Notes
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[*]
Xavier Gassmann, psychanalyste.
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[1]
À la sortie du film, deux types de critiques opposées se dégageaient. D’un côté l’impression que ce film est un révélateur de ce qui se passe dans les banlieues, et de l’autre qu’il ne serait qu’une mauvaise caricature. Ainsi, Le Parisien pouvait publier : « Ramassis de clichés sur la banlieue, personnages caricaturés à l’extrême, langage factice et – pis – justification du viol collectif, tout est à fuir » (29 novembre 2000) et Le Monde : « Après la sortie, en novembre 2000, du film La squale, en partie consacré à la question des tournantes, le phénomène est sorti de la confidentialité. La résurgence du débat sur la violence des jeunes et l’insécurité en banlieue a aussi contribué à en faire un sujet de préoccupation pour les pouvoirs publics », Le Monde, 23 avril 2001.
-
[2]
S. Ferenczi, « Confusion de langues entre les adultes et les enfants », dans Psychanalyse IV, Paris, Payot, 1982, p. 130.
-
[3]
S. Lesourd, « L’impossible rencontre de la chair », dans Tomber en amour, Toulouse, Éres, 2001, p. 84.
-
[4]
Ibid., p. 96.
-
[5]
C. Ternynck, L’épreuve du féminin à l’adolescence, Paris, Dunod, 2000.
-
[6]
S. Lesourd, op. cit., p. 87.
-
[7]
Quelle expérience pour un(e) adolescent(e) d’apprendre sur un manège à phallus multicolore à enfiler un préservatif !
1 Pour introduire un débat sur les relations entre jeunes hommes et jeunes femmes dans un quartier d’une commune de la banlieue nord de Paris, un centre social choisit de diffuser le film La squale dans le cadre d’une soirée réunissant des jeunes et des professionnels de ce quartier. Cette rencontre est organisée dans une salle assez grande de ce centre, aménagée pour la circonstance en deux colonnes de chaises avec le projecteur placé en son milieu. Les jeunes du quartier s’installent en deux groupes symétriques séparés par l’allée centrale : l’un, de jeunes hommes, à l’arrière de la salle, l’autre, de jeunes femmes, à l’avant.
2 Ce qui est donné à voir par ce film oriente un certain présupposé sur la question traitée. Le public sera entraîné vers ce qui est censé se jouer aujourd’hui dans la modernité de la banlieue entre garçons et filles, tel que cela défraye régulièrement la chronique. La réalité que tente de dépeindre le film [1] sera projetée ici comme un témoignage potentiel de ce qui est supposé se vivre dans le quartier, suscitant d’emblée une espèce de question fermée, tel un qcm : « Répondez par oui ou par non si cela se produit ici aussi. »
3 Très justement, que se passe-t-il pour ce public qui assiste à cette diffusion ? À quoi ces jeunes sont-ils convoqués devant la crudité de ces images et que pourront-ils en faire ? De quoi se saisiront-ils et quelle construction donneront-ils à entendre ?
4 Dans cette rencontre entre image et discours, sont convoquées les représentations des adultes sur les jeunes et la sexualité, mais aussi la façon dont les jeunes tentent d’articuler pour eux-mêmes la question de la différence des sexes. Il s’agit alors d’envisager ce qu’il y aurait ou non de spécifique dans la négociation de cette différence et sur quelle fiction, dans quel scénario, ces images tenteraient-elles de vouloir témoigner d’un réel.
Du risque de la sexualité
5 Le film s’ouvre sur une scène de « drague » dans un lieu de rencontre entre jeunes. La jeune fille convoitée est montrée sous la surveillance d’un cousin. Le prétendant, Toussaint, et sa bande sont alors exposés dans leur manière de tromper celle-ci pour entraîner ensuite la jeune fille sur le lieu retiré de leur sexualité.
6 Dans ces quelques premières séquences sont mis au grand jour les ingrédients d’un climat axé principalement sur un abus de l’autre en cherchant à le déjouer par une entreprise de séduction perverse. C’est ainsi que le cousin, croyant s’installer dans une relation de camaraderie avec le groupe, est entraîné à boire jusqu’à être ivre et se faire finalement tabasser par ce même groupe, tout comme sa cousine, entraînée dans ce jeu de séduction par Toussaint, se fera finalement violer dans une tournante par Toussaint et ses copains qui le rejoignent. L’entreprise perverse a ceci de particulier que, dans les deux cas, la cousine et le cousin se retrouvent abusés par la confiance qu’ils installent en l’autre, qui les réduit en pur objet-déchet de leur jouissance.
