Notes
-
[*]
Christiane Balasc-Variéras, psychanalyste.
-
[1]
Freud, La naissance de la psychanalyse, puf, 1969, p. 369.
-
[2]
De plus, les mères ne disent pas toujours à leurs filles que le sang des règles est celui qui n’a pas servi à enfanter.
-
[3]
C. Melman, L’homme sans gravité, entretiens avec J.-P. Lebrun, Denoël, 2002, p. 79.
-
[4]
L’entaille est une coupure qui enlève une partie, laisse une marque allongée qui peut servir de repère ; on parle d’entaille d’encastrement dans une pièce de bois. Cette précision lexicographique nous servira ultérieurement pour l’utilisation d’entaille comme appel plutôt que scarification qui est le terme médical.
-
[5]
Étymologiquement, empêcher vient du latin impedicare, prendre au piège.
-
[6]
Les amatrides sont ces femmes, nous explique F. Perrier, à qui l’idéologie, le mythe, la légende, l’esthétisation de la mère, la scène primitive de la mère ont manqué.
-
[7]
F. Perrier, La Chaussée d’Antin, vol. 2 L’Amatride, p. 205.
-
[8]
Ibid., p. 206.
1 Si, grammaticalement, l’adolescence est du genre féminin, néanmoins, on parle peu des filles et en revanche de façon beaucoup plus fréquente des adolescents, c’est-à-dire des garçons, ne serait-ce qu’en raison de certains de leurs comportements ou de leurs manifestations bruyantes, voire violentes. Pourtant, c’est à l’adolescence que va se poser la question d’un passage du neutre, c’est-à-dire d’un état où il n’est pas encore réellement question de la responsabilité de son sexe, au « je » suis un homme ou une femme remaniant ainsi la position subjective. La question de la différence des sexes est loin d’être acquise et l’effraction de la puberté met le sujet, garçon ou fille, en exil de lui-même. En effet, l’irruption de la génitalité adulte est comme la rupture d’un barrage, l’effondrement des défenses mises en place pendant la période de latence, défenses qui se trouvent ainsi déstabilisées par ce qui surgit de façon inattendue dans le corps. C’est à ce moment de crise, de crise psychique, que le sujet a donc à choisir son orientation.
2 Aujourd’hui les mutations contemporaines mettent en flottement les repères traditionnels et bousculent les modèles identificatoires. Qu’en est-il de la fille lorsqu’elle est confrontée à une mère qui met tout en œuvre pour lui ressembler ? Au royaume du même et de l’identique, comment la fille peut-elle élaborer ses propres repères ? Comment quelque chose du féminin peut-il se transmettre quand la mère tente à tout prix d’éradiquer tout ce qui marque l’ordre des générations, y compris jusqu’à l’annulation de son acte de maternité ?
3 Ce nivellement des générations m’évoque un tableau de Charles Ray, Family romance (1993), qui représente les quatre membres d’une famille de taille identique. L’assise imaginaire des générations ne tient plus. Ainsi disparaît la dimension subjectivante essentielle pour tout sujet qui est celle de la différence des générations ; différence qui permet tout un temps de mettre en latence la question de la différence des sexes. La société marchande a largement contribué à cet effacement du temps visant à gommer toutes les marques sur le corps. Elle répand une sorte d’uniforme idéologique que l’on porte comme un manteau qui, même s’il est trop étroit, protège contre un avenir dangereux et un passé oublié. Ce monde du semblable signe aussi l’affaiblissement du tiers et l’on voit la difficulté à créer de l’altérité. Comment communiquer si la différence ne fait plus appel ?
4 Qu’en est-il de la fille face à des modifications corporelles qu’elle n’a pas forcément anticipées psychiquement ? Cette transformation semble provoquer l’affolement du corps ; quelque chose qui peut rendre fou. Freud nous dit que « la date tardive (dans l’espèce humaine) de la puberté rend possible la production de processus primaires posthumes [1] ». C’est dire qu’avec la survenue de sensations proprement sexuelles, certaines traces mnésiques peuvent réapparaître. Des angoisses archaïques de rejet, d’abandon ou d’indifférence sont réactivées. Le sujet mettra alors en place tout un système de défenses, parfois pathologiques, pour éviter un changement qui pourrait être tragique dans ce qu’il ferait revivre de traumatique.
