Notes
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[*]
Marie Christian, philosophe de formation, a travaillé comme éducatrice, animatrice puis documentariste avant de se consacrer à l’écriture. Cet article fait suite à son livre Un goûter chez l’ogresse, la cuisine des contes, publié chez Métropolis.
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[1]
Mordicus, sur la Radio suisse romande – La première, le 6 décembre 2002.
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[2]
Conte type 327, version des frères Grimm.
-
[3]
Bruno Bettelheim (1976), Psychanalyse des contes de fées, Paris, Robert Laffont, Pocket, 1999, p. 246.
-
[4]
Je donne la recette des Afillojas de Galice, dans Un goûter chez l’ogresse, Métropolis, Genève, 2002, p. 218.
-
[5]
Conte noté mot à mot, en respectant le parler de la conteuse ; Rouchon Ulysse (1938), La vie paysanne dans la Haute-Loire, Laffitte reprints, Marseille, 1977, p 76.
-
[6]
Conte type 333, version collectée par Bladé Jean-François, Les contes populaires de Gascogne, Maisonneuve et Larose, Paris, 1885.
-
[7]
Conte type 720,Ma mère m’a tué, mon père m’a mangé.
-
[8]
Conte type 327, Charles Perrault (1697), Contes, Garnier, Paris, 1967, p. 192-193.
-
[9]
Conte type 327,Les enfants chez le diable, dans : Tenèze et Delarue, Nanette Lévesque, conteuse et chanteuse du pays des sources de la Loire, La collecte de Victor Smith (1871-1876), Gallimard, Paris, 2000, p. 92.
-
[10]
C. Perrault, op. cit., p. 192.
-
[11]
Conte type 366, version collectée par Bladé, op. cit.
-
[12]
Claude Lévi-Strauss, Le cru et le cuit, Plon, Paris, 1964, p. 127.
-
[13]
S. Marian, Ornithologia popularia romania, Cernauti, 1883, cité par C. Macherel et R. Zeebroeck, Une vie de pain, Crédit communal, Bruxelles, 1994, p. 19.
-
[14]
Lors de l’émission Mordicus, citée plus haut.
-
[15]
Je rejoins sur ce point l’analyse de Gérard Haddad sur les pratiques pédagogiques observées dans certaines communautés juives : faire lécher à l’apprenti lecteur des lettres recouvertes de miel ou lui donner des gâteaux en forme de lettres. Haddad G. (1984), Manger le livre. Rites alimentaires et fonction paternelle, Hachette, coll. Pluriel, 1998, p. 93-94.
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[16]
Conte type 1137, version collectée par Bladé, op. cit.
-
[17]
Autour du village, l’espace humanisé est structuré : le territoire de chasse, de pâture et de cueillette, saltus, s’oppose au champ cultivé, ager, et le complète.
-
[18]
Conte type 123, Le loup et les chevreaux et, par contamination, Le Petit Chaperon Rouge dans les versions
de Grimm et de Pourrat. -
[19]
Souvenirs d’une amie, que j’ai raconté dans La soupe aux trois cailloux, Métropolis, Genève, 1997.
L’ogre vorace et le gâteau nourrisson
1On m’a donné un petit bonhomme en pain d’épice, avec des yeux de sucre et des oreilles rondes. Je le tourne et je l’examine. J’hésite à l’entamer. Si je le gardais ? Si je le rangeais avec mes trésors, mes coquillages, mes papillons, la mue de serpent trouvée dans l’herbe ? Du bout pointu de la langue je tâte une coulure de sucre rose. Je me décide. Délicatement, je mords une patte, je serre un peu, je sens craquer la croûte mince et brillante. Je croque avec précaution, j’avale. Une autre patte... Le pain d’épice se ramollit dans ma bouche, devient grumeleux, avec un goût de vieux fauteuil en cuir. Du bout des incisives, je détache une oreille, puis l’autre. Le meilleur est à venir. D’un coup de dents, je cisaille la tête. Ai-je entendu comme un petit cri ? J’ai la bouche pleine, je mastique à mâchoire triomphant e. Il ne reste plus que le torse, un peu fade, un peu sucré, un peu âcre, un peu sec.
