Notes
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[*]
Xavier Gassmann, psychologue, psychanalyste.
-
[1]
Dans la mythologie grecque, les Érinyes punissent impitoyablement tous les crimes contre les lois de la société humaine, notamment les fautes contre la famille : elles tourmentent sans répit leur victime, qu’elles frappent souvent de folie (Encyclopædia Universalis).
-
[2]
« Pendant la minorité de Laïos, le royaume de Thèbes tomba entre les mains d’usurpateurs, et Laïos dut s’exiler en Élide auprès du roi Pelops. Là, il devint amoureux du fils de celui-ci, le jeune et beau Chrysippos, et inventa les amours contre nature. Pelops le maudit et le chassa. Sur ces entrefaites, les usurpateurs étant morts, Laïos revint de Thèbes et reprit son royaume. Mais il portait sur lui la malédiction de Pelops. L’oracle lui révéla qu’il lui était désormais interdit d’engendrer un enfant. Si la chose advenait, l’enfant qu’il aurait le tuerait, et serait cause des plus horribles malheurs pour toute sa famille. Laïos passa outre et engendra Œdipe », J.-C. Rouchy, Études freudiennes, n° 13/14 (1978), « Hommage à Nicolas Abraham ».
-
[3]
C. Clément et coll., « Mariage, mariage et couple », in Encyclopædia Universalis.
-
[4]
Sophocle, « Œdipe roi », in Tragédies, Gallimard, « Folio », p. 198.
-
[5]
Ibid., p. 242.
-
[6]
Ibid., p. 234 et 235.
-
[7]
Ibid., p. 209.
-
[8]
Ibid., p. 234 et 235.
-
[9]
J.C. Rouchy, op. cit.
-
[10]
Sophocle, op. cit., p. 224.
-
[11]
Ibid., p. 225.
-
[12]
Ibid., p. 222.
-
[13]
Ibid., p. 223.
-
[14]
Ibid., p. 231.
-
[15]
Ibid., p. 249.
-
[16]
Ibid., p. 246.
1 On considère aujourd’hui que tout sujet est inscrit dans une histoire singulière inconsciente marquée d’une trame dont il rencontre chaque nouage suivant ce que la et les générations qui le précèdent en ont elles-mêmes tissé. Chaque sujet tente de se situer dans cette généalogie au gré de ce qui l’inscrit et des rencontres qui jalonnent son existence. Ce cheminement va trouver son organisation à partir des enjeux œdipiens dont nous connaissons également certains des avatars.
2 Ainsi, en repartant de quelques figures de la tragédie d’Œdipe, telle que Sophocle l’a écrite, nous interrogerons dans quel cheminement incestueux il est pris et à quelle transmission il serait réduit.
3 Œdipe est fils de Laïos et de Jocaste. L’annonce par l’oracle à Laïos que s’il avait un fils, celui-ci lui donnerait la mort, conduit Laïos à faire emmener Œdipe sur le mont Cithéron, où Tisiphone [1] (vengeresse du meurtre), une des Érinyes, a un temple. C’est aussi à cet endroit qu’Œdipe se réfugiera lorsqu’il découvrira son méfait, sa naissance, son origine maintenue à lui secrète.
4 Laïos lui-même est porteur d’une histoire qui le conduit déjà à rencontrer l’oracle [2] et il inscrit aussi son mariage dans un scénario meurtrier : « Laïos était pour Jocaste un fort mauvais époux. Meurtrier de son beau-père, déjà, il s’inscrivait tout naturellement dans le mythe des générations abolies [3]. »
5 Si Œdipe est recueilli par un berger, s’il est adopté par la reine de Corinthe car elle n’avait pas d’enfant, s’il s’en exile après avoir appris par l’oracle qu’il sera le meurtrier de son père et l’époux de sa mère, à quelle transmission se trouve-t-il aliéné pour, malgré l’ensemble de ces précautions, agir la première prophétie ?
6 Œdipe, après s’être frappé lui-même de cécité, tel Tirésias l’oracle, quitte Thèbes accompagné de sa fille Antigone, qui périra pour avoir voulu honorer la dépouille d’un de ses frères pris dans une rivalité fraternelle. Restée auprès de son père jusqu’à sa mort, elle demeurera elle-même jusqu’à sa propre mort aux prises avec les enjeux intra-familiaux sans pouvoir s’en extraire.
