1 Quel bien peut-on avoir envie de transmettre ? Le premier auquel on pense est la vie. N’est-ce pas là le fondement, l’ancrage et le moteur de toute transmission d’un sujet à un autre ? Donner la vie, c’est engendrer un nouvel être, mais, au-delà d’un corps vivant, c’est transmettre un nom, un héritage, des idées, des croyances, tout ce à partir de quoi se construit un sujet. « Passer le flambeau », dit-on : n’est-ce pas là quelque chose de sa propre vie que l’on veut ainsi voir se perpétuer ?
2 Transmettre la vie, c’est faire un pied de nez à la mort, c’est créer un être qui nous survivra, qui « tienne de nous » et qui « tienne à nous ». On le veut le plus possible à notre ressemblance. Dès qu’il est là, on cherche le « même », le « pareil ». Dans l’apparence physique d’abord, les yeux de sa mère, le nez de son père, et déjà « un air de famille ». On reconnaît ce fantasme de procréation du « même » dans les réactions passionnelles que suscitent les recherches sur les clones, les commentaires oscillant entre fascination et répulsion. On y voit quelque transgression redoutable de nos origines sexuées, mais on est fasciné par cette possibilité de se survivre dans un être qui serait notre copie conforme. C’est oublier qu’un sujet est toujours unique de par son histoire, toujours singulière, et qu’il se construit dans le symbolique.
3 Les caractères physiques ne sont qu’une partie de la réduplication recherchée, mères porteuses, adoptions, procréations assistées… Il est fort, ce désir de transmettre autre chose que l’héritage chromosomique. L’enfant qui ne serait que corps animal à nourrir, qui ne serait reconnu dans aucune filiation ni inscrit dans aucune histoire, ne pourrait avoir d’existence humaine. N’entrant dans aucune structure symbolique, il ne pourrait être qu’arriéré ou autiste. Nous en avons l’exemple avec ces enfants pris en charge à leur naissance par des États totalitaires, enfants qui n’intéressent personne et qui ne s’intéressent à rien, même pas à survivre. Élevés en batterie, passant de pouponnière en garderie, ils finissent leur vie végétative dans des mouroirs.
4 Nous ne traiterons ici que de la transmission d’un sujet adulte à un sujet jeune, enfant ou adolescent. Nous laisserons de côté la transmission d’adulte à adulte dans le cadre, par exemple, d’un enseignement professionnel, d’une initiation à une croyance, de communications scientifiques et autres situations dans lesquelles l’objet de la transmission est bien défini. Le désir de transmettre peut devenir une passion dangereuse. Quand le locuteur ne convainc pas et que l’interlocuteur refuse d’adhérer aux idées proférées (idées faisant souvent figure de vérité absolue), la riposte peut aller de la simple condamnation au rejet et à l’exclusion d’un « autre » trop différent. Cela se termine souvent dans une violence destructrice. C’est une situation connue de tout temps entre sujets ou entre États, nous en sommes encore les témoins aujourd’hui.
5 La violence liée au désir de convaincre ne s’exerce pas seulement d’adulte à adulte, elle est aussi présente dans le projet éducatif.
Qu’est-ce qu’éduquer un enfant ?
6 Transmettre les croyances, les valeurs, les règles à observer dans la famille ou dans la communauté dont un jeune fait partie, c’est bien là le but de l’éducation. Le fait que cette transmission s’opère d’adulte à enfant marque déjà le côté dissymétrique de la situation et la disparité des rôles, avec toutes les composantes affectives et passionnelles que cela met en jeu de part et d’autre. Les caractéristiques du projet éducatif diffèrent selon qu’il s’exerce à travers les liens familiaux ou à partir de la relation enseignante. Cependant, nous trouvons dans les deux cas des points communs qu’il serait facile de retrouver dans toutes les situations où un adulte a en charge un enfant ou un adolescent : travailleurs sociaux, éducateurs professionnels, législateur, etc.
7 Dès avant sa naissance, l’enfant est l’objet sur lequel se cristallisent les désirs, les fantasmes, les pulsions de ses géniteurs ou de leurs substituts. Il devra satisfaire aux espoirs mis en lui, « faire » et « être » celui qu’on attend, figure fantasmatique le plus souvent de « l’enfant idéal », performant comme son père, possédant les qualités de cœur de sa mère, ou quelque trait d’un ancêtre. Il devra se dégager de ce statut d’objet pour devenir un sujet. Les processus de séparation et de subjectivation sont toujours difficiles et douloureux. Ils atteignent leur apogée à l’adolescence, quand le sujet doit se déprendre du poids des impératifs parentaux et faire des choix identificatoires en dehors du milieu familial. Construire son identité, affirmer sa personnalité se font souvent en opposition avec les valeurs familiales et contrarient les projets formés pour lui. Les conflits au moment de la « crise d’adolescence » d’un enfant peuvent mettre en péril tout l’équilibre familial.
