1 Comme J.-P. Lebrun, je trouve que l’adolescence ne peut que difficilement faire l’objet d’une spécialité, car elle n’est pas un symptôme. Si notre époque parle toujours plus de l’adolescence, c’est que notre société insiste toujours plus sur la disparition des rites de passage. Un discours sur l’adolescence se substitue à ces rites de plus en plus abandonnés, comme la suppression du service militaire qui pouvait encore en tenir lieu.
2 Je voudrais encore faire remarquer que plus l’âge de la majorité est légalement précoce, plus ceux qu’on appelle les adolescents ont tendance à rester longtemps chez leurs parents, s’opposant d’une certaine manière à cette « modernité » que nous fabriquons.
L’amour et le désir à l’adolescence
3 Lors d’un colloque, en octobre 2000 à Liège, j’ai présenté un travail que j’avais intitulé : « Des preuves d’amour à l’amour des preuves ». J’essayais d’y rendre compte de ceci : s’il n’y a pas de preuves d’amour, il y a des gens qui ont un amour infini pour les preuves. C’est dans cet exposé que j’ai avancé – imprudemment car cette avance a fait que l’on m’a demandé de développer l’idée dans ce numéro – quelques mots sur l’amour à l’adolescence.
4 L’amour étant un processus d’idéalisation, l’homme qui se refuse à ce que cette idéalisation le confonde avec Dieu y perd nécessairement de son être. On peut en effet pousser l’idéalisation jusqu’à confondre celui que l’on idéalise par amour avec un dieu. Quand un être humain est pris pour un dieu, il y perd de son être puisqu’il n’est plus humain. Dans le mouvement d’idéalisation, il y a, subrepticement, un mouvement de perte.
5 Acceptez – dans un tel processus d’idéalisation – d’incarner le savoir de l’Autre, le savoir de Dieu pour le dire rapidement, acceptez d’incarner le savoir d’un dieu qui n’existe pas, et voilà que, pour celui qui vous aime, vous devenez supposé au savoir sous une forme divine, asexuée. Au moment où vous allez occuper cette place supposée du savoir d’un dieu qui n’existe pas, vous vous privez sur deux tableaux : incarnant le savoir de qui n’existe pas, vous vous privez de l’être, et vous perdez du côté de la sexuation, puisque ce savoir n’est pas sexué !
6 Les adolescents témoignent de cela jour après jour. L’adolescence psychique naît de ce moment où l’enfant rencontre de façon intime les premiers conflits qui signent l’incompatibilité du désir sexuel et de l’idéalisation sous la forme de l’amour asexué. Ils témoignent, d’une façon souvent perçue comme symptomatique par leur entourage, du fait qu’ils perçoivent comme quelque chose qui dégrade l’amour, l’immersion dans les affaires de cœur du désir sexuel, corporel, sensuel. L’adolescent, déniant ce perçu de la dégradation de l’amour par le sensuel, peut réagir dans la fuite, en refusant de tenir compte de cette dimension de l’amour, soit à l’inverse refuser de s’engager dans le désir pour préserver l’idéalisation que constitue pour lui l’amour.
7 C’est pourquoi ceux qui refusent de jouer le jeu de la société médiatisée et consommatrice s’en tiennent le plus longtemps possible à ce qu’il est convenu d’appeler l’« amour platonique ».
8 La notion de temps est importante dans ce passage. Le temps qui va séparer la première perception de l’émoi amoureux et la dimension sensuelle de l’amour va paraître plus ou moins long aux adultes, qui sont invités à ne rien figer de ce qui, en ce temps, est une recherche psychique de l’adolescent. Si un adolescent, vu que l’amour idéalisé est asexué, s’oriente vers un amour pour quelqu’un de même sexe que lui, cela ne signifie en aucun cas qu’il est sur la voie de l’homosexualité, mais simplement qu’il est dans cette tension née de l’écart entre l’amour et le désir. S’il tombe alors sur des adultes qui le figent en dénonçant cette « amitié particulière », il peut s’en suivre une fixation dont les adultes tutélaires seront responsables.
9 Les adolescents ne sont pas sans s’apercevoir que, dans le même temps où cet amour qu’ils éprouvent subitement va légitimer les actes qu’implique le désir, cet amour est aussi ce qui a pour mission de les protéger du désir. Ce paradoxe naît du fait que, à l’orée de l’adolescence, « l’être allant devenant dans le génie de son sexe », comme le disait joliment Françoise Dolto, rencontre une équation insoluble, à laquelle il n’a pas été préparé. Il rencontre le fait que sur le même objet, l’objet élu de son amour, il lui faut faire simultanément deux opérations totalement incompatibles : l’idéaliser – c’est-à-dire l’élever à la dignité d’un quasi-dieu – et le rabaisser à la dimension de l’objet du fantasme pour qu’il soit accessible à son désir.
