Couverture de LETT_046

Article de revue

Les parents usagers à la croisée des chemins

Pages 9 à 18

Notes

  • [*]
    Michel Chauvière, directeur de recherche au cnrs, cersa , université Paris 2.
  • [1]
    L’exemple est plus longuement traité par Michel Chauvière, « Le champ familial : des usagers aux rapports sociaux d’usage », dans Philippe Warin (dir.), (1997), Quelle modernisation des services publics ? Les usagers au cœur des réformes, Paris, La découverte, coll. « Recherches », qui s’appuie sur la série des Cahiers du grmf (1992-2002). Voir notamment grmf, « La solidarité en actes. Services collectifs et expression des usagers dans le Mouvement populaire des familles. 1940-1955 », Les cahiers du grmf , n? 11, 2001.
  • [2]
    Union nationale et unions départementales des associations familiales.
  • [3]
    Michel Sapin, La Place et le rôle des usagers dans les services publics – Rapport au Premier ministre, Paris, La Documentation française, 1983.
  • [4]
    Voir par exemple Jean-Marc Weller, L’État au guichet. Sociologie cognitive du travail et modernisation administrative des services publics, Paris, Desclée de Brouwer, 1999.
  • [5]
    Voir Michel Chauvière, « Quand le marché hante le social !», Les Cahiers de l’Actif, n? 254-255, juillet-août 1997.
  • [6]
    Une bonne synthèse est donnée dans Chantal Humbert, Les Usagers de l’action sociale. Sujets, clients ou bénéficiaires ?, Paris, L’Harmattan, 2000.
  • [7]
    Irène Théry, « Identifier le parent », Informations sociales, n? 46, 1995, (Les figures de la parenté), p. 8-19.
  • [8]
    Voir Martine Gross (dir.), Homoparentalités, état des lieux. Parenté et différence des sexes, Paris, esf, 2000. Voir aussi Didier Legall, Yamina Bettahar, La Pluriparentalité, Paris, puf, 2001.
  • [9]
    Robert Castel, Claudine Haroche, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi. Entretiens sur la construction de l’individu moderne, Paris, Fayard, 2001.
  • [10]
    Robert Castel, Claudine Haroche, op. cit.
  • [11]
    Tradition assez spécifique à la France, qui s’inscrit historiquement dans la réaction catholique à l’individualisme moderne et à la laïcisation de la société, à commencer par l’école.
  • [12]
    Le familialisme est ici à considérer comme une norme d’action collective qui reconnaît à la famille légale ou assimilée des fonctions et des droits sociaux ou politiques particuliers, distincts et complémentaires de ceux des personnes qui la composent. En France, le familialisme a été reconnu et institutionnalisé en 1943/1945. Cette représentation officielle n’intègre cependant pas la pluralité des formes familiales.
  • [13]
    Libération, 19 novembre 2000.
  • [14]
    Ainsi, pour Laurent Mucchielli, les craintes d’une « crise de la famille » et d’une « démission parentale » ne sont guère fondées. Voir Laurent Mucchielli, Familles et délinquances. Un bilan pluridisciplinaire des recherches francophones et anglophones, Guyancourt, cesdip, collection « Études et données pénales », 2000, n? 86.
  • [15]
    Sur la genèse de l’École des parents, voir : « L’École des parents ou l’éducation des enfants éclairée par la psychologie et la psychanalyse », dans Annick Ohayon, L’Impossible rencontre. Psychologie et psychanalyse en France 1919-1969, Paris, La Découverte, 1999, p. 184-189. Du même auteur, voir « L’éducation des parents : histoire d’une illusion », La Lettre du grape , n? 41, septembre 2000, diff. Érès.
  • [16]
    On pourrait également rapprocher ce vent de parentalisation du développement d’un enseignement et de recherches à l’université en éducation familiale qui veut aussi armer le parent, les parents, en un mot la famille. Voir Paul, Éducation familiale. Acteurs, processus et enjeux, Paris, puf, 1995.
  • [17]
    Voir Michel Chauvière, Virginie Bussat, Famille et codification. Le périmètre du familial dans la production des normes, Paris, La Documentation française/Mission de recherche Droit et Justice, 2000.
  • [18]
    Un premier bilan de ce travail vient d’être publié. Voir Vie sociale, « Familles et action sociale aujourd’hui », n? 1, 2001.
  • [19]
    Michel Chauvière, Virginie Bussat, op. cit.
  • [20]
    Rapport Bianco-Lamy, L’Aide à l’enfance demain, La Documentation française, mai 1980.
  • [21]
    Loi n? 84-422 relative aux droits des familles dans leurs rapports avec les services chargés de la protection de la famille et de l’enfance et au statut de pupille de l’État.
  • [22]
    Décret n? 91-1415 relatif aux conseils d’établissements.
  • [23]
    Voir sur toutes ces questions : Roland Janvier, Yves Matho, Mettre en œuvre le droit des usagers dans les établissements d’action sociale. Contexte, pratique, enjeux, Paris, Dunod, 2000.
  • [24]
    Michel Chauvière, Jacques T. Godbout (dir.), Les Usagers entre marché et citoyenneté, Paris, L’Harmattan, 1992.
  • [25]
    Comme dans l’exemple emprunté au secteur santé de l’accès au dossier médical qui mobilise actuellement un collectif d’associations sanitaires et sociales où l’on retrouve les organisations militantes de lutte contre le sida (Aides, Act-up, etc.) et aussi l’unaf.
  • [26]
    Voir Michel Chauvière, « Usages et significations contradictoires de la relation de services dans le secteur social », dans Luc Rouban, Le Service public en devenir, Paris, L’Harmattan, 2000.
  • [27]
    En complément, voir Michel Chauvière, « La famille, l’école et les autres », Informations sociales, n? 93, 2001, p. 66-77 (Éducations : souci partagé, pratiques dispersées).
  • [28]
    Entre-temps, une loi de juillet 1942 avait stipulé que cette autorité appartenait au père et à la mère, mais pas son exercice, il est vrai.
  • [29]
    Éric Millard, « Débats autour de la personnalisation juridique », dans Michel Chauvière, Monique Sassier et al. (dir.), Les Implicites de la politique familiale. Approches historiques, juridiques et politiques, Paris, Dunod, 2000.
  • [30]
    C’est bien la question qu’aborde Jean Lavoué, Éduquer avec les parents. L’action éducative en milieu ouvert : une pédagogie pour la parentalité ? Paris, L’Harmattan, 2000 (Préface de Michel Chauvière). Voir aussi Pierre Texier et al., La Parentalité, nouvelle scène éducative. Pour maintenir leurs parents aux enfants placés, Paris, L’Harmattan, 2001.
  • [31]
    Jeunesse, le devoir d’avenir, rapport de la commission du Commissariat général du Plan « Jeunes et politiques publiques », présidé par Dominique Charvet, 2001.
    Rapport disponible en ligne : http://www.ladocfrancaise.gouv.fr.

