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Article de revue

« Le théâtre de mon âme » : Wittgenstein à l’écoute de Kierkegaard

Pages 75 à 92

Notes

  • [1]
    « Je vous laisse ce petit livre pour qu’il soit un miroir plutôt qu’une lorgnette : pour que vous vous y regardiez, et non pour que vous observiez autrui. » G. Lichtenberg, Le Miroir de l’âme, Paris, Corti, 1997.
  • [2]
    « De telles œuvres sont comme un miroir ; si c’est un singe qui regarde dedans, il ne pourra y découvrir un apôtre. »
  • [3]
    « Je dois être simplement le miroir dans lequel mon lecteur voit sa propre pensée, avec toutes ses difformités, et par le secours duquel il puisse la redresser », p.31.
  • [4]
    Conversations avec M. O’ C. Drury, in R. Rhees (éd.), Ludwig Wittgenstein : Personal Recollections, « Kierkegaard was by far the most profound thinker of the last century. Kierkegaard was a saint », Totowa, NJ :Rowman and Littlefield, p. 102. Wittgenstein écrivit également dans une lettre à Norman Malcolm que Kierkegaard était bien trop profond pour lui (Norman Malcolm, Ludwig Wittgenstein : A Memoir, 1984, p. 106). G. H. von Wright (dans Ludwig Wittgenstein, p. 19) remarque pour sa part que Wittgenstein avait reçu une inspiration plus profonde d’auteurs aux marges de la philosophie, de la religion et de la poésie que des philosophes au sens strict du terme. Tout particulièrement de Saint Augustin, Kierkegaard, Dostoievski et Tolstoi. Genia Schönbaumsfeld a rassemblé ces témoignages dans son livre A Confusion of the Spheres: Kierkegaard and Wittgenstein on Philosophy and Religion, Oxford, Oxford University Press, 2007, ainsi que dans son article synthétique « Kierkegaard and the Tractatus », Wittgenstein’s Tractatus, History and Interpretation, éd. par Peter Sullivan & Michael Potter, Oxford, Oxford University Press, 2013, p. 60-61.
  • [5]
    H. D. P. Lee se souvient que Wittgenstein lui avait confié « qu’il avait appris le danois pour être capable de lire Kierkegaard dans le texte et qu’il avait une immense admiration pour lui », Philosophy, 54, p. 218.
  • [6]
    C’est un élément qui nous est fourni par une lettre de la correspondance entre Hermine et Ludwig, qui est datée du 20 novembre 1917. Malheureusement Hermine ne précise pas les ouvrages déjà envoyés à son frère, elle se demande seulement si elle a bien choisi les derniers et en particulier Le Journal du Séducteur. Les Stades sur le chemin de la vie apparaissent également dans les échanges entre Paul Engelmann et Wittgenstein en 1918.
  • [7]
    Carnets, trad. G.-G. Granger, Paris, Gallimard, 1971 : « Mon travail s’est en vérité développé à partir des fondements de la logique jusqu’à l’essence du monde » (2.8.1916).
  • [8]
    Nietzsche n’apparaît que dans les Carnets secrets, trad. par J.-P. Cometti, Cadenet, Éd. Chemin de la ronde, 2008.
  • [9]
    « J’avais un moment pensé inclure dans la préface une phrase qui n’y figure pas, mais que je vous livre, car elle vous fournira peut-être la clef. Ce que j’avais envisagé d’écrire était ceci : mon livre comporte deux parties, celle qui est présentée ici, et tout le reste que je n’ai pas écrit. Et c’est justement cette seconde partie qui importe. Mon livre trace les limites de l’éthique (das Ethische) pour ainsi dire de l’intérieur et je suis convaincu que c’est la SEULE façon rigoureuse de les tracer. Voici en bref, ce que je crois : tout ce dont bien d’autres parlent aujourd’hui pour ne rien dire, c’est en le taisant que mon livre l’a établi » (octobre/décembre 1919, lettre de Ludwig Wittgenstein à Ludwig von Ficker, éd. par A. Janik, Wittgenstein : Sources and Perspectives, Ithaca, NY, Cornell University Press, p. 94-95.
  • [10]
    Theodor Haecker avait également traduit The Grammar of Assent du Cardinal Newman, qui est le second point d’appui pour Wittgenstein lorsqu’il revient sur la certitude particulière qui est à l’œuvre dans la croyance religieuse.
  • [11]
    « Le point est que si l’on disposait d’une preuve (evidence), cela détruirait en réalité toute l’affaire (the whole business). » Wittgenstein, Leçons et conversations sur l’esthétique, la psychologie et la croyance religieuse, Paris, Gallimard, 1992, p. 111, trad. modifiée. Pour une présentation des enjeux des Leçons sur la croyance religieuse, nous nous permettons de renvoyer le lecteur au dossier de la revue Théorèmes, Wittgenstein et le religieux, 2011, et sur ce point précis à notre contribution, « De la certitude religieuse : Wittgenstein sur la corde raide », accessible en ligne ici : https://journals.openedition.org/theoremes/238.
  • [12]
    Wittgenstein et le cercle de Vienne, Mauvezin, TER, 1991 ; c’est l’entrée datée du 30 décembre 1929, intitulée « À propos d’Heidegger » qui commence par les mots célèbres : « je peux très bien me représenter ce que Heidegger entend par Angst ».
  • [13]
    Wittgenstein, Carnets de Cambridge et de Skjolden 1930-32, 1936-37, Paris, Puf, 1999, p. 238-239.
  • [14]
    Au sujet de l’héritage de Kierkegaard à Wittgenstein portant sur le paradoxe de la foi, le lecteur pourra se reporter à C. Creegan, Wittgenstein and Kierkegaard : Religion, Individuality and Philosophical Method, London, Routledge, 1989. On pourrait relire à partir de cette perspective l’ensemble de la conférence sur l’éthique : « Ce qui est éthique (das Ethische) ne se peut enseigner. Si je pouvais expliquer à un autre d’abord au moyen d’une théorie l’essence de ce qui est éthique, alors ce qui est éthique n’aurait certainement aucune valeur. J’ai, dans ma conférence sur l’éthique, parlé pour finir à la première personne : je crois que c’est quelque chose de tout à fait essentiel. Il n’y a ici rien de plus à constater ; je peux seulement me mettre en avant en tant que personnalité et parler à la première personne. Pour moi, la théorie n’a aucune valeur. Une théorie ne me donne rien ».
  • [15]
    Wittgenstein, Versmischte Bermerkungen, hrsg. von G. H. von Wright, trad. fr. G. Granel, TER, 1984, p. 82. H. Putnam a été sensible très tôt à la portée de cet ensemble de remarques (Renewing Philosophy, Cambridge Mass., Harvard UP, 1992).
  • [16]
    Wittgenstein, Leçons et conversations sur l’éthique, la psychologie et la croyance religieuse, trad. Jacques Fauve, présentation par Ch. Chauviré, Paris, Gallimard, 1992, p. 107.
  • [17]
    J. H. Newman, Papers in preparation for a Grammar of Assent, The Theological Papers of John Henry Newman on Faith and Certainty, Clarendon Press, Oxford, 1976, p. 125.
  • [18]
    Wittgenstein, Leçons et conversations sur l’éthique, la psychologie et la croyance religieuse, 1992, p. 107, traduction modifiée.
  • [19]
    Wittgenstein, Leçons et conversations sur l’éthique, la psychologie et la croyance religieuse, 1992, p. 108.
  • [20]
    Wittgenstein, Licht und Schatten, ed. I. Somavilla, Innsbruck, Haymon Verlag. L’entrée du journal date du 13 janvier 1922.
  • [21]
    James Conant, « Kierkegaard, Wittgenstein and Nonsense », Pursuits of Reason, ed. by Ted Cohen, Paul Guyer and Hilary Putnam, Textas Tech University Press, Lubbock, 1993.
  • [22]
    L. Wittgenstein, Nachlass, MS 183, 102f (nous traduisons).
  • [23]
    L. Wittgenstein, Carnets de Cambridge et de Skjolden, Cambridge 30-32, p. 83.
  • [24]
    Nous citons Kierkegaard en nous appuyant sur les Œuvres complètes parues aux Éditions de l’Orante et éditées par Paul-Henri Tisseau, introduites et commentées par Jean Brun. Ici, Œuvres complètes, tome XVI, Point de vue explicatif, p. 4.
  • [25]
    « Ce petit ouvrage se propose donc de dire ce que je suis véritablement comme auteur, que j’ai été et suis un auteur religieux, que mon œuvre d’écrivain tout entière se rapporte au christianisme, au problème de venir chrétien, avec des visées polémiques directes et indirectes contre cette formidable illusion qu’est la chrétienté ou la prétention que tous les habitants d’un pays sont, tels quels, des chrétiens ». Œuvres complètes, tome XVI, Point de vue explicatif de mon œuvre, p. 3-4.
  • [26]
    Kierkegaard, Œuvres complètes, tome XVI, Point de vue explicatif de mon œuvre, p. 19.
  • [27]
    Kierkegaard, Ibid., p. 21.
  • [28]
    Nous citons le Tractatus dans la traduction de G.-G. Granger paru chez Gallimard en 1993. Ici, TLP, 6.54.
  • [29]
    Tout particulièrement par « Kierkegaard et le livre d’Adler », dans Must we mean what we say ?, trad. fr. S. Laugier, Ch. Fournier, Paris, Le Cerf, 2009, p. 281-301. L’enjeu du questionnement de Cavell porte sur l’écriture de Kierkegaard, sur les éclaircissements qui sont produits dans Le Livre sur Adler. Le lecteur pourra également se reporter à Themes out of School, San Francisco, North Point Press, 1984.
  • [30]
    Si l’on s’en tient à l’essentiel, le dossier se compose des contributions suivantes de James Conant : « Must We Show What We Cannot Say ? », The Senses of Stanley Cavell, éd. par R. Fleming and M. Payne, Buckenell University Press, 1989 ; « Kierkegaard, Wittgenstein and Nonsense », art. déjà cité ; « Putting Two and Two together : Kierkegaard, Wittgenstein and the Point of View for their Work as Authors », The Grammar of Religious Belief, éd. par D. Z. Philipps, St Martins Press, NY, 1996.
  • [31]
    TLP, op. cit., p. 31.
  • [32]
    Stanley Cavell, Dire et vouloir dire, trad. fr. S. Laugier et Ch. Fournier, Paris, Le Cerf, 2009, p. 70.
  • [33]
    TLP, 4.1212.
  • [34]
    J. Conant, « Le premier, le second et le dernier Wittgenstein », Wittgenstein, dernières pensées, éd. par S. Laugier et J.-J. Rosat, Marseille, Agone, 2002, p. 78.
  • [35]
    Kierkegaard, Œuvres complètes, tome X, Post-scriptum, Paris, 1977, p. 63.
  • [36]
    Post-scriptum, op. cit., p. 238. Kierkegaard souligne l’importance du religieux en tant que « catégorie » à de nombreuses reprises, le lecteur pourra se reporter au Post-scriptum aux Miettes, op. cit., p. 64.
  • [37]
    S. Cavell, Dire et vouloir dire, op. cit., p. 284-285. « Distraits » est en français dans l’original.
  • [38]
    S. Cavell, Dire et vouloir dire, op. cit., p. 288.
  • [39]
    Ibid.
  • [40]
    S. Cavell, Ibid., p. 289.
  • [41]
    La Reprise, op. cit., p. 91. Sur ce motif, le lecteur pourra se reporter à la riche étude de Florence Vinas-Thérond, « Kierkegaard en son théâtre », https://books.openedition.org/pulm/350?lang=fr.
  • [42]
    L. Wittgenstein, Nachlass, MS 183, 102f (nous traduisons).
  • [43]
    Kierkegaard, Le Livre d’Adler, cité par S. Cavell dans Dire et vouloir dire, op. cit., p. 293.
  • [44]
    Wittgenstein, L’Intérieur et l’Extérieur, Derniers écrits sur la philosophie de la psychologie, trad. G. Granel, Mauvezin, TER, 2000, p. 20.
  • [45]
    Wittgenstein, Recherches philosophiques, trad. É. Rigal et alii, Paris, Gallimard, 2004, p. 272. Le lecteur pourra également se reporter à L’Intérieur et l’Extérieur, p. 23, ainsi qu’aux Remarques sur la philosophie de la psychologie, trad. G. Granel, Mauvezin, TER, 1994.
  • [46]
    Wittgenstein, Vermischte Bemerkungen, trad. G. Granel, Mauvezin, TER, 1990, p. 94.
  • [47]
    Wittgenstein, Remarques sur la philosophie de la psychologie, op. cit., p. 186. Réévaluation que le lexique de l’Erscheinung suffit par lui-même à attester (pour s’en tenir aux Écrits préparatoires à la seconde partie des Recherches, §20, §23, §617, §863 : « On peut cependant représenter (darstellen) un simulateur sur une scène. Il y a donc une apparition (Erscheinung) de la simulation, beaucoup plus compliquée que par exemple que de la souffrance. Sinon, on ne pourrait démasquer l’hypocrisie ». Wittgenstein joue sur les différences qui séparent en allemand darstellen, verstellen, sich vorstellen.
  • [48]
    Wittgenstein, L’Intérieur et l’Extérieur, op. cit., p. 84.
  • [49]
    Wittgenstein, Remarques sur la philosophie de la psychologie, op. cit., p. 191-192
  • [50]
    Wittgenstein, L’Intérieur et l’Extérieur, op. cit., p. 89.
  • [51]
    Dont Wittgenstein déploie toutes les dimensions : « Ma connaissance de moi-même se présente ainsi : lorsqu’un certain nombre de voiles sont jetés sur moi, je vois encore clair, je vois les voiles. Si toutefois on les retire, de telle façon que mon regard puisse pénétrer de plus près mon moi, alors mon image commence à s’effacer pour moi-même. »
  • [52]
    Wittgenstein, Carnets, Cambridge 30-32, (75), p. 61.
  • [53]
    Carnets de Cambridge et de Skjolden, op. cit., p. 83.
Ich übergebe euch dieses Büchelchen als einen Spiegel um hinein nach euch und nicht als eine Lorgnette um dadurch und nach anderen zu sehen.
Lichtenberg, D617 [1].
Solche Werke sind Spiegel: wenn eine Affe hinein guckt, kann kein Apostel heraussehen.
Kierkegaard, In vino veritas, exergue [2].
Ich soll nur der Spiegel in welchem mein Leser mit allen seinen Unförmigkeiten sieht und mit dieser Hilfe zurechtrichten kann.
Wittgenstein, Vermischte Bermerkungen, 1931 [3].

