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Article de revue

« En vérité, c’est une entreprise hasardeuse que de prêcher »

Pages 31 à 48

Notes

  • [1]
    « Peut-être n’y a-t-il pas d’épreuve plus rude à infliger actuellement à l’être humain, dans un pays civilisé et libre, que l’obligation d’écouter des prédications. Personne d’autre qu’un ecclésiastique en train de prêcher n’a, à cet égard, le pouvoir de contraindre un auditoire à rester silencieux – alors qu’il subit un supplice. Personne d’autre qu’un ecclésiastique en train de prêcher ne peut se délecter de platitudes, de banalités et contre-banalités et néanmoins être l’objet, en privilège incontesté, de la même déférence respectueuse que s’il tombait de ses lèvres des paroles d’une éloquence passionnée ou d’une logique convaincante ».
  • [2]
    SKS 22, 160, NB12 : 29 / J 3, 169. – SKS se réfère à Søren Kierkegaards skrifter, vol. 1-55, Copenhague, Gads forlag, 1997-2013. Une version électronique est disponible sur www.sks.dk. Le sigle « J » renvoie à Journal (Extraits) par Søren Kierkegaard, vol.1-5, traduction Knud Ferlov et Jean-J. Gateau, Paris, Gallimard, 1941-1961, dans les deux cas avec indication de volume et de page.
  • [3]
    SKS 15, 208 / OC XII, 129. OC se réfère à Œuvres complètes de Søren Kierkegaard, vol. I-XX, traduction Paul-Henri Tisseau et Else-Marie Jacquet-Tisseau, Paris, Éditions de l’Orante, 1966-1986, avec indication de volume et de page. Les traductions existantes ont souvent été légèrement modifiées.
  • [4]
    « Il n’y a qu’une prédication de lui que je n’ai pas entendue, la dernière » [le 26 décembre 1853], SKS 25, 262, NB28 : 56 / J 5, 14. – Suivant la terminologie courante de la plupart des Églises protestantes francophones, nous préférons parler de « prédication » [prædiken] au lieu de « sermon », terme aujourd’hui légèrement désuet (comme chez les catholiques, depuis Vatican II, « sermon » a été remplacé par « homélie »). De même, étant donné le contexte protestant de Kierkegaard, il est plus correct de traduire « præst » par « pasteur » et non pas par « prêtre ».
  • [5]
    SKS 27, 245-257, Papir 270 / OC I, 137-151.
  • [6]
    SKS 27, 297-311, Papir 306 / OC VI, 365-380. – Ces deux prédications furent prononcées respectivement un mardi et un samedi, donc en dehors d’un culte ordinaire.
  • [7]
    Les deux premiers discours, datant du 18 juin et du 27 août 1847, furent reproduits dans Discours chrétiens (SKS 10, 277-292 / OC XV, 247-258), le troisième, prononcé le 1er septembre 1848, fut intégré dans L’École du christianisme, SKS 12, 155-160 / OC XVII, 135-140. – Nous renvoyons également à deux autres traductions de ce dernier ouvrage : L’Exercice du christianisme, traduction Vincent Delecroix, Paris, Éd. du Félin, 2006, p. 194-200 (= Delecroix), et Pratique du christianisme, traduction Régis Boyer, dans Kierkegaard, Œuvres II (Bibliothèque de la Pléiade), Paris, Gallimard, 2018, p. 997-1003 (= Boyer II). De ces trois titres, L’Exercice du christianisme est le plus proche du titre danois, Indøvelse i Christendom, dont le premier mot, d’ailleurs peu usité, correspond à « Einübung » en allemand.
  • [8]
    Dans le discours prononcé en août 1847, Kierkegaard précise qu’« un discours à l’occasion d’une confession n’est pas une prédication : il n’entend pas enseigner ni inculquer les vieux préceptes connus ; il veut simplement t’arrêter sur le chemin de la table sainte [de l’autel] pour te permettre, par la voix de l’orateur, ta confession intérieure devant Dieu dans le secret », SKS 10, 289 / OC XV, 255. – Kierkegaard distingue aussi entre méditation [overvejelse] et discours édifiant [opbyggelig]. En référence aux Œuvres de l’amour. Méditations chrétiennes sous forme de discours (1847), il note dans son journal : « Une méditation ne présuppose pas des définitions évidentes et bien comprises du concept ; c’est pourquoi elle ne doit pas tant toucher, adoucir, calmer, persuader qu’éveiller et aiguillonner les hommes et affûter leur pensée […]. La méditation doit être un ‘taon’, son coloris être tout à fait différent de celui d’un discours édifiant dont l’atmosphère demeure reposante, alors que l’atmosphère de la méditation doit être, au bon sens du terme, impatiente et fougueuse », SKS 20, 211, NB2 : 176. Le sens kierkegaardien du prédicat « édifiant » a souvent été présenté, voir par exemple notre introduction dans Kierkegaard, Dieu et la pécheresse. Deux Discours édifiants, Paris, Desclée de Brouwer, 1999, p. 27-32. – Dans la présente étude nous n’avons pas tenu compte de la prédication fictive d’un pasteur de campagne intitulée « L’édification apportée par la pensée qu’envers Dieu nous avons toujours tort », placée à la fin d’Ou bien – Ou bien.
  • [9]
    SKS 13, 319-339 / OC XVIII, 43-60 : De l’immuabilité de Dieu, sous-titré Un discours – probablement pour éviter toute confusion avec la catégorie de la prédication. Une autre traduction est donnée par Jacques Colette, avec un titre légèrement différent, De l’immutabilité de Dieu. Un discours, dans Kierkegaard, Dieu et la pécheresse, p. 81-116. Dans son Journal, Kierkegaard rapporte certaines circonstances autour de cette prédication. On lui avait reproché d’avoir parlé trop bas et, surtout, la semaine suivante, il s’est senti exténué. Néanmoins, l’idée lui était venue de refaire l’expérience durant l’été, peut-être ex tempore, puisqu’une véritable élaboration prendrait trop de temps, SKS 24, 365-366, NB24 : 74 / J 4, 274. Toutefois, cette idée ne fut pas réalisée.
  • [10]
    SKS 7, 246 / OC X, 254.
  • [11]
    SKS 11, 103 / OC XVI, 153-154 (note).
  • [12]
    SKS 20, 260-261, NB3 : 32 / J 2, 175-177.
  • [13]
    SKS 20, 262, NB3 : 34.
  • [14]
    SKS 24, 386, NB24 : 107 / J 4, 282 : « Il faut formuler comme thèse que : la foi ne peut être comprise, tout au plus peut-on comprendre qu’elle n’est pas à comprendre – de même aussi : pour un absolu, on ne saurait donner de raisons ; tout au plus peut-on donner celles pour lesquelles il est impossible d’en donner ». Voir aussi les remarques dans La Maladie à la mort au sujet des « pasteurs croyants » qui « défendent » le christianisme ou qui le traduisent « en “raisons”, si l’on n’accroît pas encore le galimatias en se mêlant de le “concevoir” par la spéculation ; voilà ce qu’on appelle prêcher ; et l’on tient déjà dans la chrétienté pour un grand succès qu’il y ait de pareilles prédications et des gens pour les écouter », SKS 11, 216 / OC XVI, 258.
  • [15]
    SKS 10, 172 / OC X, 192. Problème récurrent de traduction : comment rendre le syntagme « det christelige » (en allemand « das Christliche ») ? Ici, Tisseau traduit deux fois par « le christianisme », terme plus large que « det christelige », qui renvoie à ce qui dénote spécifiquement le christianisme.
  • [16]
    SKS 9, 199 / OC XIV, 184.
  • [17]
    Pour le rapport entre le Christ et le scandale ainsi que pour l’impossibilité de la communication directe, on se reportera au dernier chapitre de la deuxième partie de l’École du christianisme.
  • [18]
    SKS 12, 115 / OC XVII, 100 / Boyer II, 961 / Delecroix, 151.
  • [19]
    SKS 9, 369 / OC XIV, 348 (Les Œuvres de l’amour).
  • [20]
    SKS 8, 367 / OC XIII, 267 (Discours édifiants à divers points de vue). Ibid. : la conscience de la faute veut « aider le croyant en lui apprenant à douter, non pas de Dieu, mais de lui-même », SKS 8, 370 / OC XIII, 270.
  • [21]
    SKS 11, 171 / OC XVI, 213.
  • [22]
    SKS 9, 197 / OC XIV, 182.
  • [23]
    SKS 20, 251, NB3 : 15.
  • [24]
    SKS 20, 252, NB3 : 16 / J 2, 170.
  • [25]
    SKS 20, 404, NB5 : 77 / J 2, 259.
  • [26]
    SKS 20, 299-300, NB4 : 27 / J 2, 193-194. Voir aussi la notice presque deux mois après la mort du prélat : « Si l’on avait pu le pousser à finir sa vie en faisant au christianisme l’aveu que ce qu’il a représenté, ce n’était pas au fond du christianisme mais une atténuation, voilà qui eût été extrêmement souhaitable, car il fut le support d’une époque entière », SKS 25, 262, NB28 : 56 / J 5, 13. Dans la même notice, Kierkegaard parle aussi de « mon affection mélancolique au pasteur de mon père ».
  • [27]
    SKS 12, 138 / OC XVII, 123 / Boyer II, 986 / Delecroix, 177.
  • [28]
    SKS 12, 227-230 / OC XVII, 206-209 / Boyer II, 1072-1076 / Delecroix 280-283.
  • [29]
    Kierkegaard l’avait appris par le gendre de Mynster, le pasteur Pauli. Le lendemain, pour en avoir le cœur net, il rendit visite à l’évêque. Son compte rendu de leur conversation se trouve SKS 24, 72-74, NB21 : 121 / J 4, 151-153.
  • [30]
    SKS 21, 36, NB6 : 47 : « De nos jours, les prédications sont, au plus haut point, du pur mensonge […]. Voilà que ceci n’est pas possible de prouver, car ce qui est enseigné est parfaitement orthodoxe. C’est pourquoi il relève aussi de la bigoterie du temps moderne, lorsqu’un pasteur se vante en disant qu’il enseigne l’orthodoxie ou lorsqu’on s’empresse de trouver des déterminations encore plus précises à l’encontre d’autres croyants. Oh ! ainsi vous détournez l’attention de ce qui est décisif, du pouvoir que le christianisme doit et veut exercer dans la vie, du fait qu’il veut transformer la vie et non pas être tourné en un style artificiellement enjolivé ».
  • [31]
    SKS 13, 47 / OC XVIII, 76 (Pour un examen de conscience, 1851). « L’heure du recueillement » [stille Timer], expression chère à Mynster.
  • [32]
    SKS 4, 323 / OC VII, 118 / Boyer II, 15. Sur « le professeur », voir dans Jugez-vous-mêmes ! les remarques sarcastiques autour de la phrase : « Le christianisme a paru dans le monde sans les professeurs », SKS 16, 241-243 / OC XVIII, 235-237.
  • [33]
    SKS 6, 427-428 / OC IX, 426-428 / Boyer II, 669-671.
  • [34]
    Le petit texte non publié de 1849, La Neutralité armée ou sur ma position comme auteur chrétien dans la chrétienté, OC XVII, 233-248, offre un bon résumé de cette question.
  • [35]
    SKS 21, 42, NB6 : 57 / J 2, 293.
  • [36]
    SKS 27, 248 / OC I, 142.
  • [37]
    Breve og Aktstykker vedrørende Søren Kierkegaard I, 14-15, Copenhague 1953.
  • [38]
    SKS 5, 87-91 / OC VI, 77-81.
  • [39]
    L’évangile selon Thomas, anthologie de cent quatorze paroles de Jésus datant probablement de la première moitié du IIe siècle, rapporte le logion suivant (n° 17) : « Je vous donnerai ce qu’aucun œil n’a vu et ce qu’aucune oreille n’a entendu et ce qu’aucune main n’a touché et ce qui n’est jamais monté au cœur de l’homme ». Dans Écrits apocryphes chrétiens I (Bibliothèque de la Pléiade), Paris, Gallimard, 1997, p. 37.
  • [40]
    SKS 27, 307 / OC VI, 377.
  • [41]
    SKS 27, 310 / OC VI, 380.
  • [42]
    Breve og Aktstykker vedrørende Søren Kierkegaard I, Copenhague, Munksgaard, p. 19-20.
  • [43]
    SKS 5, 17 / OC VI, 5.
There is, perhaps, no greater hardship at present inflicted on mankind in civilised and free countries, than the necessity of listening to sermons. No one but a preaching clergyman has, in these realms, the power of compelling an audience to sit silent, and be tormented. No one but a preaching clergyman can revel in platitudes, truisms, and untruisms, and yet receive, as his undisputed privilege, the same respectful demeanour as though words of impassioned eloquence, or persuasive logic, fell from his lips [1].
Anthony Trollope, Barchester Towers, chap. VI (1857)