1 Au moment des premières élections sociales, après 1945, le Mouvement populaire des familles (mpf) se proposait de défendre les familles ouvrières dans toutes les dimensions de l’usage et de la consommation. C’était, à n’en pas douter, une innovation pour l’époque. En tentant de mobiliser leurs militants et sympathisants sur les situations concrètes dans lesquelles les familles et les adultes qui les composent ont des intérêts spécifiques à défendre, cette organisation faisait alors rupture avec l’approche essentialiste de la famille, encore très hégémonique. L’audace était d’autant plus grande que tout cela se passait en milieu catholique [1].

2 Si, en France, la notion globale d’« intérêts matériels et moraux des familles » a connu une reconnaissance publique effective par le truchement des institutions de représentation que sont l’unaf et les udaf[2], la considération plus affûtée de « la famille comme consommatrice et usagère » a davantage tardé à s’affirmer. Les consommateurs ne se sont bien organisés et leur mouvement ne s’est imposé qu’au cours des années soixante-dix. Aujourd’hui, leur lobby très « classes moyennes et supérieures » est bien présent à Bruxelles, mais il s’éloigne des familles en difficulté. Quant aux usagers, la notion n’était guère usitée, sauf dans la formule passe-partout des « usagers du service public » dont la déclinaison la plus courante a longtemps concerné la route et les transports en commun.

3 C’est seulement au début des années quatre-vingt que la situation a lentement évolué, avec notamment un rapport circonstancié de Michel Sapin en 1983 [3], puis une loi de 1984 sur les droits des familles dans leurs rapports avec les services de l’Aide sociale à l’enfance suivie de quelques autres textes. Aujourd’hui, la locution « parents usagers », inédite il y a encore quelque temps, nous interroge. Derrière l’évidence des mots parents et usagers, il s’agit vraisemblablement de l’aboutissement provisoire d’un processus complexe.

4 On peut décomposer ce processus en trois mouvements de nature différente. Dans le champ des politiques familiales, pour ne pas dire des politiques de la famille, le mot parent et tout un ensemble de néologismes comme parentalité ou parentalisation tendent depuis peu à s’imposer dans le discours public aux côtés du terme famille, et s’y substituent parfois. Dans le même temps, la notion d’usager s’est trouvée revalorisée, tant au guichet (par exemple, au guichet des caisses d’allocations familiales [4]), que dans les services publics ou assimilés et plus largement dans l’ensemble du champ social et éducatif. Enfin, simultanément, la marchandisation accrue des services sociaux a fait des destinataires plus ou moins solvables des usagers-clients [5]. La signification de toutes ces transformations enchevêtrées est encore bien hésitante : gain de citoyenneté, modernisation administrative, démocratie participative, coproduction ou incorporation mercantile [6] ?