10 L’adulte se signale par ceci qu’il a trouvé la solution, qu’il a réussi à diviser l’objet en deux, un pour l’amour et un pour le désir. Certaines époques insistent plus sur l’objet du désir en instituant par exemple les bordels, d’autres, en les fermant, favorisent la relation avec la maîtresse. L’adulte est celui qui a décidé, vu que l’équation est insoluble, qu’il fallait trouver un accommodement, alors que l’adolescent espère encore solutionner l’équation et méprise profondément les accommodements !
11 L’adulte sort de l’enfance, ou mieux de l’adolescence, en s’illusionnant sur le fait qu’il pourra faire de son partenaire à la fois une idole et un simple objet. Cette fois, « objet » a un autre sens, celui d’un objet détaché du corps, à savoir un regard, un déchet, un sein, une voix, une silhouette, une démarche, etc. Le paradoxe va se redoubler du fait que cet objet, qui va être visé par la jouissance, est cerné par ce que l’amour dit platonique va organiser, c’est-à-dire le discours amoureux.
Parler d’amour
12 L’essence de l’adolescence est justement la lettre d’amour, le poème d’amour, le journal d’amour, aujourd’hui le téléphone d’amour. L’ado adore ! C’est le temps des idoles, que j’appellerai l’« idolescence ». Comme le dit Frère Laurence à Roméo dans la pièce de Shakespeare, c’est le temps où sont confondus l’amour et l’idolâtrie, le temps où l’amour n’est pas vraiment dans le cœur, car il n’est que dans les yeux. C’est pourquoi les « idolescents » s’entourent de posters qui ne cessent de les regarder et qu’ils ne cessent de contempler.
13 Nous, les adultes, sommes-nous bien placés pour parler des amours adolescentes ? Sommes-nous capables d’en parler, tant consciemment qu’inconsciemment, de façon bienveillante ? Peu de gens – Shakespeare est à cet égard une géniale exception – peuvent en parler avec bienveillance. Aussi, avant de parler de ces amours, méfions-nous de nous-mêmes, en nous souvenant que l’amour naissant est presque toujours vu par le monde adulte comme un amour inconvenant. Au-delà du fait qu’un père voit d’un mauvais œil sa fille changer d’objet d’élection, qu’une mère renonce difficilement à celui qui l’a tant comblée, un amour adolescent est le plus souvent vécu comme une transgression inconvenante : le partenaire choisi est trop jeune, trop vieux, trop gros, trop riche ou pas assez, trop noir ou trop blanc, il en fait trop, est trop accaparant, ne fait pas la vaisselle, il n’est pas au point dans ses études...
14 Bref, le partenaire est accusé de transgresser des codes qui contiennent des lois qui ne sont écrites nulle part, mais auxquelles il est tenu de se soumettre. Ce sont les lois de l’imaginaire généalogique, ce qui n’est pas du même ordre que les lois de la filiation symbolique auxquelles nous sommes toutes et tous soumis, que nous le voulions ou non. Le surgissement de la vie qui accompagne l’amour idéal fait voler en éclats les fausses lois du groupe et tend à innover en matière de liens sociaux noués à la va-vite mais très solidement.
15 Pourquoi cette défiance envers l’adolescent qui tombe en amour, si ce n’est du fait qu’il vient ranimer la forme d’illusion à laquelle, l’âge aidant, nous avons renoncé, plus ou moins de bonne grâce ! Les illusions adolescentes quant à l’amour ravivent les plaies de nos illusions perdues. On a beau être psychanalyste, quand cela vous arrive avec vos enfants, cela fait exactement la même douleur. Alors, bien sûr, on ne se raconte pas les choses comme ça ! On se raconte, et on leur raconte que nous aimerions bien les protéger des douleurs de la désillusion. Ce que – au-delà de cet alibi – nous leur reprochons, au point d’avoir sans cesse des choses à leur reprocher, c’est de nous confronter à nos reniements, à nos résignations que nous avons essayé de leur faire passer pour des renoncements. Quand on a fait son choix amoureux, et le choix de la perte que suppose ce choix, on ne devrait faire ni à son fils ni à sa fille le reproche de refaire le chemin qui va de l’illusion à la désillusion.