1De Kierkegaard, Wittgenstein avait déclaré qu’il était « de loin le penseur le plus profond du xixe siècle [4] ». Ce jugement n’était pas prononcé à l’emporte-pièce : l’auteur du Tractatus avait appris le danois pour lire Kierkegaard dans le texte [5]. Ses carnets sont nourris de références aussi nombreuses que précises à l’œuvre de Kierkegaard et définissent les coordonnées d’un échange singulier, distinct de celui qu’il a pu entretenir avec Platon ou Saint Augustin.

2Pour introduire notre propos, nous commencerons par rappeler brièvement les éléments d’un dossier qui n’est sans doute pas le mieux connu du lecteur français. Wittgenstein découvre Kierkegaard très tôt : sa sœur Margarete avait une prédilection pour l’auteur de Crainte et Tremblement. Kierkegaard était alors l’un des auteurs les plus en vogue de la Vienne fin de siècle. On sait par ailleurs que Hermine Wittgenstein, avait, à la demande de son frère, expédié plusieurs ouvrages de Kierkegaard [6] au front, ce qui atteste l’importance de cette lecture au moment où Wittgenstein rédige les carnets de guerre qui formeront l’eau-forte du Tractatus. La date de l’envoi des volumes est par elle-même significative : l’année 1916 marque un net décrochage dans la tonalité de l’écriture et les thèmes abordés dans ces carnets dont le mouvement, de l’aveu de Wittgenstein, est allé « du fondement de la logique à l’essence du monde [7] ». C’est en effet cette évolution que suivent les réflexions de Wittgenstein qui, vaillant au combat, intègre à partir de cette date, des notes où se côtoient Schopenhauer, Nietzsche, Dostoievski et Tolstoi et s’articulent les plans de l’esthétique, de l’éthique et de l’origine de la valeur [8]. Russell confirme le rôle décisif qu’a joué la lecture de Kierkegaard dans l’écriture du Tractatus en écrivant à Lady Ottoline Morrell qu’il avait déjà perçu « une teinte de mysticisme » en Wittgenstein, mais qu’il a été « sidéré lorsqu’il a » découvert qu’il était « devenu complètement mystique. Il lit des auteurs comme Kierkegaard et Silesius et envisage sérieusement de devenir moine ». Dernier élément de confirmation à porter à ce dossier : Wittgenstein était un grand lecteur de la revue éditée par Ludwig von Ficker, Der Brenner – c’est d’ailleurs aux artistes, poètes, traducteurs publiés dans cette revue qu’il dédia toute sa fortune. Ce point est bien connu, car c’est à Ludwig von Ficker que Wittgenstein écrivit que l’enjeu du Tractatus résidait précisément dans sa partie non écrite [9]. Cet éclaircissement que Wittgenstein adresse à von Ficker est ici doublement précieux pour notre propos : il témoigne du fait que Wittgenstein fait part de l’une des clefs de lecture du Tractatus, non à Russell ou à Frege qui avouait ne pas en comprendre « un traître mot », mais à l’éditeur de cette revue en revenant d’une manière inédite sur le mode de présentation et d’écriture de son ouvrage. Cette indication nous importe également dans la mesure où Der Brenner avait également publié le travail de Theodor Haecker dont les traductions avaient fait connaître l’œuvre de Kierkegaard au public autrichien et allemand [10]. Étaient parus dans Der Brenner entre 1913 et 1921 la préface des Préfaces, l’introduction de Johannes Climacus, les discours « Sur une tombe », « Une écharde dans la chair », « La force de Dieu dans la faiblesse humaine ».

