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Article de revue

Transmission et rétention d'informations dans « l'affaire Landrin »

Pages 119 à 126

Notes

  • [*]
    Emmanuelle Jouet, chercheuse en sciences de l’éducation.
  • [1]
    Il s’agit des petits-enfants de Maria, fille aînée de Mathieu Tamet, et de son époux Hippolyte Luc, qui fut lui-même enfant assisté, placé dans l’agence d’Avallon.
  • [2]
    M. Tamet, éd. posthume par M.-L. Las Vergnas, « Une journée en avalonnais », Tour d’horizon, bulletin municipal de la mairie d’Avallon, n° 12, janvier 2000.
  • [3]
    Journal de Mathieu Tamet, année 1911.
  • [4]
    G. Latouche, « Pire qu’un bagne », L’éclair, mercredi 4 janvier 1911. Copie non officielle du réquisitoire, p. 2.
  • [5]
    Copie non officielle du réquisitoire, p. 3 et 4.
  • [6]
    Copie non officielle du réquisitoire, p. 4.
  • [7]
    G. Latouche, « Les annexes », L’éclair, jeudi 5 janvier 1911, page 2.
  • [8]
    Copie non officielle du réquisitoire, p. 4 et 6.
  • [9]
    Copie non officielle du réquisitoire, p. 4, et G. Latouche, « Protégeons les pupilles de l’Assistance publique », L’éclair, 9 janvier 1911, p. 2.
  • [10]
    Copie non officielle du réquisitoire, p. 4.
  • [11]
    G. Latouche, « Protégeons les pupilles de l’Assistance publique », op. cit.
  • [12]
    Copie non officielle du réquisitoire, p. 43.
  • [13]
    Copie non officielle du réquisitoire, p. 31, 9, 16, et G. Latouche, « Pire qu’au bagne », L’éclair, mercredi 4 janvier 1911, p. 2.
  • [14]
    Selon les notes d’Isabelle Gallois, dans le mémoire Mathieu Tamet : un bon père de famille pour les enfants assistés d’Avallon. Être directeur d’une agence du département de la Seine, 1904-1914, maîtrise d’histoire de l’éducation, Paris IV, issues du dossier de procédure concernant l’affaire Landrin (3U2 602), Archives départementales de l’Yonne, « […] que le 5 mars 1909, il sait les motifs qui avaient poussé les pupilles… à venir tous en masse à Avallon se plaindre au Préfet de leur souffrance… ».
  • [15]
    Copie non officielle du réquisitoire, p. 9, 10.
  • [16]
    G. Latouche, « Justice est faite », L’éclair, le 27 juillet 1911, p. 1. Ce jugement a été confirmé en appel.
  • [17]
    E. Becchi, D. Julia (dir.), Histoire de l’enfance en Occident, tome 2, Paris, Le Seuil, trad. de Storia dell’infanzia, tome 2, G. Laterza & Figli Spa, Rome-Bari, 1996. Ainsi que M.S. Dupont-Bouchat, E. Pierre (dir.), Enfance et justice au xix e siècle, Paris, puf, 2001.
  • [18]
    La gestion du secret est un thème actuel dans les problématiques des professionnels qui s’occupent des enfants. Pour les travailleurs sociaux, les ambiguïtés de la révélation de la maltraitance d’enfants font l’objet d’une normalisation et d’une réflexion éthique. afirem, Secret maintenu, secret dévoilé. À propos de la maltraitance, Paris, Éditions Karthala, 1994.

1 Nous exposons ici une recherche en cours sur les processus d’encryptage et de décryptage des secrets autour d’une affaire de maltraitance d’enfants au sein d’une communauté villageoise du Morvan au début du xx e siècle. Cette institution privée morvandelle accueillait des enfants de l’Assistance publique et de l’administration pénitentiaire de différents départements, ainsi que d’autres enfants de la région. Le 18 juillet 1911, a lieu un procès retentissant contre ses gérants, qui sont accusés de coups et blessures volontaires sur des mineurs, de privation de soins à des mineurs de moins de 15 ans au point de compromettre leur santé. Sept jours plus tard, les condamnations sont prononcées : de trois ans de prison ferme à deux mois avec sursis. Cette décision sera confirmée à la cour d’appel de Paris. C’est une révolte des pensionnaires en 1910 qui a entraîné l’ouverture d’une instruction et a abouti à ce procès contre les responsables de l’établissement. Ces derniers ont construit un système d’exploitation d’enfants fragilisés socialement et se sont enrichis au détriment des enfants, sous couvert de l’administration de l’Assistance publique, de l’administration pénitentiaire et de celle de l’Instruction publique.