I

1Il n’est pas aisé de délimiter une étude sur les réflexions que Kierkegaard a consacrées à la prédication, car elle risque de déborder le sujet dans la mesure où la prédication est un lieu vers lequel convergent un grand nombre de catégories kierkegaardiennes, dont chacune mériterait une mise en perspective plus large.

2Pour diminuer ce risque, sans pour autant passer certaines de ces catégories sous silence, il faut se rappeler que la prédication est une catégorie sui generis, qui comprend l’interprétation orale d’un texte biblique effectuée dans un cadre liturgique et communautaire. Prédication et oralité vont de pair. La prédication est ce que les réformateurs du xvie siècle appelaient viva vox evangelii, dont l’éventuelle publication postérieure ne représente jamais qu’un écho. Avec la Réforme, elle retrouva sa place au milieu du culte comme moyen d’enseigner et d’édifier la communauté. Car nulle prédication n’est privée d’auditeurs, quel que soit leur nombre. Aucun prédicateur ne crie dans le désert – sauf au sens figuré. Il s’adresse toujours à une assemblée réunie pour écouter une parole qui est propre au lieu où elle est annoncée et qui s’intègre dans l’histoire millénaire de l’Église.

3S’agissant de Kierkegaard, disons d’emblée qu’il portait une grande considération à la prédication. À tel point qu’il avait pris l’étrange habitude de quitter le culte aussitôt après la prédication [2] ! Dans le Journal, on trouve assez souvent des commentaires soit approbateurs, soit critiques sur ce qu’il avait entendu. Ces derniers laissent supposer qu’il n’aurait pas été insensible à la description savoureuse des dérives homilétiques que donne Anthony Trollope dans la citation mise en épigraphe. Celle-ci se réfère à un contexte anglais, mais l’époque était la même. La durée moyenne d’une prédication probablement aussi. Au Danemark, un décret royal de 1760 avait même trouvé nécessaire de rappeler que les prédications ne devaient pas durer plus d’une heure… Et dans son livre non publié sur Adler, Kierkegaard ironise en parlant du pasteur qui n’arrive pas à dire « amen ». Lorsque tout le monde pense qu’il a presque terminé, il poursuit imperturbablement son discours, donnant l’impression de commencer là où il aurait dû s’arrêter – ou d’avoir commencé avant le véritable début [3]. Les sarcasmes de Kierkegaard peuvent également prendre pour cible les efforts déclamatoires de certains prédicateurs : voix tonitruantes, mimiques et gestes pathétiques, cachant l’insignifiance des propos, yeux embués de larmes, silences parlants…

4Fidèle au culte dominical, sauf tout à la fin de sa vie, Kierkegaard ne manquait pas d’occasions pour faire ses observations. Il fréquentait alternativement quatre des neuf églises diocésaines de Copenhague, souvent en fonction du prédicateur. On sait par exemple qu’il était présent chaque fois que l’évêque Mynster prêchait [4].

5Lui-même avait seulement parlé six fois dans une église, toujours à Copenhague. La première fois, en janvier 1841, en l’église de la Marine, dans le cadre d’un cursus homilétique du Séminaire pastoral [5]. La deuxième fois, en février 1844, en l’église de la Trinité, pour terminer, avec bien du retard, ce cursus qui l’habiliterait à devenir pasteur [6]. Puis trois fois en l’église Notre-Dame à l’occasion de la célébration de la sainte Cène du vendredi matin [7]. Il s’agissait là d’un discours prononcé depuis le chœur de l’église. Plus bref qu’une prédication ordinaire, il était placé juste avant la communion et après la confession collective du péché suivie de l’absolution individuelle par l’imposition des mains du pasteur [8]. La seule fois que Kierkegaard est monté en chaire lors d’un culte dominical était en l’église de la Citadelle le 18 mai 1851. Il parla de l’immuabilité de Dieu – pendant au moins une heure ! –, mais il ne publia le texte que le 3 septembre 1855, un peu plus de deux mois avant sa mort le 11 novembre [9].

6Les sources directement homilétiques sont donc limitées. Nous y viendrons à la fin de cet article. Les réflexions sur la prédication, sa tâche et ses incidences, sont à chercher ailleurs, de façon éparse, dans le labyrinthe de l’œuvre kierkegaardienne. Cependant, on peut anticiper en disant qu’elles permettent deux observations majeures sur la particularité catégorielle de la prédication : (1) celle-ci est perçue en fonction de l’objet de la prédication ; (2) l’objet de la prédication entraîne des exigences quant aux dispositions du prédicateur. Autrement dit, parler de la prédication n’est pas possible sans parler aussi du prédicateur, de son statut et de son rapport au message qui lui est confié.