7 De quel enfermement incestueux témoignerait-elle ? Si la tragédie œdipienne met en scène inceste et parricide, elle convoque aussi ce qui fait savoir dans la transmission. En quoi l’inceste viendrait-il témoigner du secret d’un savoir qui ne fait pas savoir ?
8 C’est devant la malédiction qui frappe Thèbes qu’Œdipe, roi de la cité, est amené à chercher remède auprès des dieux. Le message qui lui est rapporté par Créon, frère de Jocaste, l’enjoint de découvrir le meurtrier de Laïos.
9 Ainsi, lorsque la douleur devient trop vive, que « la mort frappe dans les germes où se forment les fruits de son sol, (que) la mort frappe dans ses troupeaux de bœufs, dans ses femmes qui n’enfantent plus la vie [4] », il y aurait nécessité à savoir ce qui en serait à l’origine. C’est devant cet envahissement de la mort que viendrait à s’interroger le vivant. Cela apparaît comme une tentative ultime, comme le dernier recours avant qu’il ne soit trop tard et que toute vie soit éteinte. Acculé, il se doit de répondre, non pas pour lui-même, mais pour ce qui se répand autour de lui.
10 La mort rode là où l’inceste se dépose. N’est-ce pas ce qui surgit dès que s’expose une tragédie incestueuse ?
11 Dans le récit de Sophocle et tel que cela peut s’entendre dans la clinique, les effets du vécu incestueux sont d’une nature irreprésentable. « Ainsi, ne verront-ils plus ni le mal que j’ai subi, ni celui que j’ai causé ; ainsi les ténèbres leur défendront-elles de voir désormais ceux [les enfants d’Œdipe] que je n’eusse pas dû voir, et de connaître ceux que, malgré tout, j’eusse voulu connaître [ses parents] [5] », dit Œdipe au moment où il se rend aveugle.
12 L’agir produit sur Œdipe un impossible à se représenter au sens où cela l’éjecte lui-même de toute place généalogique. Il se voit en place d’agir sa scène primitive, d’être en quelque sorte à l’origine de sa propre origine. Cela le rend tout à la fois fils, époux et père en place de son propre père, qu’il doit tuer pour être père au lieu de son père, devenant ainsi, dans la généalogie, son propre père. C’est alors de ce meurtre qu’il doit répondre, c’est-à-dire de la place qu’il occupe dans la mort. Il y a bien là quelque chose de défendu, d’interdit au sens où pour être l’enfant de, il est un impératif infranchissable à reconnaître ses origines, au risque sinon de s’enfermer dans un scénario d’auto-engendrement.
13 C’est bien à cette dialectique qu’Œdipe est contraint : « J’ai déjà saisi trop d’indices pour renoncer désormais à éclaircir mon origine… Mais mon origine, si humble soit-elle, j’entends, moi, la saisir [6]. »
14 Dans ce cheminement vers le savoir, Œdipe rencontre le discours de Jocaste, qui n’est encore que son épouse tant qu’il ne « sait pas voir celui qui loge chez lui [7] ».
15 Celle-ci lui prescrit justement : « De tout ce qu’on t’a dit, va, ne conserve même aucun souvenir. À quoi bon ! – Ah ! puisses-tu jamais n’apprendre qui tu es [8] ! »
16 N’est-ce pas précisément le discours auquel se trouve assigné tout sujet abusé incestueusement ? Condamné à ne pas entendre une parole autre qui le ferait accéder à un savoir sur soi, l’abusé est réduit en objet inféodé à l’emprise de l’abuseur. C’est ce dernier qui le détermine et qui l’installe comme pur objet de sa jouissance, à laquelle il ne peut se soustraire.
17 C’est ce que propose Rouchy : « La censure familiale est appliquée à des histoires inavouables de meurtre, d’inceste, de suicide, de viol, ou à toute autre tare ne devant sous aucun prétexte passer à la postérité et qui viennent hanter la descendance sous forme de symptômes, de somatisations, de délire par un processus mystérieux de communication d’inconscients et d’incorporation, parfois à plusieurs générations de distance [9]. »
18 Aux prises avec cette position d’objet que l’abusé rencontre dans la confusion, il ne peut savoir ce qui l’installe en cette place, tant dans ce qu’il éprouve en son corps que dans ces signes qui ne peuvent s’articuler en un savoir. Les signes, qu’ils soient la trace des événements ou bien des énoncés familiaux diffus, ne trouvent pas de support qui leur permettent de prendre sens.