L’énigme du lien entre corps, mort et langage
16 L’adolescence est aussi le temps de la répétition. Même si cela a été dit et redit, j’insiste sur un point insuffisamment travaillé jusqu’ici : à l’adolescence, se remet en jeu ce que l’enfant avait imaginé du lien qui unit le corps, la mort et le langage. Il doit réactualiser la théorie qu’il s’était forgée, enfant, au sujet de ce lien. C’est la réactualisation du temps où émergeait, pour lui, l’énigme de l’érection pénienne, et pour elle, l’énigme de l’excitabilité clitoridienne.
17 Je développerai cette énigme – il faut bien choisir – en l’observant du côté du petit garçon. Quand un petit garçon perçoit ses premières érections, dans la grande majorité des cas, il les perçoit comme un phénomène absolument étranger, quelque chose d’incompréhensible, qui le divise et le renvoie à une angoisse fondatrice. Lacan a été jusqu’à dire que l’histoire du petit Hans, le petit phobique dont Freud nous parle, n’est rien d’autre que l’angoisse de ce gamin face à la découverte de l’érectibilité de son membre viril. Son histoire de cheval est la manière dont il projette sur cet animal ce qui lui est incompréhensible dans son corps propre.
18 L’enfant perçoit que l’hétérosexualité est d’abord fondée dans le rapport qu’il a à son propre corps, que le rapport à son pénis est un rapport hétérosexuel, qu’il y a de l’hétérosexualité en lui. Mais – pour le dire en langage courant – au moment où il se met à « bander », il n’a pas la moindre explication au pourquoi il « bande », ni, au moment parfois aussi angoissant où cela s’arrête, à la raison de cet arrêt. Il n’a pas la moindre idée de la manière dont il pourrait s’y prendre pour que cela réponde à sa volonté.
19 Au moment même où il a ce rapport avec son membre viril, son corps, sa volonté, simultanément, il entre dans le langage. Et il y découvre aussi un rapport hétérodoxe : le langage est quelque chose qu’il va habiter, mais qui lui est étranger. Pour le dire plus exactement, cette fois c’est lui qui va être étranger au langage. Et ledit langage va pourtant lui donner les moyens de limiter les dégâts du rapport hétérosexuel qu’il a avec son corps propre, il va lui donner les moyens d’imaginariser et de symboliser ce qui lui arrive.
20 Ce qui va resurgir à l’adolescence, c’est la façon même dont ce nouage s’est fait dans l’enfance, la façon dont il a imaginarisé et symbolisé alors les rapports entre les événements de son corps et son insertion dans le langage, la façon dont il a imaginarisé que les deux pouvaient se nouer. Ce qui va se répéter là est le passage, toujours énigmatique, de la jouissance masturbatoire à la jouissance due à la rencontre de l’autre.
21 Cette question est si énigmatique qu’aucun psychanalyste n’a encore pu y répondre : pourquoi, alors qu’on est si bien dans l’auto-érotisme, on s’en détourne à un moment donné pour aller vers l’autre ? La question adolescente déjà rappelée – comment être seul avec les autres, comment être seul en étant néanmoins dans le groupe ? – n’en est qu’une autre formulation.
22 Un des multiples problèmes que l’adolescent doit résoudre est précisément le rapport entre sa jouissance onanique et ses scénarios fantasmatiques. Comment faire pour rencontrer un autre quand on a à sa disposition la possibilité de jouir de soi en incluant simplement l’autre dans son fantasme ? Heureusement, il y a l’amour, c’est-à-dire le signifiant. L’autre continuerait à avoir une existence virtuelle s’il n’y avait l’âme, qui, comme son nom l’indique, est incluse dans l’amour. S’il ne s’y ajoutait pas un supplément d’âme, rien ne ferait obstacle à ce que n’importe quel homme puisse faire l’amour à n’importe quelle femme. Or, ce n’est pas possible, et c’est là que nous ne sommes pas des mammifères comme les autres.
23 Ce que l’adolescent découvre, à son corps défendant, c’est que pour pouvoir jouir du corps de l’autre, il lui faut en passer par l’amour.
24 Un taureau se « contrefout » de savoir distinguer deux vaches par leurs noms ! N’importe quel taureau peut, en principe, « sauter » n’importe quelle vache. Ça lui est complètement égal de savoir quelle est leur histoire ou comment on les appelle. Il y a des hommes qui, apparemment, se comportent comme des taureaux. Mais – je vais vous enlever une illusion – il y en a moins qu’on ne le dit, car c’est un fantasme de névrosé. En tout cas, ceux qui sont dans ce cas-là, on les dit à juste titre pervers, car pour eux le sexe ne fait pas lien, il n’est que ludique. Mais, même pour ceux-là – comme l’a montré Lacan dans son article sur Kant et Sade –, il y en a toujours une qu’ils ne pourront jamais « sauter » !