II

7Relevons d’abord la question de l’autorité du prédicateur. À la place de prédications, Kierkegaard écrivait des discours religieux qui représentent presque deux cinquièmes de l’œuvre publiée. Jamais ordonné pasteur, il refusait d’appeler ces discours prédications :

8

La prédication est propre à l’ordre chrétien et suppose le pasteur qui est essentiellement ce qu’il est par l’ordination, laquelle est la transformation paradoxale dans le temps d’un maître qui devient ainsi dans le temps autre chose que ce que donnerait le développement immanent du génie, du talent, des dons intellectuels, etc. [10]

9Cet argument est signé Johannes Climacus qui, dans le Post-scriptum, explique la différence entre discours édifiants et prédications. Le pseudonyme exprime sans doute la propre pensée de Kierkegaard. Sans en faire un sacrement, le luthéranisme a toujours conféré une importance particulière à l’ordination pastorale. En tant que luthérien, Kierkegaard était marqué par cette tradition qui, de manière significative, est présente dans l’avant-propos des dix-huit discours édifiants publiés en 1843 et 1844, où il est rappelé que l’orateur n’a pas reçu l’autorité pour prêcher et qu’il ne prétend nullement être un maître.

10En 1847, dans « Sur la différence entre un génie et un apôtre », le dernier des Deux petits traités éthico-religieux, le pseudonyme H. H. reprend ce thème en disant que « l’autorité est une qualité spécifique soit de la vocation apostolique, soit de l’ordination. Prêcher, c’est justement recourir à l’autorité ; et que ce recours soit l’essence de la prédication, on l’a complètement oublié de nos jours [11] ». L’autorité du prédicateur ne dépend ni de son intelligence ni de l’indéfectibilité de sa foi, mais de Dieu qui lui confère une mission distinctive, comme c’était le cas autrefois pour les apôtres et aujourd’hui pour ceux qui sont appelés à être ministres dans l’Église. Le génie ne possède pas cette autorité particulière. Il parle en son propre nom, tandis que l’apôtre ou le pasteur parle au nom de Dieu. Si l’on reconnaît l’autorité du génie, c’est parce qu’il convainc par ses talents innés et non pas parce qu’il est investi d’une autorité d’en-haut.

11Dans une note substantielle du Journal, également de 1847, Kierkegaard rappelle que la tâche de la prédication n’est pas d’énumérer les bonnes raisons qui permettraient, après réflexion, d’accepter le christianisme. Le domaine de celui-ci est l’absolu et devant l’absolu on réagit ou par soumission ou par révolte. Or il serait erroné de penser que l’homme naturel ait un tel besoin du christianisme que les bonnes raisons pourraient le convaincre. C’est pourquoi le prédicateur doit marteler : tu dois accueillir le christianisme. « Proclamer le christianisme, il n’en est pas besoin, il l’a été suffisamment, mais ce “Tu dois”, c’est là ce que le missionnaire dans la chrétienté doit proclamer ». Néanmoins, pasteurs et évêques continuent à prêcher comme si de rien n’était, comme s’ils n’osaient pas faire autrement. Et pourtant, il appartient à la spécificité de la prédication qu’elle soit prononcée par un pasteur ordonné. Si ce point est oublié, « tout n’est que bavardages à propos du génie et du talent, des études et des qualités d’orateur et de savoir si la robe pastorale va bien, etc. ». C’est l’autorité conférée au pasteur ordonné qui lui permet de dire aux hommes : « vous devriez » – à la rigueur au risque de sa vie et « même si tous se mettaient à déserter le christianisme, alors que tout le monde accueillerait celui-ci s’il disait : je fais appel, très distingué et très cultivé public, à votre bienveillante indulgence pour ces vérités éternelles » [12].

12Le prédicateur ne doit pas oublier que lui-même est également en jeu :

13

Celui qui proclame le christianisme (le pasteur) et cela de façon extraordinairement orthodoxe, contre toutes les hérésies, et d’ailleurs non sans transpiration ni larmes : il est gêné de dire de lui-même, et il est probablement aussi gêné de le faire : j’ai accueilli le christianisme, parce que je le dois, parce que c’est Dieu qui l’ordonne. Non, il a accueilli le christianisme parce que celui-ci est si profond et d’une telle élévation. Ah ! ah ! Nous allons voir à présent si l’éternité va l’accueillir. Toutes ces sornettes sur la profondeur, qu’est-ce donc ’pour cette génération mauvaise’ avec laquelle on est en si intime parenté, sinon qu’avoir honte du christianisme, avoir honte du Christ [13].

14L’autorité du pasteur, qui lui permet cet impératif abrupt : « tu dois », le dispense donc de devoir persuader son auditoire de la vérité du christianisme. À cet égard il n’a rien à prouver. Sa tâche n’est pas de justifier le christianisme face à la critique [14]. Ou comme il est dit en exergue de la troisième partie des Discours chrétiens, intitulée « Pensées qui blessent dans le dos – pour l’édification » :

15

Le christianisme n’a besoin d’aucune défense, il n’est servi par aucune défense – il attaque ; le défendre, c’est de toutes les altérations la plus injustifiable, la plus erronée et la plus dangereuse – c’est le trahir avec une inconsciente perfidie. Le christianisme attaque et il va de soi que, dans la chrétienté, il attaque de dos [15].

16La chrétienté pense pouvoir disposer du christianisme comme d’une donnée historique – sans se rendre compte que le christianisme n’est pas devant, mais derrière elle. Le christianisme poursuit la chrétienté pour la retenir dans son impétueuse course en avant. Et si ses efforts pour la rattraper échouent, il tentera un dernier moyen : sans prévenir, lui faire mal dans le fol espoir qu’elle sentira la douleur et que la douleur l’arrêtera, afin qu’elle se retourne et découvre ce qu’est le christianisme en vrai. Car la chrétienté pense savoir ce qu’il est et que ce savoir l’habilite soit à le défendre, soit à le rejeter – sans se rendre compte que c’est l’inverse, que c’est le christianisme qui sait ce qu’est la chrétienté, et qui la juge.

17Cet avertissement pourrait s’adresser aux détracteurs de la foi qui ne comprennent pas que c’est plutôt à eux de se défendre contre l’attaque du christianisme. Ici, cependant, il vise en premier lieu les pasteurs qui s’adonnent à faire les apologètes du christianisme, à le rendre acceptable pour le grand public qui n’hésite pas à s’appeler chrétien. Comme les adversaires du christianisme, ils ne réalisent pas que ce sont eux les accusés, que ce sont eux qui ont besoin de se défendre contre la radicalité évangélique. Soucieux de mettre leur discours au goût du jour, ils mettent sous le boisseau le caractère spécifique du christianisme, à savoir son caractère paradoxal lié au Christ en tant que source de scandale et modèle de l’existence chrétienne. Le christianisme perdra son poids et se diluera, si l’on oublie que la personne du Christ, jusqu’à son ultime abaissement, demeure le paradigme auquel chacun est appelé à ajuster sa propre vie. Voilà l’objet central de la prédication, thème amplement déployé par Anti-Climacus dans L’École du christianisme.

18Dans les Œuvres de l’amour, Kierkegaard profère toute une série d’imprécations contre ceux (lisez : les prédicateurs), qui ont rendu le christianisme inoffensif en ôtant ce caractère paradoxal :

19

Malheur à celui qui s’est le premier avisé de prêcher le christianisme sans la possibilité du scandale. Malheur à celui qui s’est fait insinuant et doucereux, engageant et probant pour jeter à la tête des gens je ne sais quelle doctrine émasculée qui serait le christianisme […] Malheur à tous ces gérants infidèles qui se sont mis à écrire des fausses preuves et qui ont ainsi acquis au christianisme et à eux-mêmes des amis en amputant le christianisme de la possibilité du scandale et en lui imputant des folies par centaines ! Oh ! que de science, que de perspicacité tristement gaspillées, que de temps lamentablement perdu à cette monstrueuse entreprise en vue de défendre le christianisme […] Et d’autre part, plus la défense est savante, et excellente, plus aussi le christianisme est dénaturé, émasculé, affaibli tel un eunuque. Car, en sa bienveillance, la défense se propose justement de supprimer la possibilité du scandale. Mais le christianisme n’a pas à être défendu. C’est aux hommes de voir s’ils peuvent se défendre, et défendre devant leur conscience leur choix, quand le christianisme, terrible comme jadis, leur enjoint de choisir et, terrible, leur impose de choisir, ou bien d’être scandalisés, ou bien de l’accepter [16].

