Notes
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Denis Mellier, maître de conférence à l’Institut de psychologie de l’Université Lumière-Lyon II.
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[1]
Ainsi les conduites rituelles pourraient s’interpréter dans le registre névrotique de l’obsessionnel, la culpabilité étant celle réveillée par la sexualité infantile, l’accueillant se défendant contre la séduction en isolant ses actes de leurs caractères affectifs et en surinvestissant l’analité. S. Freud a surtout utilisé ce modèle de la névrose obsessionnelle pour comprendre la vie institutionnelle (particulièrement pour les « exercices religieux » en 1907, puis pour l’institution en 1913).
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[2]
Dans cet ordre d’idée, j’ai remarqué que les modalités de tolérances et de traitements des conduites sexuelles du tout-petit sont grosso modo identiques entre le lieu d’accueil et le milieu des parents. À une époque par exemple, une crèche dite « sauvage », proche des milieux communautaires et étudiants, laissait les enfants se promener nus, n’accordait apparemment pas d’importance à l’apprentissage de la propreté, valorisait une certaine exhibition de l’enfant. Ces conduites étaient évitées dans une crèche plus « classique », où les parents, issus d’un milieu plus populaire, étaient plus intéressés par le dressage sphinctérien, par la propreté à table, etc. Au-delà des questions de modes éducatives ou de perception de l’enfant, on peut aussi reconnaître des différences de manières de faire, que l’on retrouve entre les cultures. En revanche, il y a une adhésion minimale entre parents et crèche : l’alliance entre eux suppose une modalité identique quant au refoulement de la sexualité infantile (Mellier, 2000).
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« Dès lors le besoin de punition, le masochisme moral, apparaît dans ce cas non pas comme le fond du fait clinique, mais plutôt comme un palliatif, comme si, à la place d’un différenciateur topique fondé sur la négation, le sujet était contraint de s’envelopper d’une souffrance psychique pour continuer à se sentir identifié et cerner ainsi l’espace subjectif d’un moi en maintenant, à ce prix, une différenciation nécessaire à la survie psychique » (p. 105).
1 L’équipe est un groupe institué qui hérite d’une histoire, histoire de ses membres et, bien au-delà, histoire des précédentes équipes, histoire de l’institution et de ses contradictions internes. Je mettrai ici l’accent sur les sentiments de culpabilité qui se transmettent et se réactualisent au fil des enjeux et des événements que traverse une équipe.
2 Dans ce texte, je défendrai l’idée que la culpabilité est inhérente à tout fonctionnement d’équipe. Et le « C’est pas moi ! C’est pas ma faute ! J’y suis pour rien ! » peut ainsi se décliner comme la parole d’un individu, pris dans les enjeux de sa propre histoire et de ses désirs, mais également comme la parole d’une personne qui « porte » une équipe, qui traduit un mouvement présent dans la vie imaginaire de ce groupe, de cette institution. Il faudra ici repérer comment ce mouvement s’exprime, se développe, bloque toute réflexion, aboutit à une crise dans l’équipe, ou se transforme en une culpabilité reconnue, assumée, qui peut conduire à des prises de responsabilité pour améliorer l’accueil, le travail de l’équipe. Nous avons bien affaire ici à « une forme de la culpabilité tapie au cœur de l’inconscient, silencieuse, mais pourtant agissante ». Mais dans la mesure où nous devrons avoir accès à des dynamiques groupales et institutionnelles, je pense que ces dynamiques concourent à l’instauration et à la reproduction d’autres types de culpabilité. Dans le cadre de cette communication, j’en distinguerai schématiquement deux : l’une freine tout travail de pensée dans l’équipe, l’autre peut conduire à une pensée groupale, à des changements positifs pour l’accueil. Le lecteur pourra se reporter à un travail, d’où sont issues ces quelques réflexions, pour envisager ensuite tous les impacts possibles sur le problème du changement en équipe et en institution (Mellier, 2000).