2 C’est le mouvement d’alternance de périodes successives d’enfouissement et de dévoilement des faits qui constitue l’objet de notre intérêt. Sur la période précédant le procès, les bénéficiaires des malversations ont cherché à maintenir leur système d’exploitation caché. Le procès les dévoile et les met sur la place publique. Durant près d’un siècle, les faits s’encryptent dans les mémoires, dans des objets (journaux, archives administratives…) pour être de nouveau soumis à des recherches personnelles et universitaires.

Un journal oublié qui nous conduit sur les traces d’un procès

3 La découverte et la lecture du journal manuscrit d’un témoin de ces événements, Mathieu Tamet, constitue, pour nous, le déclencheur de cette étude sur « l’affaire Landrin » et sa transmission. Les arrière-petits-enfants [1] de cet ancien directeur de l’agence des enfants assistés de la Seine, à Avallon, ont sorti très récemment, des archives familiales, ce document dont ils ignoraient l’existence jusqu’en 1998. Dans cette pièce historique remarquable, tant par l’état de sa conservation que par son contenu, est en effet évoquée cette affaire qui, à l’époque, retient l’attention de l’ensemble de la région.

4 Ce journal comporte 37 cahiers, qui vont du premier janvier 1910 (page 1) au 12 novembre 1934 (page 4832). Il est interrompu au milieu du récit d’une journée, sans explication de la part de l’auteur. Il commence comme un relevé météo quotidien pour s’enrichir, jour après jour, d’éléments sur la vie professionnelle, sociale et familiale de Mathieu Tamet, mais aussi sur la vie de l’agence des enfants assistés de la Seine, à Avallon, de 1910 à fin mars 1919. À la suite de cette découverte, ses descendants ont entrepris une démarche d’exploration de la mémoire familiale, se lancent dans des recherches aux archives de l’Assistance publique de la Seine et cherchent à rencontrer d’anciens nourriciers et des personnalités locales ; ils donnent également des conférences. Une d’entre elles est suivie par une cinquantaine de personnes natives du Morvan, passionnées de l’histoire des enfants assistés, descendantes d’enfant assisté ou enfants assistés elles-mêmes. À cette occasion, d’autres contacts viennent enrichir la « remontée » de l’histoire de l’enfance assistée. Des articles sont publiés par l’arrière-petite-fille de Mathieu Tamet dans différents journaux [2].

5 Travaillant sur les processus de rétention d’informations, nous nous sommes associés à cette démarche. Ainsi, depuis 1998, nous les avons accompagnés sur le terrain, dans leurs rencontres avec des familles nourricières et autres locaux. En ce qui concerne « l’affaire Landrin », elle a uniquement été mentionnée de manière marginale lors des conférences. Une personne possédant une copie officieuse du réquisitoire du procès de 1911 s’est alors manifestée auprès d’eux, afin de communiquer les éléments qu’elle connaissait et dans le but de s’associer à une démarche de dévoilement des faits historiques de « l’affaire ».

6 Découvrir les lieux (cités dans le journal de Mathieu Tamet), après la lecture (dans ce même journal) des faits de l’affaire judiciaire, a déclenché notre interrogation de chercheuse sur les événements : qu’était précisément cette « affaire Landrin » qui semblait si enfouie ? Quelles traces pouvait-on en retrouver aujourd’hui ?

7 Tout au long des années 1999 et 2000, lors de nos visites et rencontres sur place, personne n’a évoqué spontanément et clairement les événements de l’affaire. Les personnes, anciennes familles nourricières ou personnes impliquées dans la gestion de la commune, parlent volontiers des enfants abandonnés, sans s’y attarder. Elles disent en avoir entendu parler par leurs grands-parents. Certains citent cette expression qui s’est dite et se dit peut-être encore : « Si t’es pas sage, t’iras aux … [dans cet établissement] ! ». Nous avons été surpris par le décalage qui existait entre les révélations publiques engendrées par le procès, qui eut des répercussions médiatiques et administratives au plan local et national, et la non-connaissance apparente de la population locale. À la lecture des articles de journaux et du réquisitoire présumé, nous nous étions représentés une collectivité qui pouvait être en proie à des difficultés de mémoire face à ces événements, mais tout du moins une collectivité qui n’avait pas tout oublié, qui avait gardé des traces ou/et qui cherchait à savoir.