20Dans la chrétienté, il y en a qui prêchent la doctrine chrétienne, mais laissent tomber la personne du Christ, ce qui, d’après Kierkegaard, est la même chose que de supprimer le christianisme, dont le maître, tout en étant inséparable de ce qu’il enseigne, reste plus important que son enseignement. Ces prédicateurs pensent en effet qu’il suffit de parler de ce que le Christ a dit – sans voir que ce n’est pas la doctrine du Christ, mais le Christ en tant que homme-Dieu (expression d’ailleurs non biblique) qui est l’objet du scandale. Répéter les paroles du Christ veut dire les communiquer directement, ce que n’importe qui peut faire. Par contre, dire d’un homme qu’il est un avec Dieu – « Moi et le Père nous sommes un » (Jn 10, 30) – relève de la contradiction étant donné la différence qualitative entre Dieu et l’homme. Une telle assertion devient par conséquent un signe de contradiction, puisqu’elle s’oppose à ce qui est au vu et au su de tout le monde, à savoir le Christ dans son humanité, et elle ne peut, de ce fait, être communiquée directement, mais seulement indirectement en passant par la possibilité du scandale qui pose l’homme devant le choix entre la foi ou le rejet [17].

21Cette mise en garde contre l’oubli du paradoxe et du scandale en tant que catégories inhérentes au christianisme s’étend aussi à ceux qui, sur un ton triomphant et parfaitement orthodoxe, décrivent comment le Christ est devenu victorieux et comment son enseignement s’est répandu partout dans le monde, pour ensuite s’en servir comme argument pour la véracité du christianisme. Car dans la chrétienté, on ne cesse d’entendre des prédications qui « feraient mieux de se terminer par un “hourra” que par un “amen” [18] ».

22Dans la même veine, il est des prédicateurs qui, sur un mode incantatoire, ne cessent de parler de l’amour de Dieu et oublient l’exigence qui en découle :

23

Il n’est pas rare de voir le christianisme présenté sous une forme douceâtre presque amollie de l’amour, encore et toujours de l’amour ; épargne-toi ; ménage la chair et le sang ; coule tes jours dans la paix et la joie sans te mettre en peine de toi, car Dieu est amour, et rien qu’amour – foin de la rigueur ; que tout ce qu’on dit de l’amour en soit l’expression spontanée et vraie. Mais l’amour de Dieu devient ainsi trop facilement chose puérile et digne de fable, comme la figure du Christ devient trop douce, voire doucereuse, pour qu’il soit vrai qu’il ait été, et soit toujours, un scandale pour les Juifs et une folie pour les Grecs : le christianisme, semble-t-il, est tombé en enfance [19].

24Prêcher ainsi du haut de la chaire, c’est prêcher un christianisme abâtardi. C’est pourquoi Kierkegaard peut dire que le « bon » larron, du haut de la croix, était un vrai prédicateur. Il prêcha sur le thème : « je souffre comme coupable ». Si la souffrance innocente du Christ est trop profonde pour devenir objet de prédication, le thème du larron « est bien celui de la prédication proprement dite. Car, sous le nom de prédication, l’on entend certes maints discours fades et mitigés sur l’amour de Dieu ; mais ce propos plein de pénitence sur la faute et le péché est le seul vrai début dont l’amour de Dieu devient la fin [20] ». Sans conscience du péché, sans repentir et sans comprendre la misère de l’homme qui se sépare de Dieu, personne ne peut s’appeler chrétien. Éviter de regarder la croix, éviter de prendre à son compte le modèle du Christ outragé et rejeté, c’est vider le christianisme de sa substance.

III

25Les objections que Kierkegaard formule à l’égard des prédications ne sont pas de caractère doctrinal. Le dimanche on entend bien parler de Jésus comme modèle et rédempteur ou de ce que doit être une vie chrétienne. Là où le bât blesse aussi, c’est le suivi. Le reste de la semaine, l’orateur du dimanche mène une existence sans histoire. Il s’occupe de sa paroisse, de sa famille, de sa santé, de l’état de ses finances et se comporte à cet égard comme n’importe quel autre citoyen respectable. Rien à objecter – sauf qu’une telle vie ne correspond pas à l’absolu de l’Évangile qui exige que le chrétien renonce à lui-même, qu’il soit prêt à souffrir pour sa foi, au lieu de vouloir éviter le rejet, voire le mépris, de ses contemporains comme conséquence de ses convictions religieuses.

26C’est cette contradiction qui motive le combat de Kierkegaard contre la grande illusion selon laquelle tous les habitants du pays se considèrent comme chrétiens. Dans La Maladie à la mort, Anti-Climacus parle de quelqu’un de cultivé et socialement bien placé qui est chrétien dans la chrétienté comme on serait païen dans le paganisme et Hollandais en Hollande [21]. Dans les Œuvres de l’amour, Kierkegaard envisage même la possibilité, dans des prédications qui se veulent chrétiennes, de prêcher « contre le christianisme. Car le malheur de nos jours, nous le savons parfaitement, c’est d’avoir, par l’éloquence aussi niaise que séduisante des prônes dominicaux, réduit le christianisme à un faux-semblant [sansebedrag], et de nous avoir nous-mêmes plongés dans l’illusion d’être sans plus des chrétiens [22] ». Cette citation date de 1847 et elle représente un avant-goût d’autres textes de la même veine menant à l’attaque finale contre l’Église officielle et son clergé.

27On se souvient que cette attaque fut préparée à la suite de l’éloge funèbre de l’évêque Mynster prononcé par le professeur H. L. Martensen en janvier 1854, dans lequel le défunt fut appelé « témoin de la vérité », terme courant dans le langage ecclésiastique de l’époque et que Kierkegaard lui-même utilisait. Cette polémique éclata sur la place publique juste avant Noël 1854, mais le Journal montre que depuis plusieurs années, la critique de l’Église et de ses « 1000 pasteurs » s’était cristallisée autour de la personne de J. P. Mynster, l’imposant primat de l’Église luthérienne, le vénéré pasteur qui avait accompagné la famille Kierkegaard dans les différentes étapes de sa vie. Il avait par exemple confirmé Søren en 1828.

28Or avec le temps, l’attachement de Kierkegaard à Mynster devint de plus en plus ambivalent. Le 20 novembre 1847, il note dans le Journal que « le seul contemporain à qui j’ai prêté attention, c’est Mynster [23] » et dans la notice suivante, il s’écrie : « Honneur à l’évêque Mynster. Il n’y a pourtant personne que j’ai admiré, aucun vivant, en dehors de l’évêque Mynster et ce m’est une joie de me souvenir toujours de mon père [24] ». Et non seulement il assista à tous les cultes présidés par l’évêque, mais pendant des années, il lisait régulièrement une de ses prédications le dimanche, lecture souvent commentée dans le Journal.

29Parallèlement à cette attitude admirative et presque filiale, le Journal est aussi le témoin silencieux de l’amplification d’une critique qui ne visait pas le contenu des prédications de Mynster, mais la contradiction entre ce que l’évêque prêchait le dimanche et ce qu’il vivait le reste du temps. Vers le mois de juin 1848, on lit :

30

M. a prêché un vrai christianisme – mais d’une façon non chrétienne, il en a tiré grand avantage, il a joui, grâce à cela, de tous les biens de la vie, il s’est acquis une grande considération et par-dessus le marché il s’est assuré la faveur des gens en faisant du christianisme « cette douce consolation », etc. [25]

31« M. a prêché un vrai christianisme » – mais il ne l’a pas vécu. Il a dit ce qu’il fallait dire, il a été sincère, mais avec un point aveugle. Et ce que Kierkegaard lui reproche, c’est de ne pas admettre l’existence de ce point aveugle. Il ne suffit pas, comme lui le fait, de décrire un idéal que personne ne peut atteindre. Il ne suffit pas d’avouer que tous sont pécheurs devant l’Éternel ou que personne n’est parfait. Un tel aveu est trop facile, car difficilement contestable :

32

La religiosité de Mynster est en gros celle-ci : on vit essentiellement comme un brave païen, on se fait une vie agréable et bonne, jouissant de ses facilités – tout en admettant, en même temps, que l’on est fort loin d’avoir ainsi atteint ce qu’il y a de plus élevé. C’est cet aveu qu’il considère comme le propre du christianisme. Ceux qu’il combat comme païens, ce ne sont pas ceux qui mènent ainsi joyeuse vie, mais ceux qui ne veulent pas faire cet aveu. – C’est une version assez peu coûteuse du christianisme, cet aveu, on peut facilement le faire [26].