25 Côté femmes, c’est un peu différent, parce qu’elles peuvent faire semblant. Il y a donc bien asymétrie. Les adolescentes – comment les prévenir ? –, à faire semblant, elles risquent d’être « semblant ».
Roméo et Juliette
26 Je terminerai par quelques considérations que nous propose Shakespeare dans Roméo et Juliette, et qui nous permettent d’apercevoir comment tout cela peut fonctionner à l’adolescence. Et nous allons voir comment les pulsions, c’est-à-dire les fantasmes, doivent se nouer à cet âge avec ce qu’on appelle l’« élévation des pensées » pour aboutir à ce que Françoise Dolto nommait – dans une expression particulièrement heureuse – la « poésie animale du corps ».
27 La Juliette de la pièce a 14 ans. Son père dit en effet à un moment : « Mon enfant est encore étrangère au monde, elle n’a pas encore vu la fin de ses 14 ans. Laissons deux étés encore se flétrir dans leur orgueil avant de la juger mûre pour le mariage. »
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Je voudrais, pour que vous puissiez y retrouver, illustrées, certaines idées que j’ai avancées ci-dessus, vous rappeler ce qui se passe dans la toute première rencontre entre Roméo et Juliette, lors d’un bal organisé par le père de la jeune fille, et dans lequel Roméo s’impose masqué.
Dans ce dialogue, immédiatement, dès cette première rencontre, surgit ce tiers terme qui est Dieu, ou au moins la dimension sacrée. Au moment même où ils se tiennent la main et évoquent le baiser, ils évoquent aussi le registre de la sainteté et du divin.Roméo (prenant la main de Juliette) : Si j’ai profané avec mon indigne main cette châsse sacrée, je suis prêt à une douce pénitence. Permettez à mes lèvres, comme à deux pèlerins rougissants, d’effacer ce grossier attouchement par un tendre baiser.Juliette : Bon pèlerin, vous êtes trop sévère pour votre main qui n’a fait preuve en ceci que d’une respectueuse dévotion. Les saintes elles-mêmes ont des mains que peuvent toucher les pèlerins. Et cette étreinte est un pieux baiser.Roméo : Les saintes n’ont-elles pas des lèvres, et les pèlerins aussi ?Juliette : Oui, pèlerin, des lèvres vouées à la prière.
Dans cette première rencontre, apparaît le nouage amour/désir sensuel que j’ai décrit ci-avant. Mais il faut se souvenir que Roméo et Juliette appartiennent à deux familles qui, dans la première scène de la pièce, en sont encore à se battre à l’épée, et à mort. Qui plus est, personne, dans aucune de ces deux familles, ne sait encore pourquoi il y a cette haine entre eux. C’est en cela que, de façon paradigmatique, l’amour de Roméo et Juliette est inconvenant. C’est l’amour qui ne devrait pas avoir lieu.Roméo : Alors, chère sainte, que les lèvres fassent ce que font les mains. Elles te prient, exauce-les, de peur que leur foi ne se change en désespoir.Juliette : Les saintes restent immobiles tout en exauçant les prières.Roméo : Restez donc immobile tandis que je recueillerai l’effet de ma prière. (Et il l’embrasse sur la bouche.)Roméo : Vos lèvres ont effacé le péché des miennes.Juliette : Mes lèvres ont gardé pour elles le péché qu’elles ont pris des vôtres.Roméo : Vous avez pris le péché de mes lèvres ? Oh, reproche charmant ! Allez, rendez-moi mon péché. (Il l’embrasse encore.)Roméo : Juliette, vous avez l’art du baiser.
29 Juliette, immédiatement éprise dans ce véritable coup de foudre, fait le commentaire suivant : « Mon unique amour émane de mon unique haine. Je l’ai vu trop tôt sans le reconnaître et je l’ai reconnu trop tard. Il m’est né un prodigieux amour puisque je dois aimer un ennemi exécré. »
30 Elle me met ainsi sur la piste de ma conclusion. Ce qui se produit dans l’amour adolescent et qui le renvoie à l’état de tension qui renoue avec son entrée dans l’habitat langagier, c’est qu’il va découvrir que l’amour est une métaphore, une métaphore qui suppose qu’un terme soit exclu, effacé, et auquel se substitue un autre terme.