2Paroles d’une auditrice, lors d’une émission de radio [1] au cours de laquelle je parlais de mon livre, le jour de la Saint-Nicolas : « En vous écoutant, je prépare comme chaque année des bonnes femmes et des bonshommes en pâte à tresse pour mes enfants et petits-enfants. Ma mère l’avait toujours fait et j’ai pris la relève. J’ai à la fois l’impression de “fabriquer” des enfants, et d’autoriser mes enfants et petits-enfants à se transformer en ogres pour les manger. C’est un vrai plaisir qui, je crois, touche à des choses très profondes. »
3Lors de mon enfance en Allemagne, ce délice ambigu revenait aussi chaque année, comme galette aux Rois et crêpes à la Chandeleur. Il y avait fête à l’école et saint Nicolas venait, suivi de l’odieux Père Fouettard, vérifier si nous étions sages. On nous disait que l’évêque avait un jour exigé d’un boucher une certaine viande, salée depuis sept ans. Ogre peut-être repenti, il avait tiré du saloir et ressuscité – au lieu de les manger – trois enfants sacrifiés comme petits cochons roses. L’histoire entrait en résonance avec une horrifique rumeur qui faisait notre régal. Dans la ville voisine, il y avait eu un charcutier qui pendant tout le temps de la guerre, n’avait jamais manqué de viande. On se délectait de ses rôtis, savoureux et tendres à plaisir. Mais un jour, dans la chambre froide, on avait trouvé, suspendue au crochet, une carcasse d’homme fraîchement écorchée.
4En colportant de tels récits comme en croquant le bonhomme de pain d’épice, nous jouions avec la crainte et le désir d’être mangés – mangés de baisers ou mangés pour de bon. Inquiétude originelle : le nouveau-né n’est-il pas un ogre qui dévore sa nourrice et peut à tout instant être englouti par elle ?
La vieille ogresse et le goûter périlleux
5Durement abandonnés par des parents qui ne peuvent plus les nourrir, Hansel et Gretel errent dans la forêt [2]. Un petit oiseau blanc les guide au cœur du labyrinthe. Là, ils trouvent ce qu’ils cherchaient : une maisonnette qui les protégera des loups. Voyez, dit l’oiseau, servez-vous, murs de pain, toit de gâteau, fenêtres de sucre... « Quel tableau incroyablement tentant, séduisant, écrit Bettelheim [3], et quel risque terrible on court si on cède à la tentation ! »Affamés, les enfants grimpent sur la maison et s’empiffrent sans scrupules...
6J’ai sous les yeux une image. Il s’agit de petits décors à découper où les enfants du xixe siècle faisaient jouer des personnages de carton. Je vois la soue où Hansel fut engraissé, le four où il devait cuire et la maison de la sorcière. Parmi les gâteaux qui décorent les murs, j’en distingue au moins trois qui représentent des nourrissons emmaillotés. Fascinante mise en abyme !
7La porte de la maison s’ouvre, une femme vieille comme le monde se glisse dehors, prend les enfants par la main et les entraîne à l’intérieur. L’ogre des contes est le plus souvent ingénu, il ne voit pas plus loin que le bout de son appétit ; l’ogresse est plus sournoise. La vieille offre aux enfants du lait, des oeufs, du sucre et des fruits. Tout paraît innocent dans ce goûter, lait candide, sucre transparent, ivoire des noix, chair incolore des pommes. Les enfants perdus croient être au paradis. Profitant de leur ravissement, la sorcière s’empare d’eux, jette Hansel dans la soue et réduit Gretel en esclavage.
8Ce goûter périlleux est le pendant d’une autre collation, plus clairement épouvantable. Dans certaines versions populaires du Chaperon Rouge, le loup tue la grand-mère, la découpe en morceaux et remplit une bouteille de son sang. L’enfant frappe à la porte – Je vous apporte une pogne toute chaude et une bouteille de lait...–Mets-les dans l’arche. Prends la viande qui s’y trouve, sers-toi du vin de la bouteille et mange. Le sang, le lait ; la viande, le pain... La cuisine paysanne accole boudin noir et boudin blanc, crêpes au lait et crêpes au sang [4]. En échangeant l’un et l’autre, le conte met en scène l’équivalence de deux versions opposées du repas cannibale. Sang ou lait, en avalant le goûter l’enfant séduit tombe sous le pouvoir du monstre.