33Les reproches adressés à Mynster et, avec lui, au clergé dans son ensemble concernent bien l’absence de ce que Kierkegaard, surtout dans le Journal, appelle la réduplication. Ce terme lui est cher et il s’en explique un grand nombre de fois. Le christianisme n’est pas une doctrine, mais une « communication d’existence » (en allemand « Existenz-Mitteilung ») : il parle de l’existence, il s’adresse à l’existence de celui qui écoute et il a pour but de lui communiquer une existence nouvelle. Or toute communication concernant le fait d’exister exige non seulement quelqu’un qui communique, mais aussi que celui-ci soit la réduplication de ce qu’il communique, car rédupliquer est exister dans ce que l’on comprend [27]. En principe, n’importe qui peut exposer une doctrine aussi objectivement que possible, alors que celui qui expose le christianisme s’expose lui-même dans la mesure où ce qu’il vit doit être en concordance avec ce qu’il expose. Le Christ n’a pas institué des enseignants-chercheurs [docenter], mais des imitateurs, des disciples qui le suivent [efterfølgere]. Les prédicateurs sont censés appartenir à cette dernière catégorie et, par voie de conséquence, ils sont appelés à la réduplication, à exprimer, à reproduire existentiellement ce qu’ils disent en chaire.

34Dans L’École du christianisme, Anti-Climacus livre un exemple de cette logique en s’en prenant à la confusion entre « prédication » et « considérations » [betragtninger] [28]. Mynster affectionnait ce dernier terme, assez répandu à l’époque, et il n’y a pas de doute que Kierkegaard visa l’évêque, une des raisons pour laquelle celui-ci, en privé, avait sévèrement critiqué ce livre [29]. Le pseudonyme prend comme exemple un tableau. Celui qui considère minutieusement un tableau sort de lui-même, il s’oublie lui-même pour ainsi dire. Il devient objectif. De la même manière, il est possible de regarder le christianisme à la loupe, de le « considérer » sous tous les angles, mais il est impossible de le prêcher objectivement, parce que la vérité chrétienne engage celui qui parle – comme elle engage celui qui écoute. Se limiter à une simple considération veut dire ôter l’élément personnel : il n’y aura plus vraiment un « je » qui s’adresse à un « tu », ni un prédicateur vivement touché par ce qu’il veut transmettre, ni un auditeur à encourager, à exhorter. Dans la situation de la prédication, le « je » et le « tu » » forment un tout. Ensemble, orateur et auditeur sont placés sous le regard de la vérité chrétienne qui considère chacun pour voir s’il fait ce qu’elle dit qu’il doit faire.

35Dieu est l’auditeur invisible, celui qui mesure si le prédicateur met en pratique ce qu’il dit : « Bien que je n’aie pas autorité pour obliger quiconque : chaque mot que j’ai dit depuis la chaire dans la prédication, j’en ai fait une obligation pour moi-même… et Dieu l’a entendu ». Ce qui est exigé du prédicateur, c’est qu’il soit vrai, qu’il soit lui-même ce qu’il prêche « ou, au moins, s’efforce de l’être, ou tout de même assez franc pour avouer sur son propre compte qu’il ne l’est pas ». Sinon, il s’assimile à l’acteur dont la tâche est de rester personnellement à l’extérieur, de représenter quelqu’un d’autre – autrement dit, de tromper.

36« En vérité, c’est une entreprise hasardeuse que de prêcher ».

IV

37Prêcher, cela engage. L’enjeu ne concerne pas la différence entre orthodoxie et hérésie. Les querelles dogmatiques n’appartiennent pas à la catégorie de la prédication. Si elles y sont introduites, elles risquent de détourner l’attention de l’essentiel [30]. À l’évidence, on ne peut pas dire n’importe quoi au sujet de la foi, mais le débat doctrinal appartient à un autre registre.

38Il en est de même si l’on enseigne le christianisme. Donner des cours ou des conférences de théologie, écrire des articles ou des livres en la matière, très bien (à supposer que la qualité soit à la hauteur des sujets). Que cela soit votre métier ou non, vous le faites par intérêt personnel et avec l’espoir qu’une telle productivité puisse stimuler la réflexion du public et même aider tel auditeur ou tel lecteur à vivre autrement.

39Or « prêcher n’est ni exposer la foi dans les livres, ni l’exposer en tant qu’orateur à “l’heure du recueillement” [31] ». Une prédication n’est pas une conférence ou un lieu de débat controversé. Elle peut comprendre des éléments d’ordre historique ou culturel, des anecdotes ou des exemples littéraires, des allusions à l’actualité et autre, mais uniquement pour préparer la réception du message qu’elle est appelée à transmettre. Sinon, les références de ce genre peuvent facilement servir de prétexte pour se soustraire à ce qui est le but ultime de la prédication : l’appropriation. Cette catégorie, fondamentale chez Kierkegaard, a pour corollaire une autre : l’obéissance. Le professeur ou l’écrivain obéissent en premier lieu à eux-mêmes, à un devoir professionnel, à une invitation qui leur est adressée, à un besoin intérieur de s’exprimer. Dans la situation de la prédication, il en est autrement. L’étalon n’est plus ce qui relève du devoir ou de l’intérêt individuel, mais le niveau d’obéissance à une parole extérieure qui fait autorité. Dès lors il s’agit de se conformer à l’exigence de cette parole. Cela concerne aussi bien chaque auditeur individuellement que le prédicateur lui-même, dont la crédibilité sera entamée s’il ne peut répondre par sa vie à ce qu’il proclame.

40À ce propos on peut relever un bref passage du Concept d’angoisse, où le pseudonyme Vigilius Hafniensis fait remarquer que les pasteurs se bercent aujourd’hui d’illusions, en se prenant pour de petits professeurs qui servent la science et qui, finalement, trouvent au-dessous de leur dignité de prêcher. La prédication est considérée comme le parent pauvre. On ne voit pas qu’elle est l’art le plus difficile de tous, celui de pouvoir dialoguer. Non pas de façon sonore, comme une succession de questions et de réponses, mais comme un processus où l’Individu en tant qu’Individu parle à l’Individu et dont le but ultime est précisément l’appropriation [32].

41Un autre exemple se trouve dans la lettre au lecteur qui termine les Stades sur le chemin de la vie. Le pseudonyme Frater Taciturnus s’intéresse ici au prédicateur en tant qu’orateur religieux. Une prédication n’a rien à voir, dit-il, avec « les aperçus de l’histoire du monde, les résultats systématiques, les gesticulations et la sueur qu’on éponge, la force de la voix et les coups de poing ». Ces prestations rhétoriques, ces preuves d’érudition visionnaire, ne sont que « des réminiscences esthétiques ». Le véritable prédicateur mène une conversation avec lui-même. Avant de partager son message avec d’autres, il est son propre interlocuteur. Il prêche d’abord pour lui-même : « scrupuleux, il veille à ce que son exhortation le lie lui-même avant qu’elle ne passe à quelqu’un d’autre, que la consolation et la vérité ne se détournent pas de lui – pour pouvoir être communiquées avec d’autant plus de prodigalité [33] ».

42L’exigence évangélique peut être formulée différemment, mais pour Kierkegaard elle se résume dans l’injonction de suivre jusqu’au bout le Christ comme modèle et, le cas échéant, être prêt à « souffrir pour la doctrine », ce qui ne signifie pas que le christianisme se réduise à une doctrine à enseigner, mais qu’il appelle à vivre conformément aux paroles et à la vie du Christ. En même temps on sait combien Kierkegaard hésitait à s’appeler chrétien, au motif qu’il savait trop bien ce que cela voulait dire et que, personnellement, il n’exprimait pas tout ce qu’il savait [34]. C’est pourquoi il se moque de Mynster déclamant en chaire qu’il resterait ferme, même si tout le monde désertait. On ne devrait pas faire de pareilles déclarations puisque « ce qu’on n’a pas fait, on ne doit jamais en dire qu’on veut le faire [35] ».

V

43Kierkegaard lui-même, comment a-t-il prêché ? Comme mentionné au début, il a pris la parole six fois dans une église. Une présentation comparative des ces textes demanderait une étude plus détaillée. Aussi nous limiterons-nous aux deux premières prédications, moins connues que les quatre autres textes. Les trois discours pour la communion du vendredi prononcés à Notre-Dame de Copenhague, dont deux sont intégrés dans Discours chrétiens et un dans L’École du christianisme, ont plus souvent été commentés. C’est également vrai pour De l’immuabilité de Dieu, prononcé lors d’un culte ordinaire et qui, compte tenu des circonstances et de l’intentionnalité, peut être formellement considéré comme une prédication – en dépit de la distinction que Kierkegaard opère entre prédication et discours religieux.