3 La vie émotionnelle des équipes est encore un terrain trop peu exploré malgré le travail inaugural de Paul Fustier (1999). Je m’attarderai sur sa vie imaginaire et sur ce que ses membres ressentent. Dans les institutions soignantes, cela devient vital pour comprendre les problèmes rencontrés. On doit prendre toute la mesure des processus groupaux pour penser la vie d’une équipe.
4 Fondamentalement, il faut réfléchir à la constitution paradoxale des groupes : il y a une tension entre l’identité de l’individu et celle du groupe. Chaque individu concourt à la formation du groupe, chaque individu le constitue, et pourtant on sait que chaque individu est autant, sinon plus, constitué par le groupe, donc limité dans ses possibilités de penser par ce même groupe. Cela a été très bien théorisé par René Kaës (1993). Quand des personnes participent à un même groupe, elles mettent en commun et produisent une réalité psychique propre au groupe et à sa vie imaginaire. On dit qu’il y a un « appareillage » des psychés des individus entre eux pour désigner comment chacun « s’embarque » dans le groupe avec les autres et se transforme au contact de ces autres et du groupe.
5 Cet appareillage est dû à une certaine « résonance » entre le monde interne de chaque individu et ce qu’il trouve à l’extérieur de lui, sa propre « groupalité interne » s’associant avec celle des autres pour former de manière originale des processus groupaux. L’appareil psychique groupal résulte de la tension psychique née de la confrontation entre les « appareils psychiques » de chaque individu, il se caractérise ainsi par un certain type de pensées groupales, de fantasmes communs et d’instances partiellement partagées. Les instances du surmoi qui « gèrent » la culpabilité résultent ainsi de cet « appareillage » des individus entre eux. Pour l’explorer, nous devons partir aussi de la problématique du soignant.
6 Tout soignant travaille au point de jonction entre son « enfant imaginaire » et ceux qu’il rencontre dans leur propre réalité psychique. Tout adulte a « un enfant dans sa tête » qui résulte de son histoire, de ses désirs et de ses souffrances. Cet enfant est « imaginaire » dans la mesure où il devra se confronter à la réalité psychique autre d’un enfant réel. Schématiquement, deux sources de culpabilité peuvent être ici repérées, selon la polarité œdipienne ou narcissique de cet enfant imaginaire, qui s’actualisent dans le travail, dans les liens avec l’enfant. Les exemples seront souvent issus de la crèche, mais le lecteur pourra les transposer pour d’autres accueils.
Une culpabilité œdipienne
7 Cet « enfant imaginaire » est d’abord l’héritier du roman familial (S. Freud, 1909), du temps où l’enfant se construisait une nouvelle origine comme dans les contes de fées. Il est ici marqué par la dynamique œdipienne du sujet. La crèche et, plus largement, les institutions de soin mettent ainsi en jeu le fantasme d’un « vol d’enfant » (Eiguer, 1987), d’une « adoption imaginaire » de l’enfant. La vocation à s’occuper d’enfant amène un certain accordage entre ces fantasmes individuels et ceux que proposent une institution, une équipe. Est-ce que la crèche par exemple ne vit pas aussi sur l’idée qu’elle est là « pour sauver des enfants », qu’elle pourrait avoir elle-même adoptés..., des enfants séduits, adoptés... comme dans les contes de fées. Ce roman familial institutionnel plonge ses racines dans l’institution et, après tout, permet à celle-ci de se constituer comme légitime, ce sont des fantasmes... La culpabilité est à mon sens ici une culpabilité structurante car elle repose sur une « névrotisation » du soin. Il y a des interdits et des enjeux transgressifs qui reposent sur l’investissement de l’autre, dans un scénario à trois, chacun pouvant prendre la place du tiers exclu entre bébé, soignant, parent. Le soignant trouve bébé énervé ce matin, bien sûr c’est la faute de celle qui n’est pas là, sa mère aurait dû le coucher plus tôt hier soir... La mère retrouve bébé en fin de journée, il se blottit contre elle, c’est la soignante qui se sent de trop.