7 Par ailleurs, ils se sont aussi installés eux-mêmes comme la proie de l’autre, trahis par leur propre désir qui devient la source du danger. La jeune fille est trahie par son désir amoureux envers l’abuseur Toussaint, là où le cousin est trahi par sa tentation pour l’alcool. Lui comme elle se retrouvent donc trahis par leur tentative de transgression de l’interdit, récupérée par les abuseurs qui les guettent. Tout cela s’inscrit parallèlement dans des représentations ethnicisantes où le cousin et la cousine, tous deux musulmans, transgressent l’interdit de l’alcool pour l’un et l’interdit de la sexualité d’avant le mariage pour l’autre. La jeune fille sera d’ailleurs montrée dans un second temps encadrée par ses parents pour être emmenée au pays. La caricature de la représentation appelle la caricature moralisante qui pourrait s’énoncer ainsi : « Là où tu pécheras, tu seras immédiatement puni. »
8 Le spectateur se retrouve devant l’image d’un chef de bande, Toussaint, qui n’hésite pas à la fin de la tournante à marquer au fer rouge de son insigne (le S de Soulleman) sa proie, tel du bétail, maintenue par ses copains.
9 La victime disparaît ensuite pour laisser place à Désirée, la squale, et relancer Toussaint dans une nouvelle chasse qui s’inscrit d’emblée dans un jeu de regard.
10 Si la crudité et la brutalité de la première séquence semblent produire un saisissement du groupe féminin, le laissant sans voix, il en va tout autrement pour le groupe masculin qui manifeste avec des mots vulgaires un encouragement à l’agresseur. S’agit-il néanmoins par cette expression d’une adhésion à ce qui est vu ou bien d’une tentative d’intégration de la brutalité des images subies avec l’impact de l’effet de groupe et de l’obscurité ? Y aurait-il devant l’obscure représentation d’une sexualité mise en images dans sa forme brutale la nécessité de trouver un appui dans le groupe ? Quelle serait la collusion mise ici en exergue entre le groupe et la sexualité ? Le groupe aurait-il pour fonction de permettre le contournement d’une position subjective sexuée dans la rencontre de l’altérité ? Il est cependant certain que ces manifestations pendant la projection peuvent s’entendre comme une tentative de collage à un scénario identitaire et l’expression d’une difficulté à se distancier de ce qui est montré.
11 Si le groupe des jeunes femmes reste silencieux pendant la scène de la tournante, c’est dans sa suite que la verbalisation va surgir. Alors qu’à l’écran la squale fait son numéro d’intimidation lors de son entrée dans son nouvel établissement scolaire et qu’apparaît Toussaint dans son numéro machiste, elles peuvent dire en réaction à la squale : « Elle se la joue » et en réaction à Toussaint : « Comment il est beau, je le kif. » Cette réaction à ce personnage, alors qu’elles l’ont vu deux minutes avant commettre ce viol en groupe, peut paraître étonnante. Elle semble cependant manifester une tentative d’évacuation de l’événement traumatique par une identification à l’agresseur telle que la décrit Ferenczi à partir de la situation des enfants victimes d’abus sexuels : « Leur premier mouvement serait le refus, la haine, le dégoût, une résistance violente : “Non, non, je ne veux pas, c’est trop fort, ça me fait mal, laisse-moi !” Cela, ou quelque chose d’approchant, serait la réaction immédiate si celle-ci n’était pas inhibée par une peur intense... Mais cette peur, quand elle atteint son point culminant, les oblige à se soumettre automatiquement à la volonté de l’agresseur, à deviner le moindre de ses désirs, à obéir en s’oubliant complètement, et à s’identifier complètement à l’agresseur [2]. »
12 L’impossible distanciation mise ici en évidence, tant pour le public des jeunes femmes que pour celui des jeunes hommes, reflète un certain effet traumatique qui conditionne la mise en œuvre du mécanisme de déni. Effectivement, c’est dans ce registre que surgira une seconde remarque concernant les agissements de ce personnage. À l’occasion d’une expédition punitive organisée par les proches de la victime où ils malmènent Toussaint sexuellement, le groupe des jeunes femmes s’exclame : « Ah ! Les bâtards, il n’a rien fait. » Ainsi, face à ce qui est montré avec une insistance brutale, surgit avec une insistance tout aussi massive une réaction d’évitement du scénario de la scène traumatique.