44Le 3 juillet 1840, Kierkegaard passa avec succès son examen de théologie et entama aussitôt la rédaction de sa thèse sur Le Concept d’ironie constamment rapporté à Socrate. Il interrompit momentanément ce travail pour préparer la prédication qu’il devait prononcer, en tant qu’inscrit au Séminaire pastoral, à l’église de la Marine le 12 janvier 1841 sur la lettre de Paul aux Philippiens, ch. 1, v. 19-25, et plus particulièrement sur le v. 21 : « Car, pour moi, vivre, c’est Christ, et mourir m’est un gain ».

45Après une longue et expressive introduction sur Paul regardant le travail accompli et s’interrogeant sur son désir à la fois de vivre avec ceux qui lui ont été confiés et d’être avec le Christ, la prédication évoque ceux qui ont perdu toute notion des choses d’en haut. Trop dispersés par les occupations de la vie, ils se contentent des plaisirs faciles du moment, sans laisser aucune trace dans le monde. D’autres personnes n’arrêtent pas de parler de l’inutilité de la réflexion religieuse et prônent à sa place la nécessité de l’effort – jusqu’à ce que l’expérience de la fragilité de l’existence les laisse désespérés « sans consolation dans la vie et sans espoir dans la mort [36] », ce qui suscite en eux un vague désir de transcendance, mais en fin de compte ils n’auront rien à quoi vraiment se tenir. D’autres encore se perdent dans des réflexions interminables, sans jamais parvenir à faire un choix. Comme des ombres, ils vivent dans leurs rêves et si, en se réveillant, ils s’aperçoivent du manque de sens de leur vie, ils inventent un ciel selon leurs propres vœux qui n’a rien à voir avec ce dont parle l’apôtre.

46Le jeune prédicateur de vingt-huit ans s’adresse ensuite aux fidèles en parlant des moments où leur pensée était stérile, leur volonté affaiblie, leur espérance estompée, où tout leur paraissait indifférent. Où, n’ayant personne à qui parler, un sentiment de désespoir envahissait certains d’entre eux, accompagné parfois d’une complicité amère qui pouvait déclencher une sorte de défi [trods]. En ces moments, la prière, incapable de procurer la paix, se transformait en un cri d’angoisse et la distance entre le ciel et la terre semblait infinie renforçant le sentiment d’être oublié de Dieu.

47Cependant, ces situations de détresse n’auront pas le dernier mot. Soudain elles peuvent être remplacées par une espérance qui remplit l’âme et la fait revivre, par un sentiment que de nouveau Dieu est tout proche. L’abîme qui séparait le ciel et la terre paraîtra comblé, un chemin à double sens rétabli et les paroles : « vivre, pour moi, est le Christ », confirmées.

48Ces moments de grâce contiennent aussi une promesse qui justifie la suite des paroles de Paul : « mourir m’est un gain ». Le fidèle vit dans la tension entre ces deux versants. En ceci il est un imitateur de l’apôtre et comme lui, mais muni d’autres moyens, il est appelé à être le collaborateur de Dieu et par là témoin des dons de l’Esprit. Ce thème est développé autour des mots tels que joie, espérance, force de l’âme, clémence, amour, miséricorde, compassion, paix. Toutefois, la nature humaine est faible, et tout témoignage menace d’être détourné, voire mué en contre-témoignage. Paul aussi était exposé à toutes sortes de faiblesses, ce qui ne peut qu’encourager le fidèle à assumer les siennes et à comprendre l’importance de la vie intérieure alimentée par l’Esprit. Cachée, cette vie intérieure se manifeste dans la certitude de l’exaucement de la prière, dans la contemplation du Christ, l’image de l’homme en Dieu et celle de Dieu en l’homme, et dans la pensée de la présence de Dieu en nous. Cette vie peut croître, se développer, sauf qu’elle n’est pas appelée à se contempler elle-même, comme si elle était un objet acquis et donc mesurable. Dieu seul la connaît et le jour viendra où elle sera complètement révélée. À ce moment-là, comme il est dit tout à la fin, « tu n’abandonnes rien ; car tu emportes tout ; tu ne perds rien ; mais tu gagnes tout ».

49Par la richesse des idées, par l’intensité de l’écriture et par le vocabulaire très varié, cette prédication annonce déjà la maîtrise stylistique de celui qui, réfugié à Berlin, commença la rédaction d’Ou bien – Ou bien à la fin de la même année. Elle fut prononcée devant un « jury » de deux autres étudiants qui estimaient pourtant, d’après les commentaires conservés [37], que son contenu serait difficile à retenir pour un auditeur ordinaire. Leur reproche principal portait cependant sur l’assertion selon laquelle la mort n’est un gain que pour ceux qui ont saisi la vie éternelle cachée dans le Christ. Pensant à tous ceux qui n’ont pas eu une expérience chrétienne aussi forte, ce serait les priver de la seule consolation qu’ils auraient avant de mourir. L’un des deux assesseurs trouvait par ailleurs que le prédicateur avait présenté les luttes intérieures comme trop difficiles pour être vraiment comprises par ceux qui n’en avaient pas connu.

50Quant à la disposition de la prédication, l’auteur procède en trois étapes. La première, sur la personne de Paul, rappelle le troisième des Trois discours édifiants d’octobre 1843, « La confirmation en l’homme intérieur », qui commence aussi par un portrait de l’apôtre prisonnier à Rome et en tant que tel témoin de la vérité [38]. La deuxième étape donne des portraits de ceux qui ont oublié de penser au ciel ou qui en imaginent des succédanés pour calmer leur déception face à la « légèreté de l’être » (Milan Kundera). Le point d’accrochage est donc le manque causé par une vie unidimensionnelle, mais au contraire de ce que d’autres prédicateurs auraient pu faire, Kierkegaard n’introduit pas tout de suite la foi comme si elle était un remède universel. Certes, dans la troisième étape, par un tutoiement rhétorique, il interpelle le chrétien qui l’écoute, mais en parlant d’abord des phases d’une traversée du désert que l’homme de foi peut vivre, il évite d’édulcorer l’existence chrétienne. Ce n’est qu’après cette excursion en terre aride qu’il donne une description de cette vie comme étant à la fois une réalité vivante et une espérance.

51Celui qui, le 24 février 1844, passait l’épreuve homilétique finale était déjà un écrivain accompli qui, un an auparavant, avait publié Ou bien – Ou bien et, à l’automne de la même année, La Répétition, Crainte et tremblement ainsi que neuf discours édifiants, tout en entamant la rédaction du Concept d’angoisse. Le texte choisi était de la première lettre de Paul aux Corinthiens, chap. 2, v. 6-9, qui parle de la sagesse de Dieu. À l’image de la première prédication, celle-ci commence par une description de Paul, cette fois-ci de son action et de ses luttes dans l’Église de Corinthe, de sa fermeté envers les judéo-chrétiens, qui tenaient encore aux prescriptions fondamentales de la Torah, et envers les pagano-chrétiens tentés d’introduire des éléments d’autres doctrines religieuses. Paul savait que le message qu’il apportait était « scandale pour les Juifs et folie pour les nations » (1 Co 1, 23). Il n’en tirait pourtant pas argument pour prouver la vérité chrétienne, car il n’avait rien à prouver face à la sagesse de ce monde.

52Voilà la raison pour laquelle la tâche de celui qui prêche tant d’années plus tard est moins de simplement répéter les paroles de l’apôtre que de s’interroger sur sa propre relation à ces paroles et de solliciter de chaque auditeur une réponse personnelle à cette question. Il s’agit donc de ta relation au mystère de la sagesse de Dieu, celle qui annonce ce qu’aucun œil n’a vu, ce qu’aucune oreille n’a entendu et ce qui n’est monté au cœur d’aucun homme – reprise de 1 Co 2, 9 et de sa combinaison de citations à coloris biblique, dont l’origine n’est cependant pas claire [39].

53Il y en a qui ont vu ce qui n’a jamais été vu. Mais qu’ont-ils vu ? Kierkegaard ne nomme pas le Christ, mais c’est bien à lui qu’il pense. Parmi ceux qui ont vu, certains se scandalisent et se moquent (contrairement à d’autres qui n’ont rien vu du tout et qui, par la force des choses, demeurent indifférents), car il est impensable que la gloire de Dieu se manifeste dans l’abaissement, ici illustré par l’exemple d’un roi pauvrement vêtu qui, en se rendant dans la chaumière du pauvre méprisé, transforme celle-ci en un lieu de gloire. D’autres, en revanche, sont dotés de l’œil de la foi, et ils voient ce qu’annonce la sagesse divine – sans se scandaliser ni se moquer. Cette force ne peut pas venir d’eux-mêmes. Elle vient d’ailleurs, car l’objet de la foi reste profondément différent de ce que l’imagination d’un œil terrestre pourrait produire.