19 Œdipe énonce ainsi cette impression à deux reprises : « Pendant un repas, au moment du vin, dans l’ivresse, un homme m’appelle “enfant supposé”. Le mot me fit mal ; j’eus peine ce jour-là à me contenir, et dès le lendemain j’allai questionner mon père et ma mère. Ils se montrèrent indignés contre l’auteur du propos ; mais si leur attitude en cela me satisfit, le mot n’en cessait pas moins de me poindre et faisait son chemin peu à peu dans mon cœur [10]. »
20 Ce mot qui persiste indique la butée sur le secret de son origine dans sa rencontre avec l’indicible de la stérilité de ses parents adoptifs. Là aussi, il s’installe à l’endroit où l’autre veut qu’il soit. Ce mot qui résonne en lui, il ne peut se l’approprier et il se trouve exclu d’un savoir qui ne lui est néanmoins pas totalement étranger, mais qui ne peut lui être transmis par ceux qui en sont les détenteurs. Rien ne lui est dit de ce qu’il est, il doit seulement occuper la place qui vise à réparer la stérilité de ses parents adoptifs et il est condamné à ne recevoir que ce qui lui est donné comme savoir, sans pouvoir l’interroger.
21 C’est devant l’insistance du mot qu’il se tourne vers l’oracle. Là où Œdipe cherche à savoir qui il est, il rencontre la prédiction qu’il « est le plus horrible, le plus lamentable destin [11] ». Le voilà renvoyé du côté de l’être qu’il incarne, il est l’être de ce destin qu’il ne peut dialectiser, il se trouve à être ce à quoi l’Autre l’assigne.
22 C’est cette prédiction qui le pousse à fuir et paradoxalement à l’agir, là où il pouvait penser y échapper alors qu’il savait maintenant, depuis un savoir constitué comme infaillible puisque provenant des dieux. Pouvait-il se penser détenteur d’une toute-puissance, pour penser échapper à cette parole ?
23 Où peut-il penser fuir si ce n’est vers son destin ? Cette parole, il ne peut justement la retransmettre, l’inscrire dans l’échange, pour lui donner sens. Il ne peut se saisir de la parole pour la dialectiser. Œdipe se trouve donc condamné à agir ce qui ne peut prendre sens pour lui.
24 De la même façon, là où il souffre en sa chair, ses pieds marqués du trou, il demande dans un dialogue avec celui qui l’a recueilli petit de ne pas lui rappeler cette misère. Ce qui fait alors signe du côté de la chair, il le dénie en tant que marque, que trace de son origine.
25 Ce trou qu’il ne peut pas boucher, qui reste là en tant que trace, n’est-il pas cette béance sur laquelle aucun nom ne peut venir s’inscrire, n’est-il pas le signe de l’impossible inscription d’Œdipe par ses parents dans sa généalogie familiale ?
26 Œdipe est effectivement cet enfant qui, par sa naissance, confronte ses parents à interroger l’oracle pour savoir ce qu’il leur adviendra avec cette naissance. L’oracle conduit le père vers ce meurtre de son fils en l’envoyant sur le mont Cithéron, lieu réservé aux criminels. Que recherche Laïos dans sa demande à l’oracle, avec quel risque se sent-il aux prises lui-même de par cette naissance d’un fils ? Cette naissance d’un fils confronte ainsi Laïos à la fois à être le père d’un fils dont il a tué le père de la mère, et dans ce qui fait retour de ses amours homosexuelles associées à la transgression de l’interdit énoncé par l’oracle.
27 Jocaste, quant à elle, dit à Œdipe lorsqu’elle lui raconte l’histoire de son fils : « De ces voix-là ne tiens donc aucun compte [12] », bien qu’elle sache que : « Son aspect (celui de Laïos) n’était pas très éloigné du tien [13] », pour finalement poursuivre un peu plus loin : « Et qu’aurait donc à craindre un mortel, jouet du destin qui ne peut rien prévoir de sûr ? Vivre au hasard, comme on le peut, c’est de beaucoup le mieux encore. Ne redoute pas l’hymen d’une mère : bien des mortels ont déjà dans leurs rêves partagé le lit maternel. Celui qui attache le moins d’importance à pareilles choses est celui qui supporte le plus aisément la vie [14]. »
28 Jocaste témoigne ici de sa connaissance incestueuse dans laquelle elle est engagée dans la relation à son fils. En quelque sorte, elle sait de façon insue qu’elle couche avec son fils, au même titre que les parents adoptifs d’Œdipe savent qu’il n’est pas leur fils.