8 Au cours des années 2001 et 2002, d’autres contacts ont été établis et viennent compléter cette « primo transmission » et transformer la représentation que nous avions pu avoir au départ. Mathieu Tamet fait allusion à ce qu’il appelle « l’affaire Landrin », aux « horreurs » qui se passeraient dans les différents établissements dirigés par Landrin et à son témoignage personnel, au cours du procès, à l’encontre des propriétaires [3]. Dans notre travail de recherche sur cette affaire, pour retrouver les journaux de l’époque, nous avons donc suivi les indications qu’il donne dans son journal, relatant chronologiquement les faits et notant qu’il a lu tel ou tel article à ce sujet dans la presse locale et nationale.

9 Nous avons collecté des articles de journaux qui ont parlé de l’affaire – tels que L’éclair –, nous avons consulté le journal local, L’Yonne, à la Bibliothèque nationale de France ; nous avons dépouillé les rapports des inspecteurs de la Seine, qui mentionnent le lieu. Aux archives départementales, des dossiers administratifs concernant la gestion des différentes annexes, des articles de journaux (Le Bourguignon, La revue de l’Yonne…) concernant d’autres arrestations liées à Landrin, des procès-verbaux de gendarmerie et autres courriers des préfets et sous-préfets, ainsi que des dossiers médicaux ont également été consultés.

« L’affaire Landrin », ou comment tirer profit de l’enfance fragilisée ?

10 En 1882, est fondé cet établissement privé dans une commune importante du Morvan, dans un lieu-dit situé à un kilomètre et demi du bourg. Il est dirigé par un certain Monsieur Ailloux, puis par son gendre, Monsieur Gadon, et sa fille. Cet établissement propose des soins spéciaux et de climatothérapie pour enfants malades. Ses propriétaires le présentent comme « l’institut sanitaire de l’Yonne pour le redressement intellectuel des anormaux, nerveux, arriérés et rachitiques [4] ». En 1890, des pupilles de l’Assistance publique provenant des départements de la Seine, de la Seine-et-Marne, de la Seine-et-Oise, de la Somme, de la Loire Inférieure et de l’Aisne y sont accueillis. Jusqu’en 1904, les garçons et les filles vivent ensemble. Une loi luttant, entre autres, contre la promiscuité entre les filles et les garçons oblige alors à séparer les enfants de sexe différent vivant dans des communautés [5]. Les filles séjournant sont déplacées dans un établissement religieux voisin délaissé par les moines à cette époque. Madame Landrin est l’administratrice du pensionnat des jeunes filles. Considérée être un endroit où se perpètrent des faits « scandaleux sur lesquels il n’est pas besoin d’insister [6] », l’abbaye sera finalement fermée et la colonie de filles continuera d’exister à Avallon, toujours sous la direction de Madame Landrin.

11 G. Latouche, journaliste, dira à ce propos que « cet ancien monastère était devenu, sous la direction de Landrin, un “Parc aux cerfs”, un sérail pour la famille et les amis qui choisissaient… leurs victimes… Et l’on voyait le lendemain des jeunes filles montrer les cadeaux offerts par M. Landrin père, qui fut conservateur du Musée d’ethnographie du Trocadéro : boucles d’oreilles, chaînes en sautoir, etc., pretium stupri, puisqu’il faut employer le latin pour m’expliquer. […] L’une d’elles, de désespoir, menaça de se tuer et, réalisant son projet, se suicida en se jetant d’un deuxième étage sur le pavé [7]. »

12 Monsieur Landrin, mari de Madame, est agent de placement de l’Assistance publique pour les départements de la Seine-et-Marne et de la Seine-et-Oise. « Se faisant passer pour un sous-inspecteur des enfants assistés, il joue à partir de cette époque un rôle primordial dans la détérioration de la gestion de l’établissement [8]. » Monsieur Landrin, assisté de Madame veuve Gadon (son mari est mort en 1907), et d’autres personnes au service de ces deux complices, vont transformer cette institution d’accueil et de soins d’enfants en un « lieu de supplices et d’exploitation [9] ». Les objectifs de Landrin et des Soliveau (Madame veuve Gadon a épousé Monsieur Soliveau peu après le décès de son premier mari) « sont avant tout lucratifs [10] ». Ils semblent bénéficier d’aides et de soutiens dans différentes administrations. Par exemple, « ils sont prévenus des inspections [11] ».

