Notes
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[1]
Comme l’a fait observer Evans, The Varieties of Reference. Oxford, Clarendon Press, 1982, p. 64, note 1, Russell utilise le terme « acquaintance » pour couvrir non seulement la perception, mais tous les modes non descriptifs de connaissance, dont par exemple la mémoire. Dans ce qui suit, nous parlerons exclusivement d’accointance perceptuelle, qui implique des expériences sensorielles (visuelles, auditives, tactiles, etc.).
-
[2]
La simplicité de l’accointance est compatible avec une description scientifique de l’expérience visuelle de Marie, comme impliquant toutes sortes de relations causales et de mécanismes psychologiques sous-jacents. Dans une perspective naturaliste, l’accointance pourrait être considérée comme une propriété émergente d’un système physique et psychologique complexe.
-
[3]
Voir Evans, The Varieties of Reference, op. cit.
-
[4]
Si le fait de voir un objet dans une image est considéré comme impliquant l’imagination visuelle de l’objet, le second exemple d’expérience quasi-sensorielle est (ou implique) un cas particulier du premier (voir Walton, « Pictures and Make-Believe », The Philosophical Review, 82(3), 1973, p. 283-319).
-
[5]
Pour sa part, Russell avait tendance à tenir l’imagination sensorielle pour une relation d’accointance avec des « imagination-data » internes (voir B. Russell, Theory of Knowledge. The 1913 Manuscript, ed. by E. R. Eames, Londres, George Allen & Unwin, 1984, chap. V), au prix de grandes difficultés pour expliquer la distinction entre ce type de sense-data et ceux qui concernent la perception sensorielle.
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[6]
B. Russell, Problèmes de philosophie, trad. F. Rivenc, Paris, Payot, 1989 (éd. anglaise 1912)
-
[7]
J. Campbell, Reference and Consciousness, Oxford, Oxford University Press, 2002.
-
[8]
T. Crane, « Is There a Perceptual Relation? », in T. S. Gendler et J. Hawthorne (dir.), Perceptual Experience (p. 126-146), Oxford, Oxford University Press, 2006.
-
[9]
T. Crane, ibid., p. 141.
-
[10]
Cet article ne discute pas d’autres versions possibles de l’intentionnalisme, éventuellement plus accueillantes à l’égard de la notion d’accointance.
-
[11]
Ce que nous entendons ici par « phénoménologie de l’inclination doxastique » peut être rapproché de ce qui est parfois appelé en anglais « phenomenology of pushiness » (voir O. Koksvik, « The Phenomenology of Intuition », in Philosophy Compass, vol. 12, n° 1, 2017).
-
[12]
E. Husserl, Chose et espace. Leçons de 1907, trad. J.-F. Lavigne, Paris, Puf, 1989.
-
[13]
M. Matthen, Seeing, Doing, and Knowing, Oxford, Oxford University Press, 2005.
-
[14]
U. Kriegel, « The Three Circles of Consciousness », in M. Guillot et M. Garcia-Carpintero (dir.), The Sense of Mineness, Oxford, Oxford University Press (à paraître).
-
[15]
Voir J. Dokic et J.-R. Martin, « Felt Reality and the Opacity of Perception », Topoi, vol. 36, no 2, 2017, p. 299-309.
-
[16]
Voir J. H. Shorvon, J. D. N. Hill, E. Burkitt et H. Halstead, « The Depersonalization Syndrome », Proc. R. Soc. Med., 39, 1946 (p. 779-792), p. 784.
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[17]
Ibid.
-
[18]
Voir E. Esquirol, (1838), Des maladies mentales, Paris, J.-B. Baillière, 1838, p. 14.
-
[19]
Pour une présentation de la distinction entre capacités visuo-motrice et visuo-sémantique (due aux psychologues David Milner et Melvyn A. Goodale) et sa pertinence philosophique, voir P. Jacob et M. Jeannerod, Ways of Seeing: The Scope and Limits of Visual Cognition, Oxford, Oxford University Press, 2003.
-
[20]
Voir C. W. Perky, « An Experimental Study of Imagination », The American Journal of Psychology, 21, 3, 1910, p. 432-452.
-
[21]
Voir S. J. Segal, S. J., « Processing of the Stimulus in Imagery and Perception », in S. J. Segal (dir.), Imagery: Current Cognitive Approaches (p. 73-100), New York, Academic Press, 1971.