8 Avec cette culpabilité « œdipienne », on peut expliquer l’aspect transgressif des relations privilégiées séductrices, les phénomènes de « chouchou », d’attachement excessif. Ici la culpabilité a pour enjeu le refoulement de la sexualité ainsi que S. Freud l’a d’abord établi. Ne pas s’attacher à l’enfant peut aboutir à une fuite dans des tâches matérielles, de nettoyage, de rangement [1]. Au contraire, s’attacher à l’enfant, c’est risquer une transgression, développer une relation d’où le parent se trouve exclu. Ce sont des enjeux que chacun rencontre dans son histoire personnelle par rapport à la « chambre des parents » : un scénario constructif où la culpabilité est structurante. La différence entre parents et accueillant se joue ici : d’un point de vue inconscient, dans ses satisfactions sexuelles, l’accueillant « vole » l’enfant du parent, comme dans son fantasme il satisfait un désir incestueux, celui d’avoir un enfant de son parent. La culpabilité rappelle cette différence, témoigne de cet interdit et de l’articulation entre le sujet et l’institution.
9 « C’est pas moi, je ne l’ai pas choisi, dit Agnès se défendant de son “faible” pour Gabriel, c’est lui qui m’a tendu les bras. » Depuis, cet enfant la suit partout, ce qui n’est pas sans poser des problèmes dans l’équipe, mais, après tout, est-ce important de savoir si c’est elle ou Gabriel qui a été à l’initiative de cet attachement réciproque ? Ce qui est important, c’est de percevoir à quel besoin cela répond chez Gabriel. Pourquoi cette recherche d’exclusivité ? Un effort peut-être pour s’adapter à la collectivité ? Retrouver avec Agnès une relation, familière, voire intime, comme à la maison ? La culpabilité ici empêche les débordements, elle peut se travailler dans l’équipe, si celle-ci est suffisamment disponible.
10 Cette culpabilité d’origine œdipienne est le garant de l’existence de l’institution comme appartenant à un ensemble social structurant. L’œdipe est un organisateur structural pour Didier Anzieu (1981) et pour Paul Fustier (1999). La structure symbolique de la crèche repose sur un équivalent de l’interdit de l’inceste, il ne peut y avoir de confusion entre la place du professionnel et celle du parent par rapport au bébé. Cette culpabilité inconsciente délimite la place de l’institution par rapport à la famille, elle maintient une continuité dans le refoulement de la sexualité infantile [2]. Sa valeur est ainsi structurante, même si ses excès sont à travailler.
11 La névrotisation des soins signe un respect du contrat narcissique social, le roman familial de la puéricultrice alimente le roman familial de l’institution, la reconnaissance d’une telle relation avec l’enfant permet son élaboration. L’élaboration d’une relation privilégiée passe par la réintégration pour la soignante de sa culpabilité œdipienne, qu’elle avait agie dans sa relation à l’enfant : elle savait bien que ce n’était pas son bébé, mais elle doit plus profondément réaliser que ce bébé, œdipien du point de vue de ses fantasmes, n’est pas le sien, qu’il a ses parents avec lesquels elle rejoue des identifications. La problématique d’Agnès et de Gabriel se situe à ce niveau. Ce travail ne pourra cependant être fait que si l’équipe reconnaît d’abord la planche de salut que cela représente pour l’enfant ; sinon rivalité et envie empestent les relations entre soignants, rendant bien difficile pour un soignant son propre travail psychique.