13 C’est certainement en ce sens que peut s’entendre l’autre personnage féminin principal du film, Yasmine. Toussaint installe en rivalité ces deux jeunes femmes. Là où Désirée est montrée en quête d’un père idéalisé sur le versant de la grande délinquance qu’elle recherche auprès de Toussaint, Yasmine, montrée comme la jeune fille sérieuse, réservée, soumise à la détresse de sa mère qui attend l’éternel retour de son mari, est harcelée par Toussaint et agressée par Désirée. Si dans un premier temps elle signifie à Toussaint qu’elle sait ce qu’il fait avec les filles, elle éprouvera, à la suite de la scène punitive à laquelle elle assiste contrainte et passive, de la tendresse amoureuse. Possédant un savoir sur lui, elle se pense à l’abri de ses agissements, dans une différence qui la protégerait d’une assimilation aux autres filles. Yasmine est alors montrée sous le versant de la jeune fille découvrant la sensualité et la séduction depuis les avances de Toussaint.
14 Ces différents croisements sont autant de scénarios possibles pour figurer ce qui fait un des enjeux du processus adolescent à travers la rencontre de l’autre dans sa différence sexuée. Le scénario retenu part du présupposé que cette rencontre s’initierait dans un contexte traumatique qui laisserait peu de place au discours amoureux.
Au risque de la rencontre
15 C’est bien de cette question de la rencontre qu’il sera parlé pendant le débat, au-delà de ce que le film énonce. La discussion sur l’existence ou non de tels actes dans le quartier concerné ne sera pas totalement évincée mais ce que les jeunes soutiendront, c’est le risque de l’amalgame et le sentiment d’être réduits au rang d’animal.
16 Cela s’énonce précisément dans un vécu de chair à chair qui exclurait un langage sur le corps. Ainsi, comme l’écrit S. Lesourd : « Hors des effets de signifiants, pas de corps pour le sujet, hors de cette entrée dans les structures de la subjectivité qui passent par l’Autre, pas de corps, mais de la chair, une des formes du Réel inarticulable dans les lois du langage [3]. » N’est-ce pas ce qui est rencontré pendant la projection du film où nous assistons à une dé-monstration de chair prise dans une jouissance sans limite qui ne trouve comme articulation phonatoire qu’une énonciation jaculatoire ? Pas de père, pas de mère, pas d’homme, pas de femme, mais uniquement mâles et femelles où les premiers tentent de conquérir les secondes, ainsi que le territoire et le commerce du toxique comme « élément du corps jouissant [4] ».
17 Il faut enfin rallumer la lumière pour que la salle reprenne figure humaine, pour qu’enfin la parole s’énonce, tout en assistant à des entrées-sorties de certains membres du groupe des jeunes hommes. Le dialogue prend d’abord la forme d’un affrontement de certaines femmes à l’attention des jeunes hommes. Si ces derniers tentent de dire que ce n’est pas cela qui se passe, bien qu’ils sachent que ça existe, les professionnelles dénoncent cette pratique qu’elles retrouvent dans le langage des adolescents qu’elles côtoient. Dans un autre contexte, une professionnelle rapportait la parole d’un adolescent qui pour parler des filles disait : « Elle n’est qu’un trou. »
18 C’est bien ce trou dans la chair qu’adolescents et adolescentes vont avoir à rencontrer dans leur sexuation pour le métaboliser dans un discours sur le corps. Là où C. Ternynck [5] dit que l’épreuve du féminin à l’adolescence consiste notamment en une levée progressive de la dénégation de l’organe-trou, S. Lesourd propose que « prendre l’adolescence, ce temps de passage et de réélaboration psychique, au sérieux implique de comprendre cette symptomatologie efflorescente de l’adolescence comme le résultat de cette proximité de la chair pour le sujet, et donc de la jouissance comme satisfaction de la chair. La symptomatologie adolescente, souvent agie, est la conséquence de cette problématique où le sujet, pour devenir adulte sexué, doit se réapproprier son corps, sa chair pacifiée dans le langage, pour pouvoir en jouir dans la rencontre avec l’autre sexe dans une jouissance enfin pacifiée, la jouissance phallique d’organe [6] ». Si l’adolescent dans son processus de sexuation a à faire avec un remaniement de ses objets internes, il trouve aussi dans le social des points d’articulation dans l’élaboration de ce processus.