5 À la puberté, pour une fille, le surgissement des sensations génitales internes suscite, notamment à l’occasion des règles [2], des angoisses d’implosion interne, de vide et de mort. C’est un corps qui s’ouvre à en saigner, convoquant de façon particulièrement vive les défenses narcissiques contre la brèche ainsi faite.
6 Chez la fille, la nécessité de se créer une identité va se traduire, dans certains cas, par des tentatives de métaboliser les changements physiques de la période pubertaire par d’autres recours que ceux ayant trait à l’apparence (les vêtements par exemple), comme les effractions cutanées maîtrisées qui vont conforter son sentiment d’existence et faire signe à l’autre. Mais ces coupures, ces marques sur le corps sont, comme nous le rappelle J.-P. Lebrun [3], « des carences en symbolisation, des tentatives d’inscrire ce qui au fond n’a pas été inscrit pour que cela puisse faire amarre ». On pourrait dire que ces entailles [4] servent de prothèse identitaire comme ultime recours pour effacer une souffrance personnelle ; elles tiennent lieu de surface protectrice contre l’incertitude du monde.
7 Pour beaucoup de ces jeunes filles, l’idéal du moi est comme une ombre, il n’est pas soutenu d’un rapport à l’autre. Ainsi quelque chose se noue à travers ces marques qui sont adressées à l’autre ; elles seraient comme des tentatives d’accès à la métaphore. Ainsi, chez certaines d’entre elles, les signes d’entrée dans le « je suis une femme » deviennent dangereux dans la mesure où elles se trouvent souvent prises entre le Charybde d’une identification à une mère, ce qu’elles refusent, et le Scylla de ne pas grandir. Il y aurait du féminin mais un féminin empêché [5], un féminin qui ne peut s’exprimer que dans la dénonciation ou dans sa dimension d’impossible. Ces jeunes filles n’auront de cesse d’essayer d’éradiquer toutes les marques de ce féminin, que ce soit en adoptant une attitude de garçon manqué ou en s’attaquant globalement à leur corps, comme le font certaines anorexiques. Ou bien encore, comme on le rencontre de plus en plus souvent, par ces entailles ou ces écorchures sur le corps, manifestations qui, jusqu’à il y a quelques années, étaient surtout fréquentes chez des patientes psychotiques. En effet, on peut parler là de nouvelles pathologies dans la mesure où ces adolescentes entretiennent souvent des relations narcissiques et spéculaires et se trouvent ainsi livrées aux images et aux signifiants – la parole de l’autre – que la société peut leur offrir.
8 On retrouve dans l’histoire de ces jeunes filles un défaut d’investissement. Il semble que leur mère n’a pas pu les reconnaître comme de futures femmes ou bien elles ont connu de façon précoce des expériences de séparation ou d’abandon qui les ont conduites à se sentir être des objets plus que des sujets. En effet, certaines femmes n’ont pas reçu elles-mêmes de leur propre mère cette capacité à faire contenant. Faute d’avoir été portées et contenues par une mère suffisamment bonne au sens winnicottien, elles se sont senties et construites comme objet de besoin, sans aucun doute bien nourries, mais cet amour-là n’était pas investi et ne donnait pas lieu à des représentations.
9 F. Perrier, dans « L’amatride [6] », parle dans certains cas de « la fille qui ne peut assumer qu’elle est faite de la même façon que sa mère… ne pouvant assumer d’être venue d’un trou qu’elle porte aussi en elle [7] ». Ce féminin encrypté n’est-il pas l’intériorisation dans le corps du sujet de ce trou irreprésentable de la mère, de cette béance qui se transmet de mère en fille ? Toutes ces marques inscrites sur le corps me semblent signer la faille de cette représentation psychique du maternel. Elles arrivent à la couture de la mémoire en ce point où les choses prennent goût parce que, en s’introduisant, elles ne font qu’élargir un passage qu’elles auraient déjà emprunté. L’acte a pris le pas sur la représentation mentale, opérant une régression à l’économie psychique de la petite enfance : sans accès aux mots, l’infans ne peut répondre que dans l’agir.