13 L’établissement accueille cent vingt enfants divisés en colons (provenant des tribunaux) et assistés, anormaux et débiles placés par les familles. De multiples détails sont donnés dans la copie non officielle du réquisitoire et dans la presse. La capacité d’accueil du bâtiment principal étant dépassée, deux annexes sont ouvertes. Elles sont dirigées respectivement par une ancienne enfant de l’établissement, Rosine Delsipèche, et par un « anormal », Morlat. Les soins médicaux manquent : des enfants meurent sans avoir été soignés. La nourriture qui leur est donnée est la plupart du temps impropre à la consommation, « pour ne pas dire pourrie [12]… ». Les « incontinents sont livrés à eux-mêmes et les évadés sont rattrapés par les chiens que l’on lance sur eux ». Les enfants punis peuvent rester plus de quinze jours consécutifs « dans des cellules ». Ils « traînent tous en haillons ». « Aucun système d’éducation n’est prévu. » « Plusieurs “suicides” sont même évoqués [13]. »

14 Une plainte collective aurait d’ailleurs été déposée par des enfants, le 5 mars 1909 [14]. Puis, en 1910, le 2 juillet, une révolte éclate dans le bâtiment principal. Des enfants préférant être mis en prison plutôt que de continuer à vivre dans cet « enfer » provoquent une révolte afin de faire venir les gendarmes jusque-là et être sauvés des mains de leurs « tortionnaires [15] ». C’est suite à cet événement que le procureur d’Avallon ouvrira une instruction qui aboutira au procès de juillet 1911. Les condamnations prononcées iront de trois ans de prison ferme à deux mois avec sursis pour les différents inculpés, en cette première instance [16].

15 Dans l’état actuel de nos recherches, nous ignorons si les condamnés ont bien effectué leurs peines de prison. Nous ne savons pas ce qui est advenu du bâtiment principal de 1911 jusqu’à la seconde guerre mondiale. Nous avons quelques éléments sur son histoire à partir de cette époque, que nous devons confirmer. Cependant, nous avons eu connaissance des répercussions sur l’organisation générale du service de l’Assistance publique des départements de la Seine-et-Marne, de la Seine-et-Oise et de l’Yonne.

La rétention de l’information : une affaire durable

16 Nous constatons l’existence de non-dits à différentes époques : ceux de Landrin et des Soliveau afin de gérer frauduleusement l’institution, leurs silences et dénégations pendant le procès, mais aussi de « non-réponses » de la part des anciens nourriciers de la commune, aujourd’hui.

17 Depuis les premières rencontres et les premiers entretiens avec des représentants de familles nourricières, des articles concernant le rôle du directeur de l’agence de l’Assistance publique, Mathieu Tamet, ainsi que des extraits de son journal circulent dans le village. L’intérêt de certains habitants pour « l’affaire Landrin » paraît très vif.

18 Nous avons récemment recherché des personnes-ressources plus particulièrement liées à « l’affaire Landrin » – comme l’ancienne bouchère, dont les parents tenaient un café sur la place principale –, personnages de la vie publique de la commune par leur profession. À la différence des premiers contacts, nous nous sommes trouvés face à des personnes qui ont exprimé une volonté réelle de nous aider dans nos recherches. Nous avons pu noter qu’elles disent savoir ce qu’était cet établissement et les événements de l’affaire, mais, le plus souvent, leurs informations sont parcellaires au regard des sources historiques que nous possédons aujourd’hui.

19 Nous avons rencontré le propriétaire actuel des lieux, qui nous a ouvert les portes de sa maison sans retenue ni défiance face à notre travail. À cette occasion, nous avons confronté ce que les habitants disaient de lui et ce qu’il dit savoir (de l’avis général, quasiment rien). Il se dit partie prenante de l’histoire de la communauté et a toujours eu de la curiosité pour le lieu qu’il a adopté au milieu des années 1970. Ainsi, il a recueilli certains éléments, comme les noms des propriétaires précédents, ou a relevé des traces dans les pierres et l’agencement des pièces tout au long des transformations qu’il a pu apporter au bâtiment. Il nous a dit savoir que ce lieu était « mal famé » pour la communauté du village, pas simplement en raison de la mémoire possible sur l’affaire de maltraitance mais également parce que l’un des anciens propriétaires s’y était suicidé.