19 Dans quel réseau de sens, dans quel nouage, les adolescents rencontrent-ils un discours sur la sexualité et la vie amoureuse ? Si l’école les instruit d’un savoir sur la reproduction (animale), si les messages de prévention leur inculquent les risques et les dangers de la sexualité [7] (mst, sida), où se formule un dialogue sur la rencontre amoureuse ? Selon une femme présente dans la salle, les adolescents passeraient leur temps aujourd’hui à visionner des films pornographiques (de chair) qu’ils loueraient aux bornes automatisées. Serait-ce précisément le seul message adulte à leur disposition ? De son côté, un jeune homme dénonce cette absence d’espace, il interpelle l’école et propose la mise en place de groupes de dialogue non mixtes sur ces différents thèmes. Quel serait alors le sens de cet espace de parole non mixte ? S’agirait-il que dans chacun des lieux puisse s’énoncer une parole sur soi et sur l’autre dans sa différence ? Néanmoins, quel serait alors ce lieu qui permettrait au sujet sexué de se penser dans sa différence tout en permettant que de l’intime s’exprime, tel que le demandait un autre participant ? Le groupe des jeunes femmes, tout au long de ce débat, restera quasiment muet ; à quels risques s’exposeraient-elles par la parole ?
20 La proposition du jeune homme de passer par un cadre non mixte rend compte de la problématique en jeu. Elle est celle qui se présente comme issue dans le film, où les femmes, Yasmine et Désirée, après avoir organisé le meurtre de Toussaint, restent entre elles et décident de ne pas mener à terme la grossesse si c’est un garçon.
21 Cela resurgit également dans la discussion autour de la tenue vestimentaire. Certaines femmes déclarent qu’elles prennent soin dans certains cas de ne pas s’habiller avec une grande féminité et au contraire d’adopter une tenue masculine, pour ne pas se sentir prises dans des regards et des attitudes provocantes et agressives. S’agirait-il d’évincer ce qui fonde et montre la différence pour n’apparaître que dans l’ordre du même ? Toute différence, qu’elle soit de genre ou de sexe, deviendrait trop excitatrice à partir du moment où elle porterait la marque de la féminité qu’il faudrait cacher à tout prix. Ne rien dévoiler, ne rien montrer de cette marque au risque d’être rabattu au rang d’un bétail à dompter ; le crime serait alors que la jeune femme ait pu laisser percevoir son désir, réduit par le jeune homme dans son versant de chair. La mixité, dans ce qu’elle permet d’une coexistence de la différence, serait-elle aujourd’hui menaçante pour ne laisser exister que de l’un indifférencié ?
22 Là où la femme occupe socialement une autre place avec des droits qui l’extraient d’une dépendance à son père puis à son mari, cette mutation culturelle réarticule les relations entre hommes et femmes et interroge l’un dans sa rencontre de l’autre. Là où la différence ne trouve plus de constituants socialement admis, elle est renvoyée à la marque sur le corps, seule représentation irréductible qui reste néanmoins à inscrire dans le langage au risque d’être réduite à de la chair.
Notes
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[*]
Xavier Gassmann, psychanalyste.
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[1]
À la sortie du film, deux types de critiques opposées se dégageaient. D’un côté l’impression que ce film est un révélateur de ce qui se passe dans les banlieues, et de l’autre qu’il ne serait qu’une mauvaise caricature. Ainsi, Le Parisien pouvait publier : « Ramassis de clichés sur la banlieue, personnages caricaturés à l’extrême, langage factice et – pis – justification du viol collectif, tout est à fuir » (29 novembre 2000) et Le Monde : « Après la sortie, en novembre 2000, du film La squale, en partie consacré à la question des tournantes, le phénomène est sorti de la confidentialité. La résurgence du débat sur la violence des jeunes et l’insécurité en banlieue a aussi contribué à en faire un sujet de préoccupation pour les pouvoirs publics », Le Monde, 23 avril 2001.
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[2]
S. Ferenczi, « Confusion de langues entre les adultes et les enfants », dans Psychanalyse IV, Paris, Payot, 1982, p. 130.
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[3]
S. Lesourd, « L’impossible rencontre de la chair », dans Tomber en amour, Toulouse, Éres, 2001, p. 84.
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[4]
Ibid., p. 96.
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[5]
C. Ternynck, L’épreuve du féminin à l’adolescence, Paris, Dunod, 2000.
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[6]
S. Lesourd, op. cit., p. 87.
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[7]
Quelle expérience pour un(e) adolescent(e) d’apprendre sur un manège à phallus multicolore à enfiler un préservatif !