54Parallèlement, il y en a qui ont entendu la parole qui n’a jamais été entendue. Parmi eux on trouve ceux qui se scandalisent et qui se moquent (contrairement à ceux qui restent indifférents parce qu’ils n’ont rien entendu) ; mais il y a également ceux qui entendent avec l’oreille de la foi et qui, résistant aux tentations du scandale et de la raillerie pourtant si proches, entendent la parole de cette sagesse mystérieuse de Dieu qui surpasse tout entendement. Il s’agit donc de garder le souvenir de cette parole, mais la mémoire n’est pas toujours un compagnon fidèle. C’est pourquoi il faut s’appuyer sur l’idée que cette parole est autant présente aujourd’hui qu’autrefois, donc sur l’idée d’une contemporanéité avec elle (même si ce mot n’est pas prononcé). Puis, la foi est, comme cette parole, « un scandale pour les Juifs qui demandent des signes annonçant l’avenir, mais celui-ci est justement le présent ; une folie pour les Grecs, car ils cherchent la sagesse ; mais le présent est justement le passé, pourtant présent sans être une répétition [40]. »

55Après ce renvoi à la catégorie de la répétition, largement traitée dans le livre éponyme qui venait d’être publié, Kierkegaard parle de la sagesse qui annonce ce qui n’est monté au cœur d’aucun homme. Certes, personne ne peut complètement sonder ce qui monte dans le cœur, mais il est impossible que ce qui est annoncé y soit déjà secrètement présent, n’attendant qu’un Socrate bis pour être dévoilé. Si c’était le cas, ce message ne serait pas exposé au scandale et à la moquerie. Le contraire de ce qui peut être enfoui au plus profond de l’humain est ce qui monte dans le cœur parce qu’il a été reçu, sans qu’on puisse expliquer comment cela a été possible et pourquoi cela est arrivé juste au moment où l’on en avait le plus besoin. Il habite le cœur en vertu de la foi qui – et la prédication se termine ainsi – « est un scandale pour les Juifs, car elle ne veut mettre la division dans ton cœur, mais te réconcilier avec toi-même ; et une folie pour les Grecs, car elle veut te réconcilier ainsi, mais non par toi-même [41]. »

56Kierkegaard obtint la note laudabilis pour sa prestation [42]. Le jury officiel, composé d’un professeur de théologie et d’un pasteur, n’a laissé aucune trace écrite de son appréciation. Toutefois, on peut imaginer qu’il a été sensible à l’originalité du texte et aux multiples aspects sous lesquels les idées ont été traitées, mais aussi qu’il a pu critiquer une pensée souvent trop sinueuse pour être immédiatement comprise par l’auditeur.

57Cette prédication évoque cependant, plus que la première, des thèmes qui seront développés par la suite. Même si le texte biblique donné n’emploie pas le mot σκάνδαλον – en 1 Corinthiens il ne figure qu’une seule fois (1 Co 1, 23) et le verbe correspondant que deux fois (1 Co 8, 13) –, la prédication l’utilise vingt-quatre fois. C’est donc déjà un mot clef, dont le sens sera approfondi quelques mois plus tard dans les Miettes philosophiques sous l’angle du scandale du paradoxe, avant d’être amplement exploité dans La Maladie à la mort et dans L’École du christianisme. En attendant, Kierkegaard met ici en évidence que la possibilité du scandale est inhérente à la parole chrétienne et que ceux qui s’en scandalisent ont compris – et pourtant pas compris, car à la fois attirés et repoussés par cette parole inséparable du Christ en tant que signe de contradiction, ils se sont montrés incapables de percer son mystère et de voir et d’entendre autre chose que ce que n’importe quel œil peut voir et n’importe quelle oreille entendre.

58Les contours d’autres thèmes se dessinent, mais de façon plus embryonnaire : la futilité de vouloir donner des raisons pour prouver ou défendre la vérité chrétienne ; le souci de s’adresser, non pas à l’assemblée réunie, mais à chacun personnellement, poursuivant ainsi le ton confidentiel de l’avant-propos des deux discours édifiants de mai 1843 qui, comme d’autres après lui, parle de « mon lecteur » et de l’Individu que cherchent ces textes [43] ; l’indication que, fondamentalement, les siècles qui séparent le prédicateur du texte biblique ne comptent pas, annonçant ainsi la conclusion des Miettes selon laquelle le disciple de seconde main n’existe pas.

59Søren Kierkegaard ne devint jamais pasteur. Il y avait songé. La première fois, ce fut après avoir terminé le Post-scriptum. Mais chaque fois les circonstances l’avaient fait changer d’avis. On peut dire : heureusement, parce qu’on le verrait mal installé seul dans un presbytère d’une paroisse rurale, au milieu d’une population peu préparée pour comprendre la portée de ses prédications, et il n’aurait pas pu se concentrer uniquement sur l’écriture. L’inspiration aurait été différente – et la postérité aurait reçu un autre héritage.