8 Éduquer un enfant, du latin educare, « élever », c’est former un être humain, le socialiser, le discipliner, le façonner selon des normes et des valeurs en vigueur dans la société à laquelle il appartient. Il ressort de tous les traités d’éducation que l’enfant est un être « malléable », animé de pulsions incompatibles avec la vie sociale, pulsions qui doivent être combattues et qu’il doit apprendre à maîtriser, à canaliser ; l’éduquer, c’est vouloir faire de lui un être libre, responsable, civilisé. Cet apprentissage commence dès les premières relations à l’Autre nourricier dans lesquelles la satisfaction du besoin va passer par la demande articulée à cet Autre : la pulsion orale (la faim) s’allie à une demande d’amour, l’exigence de propreté (maîtrise sphinctérienne), entre dans la dialectique de l’échange et du don (donner ou refuser le don fécal). Ce qui se présente au départ comme essentiellement pulsionnel, proche de l’instinct, va progressivement s’orienter vers le registre symbolique (l’enfant passe de la nature à la culture), la violence primordiale s’efface à mesure que le sujet intègre la Loi. Nous distinguons ici la Loi fondatrice qui interdit le meurtre et l’inceste, et les lois qui régissent l’ordre social ; parmi les plus fondamentales, nous mettons l’acceptation de la différence et le respect de l’autre, l’éducation est là pour aider l’enfant à refouler ses instincts, accepter la frustration et se plier aux règles éthiques qui fondent la citoyenneté. Il apprend à renoncer à la jouissance pulsionnelle liée au plaisir immédiat pour se projeter dans l’avenir. À la violence primitive se substituent des échanges langagiers, des activités de pensée, des actes créatifs ; nous appelons ce renoncement pulsionnel « sublimation ».
9 L’intégration des règles sociales que nos grands-parents appelaient « bonne éducation », et que nous dirions volontiers « éducation de base », se fait pour l’enfant et l’adolescent dans le cadre œdipien, c’est-à-dire à travers les liens affectifs avec les adultes tutélaires qui l’entourent, les figures parentales essentiellement. Ces règles ne sont pas imposées par intimidation, bien que l’autorité paternelle y joue son rôle, mais intériorisées à partir des identifications avec ces adultes. Elles sont marquées par le refoulement : a-t-on besoin de rappeler à la plupart des enfants l’interdit du meurtre et de l’inceste ?
Enseigner et/ou éduquer ?
10 Quel est l’objet de la transmission à l’école ? C’est le « savoir », ce sont des connaissances parcellisées, échelonnées, inscrites dans des programmes précis à respecter. L’enseignant apprend l’art de transmettre ce savoir dans des traités de pédagogie au cours de ses études. Cette formation pédagogique l’incite à croire à une maîtrise totale du processus d’apprentissage et une possible transmission dans la neutralité (ce que lui demande l’Éducation nationale), sans implication subjective, sans états d’âme. Imprégné du discours universitaire et de la croyance en la suprématie de la science, attaché à la logique et au raisonnement, l’enseignant devra changer de cap dès ses premières classes. Il passera en effet des sciences exactes et de leur savoir totalisant à la pratique des sciences humaines avec toute l’indétermination qu’elles recèlent. La société est pourtant là pour lui rappeler qu’il doit transmettre du savoir, mais aussi des valeurs.
11 Il est curieux de remarquer que ce que nous nommons aujourd’hui Éducation nationale s’appelait, à la fin du xix e siècle, début du xx e, Instruction publique. Cela est d’autant plus étonnant que l’évolution s’est faite en sens inverse et que les prérogatives de l’école se sont modifiées. Alors que les enseignants de la fin du xix e siècle se voulaient éducateurs, promoteurs de la morale républicaine, ceux d’aujourd’hui contestent ce rôle. De nos jours se pose la question : l’enseignant doit-il être un éducateur (quelle formation aurait-il pour cela ?) ou cette fonction est-elle réservée à la famille ou aux spécialistes ?