5 Nous aborderons ces différentes hypothèses, en les intégrant dans une réflexion sur les conditions sociales d’émergence du parent et sans perdre de vue, bien évidemment, la question de l’enfant.

Être parent, expérience vécue

6 Chacun a une expérience personnelle de la parentalité, soit comme géniteur, soit comme fils ou fille. Mais ce terme évoque surtout l’exercice concret de l’autorité parentale, selon le Code civil, à l’égard d’un ou de plusieurs enfants, conçus, adoptés ou simplement élevés.

7 Dans un article de 1995 [7], Irène Théry distingue trois composantes : biologique (le parent, c’est le géniteur), domestique (le parent, c’est celui qui élève l’enfant dans sa maison ou « possession d’état ») et généalogique (le parent, c’est celui que le droit désigne comme tel, sur le plan juridique et symbolique ; ce qui permet justement de sortir de l’opposition entre le biologique et le social). Sociologiquement, on peut donc dire que la parentalité est un rapport social particulièrement chargé. On aurait d’ailleurs intérêt à utiliser la notion de rapports parentaux ou encore de rapports sociaux de parentalité.

8 Aussi importante et répandue qu’elle soit, cette tâche n’est pas universalisable tant ses modalités et limites varient d’une culture à l’autre. Pour les adultes concernés, elle n’est pas non plus permanente. Étant liée à l’enfant, l’expérience parentale est par nature une activité contingente. Elle ne confère donc aux hommes et aux femmes qu’une identité temporaire et, qui plus est, évolutive. Tous les enfants grandissent puis s’émancipent.

9 Aujourd’hui, les nombreux néologismes en vigueur créent avant tout un renforcement nominal. Mais pour quoi faire ? Sans doute d’abord pour consolider la dimension identitaire. Être parent deviendrait plus identitaire que jamais, comme en témoignent à leur manière les stratégies monoparentales ou encore la surprenante revendication homoparentale [8]. Il peut s’agir d’un repli en période économiquement difficile. Plus positivement, il s’agit aussi pour chacun de consolider son propre accomplissement, au travers d’une reproduction de soi maîtrisée et responsable. Nous sommes ici dans la figure de l’individualisme par excès, proposée par Robert Castel [9]. L’homme moderne est un parent responsable. Mais sans doute, ce renforcement sert-il également à fabriquer implicitement ou explicitement, selon les cas, une norme sociale destinée à ceux qui n’intérioriseraient pas spontanément le changement. On pense notamment à ceux que Robert Castel renvoie à la figure inverse de l’individualisme par défaut [10]. Pour tous les néo-philanthropes que nous sommes, l’homme moderne doit être un parent responsable. On pourrait ainsi y voir une sorte de déplacement de la norme de comportement, vu la liberté désormais protégée des orientations sexuelles, des mariages et autres unions (pacs, par exemple). La norme se ferait plus sociale que jamais, passant de l’encadrement de la sexualité devenu impossible – sauf pédophilie – à l’encadrement de l’« élevage » et spécialement de l’éducation, quelles que soient au départ les conditions de la naissance et de la filiation.

10 Dans la tradition des mouvements familiaux [11], la mobilisation visait avant tout des familles comme telles. Ce qui incluait naturellement le parent ou mieux les parents, père et mère, considérés comme les éducateurs naturels de l’enfant, sans vraiment qu’il soit besoin de le défendre davantage. Il n’en va pas pourtant de même dans tous les milieux concernés par l’éducation. Ainsi dans le champ scolaire, depuis l’entre-deux-guerres, on parle de parents d’élèves, comme dans le champ médico-social, à partir des années cinquante, on parlera de parents d’enfants inadaptés. D’ailleurs, les premiers ne sont pas à l’unaf et ne se reconnaissent donc pas dans le champ familial institué, alors que les seconds l’ont intégré mais marginalement. Aujourd’hui encore, les conseils d’école associent les parents, mais pas les familles, ce qui n’a pas tout à fait la même signification. Récemment, le ministre de l’Éducation nationale s’engageait à « renouveler le dialogue entre parents et école », sous-entendant que les rôles ne sont pas les mêmes. Visiblement, l’école n’est pas familialiste [12].