Une culpabilité liée à l’indifférenciation
12 Mais cet « enfant imaginaire » a des racines plus archaïques qui plongent dans le narcissisme du sujet, au temps de sa petite enfance. Deux manifestations opposées peuvent être citées. « L’enfant merveilleux » est celui hérité du narcissisme primaire, celui rêvé des parents que l’enfant porte en lui, His Majesty the Baby. Serge Leclaire (1975) a montré que le sujet devait « tuer » cette représentation imaginaire pour advenir à la parole, pour vivre différent du désir de ses parents. « L’enfant terrifiant/terrifié » correspond au versant « monstrueux » de cet enfant imaginaire, à des souffrances peu dicibles, il peut se trouver réactivé par le comportement réel d’un enfant « terrible » (Lacroix et Monmayrant, 1999), il suscite une peur qui était celle de l’adulte. Une sidération naît de cette conjoncture, l’adulte ne peut contenir la peur de l’enfant, il risque même de l’accentuer ou d’agir sa propre peur de manière destructrice. Des processus de contention essaient d’éviter ces extrêmes.
13 Madeleine ne peut supporter Jérémie, tout l’énerve chez cet enfant, elle ne sait pourquoi, elle préfère ne pas s’en occuper, elle a peur d’être trop brusque avec lui. Mais Jérémie est effectivement insupportable dans le groupe : il ne reste pas en place, n’obéit jamais à ce qu’on lui dit, s’arrête puis repart de plus belle. Tirer les cheveux, mordre, pousser les autres, un cycle sans fin semble s’être installé dans le groupe. On en vient à se dire qu’il ferait mieux de ne pas être là. Petit à petit, tout ce qui ne va pas est mis sur son compte. On aura reconnu ici une figure de bouc émissaire, même si, effectivement, Jérémie « y met du sien » : il provoque, comme s’il cherchait à se faire rejeter. Dans une équipe, l’intolérance narcissique d’un professionnel envers un accueilli, quand elle est démultipliée par ses collègues, trouve un exutoire : « Ce n’est pas moi, c’est lui. » Impossible pour l’équipe de sortir de ce cercle vicieux.
14 Il s’agira de « tuer » cette image pour ne pas fonctionner en miroir avec l’autre. L’équipe est trop « collée » à Jérémie. C’est un enfant qu’elle « porte » comme son « enfant terrible », il y en a toujours un dans le groupe : Jérémie va partir, mais quelques mois plus tard, c’est Sébastien qui prendra cette place… Jérémie, c’est un enfant qu’elle « aime » : quand il est seul avec une personne le matin, Jérémie est apprécié, il est même câlin, dit-on… En revanche, aussitôt que le groupe est constitué, on dirait qu’il s’excite, les adultes ne savent où donner de la tête. On pourrait reconnaître ici une culpabilité plus archaïque que celle du roman familial.
15 Cette culpabilité a une origine qui remonte au temps où l’enfant était peu différencié de l’adulte. Quand ses propres pulsions agressives sont dirigées vers l’autre, il peut se sentir coupable comme s’il se détruisait lui-même : lui c’est sa mère, sa mère c’est lui. Une culpabilité plus confuse qui touche des problèmes d’identité, elle est plus indifférenciée et repose sur une instance psychique assez cruelle : un surmoi archaïque. M. Klein l’a inscrit avec les pulsions agressives dès le stade oral. En 1923, puis par la suite, notamment en 1929, S. Freud a lié l’origine du surmoi à la pulsion de mort : « L’agression est “introjectée”, intériorisée, mais aussi renvoyée au point même d’où elle est partie : en d’autres termes, retournée contre le propre Moi » (1929, p. 80). Le narcissisme des petites différences est une autre voie de déflexion à l’extérieur de cette pulsion : accuser le voisin, celui qui est le plus proche. Jérémie fait partie du groupe, pourtant on le verrait bien ailleurs…
16 Cette culpabilité dans la crèche pourrait être comprise en référence à cette instance première du surmoi. L’équipe ne peut gérer sa propre agressivité, voire sa haine envers… les personnes accueillies. Elle se sent par ailleurs impuissante devant de nombreuses situations, ce qui lui est intolérable. On dirait presque qu’avec Jérémie, elle se rend coupable de le rejeter, mais non, « c’est lui qui… ».