3Ces éléments n’ont pas manqué de susciter l’intérêt des lecteurs de Wittgenstein. La proximité frappante entre les remarques que Wittgenstein a consacrées à la croyance religieuse et les écrits de Kierkegaard a d’abord provoqué la confrontation des deux auteurs. À cet égard, les carnets rédigés à Cambridge et à Sjkolden ainsi que les Leçons sur la croyance religieuse contiennent sans aucun doute le dialogue le plus suivi de Wittgenstein avec Kierkegaard. Si Wittgenstein défend que les articles de foi ne peuvent faire l’objet d’une preuve ni d’un savoir, la croyance religieuse est selon lui plus inébranlable et assurée que n’importe quelle croyance dont je pourrais fournir une justification [11] : « “C’est bien parce que Dieu l’a voulu” est l’expression exacte de l’absence de fondement. » Wittgenstein, dont le dialogue avec Kierkegaard constitue l’une des basses les plus continues de la réflexion sur l’engagement religieux, déclare qu’il comprend parfaitement ce que Kierkegaard entend par paradoxe et par la ruée contre les limites du langage :

4

C’est une tendance chez l’homme que de venir se heurter aux limites du langage […] Tendance que Kierkegaard a lui aussi aperçue, et qu’il décrit même d’une façon tout à fait semblable (comme une course au paradoxe). Cette façon de se jeter contre la limite du langage est l’éthique. À coup sûr, je tiens pour important que l’on mette un terme à tout le bavardage sur l’éthique (s’il y là une connaissance, s’il y a des valeurs, si le bien se laisse définir, etc.) […] Mais la tendance à se jeter contre la limite, le fait que l’on s’y jette, indique quelque chose. C’est ce dont Saint-Augustin avait déjà conscience, quand il disait : « Eh quoi ! Ver de terre, tu ne veux pas prononcer de non-sens ? Allez ! Prononces-en un, rien qu’un, ça ne te tuera pas ! » [12]

5Cette remarque qui a été fréquemment citée par les lecteurs de Wittgenstein doit toutefois être examinée à la lumière des carnets qui en sont contemporains, dans lesquels Wittgenstein maintient une distance critique à l’égard de l’articulation du paradoxe et de l’absurdité de la foi :

6

Toutes les idées inextricables sur le « paradoxe », la signification éternelle d’un fait historique et d’autres choses du même genre. Mais si tu dis, au lieu de « croyance au Christ » : « amour du Christ », alors le paradoxe disparaît, autrement dit, l’excitation de l’intellect… Non que l’on puisse dire à présent : oui, maintenant tout est simple – ou compréhensible. Ce n’est pas du tout compréhensible, mais ce n’est seulement pas incompréhensible [13].

7Si Wittgenstein marque ainsi une réserve à l’endroit de Kierkegaard, qui n’a d’ailleurs nullement découragé ses lecteurs d’approfondir cette voie [14], il martèle avant tout que les certitudes religieuses ne sont pas dissociables d’un engagement intégral et passionné pour un système de référence donné :

8

Il me semble qu’une foi religieuse pourrait n’être qu’une sorte de décision passionnée en faveur d’un système de référence. Que par conséquent, bien que ce soit une foi, c’est cependant une manière de vivre ou une manière de juger la vie. Instruire quelqu’un dans une foi religieuse devrait donc consister en l’exposition, la description du système de référence, et en même temps en un appel à la conscience. Ces deux aspects de l’instruction devraient avoir finalement pour effet que celui qui la reçoit embrasse lui-même, de son propre mouvement, avec passion le système de référence en question [15].

9Les certitudes religieuses expriment un engagement à vivre d’une certaine façon. C’est là, pour Wittgenstein, la contrepartie positive de la critique de l’identification de la religion à un ensemble doctrinal. Ainsi, en faisant le choix d’une religion particulière, le croyant fait le choix d’un ensemble de règles qui colorent toutes ses paroles et ses actes :

10

La certitude religieuse s’atteste non pas d’un raisonnement ou d’une référence habituelles que l’on invoque à l’appui d’une croyance, mais bien plutôt du fait que tout dans sa vie obéit à la règle de cette croyance [16]

11L’adoption d’un dogme ne peut être dissociée de l’obéissance entière à cette règle de vie, qui n’est pas aveugle, mais volontaire. La soumission à l’autorité de la règle n’a rien d’une acception passive. Le philosophe viennois se réclame ici de John Henry Newman qui évoque pour décrire l’assentiment à l’œuvre dans la croyance religieuse un « acte de certitude » à concevoir comme un acte de certification, un acte certifiant la chose ou fournissant un certificat pour elle « qui de ce fait sera son passeport ou sa protection [17] ». Pour Wittgenstein, la croyance religieuse n’est pas associée à des actes, elle s’identifie à la décision et à l’ensemble des actes qui en procèdent. Car la certification s’exprime avant tout dans les actes du croyant : on ne juge pas de la foi d’un homme à ce qu’il est capable d’en dire, mais au « fait même beaucoup plus fort » des actes qui l’expriment et en dérivent [18]. Si l’obéissance aux dogmes n’a rien d’aveugle, elle n’a rien non plus de quiétiste : la certitude religieuse est celle pour laquelle la notion de risque prédomine [19]. Les risques que l’on est prêt à prendre pour de telles certitudes sont davantage de l’ordre de la terreur que du pari. C’est sans doute là que la marque de Kierkegaard sur les carnets de Wittgenstein et l’expérience religieuse de Wittgenstein est la plus nette. Un passage du Nachlass, rarement cité et récemment découvert, l’atteste mieux que tout autre :

12

Je ressentis soudain mon plus complet anéantissement et vis que Dieu pourrait exiger de moi ce qu’Il veut à la condition que ma vie devienne immédiatement dépourvue de sens si je ne m’y conformais pas. Je me sentis totalement annihilé et dans les mains de Dieu qui pouvait à tout moment faire de moi ce qu’Il voulait. Je sentis que Dieu pouvait à tout moment m’obliger à confesser mes bassesses (Gemeinheiten). Qu’il pouvait à tout moment m’obliger à prendre le pire sur moi-même et ce que je ne suis pas préparé à prendre sur moi-même. Que je ne suis pas prêt à renoncer à l’amitié et à tout bonheur terrestre. Comme je l’ai dit, ce soir, je vis mon total anéantissement. Dieu a daigné se montrer à moi. Durant ces instants, je n’ai cessé de penser à Kierkegaard, ma condition est « crainte et tremblement » [20].

13L’inspiration que Wittgenstein tire de Kierkegaard a été examinée plus récemment à partir du prisme de l’auctorialité. S’il existe une tradition en philosophie pour laquelle la forme philosophique choisie fait partie intégrante du contenu philosophique communiqué par opposition à une tradition qui extrait de l’écriture un ensemble d’arguments qui peuvent être discutés indépendamment de leur formulation initiale et qui présume au contraire que la forme de la présentation n’est qu’incidente [21], Kierkegaard et Wittgenstein se rangent résolument parmi les partisans de la première tradition. En outre, la forme même de leur écriture se modèle sur le processus par lequel le lecteur pourra à son tour mesurer la puissance de transformation éthique dont l’œuvre est porteuse. Loin de déplacer seulement des enjeux purement doctrinaux vers une transformation éthique de soi, Kierkegaard et Wittgenstein ont été rapprochés pour avoir mis en évidence que le mode de présentation de la vérité philosophique choisie reflète la relation dans laquelle le lecteur de leurs textes est invité lui-même à entrer. C’est là le sens de la reprise de l’aphorisme de Lichtenberg que nous avons placé en exergue de cette contribution. Et c’est également ce dernier déplacement que nous nous proposons de soumettre ici de nouveau à l’examen à partir des dernières remarques que Wittgenstein a consacrées dans sa philosophie de la psychologie au couple de l’intérieur et l’extérieur. Kierkegaard n’apparaît plus seulement ici comme un interlocuteur de Wittgenstein ou son inspirateur, mais comme celui qui a dégagé les images fécondes par lesquelles nous pensons ce qu’est l’âme de celles qui peuvent égarer le philosophe. De cet usage, une remarque particulière qui n’a pas été prise en compte jusqu’à présent dans la littérature secondaire, est exemplaire :

14

Ce que j’accomplis sur le théâtre de mon âme (Kierkegaard) ne rend pas plus beau son état mais plutôt détestable. Et pourtant je crois toujours embellir à nouveau cet état au moyen d’une belle scène jouée sur le théâtre. Car je suis assis parmi les spectateurs au lieu de contempler tout de l’extérieur. Car je n’aime pas rester dans la rue froide, quotidienne, inamicale, je préfère être assis au chaud dans l’agréable salle de spectacle [22].