Dans la tension entre le « dire » de la mémoire collective et les non-dits

20 Nous faisons le constat que la connaissance des faits de « l’affaire Landrin » fait l’objet d’une transmission fragmentée, décousue, mais est également l’objet de processus de rétention, conscients ou non, de l’information. Sans doute est-il d’ailleurs de plus en plus difficile de « parler » au sujet de cette affaire, en raison, notamment, de l’évolution de la figure culturelle et sociale de l’enfant aujourd’hui et, paradoxalement, d’une certaine levée des tabous collectifs sur les violences familiales ou sociales. De plus, pour le village, voire pour le Morvan dans son ensemble, le récit de la participation d’un groupe à des actes jugés « inacceptables » à notre époque (encore plus qu’il y a cent ans), livré à des représentants étrangers au groupe, pourrait être ressenti comme une menace pour l’identité de la commune. De même, pour les institutions de l’administration pénitentiaire, de l’Assistance publique et de l’Instruction publique, la reconnaissance des dysfonctionnements institutionnels pourrait être vécue comme la mise en cause d’une culture établie. Enfin, l’hypothèse du déni collectif dans l’économie villageoise sur lequel se serait construit un « secret de village » mérite aussi d’être étudiée. Car le refus de prendre à leur compte les événements traumatisants qui se sont passés dans cet établissement nous apparaît être en lien avec la dispersion des responsabilités dans les mémoires individuelles, lisible dans le peu de souvenirs verbalisés au sujet de cette affaire.

De l’affaire Landrin à l’idée d’une économie des secrets

21 Au vu de nos rencontres, de nos lectures de la presse de l’époque et des documents d’archives, nous avons émis l’hypothèse qu’un système de rétention d’informations s’est construit, là, autour de l’exploitation des enfants socialement fragilisés. Nous sommes face à une interpénétration de secrets qui visaient à récolter des bénéfices matériels et pécuniaires à l’époque qui précède le procès, mais qui auraient des réminiscences jusqu’à nos jours dans la construction de la mémoire locale.

22 Pour l’étudier, nous avons cherché à élaborer un outil de description et d’analyse des processus d’échange des secrets, que nous avons nommé « économie des secrets ». Il s’appuie sur la double idée qu’il existerait, d’une part, des conjonctions des secrets opérant en lien entre les sphères intimes, personnelles, groupales et sociétale, et qu’il existerait, d’autre part, des règles d’échange d’informations qui se répètent ou se conservent dans le temps.

23 L’observation de « l’affaire Landrin » suggère en effet un tel modèle : des secrets sont en place dans un système stable pendant un certain laps de temps (1907-1910), puis il y a un événement, comme un point de rupture, la révolte, qui fait basculer la stabilité du système ; certains secrets deviennent alors inopérants, caducs et retournent au statut d’informations neutres, tandis que d’autres, notamment par les modifications des valeurs sociales, acquièrent de nouveau une valence au cours du temps. De fait, la modification du regard de la société sur l’enfant [17] et sur les violences familiales et sociales [18] est un élément qui pourrait être pris en considération dans le maintien des secrets à l’heure actuelle dans la communauté.

24 Le décryptage de l’affaire des « disparues d’Auxerre » a joué un rôle déterminant dans la définition de cet outil. Les points communs avec « l’affaire Landrin » sont frappants ; d’abord, la localisation géographique : les affaires ont lieu dans le même département. La population des enfants en jeu ensuite : ce sont des enfants de l’Assistance publique ou de la ddass, l’appellation change, la fonction générale de l’institution reste identique. Et ce sont, en particulier, des enfants handicapés, dans les deux cas. La nature des faits : supplices, exploitation, meurtres, viols et prostitution pour « l’affaire Landrin » ; viol, torture et assassinat, prostitution (supposée) pour les « disparues d’Auxerre ». Malgré les différences évidentes, ces similarités sont telles qu’elles pourraient inciter à penser que l’« économie des secrets » en place dans « l’affaire Landrin » se retrouverait à quatre-vingts ans d’intervalle. Nous émettons des hypothèses concernant les similitudes entre les deux affaires. Dans les deux cas, ce ne sont pas les personnels qui travaillaient au sein des institutions qui ont parlé en premier lieu, mais les enfants, d’une part, et les familles des enfants, d’autre part. S’agit-il d’une similitude que l’on peut relever entre toutes les affaires de secrets de ce type ou est-ce plus que cela : y a-t-il une transmission entre générations héritée de « l’affaire Landrin » ? Bien entendu, nous pouvons imaginer que des groupes ou des familles auraient la mémoire des mécanismes instances/bénéfices, mais ne pourrions-nous pas aussi supposer que la société elle-même a donné aux institutions cette même mémoire ? À ce stade, à la question de savoir si l’affaire des « disparues d’Auxerre » serait la résurgence d’une économie souterraine basée sur l’exploitation d’une population d’enfants fragilisés directement disponible, nous pourrions supposer qu’il existe bien une invariance dans le temps des mécanismes de l’économie des secrets.