17 Cette culpabilité liée à l’indifférenciation est particulièrement sensible aux histoires traumatiques d’un établissement : des deuils non faits, des situations passées de crises, des personnes mutées, des échecs qui n’ont pas pu être parlés. Dans toutes ces situations dramatiques, voire traumatiques, l’équipe n’arrive pas à se détacher de ce qui s’est passé. Elle était trop impliquée, inconsciemment, ce serait comme si elle-même était à l’origine de ces situations. L’équipe porte en elle un « enfant monstrueux », qu’elle ne veut pas voir, qu’elle ne peut reconnaître. Cette figure insupportable pour l’idéal soignant est massivement contre-investie : beaucoup de culpabilité non dite, un masochisme moral même important, des personnes travaillant bien au-delà de ce qui est demandé, une rigidité pour des questions de rangement, de propreté, etc.
18 On pourrait aussi dire que l’équipe est prise par des problèmes d’indifférenciation, de confusion identitaire entre les accueillantes, les bébés et leurs parents. Qui est qui ? La proximité émotionnelle est parfois si intense que l’espace manque pour que se déploie une culpabilité localisée, localisable, plus reconnue. Réfléchissant sur l’intoxication d’une équipe sur ses propres « restes », René Roussillon (1991) met en évidence que la cruauté du surmoi est à mettre sur le compte de ce qu’il appelle le « paradoxe de la culpabilité de l’innocence » : en situation de traumatisme lors de la « non-distinction du moi et du non-moi », il vaut « mieux être coupable qu’impuissant [3] ». Cette culpabilité n’est pas réductible aux « pulsions agressives » de l’équipe, la séduction narcissique de l’enfant alimente ainsi l’indifférenciation.
19
En reprenant l’exemple de Jérémie, on pourrait dégager trois niveaux différents qui, chacun à leur manière, alimentent ces tensions :
- la situation d’abord, de Jérémie, son anxiété, bien réelle, qu’il faudrait pouvoir recevoir comme une souffrance et non comme une opposition à l’adulte ;
- la situation ensuite conjoncturelle de cette équipe, qui pour différentes raisons est en difficulté ;
- la situation plus lointaine de cette institution, où se transmettent encore des éléments non élaborés, non « contenus », indifférenciés.
20 Or, en ce moment où l’équipe est tendue, cette idée peut correspondre à celle du groupe de professionnels. La tendance au jugement, ou plutôt aux critiques, s’est fortement accentuée depuis le départ inopiné d’une soignante qui avait beaucoup investi la crèche et qui pensait faire changer les choses. Elle est partie subitement, on ne s’y attendait pas, on lui en veut un peu. Ce serait comme si elle les avait abandonnés : l’équipe serait-elle si nulle ? On ne serait pas digne d’intérêt : « De toute manière ici, c’est toujours comme cela … » Un sentiment inconscient de culpabilité, qui fait mal, et Jérémie qui n’arrête pas d’agresser les autres. Effectivement, on ne vaut pas grand-chose. Je me souviendrai toujours d’une auxiliaire qui m’avait dit un jour, après trente ans de carrière, que la crèche ferait mieux de ne pas exister. Ici c’est la même chose, l’équipe a très mal vécu ce départ, car beaucoup comptaient sur elle, elle avait des idées, venait d’une autre région et avait beaucoup participé à un projet pour que les enfants arrivent à mieux dormir. Une réaction sera d’abord de la critiquer – « Cela ne m’étonne pas… C’est elle qui… » – et d’être assez « dure » envers la nouvelle personne qui devrait prendre sa place. Une équipe sous tension.