15Dans l’hypothèse de lecture que nous nous proposons de mettre à l’épreuve dans le présent article, Kierkegaard est celui qui dans le jeu constant qu’il opère entre les mises en scène réelles et virtuelles de soi donne à l’auteur des remarques sur l’intérieur et l’extérieur un modèle qui n’est pas celui fourvoyant de la tradition empiriste, qui n’est pas celui non plus grossier et rudimentaire des mythes archaïques, mais celui qui s’ajuste avec précision à la complexité de nos concepts psychologiques et à la connaissance qu’ils mettent en jeu. Nous reviendrons dans un premier temps d’exposition sur les enjeux de la confrontation de leurs conceptions de l’auctorialité, avant de mettre en évidence l’enseignement que nous pouvons en extraire pour dégager l’espace dans lequel ce dialogue s’illustre par excellence : celui du « théâtre de mon âme ». De l’aveu même de l’auteur du Tractatus, les écrits de Kierkegaard ont bien ceci de « voulu » qu’ils l’obligent « à s’expliquer avec son problème [23] ». Dégageons donc les coordonnées du problème et voyons comment Wittgenstein s’en explique.

I. L’œuvre-miroir tendue au lecteur

16L’hypothèse de la parenté des modes d’écriture de Kierkegaard et Wittgenstein pourrait à bon droit surprendre le lecteur de ce dossier. Comment comparer la sophistication et la prolixité de l’écriture de Kierkegaard à l’austérité et l’économie revendiquées par l’auteur du Tractatus ? Pour ce faire, il faut aller plus loin dans la compréhension de ce que Kierkegaard et Wittgenstein entendent par être l’auteur d’une œuvre et par ce qu’ils entendent par communication en philosophie. Car c’est là l’un des points que l’un et l’autre ont eu à cœur de thématiser et sur lequel ils sont tous deux revenus à de nombreuses reprises.

17Kierkegaard et Wittgenstein sont particulièrement attentifs aux modalités par laquelle une pensée proprement philosophique peut être transmise. Ils tiennent que ce qui est communiqué n’est pas dissociable de l’écriture philosophique elle-même et ne peut l’être sans une appropriation par le lecteur de cela même qui résulte de l’exploit d’écriture. La parenté de deux auteurs devient dès lors frappante, tout particulièrement pour dégager les raisons pour lesquelles les deux auteurs refusent d’assimiler l’écriture philosophique à une écriture purement spéculative. Loin d’être doctrinale, la tâche de l’écriture philosophique se confond avec une activité d’éclaircissement. Kierkegaard s’en est très clairement expliqué dans Le Post-scriptum définitif aux Miettes et dans Le Point de vue explicatif de mon œuvre. Dans ce dernier écrit, Kierkegaard expose « une fois pour toutes ce qu’il prétend être comme auteur ». Ces pages ne tiennent pas lieu d’une apologie ni d’une défense, mais sont « destinées à orienter et à certifier [24] », tout en traçant le bilan de l’ensemble du parcours accompli de l’œuvre pseudonyme aux discours édifiants. Certes, il s’agit pour Kierkegaard de rappeler que dans « la duplicité » de l’écriture qui est la sienne, « le religieux est donné dès le début », ou « d’emblée ». Retenons seulement aux fins de notre propos que ce qui importe avant tout pour Kierkegaard est de dégager deux traits de son écriture : loin de toute lecture psychologisante ou étroitement biographique que l’on pourrait être tenté de fournir de l’œuvre, le Post-scriptum rappelle que c’est un problème qui est formulé et traité : « celui de toute l’œuvre, devenir chrétien ». C’est bien à ce problème particulier que l’œuvre dans son entier donne sa formulation, plutôt que produit des résultats comme le ferait une œuvre spéculative. Kierkegaard souligne à de nombreuses reprises que la position du problème est essentielle [25] et que la plus grande difficulté est ici de restituer la simplicité de la question soulevée qui est à la mesure de sa profondeur. Kierkegaard formule un second trait de son écriture : son caractère non seulement duplice mais indirect, car il n’est possible de s’attaquer à une illusion que de manière oblique : « Une illusion n’est jamais dissipée directement ; on ne la détruit radicalement que de manière indirecte [26] ». Le problème reste entier et ne fait que rebondir : comment détruit-on indirectement une illusion ? La réponse à cette question est un leitmotiv des écrits où Kierkegaard revient en son nom propre sur les modalités de son écriture que l’on pourrait présenter comme un déplacement et une réappropriation de la maïeutique socratique : « il faut pour amener quelqu’un avec un vrai succès à un point précis, avoir tout d’abord soin de le prendre et de commencer là où il est [27] ». La destruction de l’illusion implique donc une écriture particulière qui suppose de commencer là où le lecteur en est et de l’orienter, de le conduire par un mode de communication qui est lui aussi indirect à adopter une autre perspective. Si la communication ne saurait être qu’indirecte, l’écriture prend une épaisseur non doctrinale et thérapeutique qui passe par l’exploration immanente de l’illusion entretenue par le lecteur.

18Or, c’est exactement ce procédé que l’auteur du Tractatus entreprend à son tour en donnant dans la préface de l’ouvrage et dans les dernières remarques du traité des indications pour souligner que l’ouvrage n’a rien d’un manuel (kein Lehrbuch). Contrairement aux sciences de la nature, la philosophie clarifie, l’ouvrage se compose donc d’éclaircissements. Il faut en effet être attentif à la distinction tracée dans le Tractatus entre comprendre l’auteur du traité et comprendre les propositions qui le composent :

19

Mes propositions sont des éclaircissements en ceci que celui qui me comprend les reconnaît à la fin comme dépourvues de sens, lorsque par leur moyen – en passant sur elles – il les a surmontées. (Il doit pour ainsi dire jeter l’échelle après y être monté.) Il lui faut dépasser ces propositions pour voir correctement le monde [28].

20Il ne serait nullement exagéré de poser que la nouvelle lecture du Tractatus procède en grande part de cette confrontation entre ce que Kierkegaard nous confie de ses procédés d’écriture et la manière dont le Tractatus en fournit une illustration tout à fait frappante. Le « nouveau Wittgenstein » découle en ce sens tout droit de la proximité profonde reconnue déjà par Cavell [29] et approfondie par James Conant entre les deux textes déjà cités de Kierkegaard et le maître-œuvre de Wittgenstein [30]. Cette première distinction entre comprendre l’auteur et comprendre les propositions du traité est étroitement liée à la seconde : le lecteur du Tractatus est dès lors en mesure de tenir les propositions du traité pour dépourvues de sens et saisir la révocation exprimée de manière saisissante par l’image de l’échelle. Si l’on se souvient que Climacus est la version latinisée du terme grec qui signifie « échelle », on comprendra sans peine que les nouveaux lecteurs aient tant insisté sur la parenté des deux auteurs et l’usage particulier du scepticisme qui se joue dans leur écriture.

21Cette nouvelle lecture du Tractatus resterait encore à la surface du rapprochement si elle n’identifiait pas un niveau plus profond de la confrontation des deux auteurs. James Conant, qui est sans doute le lecteur qui a pris le plus au sérieux l’inspiration que Wittgenstein a tirée de Kierkegaard, identifie une même tendance chez leurs lecteurs à substantialiser le non-sens au point d’en faire un domaine et à supposer qu’il existe plusieurs catégories de non-sens, des non-sens qui n’ont pas le moindre sens, des charabias, des absurdités et des non-sens qui relèvent d’une autre catégorie, des non-sens profonds qui sont la source même du sens (ou de la signifiance). Ces lecteurs n’ont pas tenu compte des remarques qui encadrent le Tractatus et en donnent pour ainsi dire le mode d’emploi aussi bien dans la préface que dans les remarques finales. Dans la préface en effet, Wittgenstein précisait que « ce livre ne sera peut-être compris que par qui aura déjà pensé lui-même les pensées qui s’y trouvent exprimées ou du moins des pensées semblables [31] ». Les premières lignes de la préface sont surprenantes et Frege s’en était lui-même à juste titre étonné. Comme le remarque James Conant, Wittgenstein déclare ainsi dès les premières lignes du traité que le Tractatus ne saurait être intelligible que pour des « insiders ». En d’autres termes, l’écriture du Tractatus est elle-même ésotérique. Mais encore faut-il expliciter le sens de l’ésotérisme mis en jeu ici : dans la préface de Dire et vouloir dire, Stanley Cavell s’interroge sur la singularité du questionnement en philosophie et formule l’ésotérisme propre à l’écriture authentiquement philosophique de la manière suivante : « Si la philosophie est ésotérique, ce n’est pas parce que quelques hommes montent la garde devant sa connaissance, mais parce que la plupart des hommes se gardent contre elle [32] ». C’est exactement ce qui est en jeu au fond dans la confrontation entre les modes d’écriture des ouvrages de Kierkegaard et du Tractatus. La question fondamentale qui est soulevée ici est redoublée par celle du statut du non-dit et du silence qui clôt le Post-scriptum définitif d’une part et le Tractatus d’autre part. Or, le présupposé commun aux deux types de lectures les plus classiques de Kierkegaard et de Wittgenstein selon James Conant est de faire de ce qui est laissé non-dit quelque chose de retenu (withheld). Or, dans le Tractatus, Wittgenstein écrit expressément que « ce qui se montre ne peut pas être dit [33] ». Dans la préface, Wittgenstein ne nous enjoint pas à tracer des limites au langage pour désigner des vérités ineffables qui seraient au-delà du langage et de ce que nous pouvons dire. L’auteur du Tractatus ne présente pas non plus son traité comme assignant des limites au langage qui seraient autant de critères de démarcation du sens et du non-sens, frontières donc qui permettraient au lecteur de distinguer l’usage immanent que nous pouvons faire du langage d’un autre usage du langage plus profond où les mots ne sont plus des véhicules mais un medium qui permettent de désigner des vérités ineffables au-delà du langage. Selon les nouvelles lectures du Tractatus, l’auteur nous demande au contraire ne plus confondre limite et frontière, limitation et démarcation. Pour Conant, les lectures standard du Tractatus ont en réalité confondu le projet du Tractatus avec sa cible : plutôt qu’assigner des frontières à ce que nous ne pouvons dire et nous résigner à cette restriction de ce que nous ne pouvons exprimer, Wittgenstein montre au contraire qu’il n’y a nul indicible entendu au sens d’un domaine accolé au dicible auquel nous serions supposés nous cantonner. C’est donc en ce sens et en ce sens seulement que la lecture orthodoxe du Tractatus en renverse exactement la stratégie d’écriture :