12 Jules Ferry, en créant l’instruction obligatoire, en 1880, promouvait une école qui devait instaurer l’égalité des chances et combattre l’arriération ; « supprimer les distinctions de classe par l’éducation du peuple », disait-il. Cette perspective impliquait une étroite fusion entre instruction et éducation. La morale laïque et républicaine tentait de se substituer aux instances traditionnelles de la famille et de l’Église, elle relevait d’un projet éthique et moralisateur réalisable par le miracle de l’instruction. Chacun a en mémoire quelque anecdote sur le dévouement et la rigueur morale de l’instituteur de ce temps-là, ainsi que sur sa croyance à l’élévation du peuple par le savoir. Cet idéal fut entamé lorsqu’il apparut que tous les enfants ne pouvaient bénéficier de ces nouvelles dispositions et qu’une évidence s’imposa : il existait une catégorie d’enfants imperméables à l’éducation et à l’instruction, « écoliers réfractaires au régime scolaire » et « inaccessibles à toute régénération morale ». La question se posa dès lors de leur devenir, puisque l’école était désormais obligatoire. Suit la longue histoire des solutions envisagées, classes d’adaptation, l’échec scolaire mesuré avec les tests de Binet-Simon en 1910, etc. Le jugement porté sur ces enfants en échec est souvent terrible, d’une grande violence et d’un rejet sans appel. Les enfants ne se pliant pas aux impératifs de l’éducation républicaine et ne profitant pas de l’instruction dispensée ne peuvent être que de « mauvais sujets, rebelles, amoraux, vicieux, atteints de tares de croissance », qualifiés de « menteurs, paresseux, excentriques ou malades ». Le bonnet d’âne, les humiliations diverses, les punitions corporelles faisaient partie de l’arsenal répressif. Pour les « amoraux vicieux », c’était la maison de redressement. Depuis cette époque, la place de l’enfant a changé dans notre société et le respect qu’on lui porte désormais est en grande partie dû à l’apport de la psychologie et de la psychanalyse. Il serait impensable de nos jours d’utiliser les termes précités, extraits d’ouvrages de l’époque. Cependant, le problème de l’échec scolaire perdure et les problèmes de rejet qui s’ensuivent restent toujours actuels.
13 L’ensemble du corps social semble toujours croire que le seul savoir possède des vertus éducatives, comme si l’accès à la connaissance allait de pair avec l’éducation. Dans ces conditions, l’enseignant qui transmet le savoir et la culture devient ipso facto un éducateur, ce que l’opinion a bien soin de lui rappeler. Or, s’il est vrai que dans l’immense majorité des cas l’école joue ce rôle civilisateur, dans certaines circonstances elle y échoue, il existe toujours une frange de la population scolaire pour laquelle l’accès au savoir et le respect des règles sociales restent problématiques. Certains termes faisant référence au non-respect des lois de la « cité » (civitas) se retrouvent de façon récurrente dans les propos actuels sur certains élèves : manque de civisme, de civilité, de citoyenneté.
Ambiguïtés et échecs de la transmission
14 « Pourquoi avons-nous raté l’éducation de notre enfant ? Pourquoi nous ment-il ? Pourquoi a-t-il de mauvaises fréquentations ? Pourquoi ne fait-il rien à l’école ? » C’est ce discours que le psychanalyste entend quand les familles viennent le consulter. Parents meurtris, déçus, agressifs parfois jusqu’au sadisme et au rejet tant leur narcissisme est blessé par cet enfant dans lequel ils ne se reconnaissent plus. Le psychanalyste perçoit, à l’arrière-plan de ce discours, un sens caché qui est la marque de l’inconscient. Un enfant est le miroir de l’inconscient parental, il met en scène ce qui est au cœur de la problématique inconsciente d’un ou des deux parents, quand ce n’est pas la réactualisation de non-dits hérités des générations précédentes. Il y a toujours un hiatus entre ce que l’on voudrait transmettre et ce que l’on transmet réellement. J’en donnerai pour exemple la demande d’un père venu consulter pour l’échec scolaire de son fils. Après les plaintes habituelles – « Il le fait exprès, c’est un manque de volonté puisque son qi est normal, etc. »– vient cette phrase dite avec une sorte de sourire complice : « J’étais comme lui à son âge, les études ne m’ont jamais intéressé. » Cette réflexion éclaire la situation, c’est une façon de dire : « Je veux qu’il réussisse là où j’ai échoué, qu’il me fasse honneur, qu’il répare quelque chose de mon propre échec, mais après tout il me ressemble, il est comme moi. » Ce sera difficile pour ce garçon de réussir et de dépasser un père qui semble à la fois désirer (consciemment) et craindre (inconsciemment) de voir son fils devenir meilleur que lui. Ces impératifs paradoxaux sont sources de conflits psychiques chez l’enfant et génèrent le symptôme.