21 Un autre échelon explicatif pourrait être trouvé plus loin dans l’histoire : cette tension n’est pas nouvelle. Elle est un peu récurrente, comme ce problème de sommeil des enfants qu’on n’arrive pas à résoudre. C’est vrai que l’espace est petit, mais quand même… Quels événements passés sont-ils encore ici présents ? Un enfant était tombé un jour, pendant la sieste, en grimpant, il avait glissé et s’était fait mal. On craignait beaucoup la réaction des parents, qui ont une situation sociale importante. N’y avait-il pas eu faute ? Finalement ils n’ont pas porté plainte, mais depuis, aussitôt qu’un enfant un peu plus agile monte sur la table, le sang ne fait qu’un tour chez certaines soignantes. Les nouvelles ne savent pas, c’est ancien, mais subsiste ici un sentiment d’insécurité qui n’a jamais vraiment été parlé. Dans ce contexte, « c’est pas moi, c’est l’autre… », justement, comme si c’était « trop » moi, les soignants héritent d’un fonctionnement passé, de peurs oubliées, et pour peu qu’un enfant vienne réveiller cela… Mais cette blessure non cicatrisée renvoie aussi à d’autres souffrances : il y a de cela plus de trente ans, mais c’est toujours « actuel » pour elle, une soignante, dans un autre service, avait un jour trouvé un bébé inanimé dans son lit. À l’époque, on n’en avait pas beaucoup parlé, aucun psychologue ne travaillait avec l’équipe, des médecins étaient bien sûr intervenus, mais au niveau de l’équipe, des soignants, chacun semble avoir terré sa souffrance. Directrice, elle s’était sentie très coupable, elle est partie peu après de cette équipe, mais elle porte en elle une part de l’histoire de cette institution soignante.
22 De l’enfant au groupe d’adultes, de l’histoire institutionnelle au présent d’un accueil, il y a des télescopages, des confusions, des insécurités qui deviennent contagieuses, qu’il faudrait différencier : trouver des dispositifs, des espaces de pensée, pour ne pas se laisser envahir par l’ambiance institutionnelle.
23
En conclusion, si pour l’individu la culpabilité est rapportée au degré d’intégration de l’instance du surmoi, pour les équipes on pourrait également parler de composantes surmoïques. Elles résultent de l’appareillage partiel des instances entre les individus, ceux des membres de l’équipe, mais également ceux présents dans l’alliance institutionnelle, les parents. Ces aspects surmoïques montrent comment les règles et les interdits structurant le rapport entre accueillants et accueillis sont intégrés. Par analogie au fonctionnement individuel, la culpabilité d’une équipe peut ainsi revêtir deux valeurs différentes (Mellier, 2000) :
- une culpabilité par rapport à un interdit structurant, comme celui qui est en jeu pour l’œdipe. Elle pourrait être à l’origine d’une nouvelle prise de responsabilité (l’équipe passe par des moments dépressifs avant de pouvoir penser le changement et demander alors à ses membres l’intériorisation de nouvelles règles vis-à-vis de l’accueilli) ;
- une culpabilité paradoxale où l’interdit n’est pas clair, car la différence entre le sujet et l’objet n’est pas acquise. L’équipe oscille entre deux mouvements contraires : expulser la faute sur les autres ou se sentir minée par celle-ci. L’équipe, narcissiquement fragile, n’arrive pas à sortir d’un sentiment inconscient de culpabilité, elle va jusqu’à jeter un discrédit sur ses propres capacités et réalisations (d’où une résistance à tout changement qui mériterait d’être étudiée).
24 Nous avons par ailleurs mis l’accent sur l’importance de petits dispositifs de soin pour permettre un travail direct sur les enjeux émotionnels d’une situation ; l’observation est l’un de ces dispositifs (Mellier, 2000, 2001). À partir de ce travail en équipe, le passé peut se relativiser et « rester passé », conservé en souvenir au lieu de continuer à être actif dans des tensions insécurisantes. Cela permettrait de contenir effectivement les anxiétés de Jérémie, et cela éviterait l’infiltration d’anxiétés qui se transmettent, sinon, de génération en génération de professionnels. « C’est pas moi, c’est l’autre… », oui, mais quand même, on ne sait pas toujours ce que l’on hérite à notre insu, quand on appartient à une équipe. Un « autre » en moi.