22

Le premier Wittgenstein cherche plutôt à montrer que toute théorie qui tente de tracer une telle limite au penser s’accule elle-même comme il est dit au début du livre à être capable de penser les deux côtés de la limite et par conséquent à être capable de penser ce qui ne peut être pensé [34].

23D’une manière analogue, Kierkegaard souligne que la vérité subjective ne peut pas être communiquée. Les lecteurs de Kierkegaard n’ont pas non plus selon Conant pris au sérieux les indications que donne Kierkegaard, lorsqu’il revient sur l’écriture des œuvres pseudonymes et le statut de la personne de l’auteur à l’endroit de ses personnages. C’est la raison pour laquelle la distinction entre vérité subjective et vérité objective a été interprétée le plus souvent de manière faible et psychologisante. Une lecture attentive du Post-scriptum définitif aux Miettes ne nous apprend pas seulement à faire la part des vérités objectives et de la vérité subjective. Elle nous enseigne bien plutôt comment, partis de l’illusion de cette homonymie entre deux types de vérités, nous ne saurons passer du premier régime de vérité au second par la voie d’une certitude intellectuelle qui requiert elle-même un certain nombre de garanties. C’est d’un seul tenant que le lecteur peut dégager la position du problème et comprendre comment il engage le mouvement de bascule du premier plan au second. C’est le sens du témoignage de gratitude adressé à Lessing qui a compris « qu’il avait un commerce infini avec Dieu, mais aucune, absolument aucune relation directe avec personne [35] ». La reconnaissance exprimée à l’égard de Lessing porte sur la manière dont l’auteur de Nathan der Weise a isolé la catégorie du religieux précisément en tant que catégorie :

24

Si l’auteur ne l’avait pas fait, j’aurais aussi formellement protesté, puisque ces discours n’emploient que les catégories éthiques de l’immanence, et non les catégories religieuses de la double réflexion. Si l’on veut éviter une confusion de langage, le sermon doit être réservé à l’existence religieuse chrétienne. Sans doute, il arrive d’entendre des sermons qui ne le sont que de nom, les catégories employées étant celle de l’imminence ; peut-être que le Mag. Kierkegaard a-t-il indirectement voulu le signifier en montrant de façon purement philosophique jusqu’à quel point l’on peut parvenir dans l’édifiant, le discours ainsi qualifié gardant bien sa légitimité ; mais en soulignant ce point l’auteur a indirectement éclairé la question que je fais mienne non sans ridicule, puisque j’arrive toujours trop tard quand il s’agit de passer à l’acte [36].

25Si la vérité « ne réside que dans le devenir, dans le processus d’appropriation et que par suite il n’y a pas de résultat », c’est qu’il faut modifier l’image que l’on se fait de la pensée elle-même. Nous l’avons déjà rappelé : de part et d’autre, nous retrouvons le même diagnostic de l’impossibilité d’une communication directe de ce qui est à transmettre en philosophie, l’impossibilité d’une communication immédiate et expresse de l’instruction proprement dite ; de part et d’autre, nous retrouvons un même geste de clôture qui n’est pas une conclusion mais une révocation qui met l’accent sur le cheminement qu’est la pensée plutôt que sur son point d’aboutissement. La confrontation des deux auteurs peut dès lors prendre toute son épaisseur : l’enjeu de l’écriture philosophique est bien d’apporter de la clarté, des éclaircissements qui sont autant de rappels, de réminiscences (reminders) qui par l’agitation des « eaux du langage » qu’ils provoquent aident à surmonter la confusion de l’époque, une confusion qui tient tout particulièrement à l’absence d’esprit. Laissons la parole à Cavell :

26

Pour l’Église, Adler n’est pas un support transparent, mais un verre opaque, un miroir. Peut-être est-ce là une manière de voir pourquoi Kierkegaard qui appelle Adler une satire de l’époque présente, le qualifie d’épigramme de la chrétienté actuelle – d’expression concise et ingénieuse de cette chrétienté. Bien sûr cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas de bases religieuses valables pour mettre en question et peut-être déposer Adler. Ce que cela signifie, c’est que pour fournir ces bases religieuses à notre époque, pour notre époque, il faudra surmonter la confusion spécifique qui nous a absolument dépouillés de base religieuse ; d’où vient que la forme d’activité dont il s’agira dans ce livre consistera à obtenir des éclaircissements. Dans ce livre, Kierkegaard caractérise notre époque selon quelques procédures très spécifiques et souvent répétées ; sa tâche est de fournir des corrections qui leur soient spécifiques. Par exemple, il juge que nous avons l’esprit absent, de sorte que sa tâche est de procurer de la présence d’esprit. Il juge que nous avons l’esprit léger (la tête légère ?), de sorte que sa tâche est d’injecter du sérieux et de la sobriété ; il nous juge distraits de sorte que sa tâche est d’attirer notre attention [37].

27Nous devons selon Cavell comprendre la défense par Kierkegaard des « concepts dogmatiques » comme un renvoi aux concepts qui portent « leur poids religieux spécifique », ce qui n’est plus le cas de la théologie aujourd’hui. C’est pourquoi il nous incombe d’arriver à voir clairement ce que signifient ces concepts. La tâche consiste bien ici « à donner ou redonner une signification à ces concepts, de donner à chacun en un certain sens sa définition ». De quoi avons-nous ici perdu la mémoire ? Nous devons nous rappeler ce que les concepts d’autorité, de révélation signifient, c’est-à-dire nous devons effectuer ici ce qui dans les termes de Wittgenstein se nomme une description grammaticale :

28

Prenez la préoccupation qui est à l’origine du livre sur Adler : « dans quelle mesure peut-on aujourd’hui donner raison à un homme qui se prévaut d’un fait de révélation ? ». Telle est la question à laquelle l’Église aurait dû faire face – afin de faire face, telle qu’elle est, au fait qu’elle est incapable d’y répondre. Parce que dans cette question de « donner la raison à un homme qui se prévaut », il ne s’agit pas de déterminer la probabilité qu’un certain homme, étant donné sa constitution psychologique et dans une condition historique particulière, ait eu ou ait à l’avenir une révélation (car c’est toujours improbable) ; il ne s’agit pas non plus de déterminer si nous sommes religieusement prêts à recevoir une révélation (car, à parler du point de vue religieux aucune préparation humaine n’est possible) ; il ne s’agit pas non plus de déterminer les variations et les nuances psychologiques dans des exemples différents de l’expérience d’une révélation, ni de suivre ses antécédents et ses conséquences dans l’existence mondaine d’un homme en particulier. La question est de savoir si, quelle que soit la chose qui se produit dans la vie d’un homme, nous sommes conceptuellement prêts à l’appeler une révélation, si nous avons encore le pouvoir de reconnaître dans un événement une révélation s’il existe encore une chose dont nous pourrions concevoir qu’elle compte à nos yeux pour une révélation – une chose qui pourrait, pour ainsi dire, nous forcer à affirmer que ce qui s’est produit est une révélation [38].

29Cavell dégage deux traits de l’écriture de Kierkegaard : le premier tient à cette dimension grammaticale qui revient à montrer « qu’une question qu’il semble falloir régler par des moyens empiriques ou par la présentation d’une argumentation formelle est en réalité une question conceptuelle [39] ». Le second est lié à la dialectique qualitative et rejoint le premier : l’examen dialectique d’un concept se confond avec l’examen de ses changements de signification, tout particulièrement lorsque l’on passe d’un contexte « immanent » à un contexte « transcendant [40] ». La suggestion est donc de lire la dialectique qualitative à la lumière de la démarche grammaticale de Wittgenstein. Par là, Cavell n’entend pas réduire la démarche de Kierkegaard à celle de Wittgenstein, mais éclairer la teneur clarificatrice entendue comme remède à la confusion qui fait partie intégrante de l’écriture de Kierkegaard. Cet éclairage permet à la fois de restituer une dimension commune à Wittgenstein et à Kierkegaard et de comprendre un leitmotiv qui leur est commun : l’identification de l’écriture philosophique à une réminiscence qui n’est plus platonicienne et un sens inédit de la reprise dans la description philosophique elle-même. C’est précisément cette dernière dimension que nous nous proposons d’examiner dans la seconde étape de cette contribution, en revenant sur l’articulation entre reprise et le tandem intérieur/extérieur. En d’autres termes, nous nous proposons de faire nôtre la suggestion de Cavell, mais au lieu de projeter sur les écrits de Kierkegaard une lumière issue de la méthode thérapeutique de Wittgenstein, nous allons à l’inverse tenter d’en tirer toutes les conséquences en projetant sur les dernières remarques que Wittgenstein a consacrées à l’intérieur et l’extérieur une lumière issue des réflexions de Kierkegaard sur la reprise liée au medium théâtral et à son dépassement immanent.