15 Dans la relation enseignant-enseigné, nous retrouvons la même place de l’enfant ou de l’adolescent face à un adulte détenteur d’un pouvoir et ici, plus précisément, d’un savoir. Comme dans tout lien éducatif, l’enseignant s’implique personnellement ; dans sa façon d’enseigner, il met en jeu, sans forcément en avoir conscience, toutes les composantes de sa personnalité, ses croyances, ses idéaux, ses fantasmes, ses pulsions, avec cependant une distanciation que n’ont pas les parents, l’objet de la transmission se réduisant ici, en principe, au savoir. Or, le but de l’Éducation nationale est de maintenir le clivage entre la sphère du savoir et la sphère du privé. La psychanalyse soutient que les deux ne peuvent être clivés, l’image que l’on donne de soi ne peut s’appuyer que sur la vérité intime du sujet. Lorsque l’enseignant échoue dans sa tâche, son narcissisme est mis à mal et son échec le déstabilise d’autant plus qu’il se fait une haute idée de sa fonction. Le malaise peut prendre la forme de la dépression, de la culpabilité ou du rejet de l’élève. J’ai traité ce vaste sujet dans mon dernier ouvrage Malaise chez l’enseignant. L’éducation confrontée à la psychanalyse.
16 L’enseignant se plaint souvent de « solitude ». Il veut nous dire par là que quelles que soient les consignes, quelles que soient ses connaissances, il est seul devant sa classe, personne ne peut lui dire où sont les limites de sa fonction, à lui seul de naviguer entre laisser-faire et répression, entre autorité et autoritarisme, entre aimer ou rejeter ses élèves, à lui de trouver jusqu’où les aimer et où s’arrête son implication subjective. On sait jusqu’où peut aller l’amour des enfants !
L’enseignant doit-il être un éducateur ?
17 Beaucoup s’y refusent : « Nous n’avons pas été formés pour ça, informateurs, mais pas formateurs », disent-ils. Certains pensent cependant qu’ils ne peuvent faire l’économie d’une visée éducative. Sachant que la pédagogie ne peut avoir d’effet éducatif que si l’enfant a assimilé les règles du langage et de la communication, et que les difficultés scolaires relèvent de nombreuses causes, ils envisagent parfois de modifier leur mode de fonctionnement ; j’en donne de nombreux exemples dans mon livre.
18 Lorsque l’enfant a vécu dans un milieu marqué par la déculturation, lorsque les défaillances parentales, qu’elles soient éthiques ou affectives, l’ont traumatisé, quelque chose de cette éducation de base que j’évoquais plus haut à propos de la famille lui aura manqué. Or, lorsque les structures symboliques construites à partir de cette éducation primordiale font défaut, la loi imposée de l’extérieur apparaît comme arbitraire et est vécue comme une violence ; l’enfant ou l’adolescent y répondra alors par la violence, sous couvert parfois de « sauver sa dignité ». Lorsque la Loi et les valeurs fondatrices de la vie sociale n’ont pas été intériorisées dans le cadre des liens œdipiens, le projet éducatif est aléatoire car il apparaît marqué d’un pouvoir répressif ; il en résulte un affrontement, c’est à qui sera le plus fort, qui gagnera sur l’autre, nous en avons l’illustration quotidienne dans certains établissements scolaires.
19 Dans le projet éducatif, les instances concernées soulignent de plus en plus la nécessité du travail d’équipe. La loi ne peut apparaître dictée par un seul, un enseignant n’incarne pas la loi, il la représente au même titre que le chef d’établissement, les acteurs sociaux, la police et la justice, car tous se réfèrent à la même loi.
20 Sachant que l’éducation de base s’appuie sur les liens affectifs, il est souvent nécessaire d’établir avec l’élève une relation personnalisée pour qu’il ne perçoive pas l’autorité comme arbitraire ; encore faut-il savoir jusqu’où aller dans cette démarche. C’est pourquoi le travail d’équipe devrait avoir sa place à l’Éducation nationale. Les difficultés de l’élève relevant de causes multiples, le travail doit être réparti au sein d’une équipe pluridisciplinaire dans laquelle chacun doit assumer sa fonction tout en tenant compte de l’avis des autres intervenants, parents, psychologues, travailleurs sociaux, représentants de la Justice parfois. Ce travail collectif ne peut être efficace qu’à certaines conditions : chacun doit pouvoir enrichir sa réflexion et affiner sa pratique au contact des autres intervenants sans pour autant perdre son identité. Cela nécessite de la curiosité intellectuelle et une certaine disponibilité. Il faut aussi que les participants fassent confiance à leur praxis ; si leur position est mal définie, s’ils doutent de la valeur de leur travail, ils auront tendance à s’approprier le discours ou la pratique du voisin. Le mixage des pratiques et des discours est toujours source de malentendus et de comportements déviants. Quand l’assistante sociale se fait psychothérapeute, quand l’enseignant s’implique trop dans les conflits psychologiques de son élève, la relation se pervertit, chacun doit se tenir à sa place et assumer les exigences qu’elle comporte. Je conclurai en disant que, devant des jeunes en difficulté, s’il n’y a pas ce travail collectif, toute visée éducative confiée aux seuls enseignants risque d’être vouée à l’échec.