11 Enfin, la reconnaissance du parent, pour soi et dans les transactions sociales essentielles autour de l’enfant, se fait elle-même de plus en plus individuelle, en tout cas moins conjugale et moins familiale. Jusque dans le discours public, qui fait usage du singulier autant que du pluriel, le parent est devenu en grande partie un être unisexe, voire asexué. Ce qui, au passage, remet en question certains enseignements catholiques ou psychanalytiques sur la nécessaire différenciation des sexes dans le devenir d’un enfant. C’est pourtant la conception qui sert encore très massivement de référence à tout l’accompagnement éducatif, a fortiori dans l’accompagnement rééducatif des enfants, adolescents et leur famille. Distorsions assurées chez les éducateurs !

Le parent, rhétorique politique

12 Dans certaines conditions historiques, ce problème privé à l’origine peut être hissé au rang de norme publique majeure. Tout en restant un état, une qualité ou une fonction toute personnelle, la parentalité devient alors une règle collective plus ou moins prescriptive. Nous sommes apparemment dans une telle période après de longues années de latence.

13 Depuis les années soixante-dix, la responsabilisation des parents à l’égard de leurs enfants, qu’ils soient légitimes, naturels, adoptés ou autres, ne cesse d’être réaffirmée. Y compris à l’endroit du parent qui refuse d’en assumer toutes les conséquences financières et sociales après séparation. De même, l’accouchement sous X régressant, le droit de connaître ses deux parents s’oppose de plus en plus au droit ancien de ne pas reconnaître ses enfants naturels. La conception actuelle du divorce tend à ne plus entraîner la rupture de la co-responsabilité parentale, la nouvelle exigence étant au contraire de la préserver par-delà la déconjugalisation (avec recours à la médiation familiale, par exemple). Dans le débat public sur l’affaire Perruche, où était en cause la légitimité de la plainte d’un enfant né handicapé considérant qu’une faute médicale avant sa naissance avait empêché sa mère d’avorter, certains juristes ont dû forger une nouvelle catégorie d’argumentation, au demeurant assez fragile : le projet parental [13]. Enfin, la démission des parents continue de servir d’explication plausible à la délinquance des petits « sauvageons » et plus généralement aux incivilités, malgré les avertissements des chercheurs spécialisés [14].

14 Ces orientations ne sont cependant pas aussi contemporaines qu’il paraît. Elles s’inscrivent en effet dans une logique d’intervention sociale initiée beaucoup plus tôt, notamment dès les années trente par Madame Vérine et son École des parents. Comme l’a bien montré Annick Ohayon [15], cette stratégie était alors influencée par la psychologie et la psychanalyse. Dans ce cadre, la formation et le soutien individualisé se trouvaient visiblement mis au service du réarmement moral des familles [16].

15 Mais pourquoi, jusqu’à ce jour, les politiques publiques n’ont-elles jamais utilisé cette terminologie parentaliste dans leurs affichages ? Parmi les réponses possibles, on peut suggérer très vraisemblablement que la conceptualisation en termes de parent entretient une relation particulière avec la conceptualisation des mêmes problèmes publics en terme de famille. Famille s’est longtemps imposé comme une catégorie incontournable mais controversée et délicate à manipuler [17]. Parent ne pouvait s’imposer que dans une conjoncture de déconstruction idéologique de la catégorie famille, comme une manière de laïciser l’une des dimensions les plus sociales du groupe familial, renvoyant le reste au privé ou à l’intime.

16 Quoi qu’il en soit, l’actualité est depuis peu marquée par l’installation au gouvernement d’une ministre déléguée à la Famille, à l’Enfance et aux Personnes handicapées. Son titulaire actuel, madame Ségolène Royal, était anciennement chargée de la condition scolaire à l’Éducation nationale. Changement de ministère, mais aussi changement de philosophie politique ! Dans ce contexte, le soutien à la parentalité est devenu l’une des nouvelles rationalités de l’action publique. À cette fin, le cedias-Musée social héberge une cellule d’appui technique. Suscitée à l’origine par une délégation interministérielle à la famille (dif), elle aide à la création de réseaux d’écoute, d’appui et d’accompagnement des parents dans tous les départements [18]. Enfin, à plusieurs occasions, notamment à propos des réformes du Code civil, on a pu noter une certaine concurrence entre la Justice, ministère de la Loi, et le ministère délégué à la Famille et à l’Enfance. Sans doute est-ce parce que, aujourd’hui comme hier, le périmètre du familial et a fortiori celui de la condition parentale restent tout à fait problématiques [19].

Le parent usager : figure du citoyen ou masque du client ?