10 Mais cela peut être aussi, comme on va le voir avec Noémie, une nécessité de se sentir exister ; avec ces marques, elle semble travailler à créer une mémoire de l’avenir. Noémie met en place des petites expériences pour se sentir vivante, cherche des éprouvés corporels à ressentir.
11 La mère de Noémie avait tenu à assister au premier rendez-vous. Elle m’avait de toutes les façons prévenue : « Vous savez, je vais vous amener ma fille, mais je ne pense pas que vous réussirez à en faire quelque chose », comme s’il s’était agi d’un vieux coupon de tissu, tout juste bon à faire des chiffons. Noémie, âgée de 14 ans, n’en fait qu’à sa tête. Elle peut rester des après-midi entiers enfermée dans sa chambre, ses résultats scolaires commencent à baisser.
12 C’est une adolescente qui, dans sa présentation, disparaît dans un immense pull-over recouvert d’un châle indien.
13 Son père est parti quelques mois après la naissance de son frère, d’un an plus jeune, et il n’a jamais donné de nouvelles malgré les démarches de la mère de Noémie. Néanmoins, Mme T. me dira très vite qu’à cette disparition, elle a « bien réagi » : « Vous savez, me dit-elle, avec mon travail, je n’avais finalement pas besoin de lui ; il avait d’ailleurs beaucoup de mal à s’insérer socialement. » La mère de Noémie est directrice commerciale d’une grande marque de produits de beauté et n’a jamais eu de soucis financiers, et ses enfants n’ont jamais manqué de rien, dit-elle. Très vite, j’apprends qu’au départ de son mari elle a confié ses deux enfants à sa mère et ne les a repris qu’il y a un an à peine pour qu’ils puissent aller dans une meilleure école. Depuis un an, Mme T. a engagé une personne à temps complet pour s’occuper de la maison, car elle n’a rien changé à ses habitudes professionnelles. Durant l’entretien, Noémie ne m’a pas quittée des yeux, guettant toutes mes réactions aux paroles de sa mère. J’essayais de ne pas me laisser captiver par son regard, d’autant plus que je la voyais relativement agitée sur le fauteuil et qu’elle n’arrêtait pas de toucher ses mains, au-delà d’une simple nervosité. J’essayais de regarder ce qui se passait et je voyais Noémie qui frottait et tirait sur ses doigts comme s’ils étaient englués dans de la colle. À part cet étrange frottement des doigts, je ne voyais néanmoins pas ce qui avait pu motiver Mme T. à m’amener sa fille, d’autant plus que, pour cette femme pour qui tout semble pouvoir se rationaliser, la démarche d’aller voir un psy avait été difficile, car cela signait une impuissance de sa part à régler un problème. Après un moment de silence, elle me dit alors d’une voix précipitée que, depuis son retour chez elle, sa fille se taillade les mains et les avant-bras au cutter et qu’elle s’arrache les peaux des ongles jusqu’au sang. Noémie ne peut rien en dire si ce n’est que c’est plus fort qu’elle et que, une fois qu’elle a commencé, elle ne peut plus s’arrêter. À ce moment-là, le visage de Noémie s’éveille et ses yeux se laissent acclimater par l’environnement où elle se trouve ; elle relâche ses mains ; elle semble venir d’arriver. Pendant les premiers mois de sa psychothérapie, Noémie ne reparla jamais de ces entailles. Elle s’écorchait seulement parfois les peaux des ongles pendant les séances et finissait par envelopper ses doigts dans des mouchoirs en papier posés derrière elle. Un jour, par inadvertance, quelques gouttes de sang coulèrent sur la moquette ; elle regarda la tache de sang puis me regarda en disant : « C’est moi qui ai fait cette tache » ; je lui ai répondu : « Oui, vous allez laisser une trace. » J’ai eu effectivement l’impression que cette tache était comme sa signature, le besoin de s’inscrire dans mon lieu.