Bibliographie
Bibliographie
- Anzieu, D. 1981. Le groupe et l’inconscient. L’imaginaire groupal, Paris, Dunod (1re éd. 1975).
- Eiguer, Alberto. 1987. « On vole un enfant. Thérapie familiale psychanalytique dans un hôpital de jour », dans G. Bleandonu (sous la direction de), Les groupes thérapeutiques, Lyon, Césura, p. 153-166.
- Freud, S. 1909. « Le roman familial des névrosés », dans Névrose, psychose et perversion, Paris, puf, 1981, p. 157-160.
- Fustier, Paul. 1999. Travail d’équipe. Clinique de l’institution médico-sociale et psychiatrique, Paris, Dunod.
- Kaës, René. 1993. Le groupe et le Sujet du groupe. Éléments pour une théorie psychanalytique des groupes, Paris, Dunod.
- Lacroix, Marie-Blanche ; Monmayrant, Maguy (dir.). 1999. Enfants terribles, enfants féroces, Toulouse, Érès, 197-210.
- Leclaire, Serge. 1975. On tue un enfant, Paris, Le Seuil.
- Mellier, Denis. 2000. L’inconscient à la crèche. Dynamique des équipes et accueil des bébés, Paris, esf éditeur.
- Mellier, Denis (dir.). 2001. Observer un bébé : un soin, Toulouse, Érès.
- Roussillon, René. 1991. Paradoxes et situations limites de la psychanalyse, Paris, puf.
Notes
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[*]
Denis Mellier, maître de conférence à l’Institut de psychologie de l’Université Lumière-Lyon II.
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[1]
Ainsi les conduites rituelles pourraient s’interpréter dans le registre névrotique de l’obsessionnel, la culpabilité étant celle réveillée par la sexualité infantile, l’accueillant se défendant contre la séduction en isolant ses actes de leurs caractères affectifs et en surinvestissant l’analité. S. Freud a surtout utilisé ce modèle de la névrose obsessionnelle pour comprendre la vie institutionnelle (particulièrement pour les « exercices religieux » en 1907, puis pour l’institution en 1913).
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[2]
Dans cet ordre d’idée, j’ai remarqué que les modalités de tolérances et de traitements des conduites sexuelles du tout-petit sont grosso modo identiques entre le lieu d’accueil et le milieu des parents. À une époque par exemple, une crèche dite « sauvage », proche des milieux communautaires et étudiants, laissait les enfants se promener nus, n’accordait apparemment pas d’importance à l’apprentissage de la propreté, valorisait une certaine exhibition de l’enfant. Ces conduites étaient évitées dans une crèche plus « classique », où les parents, issus d’un milieu plus populaire, étaient plus intéressés par le dressage sphinctérien, par la propreté à table, etc. Au-delà des questions de modes éducatives ou de perception de l’enfant, on peut aussi reconnaître des différences de manières de faire, que l’on retrouve entre les cultures. En revanche, il y a une adhésion minimale entre parents et crèche : l’alliance entre eux suppose une modalité identique quant au refoulement de la sexualité infantile (Mellier, 2000).
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[3]
« Dès lors le besoin de punition, le masochisme moral, apparaît dans ce cas non pas comme le fond du fait clinique, mais plutôt comme un palliatif, comme si, à la place d’un différenciateur topique fondé sur la négation, le sujet était contraint de s’envelopper d’une souffrance psychique pour continuer à se sentir identifié et cerner ainsi l’espace subjectif d’un moi en maintenant, à ce prix, une différenciation nécessaire à la survie psychique » (p. 105).