17 Dans le secteur social, depuis la loi de 1975 en faveur des personnes handicapées, depuis le rapport Bianco-Lamy de 1980 sur L’Aide à l’enfance demain[20] et surtout depuis la loi de 1984 relative aux droits des familles dans leurs rapports avec les services chargés de la protection de la famille et de l’enfance [21], puis le décret de 1991 relatif aux conseils d’établissements [22], les droits des parents confrontés à l’administration et aux institutions ainsi que leur participation à la vie des établissements et services ont progressé, du moins en principe. À ce jour, on a conduit trop peu d’évaluations sur ces sujets pour pouvoir juger de l’effectivité et des conséquences de ces droits nouveaux [23]. Cependant, la réflexion reste indispensable sur le sens de ces évolutions, ne serait-ce que pour faire le départ entre citoyenneté et marché, ces deux référentiels étant contradictoirement présents dans le concept d’usager [24].

18 Rappelons le contexte. Sans causalité directe avec la crise économique et sociale, une nouvelle donne structurelle s’est imposée à tous les acteurs, fruit de la décentralisation à la française, de la construction européenne et de la mondialisation du commerce. Ces processus additionnés ont visiblement renforcé la transformation des modes d’administration de tout le secteur éducatif et social, avec des réussites inégales. D’où un mouvement rampant de marchandisation désormais à l’œuvre. Il se traduit par des mises en concurrence, la flexibilisation des règles de droit (notamment par le contournement des métiers légitimes), la rationalisation de la production des biens éducatifs et sociaux, avec une nouvelle tentative de maîtrise des flux et une réorganisation du travail vers plus de productivité. Toutes ces transformations entraînent des sentiments d’impuissance et des effets d’usure chez les agents, constatés dans de nombreux travaux.

19 Dans le même temps, l’action publique à finalité sociale a semblé (re)découvrir la nécessité d’une problématique de l’usager. Celui-ci est mobilisé tout à la fois au fondement du principe de qualité mais aussi, car nous restons dans une tradition de citoyenneté républicaine, comme base d’une éthique démocratique. En parlant d’usagers, il s’agirait de promouvoir une meilleure écoute et surtout le respect des bénéficiaires dans la mesure où ils sont créanciers ou plus simplement parce qu’ils sont les premiers concernés, quels que soient conjoncturellement leur problème ou leur pathologie [25]. Ainsi la notion de citoyenneté se décline-t-elle du handicap à l’immigration, de l’exclusion à l’éducation, comme nouvel équivalent éthique de portée générale. Mais cette référence demeure la plupart du temps incantatoire, par défaut de pouvoirs réellement accordés aux usagers en tant que citoyens. D’autant que c’est souvent au risque de la proximité, et parfois même de la confusion, avec la logique du marché. De l’usager-client au client solvable, le glissement s’observe dans les discours et dans les pratiques. La « relation de service », selon une représentation qui tend à se développer de l’école à l’ase, contient toutes ces ambiguïtés [26].

20 Ce mouvement se présente donc chargé de références implicites à la participation citoyenne et au citoyen analyseur des politiques publiques qui semblent déboucher sur le mot d’ordre de « l’accès aux droits pour tous » caractéristique de la loi de 1998 de lutte contre les exclusions. Mais inversement, on ne peut ignorer les formes d’incorporation des destinataires (usagers, clients ou consommateurs) dans le procès de production, qu’il s’agisse de biens matériels ou immatériels. Comme pour noyer le problème, on associe souvent usagers et clients dans la formule « usagers-clients », mais cette catégorie hybride indique à tout le moins qu’il s’agit là d’un lieu incertain entre service public et service marchand. Les familles sont évidemment concernées au premier chef et de manière très large par ces transformations qui concernent les hommes, les femmes et les enfants qui les composent. Si l’on en retient une définition plus étroite, les parents le sont également, mais dans un spectre restreint aux services éducatifs, sociaux (ou encore de loisirs).

Le parent et l’éclipse de l’enfant

21 Enfin, ce qui interroge le plus dans cette transformation des modes d’action publique, c’est le risque de contradictions avec la progression des droits propres de l’enfant. Les droits de l’enfant relèvent en effet d’une tout autre philosophie politique que la mobilisation familiale sous toutes ses formes, y compris sous la forme contemporaine de la responsabilité parentale. Cette philosophie apparaît en tout cas plus conforme au droit individuel à l’instruction et à la protection des débuts de la IIIe République, tel qu’il a perduré jusqu’à nous.

22 On doit donc se demander ce que devient l’enfant dans le processus de parentalisation. La question n’est pas paradoxale. À trop mobiliser la fonction parentale, ne court-on pas le risque d’éclipser l’enfant comme tel, dans ses spécificités opposables tant à la collectivité publique qu’à ses propres parents, à tout le moins d’en faire une question socialement résiduelle, par économie ou par déni ? Ainsi l’école ne serait-elle pas en train de devenir subrepticement davantage un service rendu aux parents dans leurs responsabilités éducatives légitimes, qu’un service rendu aux enfants, comme citoyens en formation, indépendamment de leurs conditions sociales et familiales d’existence, en collaboration avec leurs parents toutes les fois que cela est possible ?