9Une autre version du Chaperon Rouge précise où se tient la scène [5]. « Quand la petite arrive, elle crie à sa mère d’où elle passera que la porte est fermée. Le loup était couché dans le lit de la femme, répondit à la petite : Passe de la chatouneyre que la poule noire y a bien passé. Ah ! Mère, j’ai passé mes pieds, le reste y passera bien aussi. » En acceptant de s’introduire dans la maison par la chatière, les pieds devant, la fillette mime une naissance inversée. Elle s’engloutit à nouveau dans le monde de la mère, ce monde d’avant le désir, d’avant l’oralité même, où le mangeur enchâssé n’est plus que dévoration pure, nourrisson goulûment avalé. Logiquement, l’aventure finit mal. Mais parfois Chaperon Rouge parvient à s’échapper. Le conte nous offre alors un saisissant récit de délivrance. Couchée près du loup dans le lit de la mère, la fillette demande à sortir. « Cague au lit mon enfant. – Non, il me faut aller dehors ! – Bon, mais fait vite ! Attache-toi ce bout de laine au pied [6]. » Sitôt dehors, elle coupe le cordon et prend sa volée.
L’ogre étourdi et le repas de pierres
10Derrière ces deux figures de l’ogre – l’ogre nourrisson et l’ogresse des origines – j’en vois se profiler une troisième, celle de Saturne-Chronos, qui, après avoir lui-même, grâce à son petit couteau, échappé à la dent de son père Ouranos, gobe l’un après l’autre tous ses enfants. Un jour l’épouse se fatigue de ces vaines gésines. Elle le nourrit d’une pierre enveloppée de langes et sauve ainsi le petit Jupiter. À première vue, ce père terrifiant me semble ignoré des contes : l’ogre y paraît toujours plus naïf, plus débonnaire, plus rond, plus enfantin. Ses crocs sont des dents de lait. Mais à mieux regarder, un personnage m’apparaît comme un Saturne dissimulé, un Saturne en négatif. Il s’agit de ce veuf, cet homme triste, indifférent, à qui sa nouvelle épouse fait manger, à son insu, l’enfant du premier mariage [7]. Le père engloutit sans examen le ragoût bien mitonné, il en ronge les os et ne s’aperçoit de rien. Il dévore son fils aussi étourdiment que Saturne avalait le repas de pierres. Le crime est déplacé sur la marâtre, double noir de la bonne mère. Jeux de miroirs et d’ombres...
L’ogre impatient et le jeu de l’attente
11Les diverses figures de l’ogre ne sont donc pas interchangeables, mais elles glissent l’une sur l’autre, se superposent en partie, se répondent, s’affrontent et se dédoublent. Il est un trait qui les rassemble : l’ogre est furieusement impatient. Il se jette sur la nourriture, il ne connaît que son désir. Petit Poucet et ses frères « avaient affaire au plus cruel de tous les Ogres, qui bien loin d’avoir de la pitié, les dévorait déjà des yeux [...]. Il en avait déjà empoigné un lorsque sa femme lui dit : Que voulez-vous faire à l’heure qu’il est ?N’aurez-vous pas assez de temps demain matin [8] ? » C’est à grand peine que l’épouse obtient ce délai. Jean, devenu petit cochon à l’engrais chez le diable, le fait attendre jour après jour en lui donnant à tâter un petit bout de bois, simulacre d’un doigt toujours aussi maigre, toujours décevant : « L’homme le saisissait par les dents pour voir s’il était assez gras et se plaignait qu’il ne le fut pas assez. [...] – Oh que tu es dur ! T’engraisses pas. Te faudra vite tuer. Tu es pas bonne bête [9]. » L’ogre apparaît, une fois de plus, comme un gros nourrisson à qui la mère donne à téter le bout du doigt pour atténuer sa fringale.