31 L’amour, par définition, en tant qu’il vise à la substitution d’un objet perdu par un objet qui le remplace, est déjà une métaphore. Mais c’est plus que cela. L’amour est la métaphore même de ce que parler veut dire. Si l’on examine la différence entre une table présentée comme un objet et le signifiant « table », ce qui est mis en évidence, c’est que, dans le passage au signifiant, il y a disparition de l’objet. Comme quoi, le fait même de parler fait disparaître l’objet. Dans l’amour, on retrouve la même situation.
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Voici comment Shakespeare a traité la question dans la fameuse scène du balcon. Juliette dit des choses que normalement elle ne devrait pas dire, que Roméo ne devrait pas savoir. Mais elle se croit seule et parle. Roméo, caché, entend les pensées d’une adolescente qui entre en amour. Le génie de Shakespeare est d’inventer cette situation formelle qui permet d’entendre ce que jamais on n’entend lorsqu’on entre dans une relation amoureuse.
L’un des deux, en tant que nom, doit disparaître. Elle n’a pas particulièrement envie que ce soit Roméo. Si ce n’est pas possible pour lui, elle est prête, elle, à faire le sacrifice de son nom.Juliette : Oh ! Roméo. Pourquoi es-tu Roméo ? Renie ton père et abdique ton nom ; ou, si tu ne le veux pas, jure de m’aimer et je ne serai plus Capulet.
Juliette dit alors quelque chose de fondamental concernant le passage de la haine à l’amour : « Ton nom seul est mon ennemi. Tu n’es pas un Montaigu, tu es toi-même. Qu’est-ce qu’un Montaigu ? [entendez, qu’est-ce qu’un nom ?] Ce n’est ni une main, ni un pied, ni un visage, ni rien qui fasse partie d’un homme. »Roméo (à part) : Dois-je écouter encore ou lui répondre ?
33 Juliette se pose au cœur de la question : d’un côté le corps découpé en objets, qui sont des objets de désir, et de l’autre côté le fait qu’il y a du signifiant qui fait tenir tout ça. Mais, en tant que c’est du signifiant, tout ça peut disparaître ! Elle ajoute : « Ce n’est pas par ton nom que tu es un homme. »
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Or, elle sait bien que c’est par son nom qu’il est un homme, car elle ne cessera jamais de l’appeler Roméo. Mais que l’amour soit une métaphore, dans notre rapport quotidien à l’amour nous le savons bien puisque la première chose que nous faisons en général quand nous tombons en amour, c’est débaptiser l’autre. Nous lui donnons un gentil surnom, voire même nous l’appelons tout simplement « mon amour », ce qui est aussi une manière de débaptiser l’autre et de signifier que, justement, l’amour est là.
Comment mieux dire l’enjeu métaphorique de l’amour pour celui qui est prêt à perdre jusqu’aux lettres de son nom ?Juliette : Oh, sois quelque autre nom ! Qu’y a-t-il dans un nom ? Ce que nous appelons une rose embaumerait autant sous un autre nom. [Eh bien, justement pas...] Quand Roméo ne s’appellerait plus Roméo, il conserverait encore les chères perfections qu’il possède. Roméo, renonce à ton nom et, à la place de ce nom qui ne fait pas partie de toi, prends-moi tout entière.Roméo : Je te prends au mot. Appelle-moi seulement ton amour, et je reçois un nouveau baptême. Désormais, je ne suis plus Roméo.Juliette : Quel homme es-tu, toi qui, ainsi caché dans la nuit, viens te heurter à mon secret ?Roméo : Je ne sais par quel nom t’indiquer qui je suis. Mon nom, sainte chérie, m’est odieux à moi-même parce qu’il est pour toi un ennemi. Si je l’avais écrit là, j’en déchirerais les lettres.
« L’éternel cauchemar »Et je me réveillais entre les flammes,Sans savoir ce qu’il m’était arrivé.Je cherchais un passage entre les lames,Parsemées par des entités damnées.La peine de ces âmes abandonnées,Qui ne s’étaient bien guère manifestées,Me parvint comme une vive chaleur,Carbonisant très lentement mon cœur.Et je continuais à avancer,Sachant que j’aspirais à disparaître,Je sentis une flamme m’embraser,Jusque dans la profondeur de mon être.Et mon esprit quitta ce corps errant,Dans ce monde où la lumière ne s’étend.Quelques souvenirs résidaient en moi,Et je m’avançai, songeant à mes lois.Brusquement, j’eus peur de réaliser.Et je m’inquiétai, pensant à mes frères.Je ne faisais pas un rêve troublé,Je n’étais nul autre part qu’en enfer.