II. « Le théâtre de mon âme »

30Wittgenstein nous y invite lui-même dans les Carnets de Cambridge et de Skjolden en revenant sur le motif kierkegaardien de « ce qui est réellement sérieux » :

31

Je suis quelque peu amoureux de ma façon d’avancer dans la pensée lorsque je philosophe. (Et peut-être devrais-je laisser tomber le mot « quelque peu »).
D’ailleurs, cela ne veut pas dire que je sois amoureux de mon style. Cela, je ne le suis pas. Rien n’est aussi sérieux que ce qui est réellement sérieux.

32Ce motif, qui paraît certes introduit ici par la bande, donne pourtant une unité frappante aux remarques de ces carnets dont la tonalité est tout à fait singulière. En effet, dans le passage ci-dessous, Wittgenstein revient sur l’articulation entre le style et « ce qui est réellement sérieux ». Or, le style n’est rien qui puisse être comparé à la forme extérieure ou extrinsèque que pourrait prendre une pensée pour Wittgenstein ; il est l’expression même de la nécessité de la pensée. L’évocation du sérieux n’est ici nullement incidente, car Wittgenstein a ici à l’esprit La Reprise et cette déclinaison particulière selon laquelle « la reprise est la réalité, le sérieux de l’existence. Celui qui veut la reprise a mûri dans le sérieux ». Pour restituer à « la reprise » (Gjentagelse) ses dimensions propres et au sérieux son véritable sens, l’auteur du récit ne se contente pas de multiplier les mises en scène, il répète un procédé particulier : celui du glissement de l’espace scénique – tout particulier celui du théâtre berlinois, Königstädter Theater, et du décor de la place berlinoise sur laquelle donne sa chambre – aux théâtres virtuels où chaque silhouette retrouve ses virtualités et ses propres potentialités. Le motif du théâtre intérieur et plus précisément de l’intériorisation de la scène théâtrale est développé par Constantin Constantius du récit dès son arrivée à Berlin : « tout se change en décor de théâtre [41] ». Ce déplacement peut retenir notre attention dans la mesure même où Constantin Constantius orchestre de manière récurrente ce déplacement des scènes réelles, des micro-scènes du monde à la scène virtuelle qui apparaît comme la condition même de la véritable reprise en un sens qui nous permet de prendre une distance irréversible à l’égard de la réminiscence socratique et nous enseigne le sens d’une véritable appropriation. La progression de La Reprise consiste en effet à nous replacer au cœur de la scène berlinoise (que Kierkegaard connaissait fort bien) et à mettre en évidence que ce contexte scénique si propice à l’évasion et à la réflexion soit-il ne peut à lui seul délivrer le sens authentique de la reprise. Le récit dégage ainsi dès les premières pages l’importance de la scène berlinoise. La pièce qui est représentée est Der Talisman de Nestroy. Nestroy que nous connaissons peu aujourd’hui et qui est encore moins représenté à notre connaissance sur les scènes européennes était l’un des maîtres du théâtre populaire viennois, pour lequel Wittgenstein nourrissait une admiration telle qu’il le préféra à Shakespeare pour l’exergue des Recherches philosophiques. Or, le jeu du récit consiste tout entier à frustrer le protagoniste et par là le lecteur du sens véritable de la reprise que la seconde étape retrouvera par un commentaire du livre de Job. La remarque de Wittgenstein que nous avons citée en commençant prend dès lors une toute autre signification :

33

Ce que j’accomplis sur le théâtre de mon âme (Kierkegaard) ne rend pas plus beau son état mais plutôt détestable. Et pourtant je crois toujours embellir à nouveau cet état au moyen d’une belle scène jouée sur le théâtre. Car je suis assis parmi les spectateurs au lieu de contempler tout de l’extérieur. Car je n’aime pas rester dans la rue froide, quotidienne, inamicale, je préfère être assis au chaud dans l’agréable salle de spectacle [42].

34Ce n’est pas une remarque formulée comme en passant par Wittgenstein dans son journal. Elle vise bien plutôt en revenir sur la relation à soi-même et sur les conditions par lesquelles cette relation peut prendre le sens d’une connaissance à part entière. Comment penser la relation à soi et cette analogie, qui n’est bien évidemment pas propre à Kierkegaard, entre l’âme et l’espace de la scène ? Kierkegaard est ici le support même des dernières remarques de Wittgenstein. On peut lire en effet dans Le Livre d’Adler la remarque suivante :

35

La plupart des hommes vivent par rapport à leur propre moi comme s’ils étaient constamment au dehors, jamais chez eux. Le Mag. Adler présente, peut-on dire, le très grand avantage d’avoir été ramené chez lui, au sens strict et sérieux, par une autorité supérieure ; auparavant, il était en effet très éloigné de chez lui ou fort loin, à l’étranger au point de vue spirituel et religieux, un homme court à sa perte en allant à l’étranger, en restant hors de chez lui [43].

36Wittgenstein est particulièrement sensible à une double dimension de la démarche de Kierkegaard au point de se l’approprier et de la déplacer. La première marque de cette appropriation qui est la plus flagrante consiste à partir de l’espace scénique entendu comme tremplin de l’exploration des possibles : c’est le propre de la description grammaticale qui travaille par variations sur les concepts fictifs pour faire ressortir les traits saillants de nos propres concepts. De quoi s’agit-il plus précisément ici ? De partir de l’espace scénique tout à fait concret pour dégager les traits saillants de la distinction entre intérieur et extérieur telle que nous en faisons usage. La scénarisation est indéniablement la meilleure illustration du contextualisme de Wittgenstein :

37

C’est dans un drame que le contexte d’un mot est le mieux représenté, c’est pourquoi le meilleur exemple qu’on puisse donner d’une phrase prise dans une signification déterminée, c’est une citation tirée d’un drame. Et qui demande ce que ressent le personnage lorsqu’il la prononce ?
Le meilleur exemple que l’on puisse donner d’une expression prise dans un sens déterminé, c’est un passage dans un drame [44].

38Mais ce diagnostic n’est pas encore suffisant : Wittgenstein nous engage à lire à la lumière de l’usage que Kierkegaard fait du théâtre comme scène intérieure ses remarques portant sur l’asymétrie qui caractérise les verbes psychologiques et les conséquences que nous devons en tirer pour la relation à soi et la connaissance de soi. Il nous soumet toute une série de remarques et d’expériences de pensée qui reviennent sur cette relation qui n’a rien d’une observation de soi ou d’un compte rendu d’un état interne. Nous n’avons pas à faire à la même « coordination » entre les mots et les actes d’autrui et sa bouche d’une part, et les mots et les actes que je prononce et j’accomplis en première personne d’autre part :

39

J’ai une toute autre attitude que les autres envers mes propres paroles. Je ne me mets pas à l’écoute pour apprendre quelque chose à mon sujet. Elles ont un rapport à mes actions tout autre que celui qu’elles ont envers les actions d’autrui. Si j’écoutais les paroles qui sortent de ma bouche, je pourrais dire qu’un autre parle par ma bouche [45].

40Nous pouvons également invoquer d’autres expériences de pensée et jeux de langage issus des derniers manuscrits qui ont cette même fonction : faire varier les jeux de langage qui relient pour ainsi dire les situations à notre bouche de manière à mettre en évidence ce qui caractérise en propre nos usages. C’est de nouveau le modèle de la scène qui fournit ici un certain nombre d’instruments à Wittgenstein pour illustrer la relation entre l’autorité en première personne, « la bouche qui dit “je” » et l’espace scénique. Ainsi de ces personnages qui prononceraient des apartés sur scène [46] qu’« ils ne prononceraient pas dans la vie réelle, mais qui n’en correspondent pas moins à leur pensée ».