12« Le mouton était encore tout sanglant mais il ne lui en sembla que meilleur [10]. » Trop pressé : la faute de l’ogre est là, une faute que nombre de contes sanctionnent. Mue par son insatiable appétit de viande crue, la Goulue [11] mange la jambe d’un mort et commet ainsi une triple transgression ; le fantôme l’emporte et la dévore à son tour. Chez les Bororo, le fautif se voit privé de parole et d’humanité : « Le perroquet qui fait “kra, kra, kra” serait un enfant humain transformé pour avoir englouti sans les mâcher des fruits rôtis sous la cendre et encore brûlants [12]. » Dans un conte roumain [13], deux frères voraces, incapables d’attendre la fournée, mangent crue la pâte du pain ; ils sont maudits, changés en aigles dévorants et interdits de pain à jamais. Pour devenir homme et se différencier des autres carnassiers, il faut distinguer viandes permises et viandes immondes, cuisiner ses proies et les partager.
13« Si l’on ne répond à la faim du petit enfant que par la nourriture, dit la conteuse Alix Noble [14], c’est là, peut-être, que l’on crée l’ogre. » Chaque année, lors de la semaine du goût, des cuisiniers viennent dans les classes faire découvrir l’éventail des parfums et des saveurs. La démarche est louable, mais elle me semble en porte-à-faux, au moins en partie. Donner à déguster et s’en tenir là, c’est parler encore en termes de consommation (plus ou moins éclairée), sans permettre à l’enfant de prendre distance et de maîtriser ainsi l’étrange aliment, ce corps étranger qu’il faut s’incorporer, cette autre vie, animale ou végétale, dont nous tirons périlleusement notre vie. Les petites filles ne s’y trompent pas, lorsqu’elles cuisinent dans leur dînette d’improbables fricots d’eau, de terre et d’herbe déchiquetée. Plutôt qu’avaler des repas tous faits, aussi délicieux soient-ils, l’enfant doit entrer dans la cuisine, passer du recevoir au faire et au dire, touiller, pétrir, assaisonner, découper, mélanger les sauces, prononcer le nom des mets, verser l’huile de la mayonnaise, beurrer les moules, garnir les tartes et lécher la cuiller. Il exerce ainsi son pouvoir de transformer la nature, il construit son propre corps et le civilise. Le projet culinaire est universel (il existe une cuisine crue des Inuits tout aussi complexe et subtile que les cuisines cuites). Il est porté par une nécessité plus impérieuse que le besoin de se nourrir : enserrer l’aliment dans un réseau dense de gestes, de paroles, de récits, de rites et de symboles. Tous les mets sont chargés de sens, tous ont une histoire, bien que nous les cuisinions, le plus souvent, sans y penser. Un exemple extrême : les pâtes alphabet. Je suis convaincue que ce régal modeste a pour destination, non seulement d’habituer l’enfant au dessin des lettres, mais de lui faire, littéralement, incorporer la lecture et l’écriture [15]. Le repas des enfants est lieu d’éducation autant que de plaisir.
Le festin de l’homme sauvage
14« Termine ton assiette et ne mets pas les coudes sur la table... Ne joue pas avec la nourriture...»Au carnaval de la Goutte d’Or, un dragon à tête de loup feignait de dévorer les enfants qui se jetaient voluptueusement dans sa gueule. Un bambin avait contourné la bête et s’en prenait à la queue. Mais sa mère veillait : « Ne lui donne pas de coups de pieds, caresse-le...» À force de bonnes manières, nous gommons le fauve qui est en nous. Les nouveaux ogres des livres d’enfants se repentent et se vouent à la salade. Mais pendant que nous rêvons à un monde pacifié, d’autres cauchemars surgissent. Nous dansons avec les loups tandis que le chien du voisin saisit l’enfant qui jouait dans la cour...