29 Œdipe se présente comme l’acteur d’un savoir qui se dérobe à lui, étant d’emblée assigné à une place de meurtrier de/comme son père et d’objet incestueux pour la mère. Exclu de la transmission d’un énoncé sur son origine, il le retrouve dans l’agir.
30 Si le mythe œdipien peut être entendu, sur le plan fantasmatique, comme l’organisation d’un accès symbolique à la culpabilité à partir de l’interdit de l’inceste qui inscrit le sujet dans sa généalogie, il souligne dans son sens tragique l’impossible de la transmission dans cette voie symbolique, poussant à agir la voie criminelle de son père et la jouissance incestueuse de sa mère.
31 Le destin des enfants de l’union incestueuse de Jocaste et Œdipe, où les fils s’entretuent pour le pouvoir, où la fille Antigone reste comme la seule compagne de son père, soulignerait que la voie incestueuse ne trouve comme transmission qu’un scénario morbide qu’Œdipe indique lui-même à ses enfants : « Votre père a tué son père, il a fécondé le sein d’où lui-même était sorti ; il vous a eues de celle même dont il était déjà issu : voilà les hontes qu’on vous reprochera ! et sans doute vous faudra-t-il vous consumer alors dans la stérilité et dans la solitude [15]. »
32 Par l’agir de son aveuglement, Œdipe ouvre aussi à un autre niveau de savoir. Il se dégage de l’attraction du percept visuel, de l’agir, pour accéder au champ de l’introspection, au savoir qui le constitue en tant que sujet, tel que l’oracle Tirésias le lui intimait : qu’il sache voir celui qui est en lui.
33 En s’énonçant depuis ce savoir – « J’apparais aujourd’hui ce que je suis en fait : un criminel, issu de criminels [16]… » – Œdipe soulignerait ce mouvement d’articulation entre ce qui le constitue dans son histoire et sa position singulière de sujet dans sa rencontre avec sa culpabilité inconsciente.
34 Ne serait-ce pas cette articulation que chacun, dans la position thérapeutique qu’il occupe auprès d’un sujet ayant subi un inceste, a à reconnaître ?
35 Envisager avec le sujet ce qui constitue son histoire sans omettre que, pour advenir, le sujet a aussi à se penser dans la place qu’il occupe dans le scénario fantasmatique œdipien, c’est éviter de renforcer le court-circuit engendré par l’agir sur le cheminement du fantasme.
Notes
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[*]
Xavier Gassmann, psychologue, psychanalyste.
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[1]
Dans la mythologie grecque, les Érinyes punissent impitoyablement tous les crimes contre les lois de la société humaine, notamment les fautes contre la famille : elles tourmentent sans répit leur victime, qu’elles frappent souvent de folie (Encyclopædia Universalis).
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[2]
« Pendant la minorité de Laïos, le royaume de Thèbes tomba entre les mains d’usurpateurs, et Laïos dut s’exiler en Élide auprès du roi Pelops. Là, il devint amoureux du fils de celui-ci, le jeune et beau Chrysippos, et inventa les amours contre nature. Pelops le maudit et le chassa. Sur ces entrefaites, les usurpateurs étant morts, Laïos revint de Thèbes et reprit son royaume. Mais il portait sur lui la malédiction de Pelops. L’oracle lui révéla qu’il lui était désormais interdit d’engendrer un enfant. Si la chose advenait, l’enfant qu’il aurait le tuerait, et serait cause des plus horribles malheurs pour toute sa famille. Laïos passa outre et engendra Œdipe », J.-C. Rouchy, Études freudiennes, n° 13/14 (1978), « Hommage à Nicolas Abraham ».
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[3]
C. Clément et coll., « Mariage, mariage et couple », in Encyclopædia Universalis.
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[4]
Sophocle, « Œdipe roi », in Tragédies, Gallimard, « Folio », p. 198.
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[5]
Ibid., p. 242.
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[6]
Ibid., p. 234 et 235.
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[7]
Ibid., p. 209.
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[8]
Ibid., p. 234 et 235.
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[9]
J.C. Rouchy, op. cit.
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[10]
Sophocle, op. cit., p. 224.
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[11]
Ibid., p. 225.
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[12]
Ibid., p. 222.
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[13]
Ibid., p. 223.
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[14]
Ibid., p. 231.
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[15]
Ibid., p. 249.
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[16]
Ibid., p. 246.