« L’autorité a été abolie par les adultes et cela ne peut signifier qu’une chose : les adultes refusent d’assumer la responsabilité du monde dans lequel ils ont placé les enfants. »
H. Arendt, La crise de la culture, Paris, Gallimard, coll. « Idées », p. 244

Notes

  • [*]
    Emmanuelle Jouet, chercheuse en sciences de l’éducation.
  • [1]
    Il s’agit des petits-enfants de Maria, fille aînée de Mathieu Tamet, et de son époux Hippolyte Luc, qui fut lui-même enfant assisté, placé dans l’agence d’Avallon.
  • [2]
    M. Tamet, éd. posthume par M.-L. Las Vergnas, « Une journée en avalonnais », Tour d’horizon, bulletin municipal de la mairie d’Avallon, n° 12, janvier 2000.
  • [3]
    Journal de Mathieu Tamet, année 1911.
  • [4]
    G. Latouche, « Pire qu’un bagne », L’éclair, mercredi 4 janvier 1911. Copie non officielle du réquisitoire, p. 2.
  • [5]
    Copie non officielle du réquisitoire, p. 3 et 4.
  • [6]
    Copie non officielle du réquisitoire, p. 4.
  • [7]
    G. Latouche, « Les annexes », L’éclair, jeudi 5 janvier 1911, page 2.
  • [8]
    Copie non officielle du réquisitoire, p. 4 et 6.
  • [9]
    Copie non officielle du réquisitoire, p. 4, et G. Latouche, « Protégeons les pupilles de l’Assistance publique », L’éclair, 9 janvier 1911, p. 2.
  • [10]
    Copie non officielle du réquisitoire, p. 4.
  • [11]
    G. Latouche, « Protégeons les pupilles de l’Assistance publique », op. cit.
  • [12]
    Copie non officielle du réquisitoire, p. 43.
  • [13]
    Copie non officielle du réquisitoire, p. 31, 9, 16, et G. Latouche, « Pire qu’au bagne », L’éclair, mercredi 4 janvier 1911, p. 2.
  • [14]
    Selon les notes d’Isabelle Gallois, dans le mémoire Mathieu Tamet : un bon père de famille pour les enfants assistés d’Avallon. Être directeur d’une agence du département de la Seine, 1904-1914, maîtrise d’histoire de l’éducation, Paris IV, issues du dossier de procédure concernant l’affaire Landrin (3U2 602), Archives départementales de l’Yonne, « […] que le 5 mars 1909, il sait les motifs qui avaient poussé les pupilles… à venir tous en masse à Avallon se plaindre au Préfet de leur souffrance… ».
  • [15]
    Copie non officielle du réquisitoire, p. 9, 10.
  • [16]
    G. Latouche, « Justice est faite », L’éclair, le 27 juillet 1911, p. 1. Ce jugement a été confirmé en appel.
  • [17]
    E. Becchi, D. Julia (dir.), Histoire de l’enfance en Occident, tome 2, Paris, Le Seuil, trad. de Storia dell’infanzia, tome 2, G. Laterza & Figli Spa, Rome-Bari, 1996. Ainsi que M.S. Dupont-Bouchat, E. Pierre (dir.), Enfance et justice au xix e siècle, Paris, puf, 2001.
  • [18]
    La gestion du secret est un thème actuel dans les problématiques des professionnels qui s’occupent des enfants. Pour les travailleurs sociaux, les ambiguïtés de la révélation de la maltraitance d’enfants font l’objet d’une normalisation et d’une réflexion éthique. afirem, Secret maintenu, secret dévoilé. À propos de la maltraitance, Paris, Éditions Karthala, 1994.
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