15Le conte explore notre part d’ombre et la peuple de monstres. Aux confins de la Gascogne vivaient les Bécuts, des géants oubliés de Dieu [16]. Ces êtres n’avaient qu’un œil au milieu du front. Ils élevaient un bétail aux cornes d’or. Ils étaient si sauvages que, lorsqu’ils sacrifiaient une bête, ils jetaient l’or aux ordures. Un jour, deux enfants voulurent tenter fortune. Un Bécut les attrapa et les emporta dans sa caverne. Pendant qu’un mouton rôtissait, le géant demanda des histoires. Il écouta les contes du garçon puis se tourna vers la fille. Plus niaise ou plus dévote, l’infortunée ne connaissait que ses prières. – Ah, carogne ! Tu pries Dieu ! Le monstre saisit l’enfant, la déshabilla, la coucha sur le grill, la fit cuire toute vive à petit feu et l’avala.
16Ce « cuire tout vif » ressemble de près à la cuisine des hommes en Languedoc, cuisine de plein air, bricolée, ingénieuse et sans souci, cuisine vite faite et mangée sur le champ, à l’exact opposé de la cuisine des femmes, riche de plats au four ou de ragoûts mitonnés dans une marmite close.
17La cuisine mijotée diffère le temps de la consommation, elle élabore et transforme les aliments jusqu’à masquer leur provenance. La grillade livre des chairs quasi brutes où l’on reconnaît des membres, des boyaux, des abats. Cuisine des hommes qui circulent entre ager et saltus [17], elle admet que la viande provient d’animaux. En ouvrant le ventre du sanglier pour déguster sur place les abats vivement grillés, les chasseurs affrontent leur propre bestialité. Mais s’ils apportent ces viandes aux femmes pour qu’elles soient cuisinées, elles devront longuement dégorger pour perdre leur puanteur de bête fauve et devenir consommables.
18Dans certains contes, il revient au chasseur ou au bûcheron d’ouvrir le ventre du loup pour en tirer vivant l’enfant dévoré et le ramener au village [18]. Le Bécut, lui, n’aura pas besoin de cette césarienne : la croix d’argent de la fillette lui bouscule le ventre, il vomit son indigeste repas. Le garçon troue d’un tison l’œil unique et s’enfuit avec sa sœur. Pauvre innocent de Bécut ! Il perd d’un coup son œil et son premier convive. Car, s’il cuisine ses aliments, il lui manque de savoir dîner en compagnie – sans dévorer ceux qu’il invite à sa table...
19Ce que ne savait pas le Bécut, c’est que le feu ouvert est un lieu de rencontre et de partage. Autour d’une cuisine qui n’a de primitive que l’apparence, le groupe se réunit et vit un moment d’intense sociabilité. Sauvagerie et civilité y sont comme deux silex frappés l’un contre l’autre. Une étincelle et la fête s’embrase. Tout est alors possible, l’improvisation, le gaspillage et le débraillé. Comme au Pays de Cocagne, les cochons rôtis circulent, le couteau à découper fiché dans un jambon...
20Lors de l’émission que j’ai citée plus haut, une auditrice de 12 ans nous envoie un email titré : « Petit jambonneau de misère, tu me provoques ? » Elle enchaîne : « Ses recettes sont succudélicieuses et notre maman nous laisse manger avec les doigts ou avec des outils de fortune, comme chez les ogres. En faisant, si possible, des grimaces et des bruits, glup et oh ! pardon ! »
21Le fast-food, dont les enfants sont si friands, s’insère précisément là, dans ce moment précieux de sociabilité transgressive. Mais il en inverse le sens et l’affadit. Il banalise le cuisiner-rapide et le manger-vite-avec-les-doigts mais remplace l’aliment brut, « cuit tout vif », par des mixtures anonymes dont rien ne dit l’origine. Il cultive la spontanéité de la petite faim mais élague tout caprice alimentaire : aucun aliment n’est plus monotone et plus calibré. Il propose la fête, mais en remplaçant l’imprévu, le risque et l’excès par le détour programmé d’anniversaires animés à la chaîne.