Date de mise en ligne : 03/03/2020

https://doi.org/10.3917/leph.201.0031

Notes

  • [1]
    « Peut-être n’y a-t-il pas d’épreuve plus rude à infliger actuellement à l’être humain, dans un pays civilisé et libre, que l’obligation d’écouter des prédications. Personne d’autre qu’un ecclésiastique en train de prêcher n’a, à cet égard, le pouvoir de contraindre un auditoire à rester silencieux – alors qu’il subit un supplice. Personne d’autre qu’un ecclésiastique en train de prêcher ne peut se délecter de platitudes, de banalités et contre-banalités et néanmoins être l’objet, en privilège incontesté, de la même déférence respectueuse que s’il tombait de ses lèvres des paroles d’une éloquence passionnée ou d’une logique convaincante ».
  • [2]
    SKS 22, 160, NB12 : 29 / J 3, 169. – SKS se réfère à Søren Kierkegaards skrifter, vol. 1-55, Copenhague, Gads forlag, 1997-2013. Une version électronique est disponible sur www.sks.dk. Le sigle « J » renvoie à Journal (Extraits) par Søren Kierkegaard, vol.1-5, traduction Knud Ferlov et Jean-J. Gateau, Paris, Gallimard, 1941-1961, dans les deux cas avec indication de volume et de page.
  • [3]
    SKS 15, 208 / OC XII, 129. OC se réfère à Œuvres complètes de Søren Kierkegaard, vol. I-XX, traduction Paul-Henri Tisseau et Else-Marie Jacquet-Tisseau, Paris, Éditions de l’Orante, 1966-1986, avec indication de volume et de page. Les traductions existantes ont souvent été légèrement modifiées.
  • [4]
    « Il n’y a qu’une prédication de lui que je n’ai pas entendue, la dernière » [le 26 décembre 1853], SKS 25, 262, NB28 : 56 / J 5, 14. – Suivant la terminologie courante de la plupart des Églises protestantes francophones, nous préférons parler de « prédication » [prædiken] au lieu de « sermon », terme aujourd’hui légèrement désuet (comme chez les catholiques, depuis Vatican II, « sermon » a été remplacé par « homélie »). De même, étant donné le contexte protestant de Kierkegaard, il est plus correct de traduire « præst » par « pasteur » et non pas par « prêtre ».
  • [5]
    SKS 27, 245-257, Papir 270 / OC I, 137-151.
  • [6]
    SKS 27, 297-311, Papir 306 / OC VI, 365-380. – Ces deux prédications furent prononcées respectivement un mardi et un samedi, donc en dehors d’un culte ordinaire.
  • [7]
    Les deux premiers discours, datant du 18 juin et du 27 août 1847, furent reproduits dans Discours chrétiens (SKS 10, 277-292 / OC XV, 247-258), le troisième, prononcé le 1er septembre 1848, fut intégré dans L’École du christianisme, SKS 12, 155-160 / OC XVII, 135-140. – Nous renvoyons également à deux autres traductions de ce dernier ouvrage : L’Exercice du christianisme, traduction Vincent Delecroix, Paris, Éd. du Félin, 2006, p. 194-200 (= Delecroix), et Pratique du christianisme, traduction Régis Boyer, dans Kierkegaard, Œuvres II (Bibliothèque de la Pléiade), Paris, Gallimard, 2018, p. 997-1003 (= Boyer II). De ces trois titres, L’Exercice du christianisme est le plus proche du titre danois, Indøvelse i Christendom, dont le premier mot, d’ailleurs peu usité, correspond à « Einübung » en allemand.
  • [8]
    Dans le discours prononcé en août 1847, Kierkegaard précise qu’« un discours à l’occasion d’une confession n’est pas une prédication : il n’entend pas enseigner ni inculquer les vieux préceptes connus ; il veut simplement t’arrêter sur le chemin de la table sainte [de l’autel] pour te permettre, par la voix de l’orateur, ta confession intérieure devant Dieu dans le secret », SKS 10, 289 / OC XV, 255. – Kierkegaard distingue aussi entre méditation [overvejelse] et discours édifiant [opbyggelig]. En référence aux Œuvres de l’amour. Méditations chrétiennes sous forme de discours (1847), il note dans son journal : « Une méditation ne présuppose pas des définitions évidentes et bien comprises du concept ; c’est pourquoi elle ne doit pas tant toucher, adoucir, calmer, persuader qu’éveiller et aiguillonner les hommes et affûter leur pensée […]. La méditation doit être un ‘taon’, son coloris être tout à fait différent de celui d’un discours édifiant dont l’atmosphère demeure reposante, alors que l’atmosphère de la méditation doit être, au bon sens du terme, impatiente et fougueuse », SKS 20, 211, NB2 : 176. Le sens kierkegaardien du prédicat « édifiant » a souvent été présenté, voir par exemple notre introduction dans Kierkegaard, Dieu et la pécheresse. Deux Discours édifiants, Paris, Desclée de Brouwer, 1999, p. 27-32. – Dans la présente étude nous n’avons pas tenu compte de la prédication fictive d’un pasteur de campagne intitulée « L’édification apportée par la pensée qu’envers Dieu nous avons toujours tort », placée à la fin d’Ou bien – Ou bien.
  • [9]
    SKS 13, 319-339 / OC XVIII, 43-60 : De l’immuabilité de Dieu, sous-titré Un discours – probablement pour éviter toute confusion avec la catégorie de la prédication. Une autre traduction est donnée par Jacques Colette, avec un titre légèrement différent, De l’immutabilité de Dieu. Un discours, dans Kierkegaard, Dieu et la pécheresse, p. 81-116. Dans son Journal, Kierkegaard rapporte certaines circonstances autour de cette prédication. On lui avait reproché d’avoir parlé trop bas et, surtout, la semaine suivante, il s’est senti exténué. Néanmoins, l’idée lui était venue de refaire l’expérience durant l’été, peut-être ex tempore, puisqu’une véritable élaboration prendrait trop de temps, SKS 24, 365-366, NB24 : 74 / J 4, 274. Toutefois, cette idée ne fut pas réalisée.
  • [10]
    SKS 7, 246 / OC X, 254.
  • [11]
    SKS 11, 103 / OC XVI, 153-154 (note).
  • [12]
    SKS 20, 260-261, NB3 : 32 / J 2, 175-177.
  • [13]
    SKS 20, 262, NB3 : 34.
  • [14]
    SKS 24, 386, NB24 : 107 / J 4, 282 : « Il faut formuler comme thèse que : la foi ne peut être comprise, tout au plus peut-on comprendre qu’elle n’est pas à comprendre – de même aussi : pour un absolu, on ne saurait donner de raisons ; tout au plus peut-on donner celles pour lesquelles il est impossible d’en donner ». Voir aussi les remarques dans La Maladie à la mort au sujet des « pasteurs croyants » qui « défendent » le christianisme ou qui le traduisent « en “raisons”, si l’on n’accroît pas encore le galimatias en se mêlant de le “concevoir” par la spéculation ; voilà ce qu’on appelle prêcher ; et l’on tient déjà dans la chrétienté pour un grand succès qu’il y ait de pareilles prédications et des gens pour les écouter », SKS 11, 216 / OC XVI, 258.
  • [15]
    SKS 10, 172 / OC X, 192. Problème récurrent de traduction : comment rendre le syntagme « det christelige » (en allemand « das Christliche ») ? Ici, Tisseau traduit deux fois par « le christianisme », terme plus large que « det christelige », qui renvoie à ce qui dénote spécifiquement le christianisme.
  • [16]
    SKS 9, 199 / OC XIV, 184.
  • [17]
    Pour le rapport entre le Christ et le scandale ainsi que pour l’impossibilité de la communication directe, on se reportera au dernier chapitre de la deuxième partie de l’École du christianisme.
  • [18]
    SKS 12, 115 / OC XVII, 100 / Boyer II, 961 / Delecroix, 151.
  • [19]
    SKS 9, 369 / OC XIV, 348 (Les Œuvres de l’amour).
  • [20]
    SKS 8, 367 / OC XIII, 267 (Discours édifiants à divers points de vue). Ibid. : la conscience de la faute veut « aider le croyant en lui apprenant à douter, non pas de Dieu, mais de lui-même », SKS 8, 370 / OC XIII, 270.
  • [21]
    SKS 11, 171 / OC XVI, 213.
  • [22]
    SKS 9, 197 / OC XIV, 182.
  • [23]
    SKS 20, 251, NB3 : 15.
  • [24]
    SKS 20, 252, NB3 : 16 / J 2, 170.
  • [25]
    SKS 20, 404, NB5 : 77 / J 2, 259.
  • [26]
    SKS 20, 299-300, NB4 : 27 / J 2, 193-194. Voir aussi la notice presque deux mois après la mort du prélat : « Si l’on avait pu le pousser à finir sa vie en faisant au christianisme l’aveu que ce qu’il a représenté, ce n’était pas au fond du christianisme mais une atténuation, voilà qui eût été extrêmement souhaitable, car il fut le support d’une époque entière », SKS 25, 262, NB28 : 56 / J 5, 13. Dans la même notice, Kierkegaard parle aussi de « mon affection mélancolique au pasteur de mon père ».
  • [27]
    SKS 12, 138 / OC XVII, 123 / Boyer II, 986 / Delecroix, 177.
  • [28]
    SKS 12, 227-230 / OC XVII, 206-209 / Boyer II, 1072-1076 / Delecroix 280-283.
  • [29]
    Kierkegaard l’avait appris par le gendre de Mynster, le pasteur Pauli. Le lendemain, pour en avoir le cœur net, il rendit visite à l’évêque. Son compte rendu de leur conversation se trouve SKS 24, 72-74, NB21 : 121 / J 4, 151-153.
  • [30]
    SKS 21, 36, NB6 : 47 : « De nos jours, les prédications sont, au plus haut point, du pur mensonge […]. Voilà que ceci n’est pas possible de prouver, car ce qui est enseigné est parfaitement orthodoxe. C’est pourquoi il relève aussi de la bigoterie du temps moderne, lorsqu’un pasteur se vante en disant qu’il enseigne l’orthodoxie ou lorsqu’on s’empresse de trouver des déterminations encore plus précises à l’encontre d’autres croyants. Oh ! ainsi vous détournez l’attention de ce qui est décisif, du pouvoir que le christianisme doit et veut exercer dans la vie, du fait qu’il veut transformer la vie et non pas être tourné en un style artificiellement enjolivé ».
  • [31]
    SKS 13, 47 / OC XVIII, 76 (Pour un examen de conscience, 1851). « L’heure du recueillement » [stille Timer], expression chère à Mynster.
  • [32]
    SKS 4, 323 / OC VII, 118 / Boyer II, 15. Sur « le professeur », voir dans Jugez-vous-mêmes ! les remarques sarcastiques autour de la phrase : « Le christianisme a paru dans le monde sans les professeurs », SKS 16, 241-243 / OC XVIII, 235-237.
  • [33]
    SKS 6, 427-428 / OC IX, 426-428 / Boyer II, 669-671.
  • [34]
    Le petit texte non publié de 1849, La Neutralité armée ou sur ma position comme auteur chrétien dans la chrétienté, OC XVII, 233-248, offre un bon résumé de cette question.
  • [35]
    SKS 21, 42, NB6 : 57 / J 2, 293.
  • [36]
    SKS 27, 248 / OC I, 142.
  • [37]
    Breve og Aktstykker vedrørende Søren Kierkegaard I, 14-15, Copenhague 1953.
  • [38]
    SKS 5, 87-91 / OC VI, 77-81.
  • [39]
    L’évangile selon Thomas, anthologie de cent quatorze paroles de Jésus datant probablement de la première moitié du IIe siècle, rapporte le logion suivant (n° 17) : « Je vous donnerai ce qu’aucun œil n’a vu et ce qu’aucune oreille n’a entendu et ce qu’aucune main n’a touché et ce qui n’est jamais monté au cœur de l’homme ». Dans Écrits apocryphes chrétiens I (Bibliothèque de la Pléiade), Paris, Gallimard, 1997, p. 37.
  • [40]
    SKS 27, 307 / OC VI, 377.
  • [41]
    SKS 27, 310 / OC VI, 380.
  • [42]
    Breve og Aktstykker vedrørende Søren Kierkegaard I, Copenhague, Munksgaard, p. 19-20.
  • [43]
    SKS 5, 17 / OC VI, 5.

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