23 Ces deux voies n’entraînent pas les mêmes conséquences. Dans la première, l’enfant est un objet d’échanges entre sa famille et l’école (ou autres institutions) ; il est représenté par ses géniteurs, au lieu d’être un acteur direct, à part entière, et plus encore le principe même du système scolaire tout entier (principe de réalité autant que principe de vérité). Un précédent ministre ne voulait-il pas recentrer l’école sur l’enfant ? De ce fait, l’offre scolaire pourrait bien être en train de changer de statut. En devenant un service comme un autre, voire substituable à un autre, elle se banaliserait, en refoulant sa mission et son projet d’instruction et d’éducation pour tous [27]. Dans ces conditions, nous glisserions de l’idéologie de l’école de la République à l’idéologie du marché scolaire. La montée en force du soutien scolaire, indéniable œuvre de solidarité et de prévention dans les quartiers sensibles, révèle d’une certaine manière cette dérive.

24 La protection de l’enfant connaît également une période de flottement. Pour ce qui lui revient, le Code civil a introduit, avec la réforme de 1970, le concept d’autorité parentale (partagée, c’est-à-dire rééquilibrée entre les deux parents, mais par encore conjointe) là où la tradition napoléonienne avait imposé qu’elle soit exercée par le père seul durant le mariage (puissance paternelle) [28]. Pour autant, les effets de cette modernisation nécessaire restent incertains. D’abord le droit n’est pas allé au bout de sa logique. Vérification faite, le parent comme acteur social reconnu et protégé n’existe pas sur le plan juridique, du moins jusqu’à ce jour. Pas plus d’ailleurs que la famille, qui n’est pas une personne morale, n’a de personnalité juridique en tant que telle [29]. Mais celle-ci avait d’autres légitimités à faire valoir. Dans le Code, on continue de faire systématiquement usage de la formule générique « père et mère de l’enfant », mais elle demande de plus en plus une interprétation par les intervenants sociaux.

25 En outre, en matière de protection de l’enfance, nous sommes curieusement passés en quelques années de l’intérêt de l’enfant à l’accompagnement parental. L’intérêt de l’enfant, c’est cette fiction juridique forgée il y a plus d’un siècle, dans l’esprit du droit d’alors, qui a permis, d’une part, aux mineurs d’avoir accès à la justice et, d’autre part, qu’une action judiciaire puisse être opposée si nécessaire aux parents, doublée, il est vrai, d’une recherche d’adhésion de ces derniers. Au-delà de la justification classique en terme de prévention, pourquoi la protection de l’enfant est-elle devenue à bien des égards une protection de la famille ? Comment expliquer que la clinique de l’enfant se soit transformée en une clinique du groupe familial, replaçant l’enfant dans sa famille, le réassignant comme jamais à celle-ci ? D’autant que cette évolution entraîne avec elle une série de questions encore sans réponses. Si la réhabilitation de l’autorité parentale s’impose désormais à toute action éducative en milieu ouvert, épuise-t-elle pour autant la question éducative ? Si les parents sont effectivement les principaux acteurs de l’éducation, le professionnel n’est-il qu’au service des parents [30] ? Comment la division du travail éducatif et la coéducation doivent-elles évoluer avec l’avance en âge de l’enfant ? Comment la penser au stade de l’adolescence précisément ?

26 On pourrait craindre en effet qu’après avoir été centrée sur l’enfant, considéré comme citoyen en devenir et investissement sociétal, l’éducation hors de la famille n’en vienne à considérer davantage son environnement que sa personne. L’approche systémique et quelques autres théories en vogue ne semblent pas tout à fait étrangères à cet écart par rapport à la conception classique du sujet, que l’on retrouve aussi bien dans la tradition analytique (le sujet souffrant) qu’aux fondements de la citoyenneté (le sujet comme citoyen) et dans la tradition catholique de l’éducation (le sujet comme personne). Pour différentes qu’elles soient, ces traditions n’ont jamais été pleinement familialistes. L’exemple des mouvements de jeunesse, symétriquement développés dès les années vingt par les milieux spiritualistes et les milieux laïques, donne une illustration historique aux enjeux éducatifs hors de la famille. Plus près de nous, c’est aussi l’esprit général du rapport du Commissariat général du Plan piloté par Dominique Charvet, ancien directeur de la pjj, intitulé : « Jeunesse, le devoir d’avenir [31]. » Ce rapport a d’ailleurs suscité des réactions sur les questions cruciales de l’autorité sociale, sur les enfants avant et surtout après la majorité, sur leur statut personnel, leurs aspirations à l’autonomie et les conditions d’accès à l’emploi, avec la proposition phare d’un bénéfice direct des aides de l’État, contre le prolongement des allocations familiales.