14 À la séance d’après, elle regarda s’il y avait une marque puis se mit à parler des autres marques qu’elle se faisait sur les bras. Elle me dit que c’est pour se sentir exister, qu’avec cette douleur physique, elle ne pense pas à la souffrance d’avoir quitté sa grand-mère. En effet, sa mère est venue la chercher au moment où elle commençait à s’être habituée à son absence. Durant les premières années chez la grand-mère, les visites de Mme T. étaient toujours imprévisibles et source d’insécurité. Pour Noémie, sa mère est une « dame » très occupée qui n’a jamais le temps de lui parler, de l’écouter. Au contraire, sa grand-mère semble avoir tenu une place de mère, d’autant plus enveloppante qu’elle n’avait jamais pu véritablement s’occuper de sa propre fille. Veuve très jeune, elle avait dû se mettre à travailler dans des conditions difficiles.
15 Sur deux générations, nous voyons se répéter pour ces femmes la nécessité de se vivre comme non manquantes, non châtrées. C’est la position d’une mère impossible qui se répète. Pour Noémie, un seul pôle identificatoire s’est transmis, celui d’une femme qui peut se passer d’un homme à condition d’être comme un homme. Par ailleurs, en quittant cette grand-mère/mère, elle a perdu comme une deuxième peau. Elle était arrivée à panser des blessures d’enfance, que la puberté a ravivées, qui s’étaient constituées après la toute première séparation d’avec sa mère. Au fil des séances, Noémie me confia qu’au-delà des coupures sur les bras, elle se faisait des griffures sur les seins. Avec l’effraction de la puberté, Noémie semble tout à la fois refuser les signes d’un féminin qu’elle ignore et avoir besoin de se sentir physiquement exister, au sens où Winnicott nous dit que l’adolescent « est engagé dans une expérience, celle de vivre, dans un problème, celui d’exister ».
16 Il semble que cette adolescente comme un grand nombre de celles qui ont recours à des entailles sur le corps soient à la recherche, au travers de ces cicatrices dans le réel, de témoigner de cicatrices psychiques. Le père est absent mais a été présent, et il se trouve représenté au travers d’une mère qui veut à tout prix en faire fonction comme elle-même a vu sa propre mère réagir à la mort de son père. Noémie se trouve dans la situation évoquée par F. Perrier [8], c’est-à-dire une femme qui « n’a eu aucun accès justement à la féminité, c’est-à-dire la féminité idéalisée de l’autre, ni même peut-être à sa propre mère comme mythe narcissisant d’elle-même ». Elle ne peut rien transmettre à sa fille.
17 Avec ces entailles et ces traces de sang sur le corps, Noémie serait-elle alors à la recherche d’une écriture qui ferait signe à sa mère pour un savoir sur le féminin ?
Notes
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[*]
Christiane Balasc-Variéras, psychanalyste.
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[1]
Freud, La naissance de la psychanalyse, puf, 1969, p. 369.
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[2]
De plus, les mères ne disent pas toujours à leurs filles que le sang des règles est celui qui n’a pas servi à enfanter.
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[3]
C. Melman, L’homme sans gravité, entretiens avec J.-P. Lebrun, Denoël, 2002, p. 79.
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[4]
L’entaille est une coupure qui enlève une partie, laisse une marque allongée qui peut servir de repère ; on parle d’entaille d’encastrement dans une pièce de bois. Cette précision lexicographique nous servira ultérieurement pour l’utilisation d’entaille comme appel plutôt que scarification qui est le terme médical.
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[5]
Étymologiquement, empêcher vient du latin impedicare, prendre au piège.
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[6]
Les amatrides sont ces femmes, nous explique F. Perrier, à qui l’idéologie, le mythe, la légende, l’esthétisation de la mère, la scène primitive de la mère ont manqué.
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[7]
F. Perrier, La Chaussée d’Antin, vol. 2 L’Amatride, p. 205.
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[8]
Ibid., p. 206.