22À l’opposé de ces tristes festivités, des souvenirs d’enfance [19]. « Le poisson mordait bien. Mon père nous envoyait aux grenouilles, pour avoir la paix. Nous les mangions sur place, grillées sur la braise. Mon père avait un truc pour les dépouiller. Il entamait la peau et d’un seul mouvement, il les vidait, les épluchait et détachait les cuisses. Nous, les enfants, nous les faisions cuire, alignées sur le gril. » Pour compléter le festin, le père apportait des escargots qu’il avait fait jeûner. « J’en sortais un du sac, je le renfonçais dans sa coquille. Un copeau de beurre, un éclat d’ail, un petit morceau de tomate fraîche et hop, sur le gril avec les autres. Un des enfants, armé de deux petits bâtons, surveillait les bestioles et redressait celles qui tentaient de se retourner. »
23Pousses d’hommes ou graines d’ogres ? Notre rapport à la nourriture se construit entre ce festin sauvage et la cuisine bien ordonnée où s’élaborent des mets plus savants et policés. Il est fait de règles et d’interdits, mais aussi de mots échangés. Pas de mets sans recettes et sans récits. Pauvre Bécut qui toujours mangeait seul et ne savait pas d’histoires...
Notes
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[*]
Marie Christian, philosophe de formation, a travaillé comme éducatrice, animatrice puis documentariste avant de se consacrer à l’écriture. Cet article fait suite à son livre Un goûter chez l’ogresse, la cuisine des contes, publié chez Métropolis.
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[1]
Mordicus, sur la Radio suisse romande – La première, le 6 décembre 2002.
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[2]
Conte type 327, version des frères Grimm.
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[3]
Bruno Bettelheim (1976), Psychanalyse des contes de fées, Paris, Robert Laffont, Pocket, 1999, p. 246.
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[4]
Je donne la recette des Afillojas de Galice, dans Un goûter chez l’ogresse, Métropolis, Genève, 2002, p. 218.
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[5]
Conte noté mot à mot, en respectant le parler de la conteuse ; Rouchon Ulysse (1938), La vie paysanne dans la Haute-Loire, Laffitte reprints, Marseille, 1977, p 76.
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[6]
Conte type 333, version collectée par Bladé Jean-François, Les contes populaires de Gascogne, Maisonneuve et Larose, Paris, 1885.
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[7]
Conte type 720,Ma mère m’a tué, mon père m’a mangé.
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[8]
Conte type 327, Charles Perrault (1697), Contes, Garnier, Paris, 1967, p. 192-193.
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[9]
Conte type 327,Les enfants chez le diable, dans : Tenèze et Delarue, Nanette Lévesque, conteuse et chanteuse du pays des sources de la Loire, La collecte de Victor Smith (1871-1876), Gallimard, Paris, 2000, p. 92.
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[10]
C. Perrault, op. cit., p. 192.
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[11]
Conte type 366, version collectée par Bladé, op. cit.
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[12]
Claude Lévi-Strauss, Le cru et le cuit, Plon, Paris, 1964, p. 127.
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[13]
S. Marian, Ornithologia popularia romania, Cernauti, 1883, cité par C. Macherel et R. Zeebroeck, Une vie de pain, Crédit communal, Bruxelles, 1994, p. 19.
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[14]
Lors de l’émission Mordicus, citée plus haut.
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[15]
Je rejoins sur ce point l’analyse de Gérard Haddad sur les pratiques pédagogiques observées dans certaines communautés juives : faire lécher à l’apprenti lecteur des lettres recouvertes de miel ou lui donner des gâteaux en forme de lettres. Haddad G. (1984), Manger le livre. Rites alimentaires et fonction paternelle, Hachette, coll. Pluriel, 1998, p. 93-94.
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[16]
Conte type 1137, version collectée par Bladé, op. cit.
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[17]
Autour du village, l’espace humanisé est structuré : le territoire de chasse, de pâture et de cueillette, saltus, s’oppose au champ cultivé, ager, et le complète.
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[18]
Conte type 123, Le loup et les chevreaux et, par contamination, Le Petit Chaperon Rouge dans les versions
de Grimm et de Pourrat. -
[19]
Souvenirs d’une amie, que j’ai raconté dans La soupe aux trois cailloux, Métropolis, Genève, 1997.