Conclusion : La croisée des chemins

27 Malgré l’approche empirique positive que chacun peut en avoir, le parent n’est donc pas une question facile à problématiser. Pour les intervenants politiques et professionnels, le parent est un acteur encore mal stabilisé, sur le plan juridique comme sur le plan social, même si l’on peut observer une tendance à la parentalisation de l’action publique.

28 À l’évidence, le sens de ces changements n’est pas exclusivement dans les mutations de la famille. Il est aussi dans l’évolution du contexte économique et politique. Dès lors, le « parent usager », formule qui redouble et adapte en partie l’expérience individuelle, loin de conduire naturellement à plus de participation ou d’implication, pourrait bien n’être qu’un masque du consommateur, c’est-à-dire de la marchandisation en cours des services, sociaux ou éducatifs. À tout le moins, il est l’indice d’une progression de la philosophie libérale dans les discours, les représentations et les régulations sociales.

29 C’est pourquoi on peut poser aux responsables politiques la question suivante. Qu’il faille tout faire pour requalifier les parents, pour les associer au devenir de leurs enfants, qu’il faille même rappeler certains à leurs obligations dans le cadre commun que nous partageons tous (intégration oblige), qu’il faille en même temps et sans craindre les tensions soutenir l’enfant dans la résolution de ses difficultés objectives et psychiques, y compris au prix d’une réévaluation du système des places dans la famille (qui n’est pas toujours le milieu le plus favorable pour lui), si tout cela est indéniablement nécessaire et respectable, faut-il pour autant en faire une politique, impliquant un affichage, une mise en scène plus ou moins médiatique, une évaluation forcément mi-comptable, mi-qualité, etc. ?

30 Enfin, cette orientation porte en elle le risque d’un totalitarisme des parents au détriment des professionnels de l’enfance qui pourtant partagent avec eux, depuis la prime enfance et le plus souvent dans une nécessaire discrétion, le soin de l’éveil, de l’instruction, de l’éducation bref de l’accompagnement de la génération montante. Dans les contrats éducatifs locaux, il importera d’être attentif à la manière dont les élus intègrent ces différents acteurs, organisent leur partenariat, selon le leitmotiv actuel, et surtout régulent la balance des légitimités entre parents, éducateurs, psys, police, etc.

