouche, la « molokheya [20] » est le plat unitaire, le rassembleur de la famille. La cuisine peut aussi aider à trouver ses propres repères culturels quand on est déraciné comme cette jeune héroïne décrite par Radhika Jha, élevée en Afrique, exilée en France, qui va intégrer des racines de sa culture indienne en apprenant à cuisiner « dals » et « pappadam [21] ». Mais une famille déplacée subit aussi forcément les habitudes culinaires locales et tend à les intégrer dans sa propre tradition [22]. Ainsi, pour Marguerite Duras, au-delà de l’identité administrative, française, son enfance, ancrée dans la terre vietnamienne, lui a forgé un palais aux sensibilités plus asiatiques qu’européennes. « Un jour, elle nous dit j’ai acheté des pommes, fruits de la France, vous êtes Français, il faut manger des pommes. On essaye, on recrache. Elle crie. On dit qu’on étouffe, que ça c’est du coton, qu’il n’y a pas de jus, que ça ne s’avale pas. Elle abandonne. La viande, on recrache aussi, on n’aime que la chair du poisson d’eau douce cuite à la saumure, au nuoc-mâm. On n’aime que le riz, la fadeur sublime à parfum de cotonnade du riz cargo, les soupes maigres des marchands ambulants du Mékong. Quand on passe les bacs ma mère nous achète de ces soupes au canard, la nuit. Sur les sampans, les feux de charbon de bois sous les marmites de terre. Tout le fleuve est parfumé par le feu et les herbes bouillies [23]. »
16La vraie identité naît de coutumes, d’habitudes, et bien que le marqueur culinaire soit un des derniers à s’effacer, il peut s’intercaler, comme dans un millefeuille, dans des coutumes locales ethniques différentes de celles de la coutume d’origine, ici ignorée des enfants. M. Duras souligne combien elle appartient à la terre vietnamienne, comment cette terre, dite étrangère, a modelé ses habitudes, ses goûts, son caractère, peut-être même son écriture. La référence au coton est ici particulièrement intéressante. D’un côté, il est dénigré quand il qualifie le goût d’une pomme française ; de l’autre, il est magnifié quand il qualifie le riz à la « fadeur sublime », « à parfum de cotonnade ». Ce parti-pris témoigne admirablement que saveurs ou odeurs sont apprises et découlent à la fois d’une coutume familiale mais aussi d’un environnement.
Conclusion
17La nourriture est au cœur des tensions qui construisent un individu, de ce va-et-vient entre soi et l’autre, entre l’univers familial et le monde extérieur. Elle confronte deux notions fondamentales avec lesquelles l’enfant doit se définir : le principe de plaisir et le principe de réalité. Autour de ce qui pour rait paraître anodin, l’apprentissage du goût ou des manières de table, se joue en fait la personnalité de l’enfant et du futur adulte. Chaque étape forge son caractère, lui permettant de se définir, de prendre position, par rapport à lui et par rapport aux autres. Orientés par un contexte affectif plus ou moins favorable, gourmandises, délices et encore plus dégoûts marquent la mémoire, bâtissent des émotions qui guideront, forgeront sa personnalité. « Dis-moi ce qui te dégoûte et je te dirai qui tu es [24] » a écrit Amélie Nothomb touchant du doigt l’antithèse proustienne, aussi utile à l’écrivain. Le rôle central de la nourriture n’a pas échappé aux auteurs qui l’utilisent comme cristallisation de situations, révélateur de malaises, face émergée d’un iceberg latent de non-dit. Goûter, c’est apprendre à dire. Manger, c’est apprendre à affirmer sa vérité.
Les bonbons
Notes
-
[*]
Marie Christine Clément, écrivain, membre de l’ocha (Observatoire Cidil de l’harmonie alimentaire).
-
[1]
A. Nothomb, Métaphysique des tubes, Paris, Albin Michel, 2000, p. 7.
-
[2]
Ibid., p. 9.
-
[3]
M. Chiva, « Le goût : un apprentissage. Nourritures d’enfance, souvenirs aigres-doux »,Autrement, « Série mutations », n? 129, avril 1992, p. 161.
-
[4]
A. Nothomb, op. cit., p. 35-36.
-
[5]
Ibid., p. 37.
-
[6]
Ibid., p. 41.
-
[7]
Voir Matty Chiva, « L’amateur de durian. La gourmandise, délices d’un péché »,Autrement, « Série mutations/mangeurs », n? 140, novembre 1993, p. 90-96.
-
[8]
Colette, Prisons et paradis, Pléiade, p. 730.
-
[9]
M. Rouanet, « La cuisine : lieu des femmes. Nourritures d’enfance, souvenirs aigres-doux », Autrement, « Série mutation », n? 129, p. 34.
-
[10]
Colette, op. cit., p. 728-729.
-
[11]
M. Rouanet, op. cit., p. 33.
-
[12]
M. Rouanet, Nous les filles, p. 191.
-
[13]
Ibid., p. 192.
-
[14]
Comtesse de Ségur, Les malheurs de Sophie, Bouquins, t. 1, p. 297.
-
[15]
Ibid., p. 298.
-
[16]
D. Pennac, Des chrétiens et des maures, Folio, p. 13.
-
[17]
Ibid., p. 13.
-
[18]
Ibid., p. 17.
-
[19]
Isaac Sidel apparaît dans Zyeux-bleus, Marilyn la dingue, Kermesse à Manhattan et Isaac le mystérieux de Jérôme Charyn.
-
[20]
R. Solé, Le tarbouche, Le Seuil, coll. « Points », p. 27.
-
[21]
R. Jha, L’odeur, Philippe Picquier, 2002.
-
[22]
C. Fischler, L’homnivore, p. 161.
-
[23]
M. Duras, La cuisine de Marguerite, éd. Benoît Jacob, 1999, p. 10. Extrait de « Les enfants maigres et jaunes ».
-
[24]
A. Nothomb, op. cit., p. 150.