41Le premier versant de notre analyse, ce que le modèle dramaturgique inspiré de Kierkegaard nous apprend sur la distinction intérieur / extérieur, est dès lors étroitement lié au second qui porte sur la coordination des apparences et de l’essence. Au fond, c’est à une réévaluation de la phénoménalité que Wittgenstein se livre ici en faisant sienne la maxime de Goethe : « Ne rien chercher derrière les phénomènes, ils sont eux-mêmes la doctrine [47]. » Ce faisant, l’auteur des Recherches s’intéresse moins à la duplicité ou la simulation pour elles-mêmes qu’à faire ressortir la relation logique qui unit apparences et essence :

42

Lorsque les mines, les gestes et les circonstances sont univoques, alors l’intérieur paraît être l’extérieur, ce n’est que lorsque nous ne pouvons pas déchiffrer l’extérieur qu’un intérieur semble se cacher derrière lui … L’intérieur est lié à l’extérieur non seulement par expérience, mais aussi logiquement. « Lorsque je recherche les lois de l’évidence concernant le mental, je recherche de la sorte l’essence du mental. » Est-ce vrai ? Oui. L’essence n’est pas quelque chose qui puisse être montré, on peut seulement en décrire les traits. [48]

43L’acteur ici modélise la perspective en troisième personne que ne peut adopter la bouche qui dit « je » :

44

On dit : « il semble ressentir de terribles souffrances », même lorsqu’on n’a pas le moindre doute sur le fait que ce qui semble ainsi n’a rien d’un faux-semblant. Pourquoi ne dit-on pas « je semble ressentir de terribles souffrances », puisque cela devrait pour le moins faire sens aussi bien ? C’est quelque chose que l’on pourrait dire au cours d’une répétition théâtrale ; et pareillement : « je semble avoir l’intention de… » etc. Tout le monde répondra : « bien sûr que je ne dis pas cela ! C’est que je sais que je ressens des souffrances. » [49] 

45La scène théâtrale donne à comprendre la nature logique de l’articulation entre l’intérieur et l’extérieur, mais elle se donne également comme un modèle qui permet un plus grand jeu de cette articulation même :

46

Le fait qu’un acteur puisse donner l’image de l’affliction montre le caractère incertain de l’évidence, mais qu’il puisse donner l’image de l’affliction, cela montre aussi la réalité de l’évidence.
Ce n’est pas le rapport de l’intérieur avec l’extérieur qui explique le caractère incertain de l’évidence ; au contraire ce rapport n’est qu’une façon imagée de présenter ce caractère.
Les états d’âme ne sont pas la seule chose que l’on peut représenter sur une scène ; on nous donne aussi l’illusion d’une blessure, ou d’une montagne [50]

47L’espace scénique se révèle dès lors pour ce qu’il est : non celui qui représente par excellence les jeux de la tromperie et de l’illusion, mais celui où la gamme de nos expressions révèle leur plus large spectre de possibilités, tout en nous rendant attentifs à l’ancrage sensible du sens. Nous avons bien affaire ici dans les manuscrits de Wittgenstein à un double déplacement où la dette à l’égard de Kierkegaard est claire : déplacement de l’espace scénique à la grammaire de l’intérieur et de l’extérieur, déplacement de la formulation philosophique la plus traditionnelle de la connaissance de soi à son intériorisation théâtrale et polyphonique [51]. C’est là selon nous la marque la plus profonde de Kierkegaard sur la pensée de Wittgenstein et le soubassement des deux versants de la confrontation – proximité dans leur compréhension de la croyance religieuse, parenté des procédés d’écriture – que nous avons envisagée. Wittgenstein peut dès lors présenter Kierkegaard comme un interlocuteur auquel s’adresse au premier chef sa méthode :

48

À Kierkegaard : Je te présente une vie & vois à présent comment tu te conduis à son égard, si elle t’attire (te pousse) aussi à vivre ainsi, ou bien quelle autre conduite elle t’inspire. Je voudrais pour ainsi dire débloquer ta vie grâce à cette présentation [52].

49Mais non sans avoir ajouté avec quelque malice que :

50

Les écrits de Kierkegaard ont quelque chose de taquin (etwas Neckendes) & c’est naturellement voulu, même si je ne peux être sûr que cet effet qu’ils ont sur moi est exactement voulu. Il n’y a également aucun doute que celui qui me taquine m’oblige à m’expliquer avec son problème & si ce problème est important, cela est bien… Je sais aussi très bien que Kierkegaard pousse l’esthétique jusqu’à l’absurde avec sa maestria & qu’il le veut aussi naturellement. Mais c’est comme s’il y avait déjà dans son esthétique une goutte de vermouth de telle façon que précisément le goût en soi n’est pas aussi agréable que celui de l’œuvre d’un poète [53].