Notes

  • [*]
    Michel Chauvière, directeur de recherche au cnrs, cersa , université Paris 2.
  • [1]
    L’exemple est plus longuement traité par Michel Chauvière, « Le champ familial : des usagers aux rapports sociaux d’usage », dans Philippe Warin (dir.), (1997), Quelle modernisation des services publics ? Les usagers au cœur des réformes, Paris, La découverte, coll. « Recherches », qui s’appuie sur la série des Cahiers du grmf (1992-2002). Voir notamment grmf, « La solidarité en actes. Services collectifs et expression des usagers dans le Mouvement populaire des familles. 1940-1955 », Les cahiers du grmf , n? 11, 2001.
  • [2]
    Union nationale et unions départementales des associations familiales.
  • [3]
    Michel Sapin, La Place et le rôle des usagers dans les services publics – Rapport au Premier ministre, Paris, La Documentation française, 1983.
  • [4]
    Voir par exemple Jean-Marc Weller, L’État au guichet. Sociologie cognitive du travail et modernisation administrative des services publics, Paris, Desclée de Brouwer, 1999.
  • [5]
    Voir Michel Chauvière, « Quand le marché hante le social !», Les Cahiers de l’Actif, n? 254-255, juillet-août 1997.
  • [6]
    Une bonne synthèse est donnée dans Chantal Humbert, Les Usagers de l’action sociale. Sujets, clients ou bénéficiaires ?, Paris, L’Harmattan, 2000.
  • [7]
    Irène Théry, « Identifier le parent », Informations sociales, n? 46, 1995, (Les figures de la parenté), p. 8-19.
  • [8]
    Voir Martine Gross (dir.), Homoparentalités, état des lieux. Parenté et différence des sexes, Paris, esf, 2000. Voir aussi Didier Legall, Yamina Bettahar, La Pluriparentalité, Paris, puf, 2001.
  • [9]
    Robert Castel, Claudine Haroche, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi. Entretiens sur la construction de l’individu moderne, Paris, Fayard, 2001.
  • [10]
    Robert Castel, Claudine Haroche, op. cit.
  • [11]
    Tradition assez spécifique à la France, qui s’inscrit historiquement dans la réaction catholique à l’individualisme moderne et à la laïcisation de la société, à commencer par l’école.
  • [12]
    Le familialisme est ici à considérer comme une norme d’action collective qui reconnaît à la famille légale ou assimilée des fonctions et des droits sociaux ou politiques particuliers, distincts et complémentaires de ceux des personnes qui la composent. En France, le familialisme a été reconnu et institutionnalisé en 1943/1945. Cette représentation officielle n’intègre cependant pas la pluralité des formes familiales.
  • [13]
    Libération, 19 novembre 2000.
  • [14]
    Ainsi, pour Laurent Mucchielli, les craintes d’une « crise de la famille » et d’une « démission parentale » ne sont guère fondées. Voir Laurent Mucchielli, Familles et délinquances. Un bilan pluridisciplinaire des recherches francophones et anglophones, Guyancourt, cesdip, collection « Études et données pénales », 2000, n? 86.
  • [15]
    Sur la genèse de l’École des parents, voir : « L’École des parents ou l’éducation des enfants éclairée par la psychologie et la psychanalyse », dans Annick Ohayon, L’Impossible rencontre. Psychologie et psychanalyse en France 1919-1969, Paris, La Découverte, 1999, p. 184-189. Du même auteur, voir « L’éducation des parents : histoire d’une illusion », La Lettre du grape , n? 41, septembre 2000, diff. Érès.
  • [16]
    On pourrait également rapprocher ce vent de parentalisation du développement d’un enseignement et de recherches à l’université en éducation familiale qui veut aussi armer le parent, les parents, en un mot la famille. Voir Paul, Éducation familiale. Acteurs, processus et enjeux, Paris, puf, 1995.
  • [17]
    Voir Michel Chauvière, Virginie Bussat, Famille et codification. Le périmètre du familial dans la production des normes, Paris, La Documentation française/Mission de recherche Droit et Justice, 2000.
  • [18]
    Un premier bilan de ce travail vient d’être publié. Voir Vie sociale, « Familles et action sociale aujourd’hui », n? 1, 2001.
  • [19]
    Michel Chauvière, Virginie Bussat, op. cit.
  • [20]
    Rapport Bianco-Lamy, L’Aide à l’enfance demain, La Documentation française, mai 1980.
  • [21]
    Loi n? 84-422 relative aux droits des familles dans leurs rapports avec les services chargés de la protection de la famille et de l’enfance et au statut de pupille de l’État.
  • [22]
    Décret n? 91-1415 relatif aux conseils d’établissements.
  • [23]
    Voir sur toutes ces questions : Roland Janvier, Yves Matho, Mettre en œuvre le droit des usagers dans les établissements d’action sociale. Contexte, pratique, enjeux, Paris, Dunod, 2000.
  • [24]
    Michel Chauvière, Jacques T. Godbout (dir.), Les Usagers entre marché et citoyenneté, Paris, L’Harmattan, 1992.
  • [25]
    Comme dans l’exemple emprunté au secteur santé de l’accès au dossier médical qui mobilise actuellement un collectif d’associations sanitaires et sociales où l’on retrouve les organisations militantes de lutte contre le sida (Aides, Act-up, etc.) et aussi l’unaf.
  • [26]
    Voir Michel Chauvière, « Usages et significations contradictoires de la relation de services dans le secteur social », dans Luc Rouban, Le Service public en devenir, Paris, L’Harmattan, 2000.
  • [27]
    En complément, voir Michel Chauvière, « La famille, l’école et les autres », Informations sociales, n? 93, 2001, p. 66-77 (Éducations : souci partagé, pratiques dispersées).
  • [28]
    Entre-temps, une loi de juillet 1942 avait stipulé que cette autorité appartenait au père et à la mère, mais pas son exercice, il est vrai.
  • [29]
    Éric Millard, « Débats autour de la personnalisation juridique », dans Michel Chauvière, Monique Sassier et al. (dir.), Les Implicites de la politique familiale. Approches historiques, juridiques et politiques, Paris, Dunod, 2000.
  • [30]
    C’est bien la question qu’aborde Jean Lavoué, Éduquer avec les parents. L’action éducative en milieu ouvert : une pédagogie pour la parentalité ? Paris, L’Harmattan, 2000 (Préface de Michel Chauvière). Voir aussi Pierre Texier et al., La Parentalité, nouvelle scène éducative. Pour maintenir leurs parents aux enfants placés, Paris, L’Harmattan, 2001.
  • [31]
    Jeunesse, le devoir d’avenir, rapport de la commission du Commissariat général du Plan « Jeunes et politiques publiques », présidé par Dominique Charvet, 2001.
    Rapport disponible en ligne : http://www.ladocfrancaise.gouv.fr.

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