Notes

  • [1]
    « Je vous laisse ce petit livre pour qu’il soit un miroir plutôt qu’une lorgnette : pour que vous vous y regardiez, et non pour que vous observiez autrui. » G. Lichtenberg, Le Miroir de l’âme, Paris, Corti, 1997.
  • [2]
    « De telles œuvres sont comme un miroir ; si c’est un singe qui regarde dedans, il ne pourra y découvrir un apôtre. »
  • [3]
    « Je dois être simplement le miroir dans lequel mon lecteur voit sa propre pensée, avec toutes ses difformités, et par le secours duquel il puisse la redresser », p.31.
  • [4]
    Conversations avec M. O’ C. Drury, in R. Rhees (éd.), Ludwig Wittgenstein : Personal Recollections, « Kierkegaard was by far the most profound thinker of the last century. Kierkegaard was a saint », Totowa, NJ :Rowman and Littlefield, p. 102. Wittgenstein écrivit également dans une lettre à Norman Malcolm que Kierkegaard était bien trop profond pour lui (Norman Malcolm, Ludwig Wittgenstein : A Memoir, 1984, p. 106). G. H. von Wright (dans Ludwig Wittgenstein, p. 19) remarque pour sa part que Wittgenstein avait reçu une inspiration plus profonde d’auteurs aux marges de la philosophie, de la religion et de la poésie que des philosophes au sens strict du terme. Tout particulièrement de Saint Augustin, Kierkegaard, Dostoievski et Tolstoi. Genia Schönbaumsfeld a rassemblé ces témoignages dans son livre A Confusion of the Spheres: Kierkegaard and Wittgenstein on Philosophy and Religion, Oxford, Oxford University Press, 2007, ainsi que dans son article synthétique « Kierkegaard and the Tractatus », Wittgenstein’s Tractatus, History and Interpretation, éd. par Peter Sullivan & Michael Potter, Oxford, Oxford University Press, 2013, p. 60-61.
  • [5]
    H. D. P. Lee se souvient que Wittgenstein lui avait confié « qu’il avait appris le danois pour être capable de lire Kierkegaard dans le texte et qu’il avait une immense admiration pour lui », Philosophy, 54, p. 218.
  • [6]
    C’est un élément qui nous est fourni par une lettre de la correspondance entre Hermine et Ludwig, qui est datée du 20 novembre 1917. Malheureusement Hermine ne précise pas les ouvrages déjà envoyés à son frère, elle se demande seulement si elle a bien choisi les derniers et en particulier Le Journal du Séducteur. Les Stades sur le chemin de la vie apparaissent également dans les échanges entre Paul Engelmann et Wittgenstein en 1918.
  • [7]
    Carnets, trad. G.-G. Granger, Paris, Gallimard, 1971 : « Mon travail s’est en vérité développé à partir des fondements de la logique jusqu’à l’essence du monde » (2.8.1916).
  • [8]
    Nietzsche n’apparaît que dans les Carnets secrets, trad. par J.-P. Cometti, Cadenet, Éd. Chemin de la ronde, 2008.
  • [9]
    « J’avais un moment pensé inclure dans la préface une phrase qui n’y figure pas, mais que je vous livre, car elle vous fournira peut-être la clef. Ce que j’avais envisagé d’écrire était ceci : mon livre comporte deux parties, celle qui est présentée ici, et tout le reste que je n’ai pas écrit. Et c’est justement cette seconde partie qui importe. Mon livre trace les limites de l’éthique (das Ethische) pour ainsi dire de l’intérieur et je suis convaincu que c’est la SEULE façon rigoureuse de les tracer. Voici en bref, ce que je crois : tout ce dont bien d’autres parlent aujourd’hui pour ne rien dire, c’est en le taisant que mon livre l’a établi » (octobre/décembre 1919, lettre de Ludwig Wittgenstein à Ludwig von Ficker, éd. par A. Janik, Wittgenstein : Sources and Perspectives, Ithaca, NY, Cornell University Press, p. 94-95.
  • [10]
    Theodor Haecker avait également traduit The Grammar of Assent du Cardinal Newman, qui est le second point d’appui pour Wittgenstein lorsqu’il revient sur la certitude particulière qui est à l’œuvre dans la croyance religieuse.
  • [11]
    « Le point est que si l’on disposait d’une preuve (evidence), cela détruirait en réalité toute l’affaire (the whole business). » Wittgenstein, Leçons et conversations sur l’esthétique, la psychologie et la croyance religieuse, Paris, Gallimard, 1992, p. 111, trad. modifiée. Pour une présentation des enjeux des Leçons sur la croyance religieuse, nous nous permettons de renvoyer le lecteur au dossier de la revue Théorèmes, Wittgenstein et le religieux, 2011, et sur ce point précis à notre contribution, « De la certitude religieuse : Wittgenstein sur la corde raide », accessible en ligne ici : https://journals.openedition.org/theoremes/238.
  • [12]
    Wittgenstein et le cercle de Vienne, Mauvezin, TER, 1991 ; c’est l’entrée datée du 30 décembre 1929, intitulée « À propos d’Heidegger » qui commence par les mots célèbres : « je peux très bien me représenter ce que Heidegger entend par Angst ».
  • [13]
    Wittgenstein, Carnets de Cambridge et de Skjolden 1930-32, 1936-37, Paris, Puf, 1999, p. 238-239.
  • [14]
    Au sujet de l’héritage de Kierkegaard à Wittgenstein portant sur le paradoxe de la foi, le lecteur pourra se reporter à C. Creegan, Wittgenstein and Kierkegaard : Religion, Individuality and Philosophical Method, London, Routledge, 1989. On pourrait relire à partir de cette perspective l’ensemble de la conférence sur l’éthique : « Ce qui est éthique (das Ethische) ne se peut enseigner. Si je pouvais expliquer à un autre d’abord au moyen d’une théorie l’essence de ce qui est éthique, alors ce qui est éthique n’aurait certainement aucune valeur. J’ai, dans ma conférence sur l’éthique, parlé pour finir à la première personne : je crois que c’est quelque chose de tout à fait essentiel. Il n’y a ici rien de plus à constater ; je peux seulement me mettre en avant en tant que personnalité et parler à la première personne. Pour moi, la théorie n’a aucune valeur. Une théorie ne me donne rien ».
  • [15]
    Wittgenstein, Versmischte Bermerkungen, hrsg. von G. H. von Wright, trad. fr. G. Granel, TER, 1984, p. 82. H. Putnam a été sensible très tôt à la portée de cet ensemble de remarques (Renewing Philosophy, Cambridge Mass., Harvard UP, 1992).
  • [16]
    Wittgenstein, Leçons et conversations sur l’éthique, la psychologie et la croyance religieuse, trad. Jacques Fauve, présentation par Ch. Chauviré, Paris, Gallimard, 1992, p. 107.
  • [17]
    J. H. Newman, Papers in preparation for a Grammar of Assent, The Theological Papers of John Henry Newman on Faith and Certainty, Clarendon Press, Oxford, 1976, p. 125.
  • [18]
    Wittgenstein, Leçons et conversations sur l’éthique, la psychologie et la croyance religieuse, 1992, p. 107, traduction modifiée.
  • [19]
    Wittgenstein, Leçons et conversations sur l’éthique, la psychologie et la croyance religieuse, 1992, p. 108.
  • [20]
    Wittgenstein, Licht und Schatten, ed. I. Somavilla, Innsbruck, Haymon Verlag. L’entrée du journal date du 13 janvier 1922.
  • [21]
    James Conant, « Kierkegaard, Wittgenstein and Nonsense », Pursuits of Reason, ed. by Ted Cohen, Paul Guyer and Hilary Putnam, Textas Tech University Press, Lubbock, 1993.
  • [22]
    L. Wittgenstein, Nachlass, MS 183, 102f (nous traduisons).
  • [23]
    L. Wittgenstein, Carnets de Cambridge et de Skjolden, Cambridge 30-32, p. 83.
  • [24]
    Nous citons Kierkegaard en nous appuyant sur les Œuvres complètes parues aux Éditions de l’Orante et éditées par Paul-Henri Tisseau, introduites et commentées par Jean Brun. Ici, Œuvres complètes, tome XVI, Point de vue explicatif, p. 4.
  • [25]
    « Ce petit ouvrage se propose donc de dire ce que je suis véritablement comme auteur, que j’ai été et suis un auteur religieux, que mon œuvre d’écrivain tout entière se rapporte au christianisme, au problème de venir chrétien, avec des visées polémiques directes et indirectes contre cette formidable illusion qu’est la chrétienté ou la prétention que tous les habitants d’un pays sont, tels quels, des chrétiens ». Œuvres complètes, tome XVI, Point de vue explicatif de mon œuvre, p. 3-4.
  • [26]
    Kierkegaard, Œuvres complètes, tome XVI, Point de vue explicatif de mon œuvre, p. 19.
  • [27]
    Kierkegaard, Ibid., p. 21.
  • [28]
    Nous citons le Tractatus dans la traduction de G.-G. Granger paru chez Gallimard en 1993. Ici, TLP, 6.54.
  • [29]
    Tout particulièrement par « Kierkegaard et le livre d’Adler », dans Must we mean what we say ?, trad. fr. S. Laugier, Ch. Fournier, Paris, Le Cerf, 2009, p. 281-301. L’enjeu du questionnement de Cavell porte sur l’écriture de Kierkegaard, sur les éclaircissements qui sont produits dans Le Livre sur Adler. Le lecteur pourra également se reporter à Themes out of School, San Francisco, North Point Press, 1984.
  • [30]
    Si l’on s’en tient à l’essentiel, le dossier se compose des contributions suivantes de James Conant : « Must We Show What We Cannot Say ? », The Senses of Stanley Cavell, éd. par R. Fleming and M. Payne, Buckenell University Press, 1989 ; « Kierkegaard, Wittgenstein and Nonsense », art. déjà cité ; « Putting Two and Two together : Kierkegaard, Wittgenstein and the Point of View for their Work as Authors », The Grammar of Religious Belief, éd. par D. Z. Philipps, St Martins Press, NY, 1996.
  • [31]
    TLP, op. cit., p. 31.
  • [32]
    Stanley Cavell, Dire et vouloir dire, trad. fr. S. Laugier et Ch. Fournier, Paris, Le Cerf, 2009, p. 70.
  • [33]
    TLP, 4.1212.
  • [34]
    J. Conant, « Le premier, le second et le dernier Wittgenstein », Wittgenstein, dernières pensées, éd. par S. Laugier et J.-J. Rosat, Marseille, Agone, 2002, p. 78.
  • [35]
    Kierkegaard, Œuvres complètes, tome X, Post-scriptum, Paris, 1977, p. 63.
  • [36]
    Post-scriptum, op. cit., p. 238. Kierkegaard souligne l’importance du religieux en tant que « catégorie » à de nombreuses reprises, le lecteur pourra se reporter au Post-scriptum aux Miettes, op. cit., p. 64.
  • [37]
    S. Cavell, Dire et vouloir dire, op. cit., p. 284-285. « Distraits » est en français dans l’original.
  • [38]
    S. Cavell, Dire et vouloir dire, op. cit., p. 288.
  • [39]
    Ibid.
  • [40]
    S. Cavell, Ibid., p. 289.
  • [41]
    La Reprise, op. cit., p. 91. Sur ce motif, le lecteur pourra se reporter à la riche étude de Florence Vinas-Thérond, « Kierkegaard en son théâtre », https://books.openedition.org/pulm/350?lang=fr.
  • [42]
    L. Wittgenstein, Nachlass, MS 183, 102f (nous traduisons).
  • [43]
    Kierkegaard, Le Livre d’Adler, cité par S. Cavell dans Dire et vouloir dire, op. cit., p. 293.
  • [44]
    Wittgenstein, L’Intérieur et l’Extérieur, Derniers écrits sur la philosophie de la psychologie, trad. G. Granel, Mauvezin, TER, 2000, p. 20.
  • [45]
    Wittgenstein, Recherches philosophiques, trad. É. Rigal et alii, Paris, Gallimard, 2004, p. 272. Le lecteur pourra également se reporter à L’Intérieur et l’Extérieur, p. 23, ainsi qu’aux Remarques sur la philosophie de la psychologie, trad. G. Granel, Mauvezin, TER, 1994.
  • [46]
    Wittgenstein, Vermischte Bemerkungen, trad. G. Granel, Mauvezin, TER, 1990, p. 94.
  • [47]
    Wittgenstein, Remarques sur la philosophie de la psychologie, op. cit., p. 186. Réévaluation que le lexique de l’Erscheinung suffit par lui-même à attester (pour s’en tenir aux Écrits préparatoires à la seconde partie des Recherches, §20, §23, §617, §863 : « On peut cependant représenter (darstellen) un simulateur sur une scène. Il y a donc une apparition (Erscheinung) de la simulation, beaucoup plus compliquée que par exemple que de la souffrance. Sinon, on ne pourrait démasquer l’hypocrisie ». Wittgenstein joue sur les différences qui séparent en allemand darstellen, verstellen, sich vorstellen.
  • [48]
    Wittgenstein, L’Intérieur et l’Extérieur, op. cit., p. 84.
  • [49]
    Wittgenstein, Remarques sur la philosophie de la psychologie, op. cit., p. 191-192
  • [50]
    Wittgenstein, L’Intérieur et l’Extérieur, op. cit., p. 89.
  • [51]
    Dont Wittgenstein déploie toutes les dimensions : « Ma connaissance de moi-même se présente ainsi : lorsqu’un certain nombre de voiles sont jetés sur moi, je vois encore clair, je vois les voiles. Si toutefois on les retire, de telle façon que mon regard puisse pénétrer de plus près mon moi, alors mon image commence à s’effacer pour moi-même. »
  • [52]
    Wittgenstein, Carnets, Cambridge 30-32, (75), p. 61.
  • [53]
    Carnets de Cambridge et de Skjolden, op. cit., p. 83.
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