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[22]
On peut si l’on veut la considérer comme une expérience de pensée. Ce qui compte pour nous ici, c’est la possibilité de confondre une expérience visuelle avec un état de l’imagination. Quels que soient les défauts du protocole expérimental de Perky, cette possibilité paraît authentique, même si elle ne sera pas acceptée par tous les philosophes. (Par exemple, Sartre dans L’imaginaire insiste sur le fait que nous ne pouvons percevoir ou imaginer sans avoir la conscience de percevoir ou d’imaginer. Dans le cas précis, nous dirons plutôt que le sujet perçoit mais a la conscience erronée d’imaginer.)
-
[23]
Voir R. Mausfeld, « The Attribute of Realness and the Internal Organization of Perceptual Reality », in L. Albertazzi (dir.), Handbook of Experimental Phenomenology. Visual Perception of Shape, Space, and Appearance, Chichester, Wiley, 2013, p. 91-118.
-
[24]
A. Michotte, « Le réel et l’irréel dans l’image », Bulletin de la Classe des lettres de l’Académie royale de Belgique, 46, 1960 (p. 330-344), p. 194.
-
[25]
Une autre interprétation (selon nous moins plausible) est que l’expérience sensorielle des objets variniens n’est pas authentique, et reste au mieux quasi-sensorielle.
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[26]
Bien entendu, si nous suivons Russell lui-même, le sujet est bien accointé avec deux lignes égales, même si son expérience est par ailleurs évaluée comme « illusoire ».
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[27]
Voir Dokic et Martin, art. cit.
-
[28]
Voir O. Sacks, Hallucinations, Coydon, Picador, 2012.
-
[29]
Voir G. Currie et I. Ravenscroft, Recreative Minds: Imagination in Philosophy and Psychology, Oxford, Oxford University Press, 2002.
-
[30]
Voir aussi J. Dokic, « Toward a Unified Account of Hallucinations », Journal of Consciousness Studies, vol. 23, nos 7-8/2016, p. 82-99.
-
[31]
L’argument présenté dans cette section est complémentaire de celui qui est discuté en conclusion de Dokic et Martin, art. cit., et qui se focalise sur le lien entre la formation d’une représentation et la possession d’un critère d’identité approprié à l’objet représenté. les deux arguments visent à montrer que le relationnalisme est mieux placé que l’intentionnalisme pour dissocier l’expérience sensorielle de ce que nous appelons ici « le sens de l’accointance ».
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[32]
Voir J. Campbell, Reference and Consciousness, op. cit. ; B. Brewer, Perception and Its Objects, Oxford, Oxford University Press, 2011. Le relationnalisme peut prendre des formes plus spécifiques, comme celle du réalisme naïf (voir M. G. F. Martin, « The Transparency of Experience », Mind and Language, 17, 2002, p. 376-425 ; M. Nudds, « Recent Work in Perception: Naïve Realism and its Opponents », Analysis Reviews, 69, 2009, p. 334-346), mais la caractérisation générale que nous donnons ici suffira pour les besoins de la discussion.
-
[33]
B. Nanay, « Perceptual content and the content of mental imagery », Philosophical Studies, 172(7), 2015, p. 1723-1736.
-
[34]
On objectera que certains sujets déréalisés comparent leurs expériences sensorielles à un rêve, ce qui peut suggérer que le contraste phénoménal entre perception et imagination sensorielles n’est pas aussi évident que nous le supposons ici. En réponse à cette objection, nous pouvons dire que la comparaison est sans doute en partie métaphorique, et qu’un questionnement plus précis montrera sans doute que les sujets ont accès au contraste pertinent, même s’ils le conceptualisent différemment.
-
[35]
A. Byrne, Transparency and Self-Knowledge, Oxford, Oxford University Press, 2018.
-
[36]
A. Byrne, ibid., p. 188 insiste sur le fait que c’est bien le « contenu » de l’imagination visuelle qui est « dégradé » par rapport à la perception. Par exemple, selon lui, un sujet ne peut pas voir, mais seulement visualiser, une fraise comme étant « simplement rouge » (sans nuance, luminosité ou saturation particulière). Ce point est contestable sur le plan empirique : il pourrait y avoir des cas de perception chromatique catégorielle dont le « contenu » est non seulement similaire mais identique au contenu d’un état de l’imagination sensorielle, tout en conservant sa spécificité phénoménale.
-
[37]
Voir M. Matthen, Seeing, Doing and Knowing, op. cit.
-
[38]
Ibid., p. 395.
-
[39]
J. McDowell, « Responses », in J. Lindgaard (dir.), John McDowell: Experience, Norm, and Nature, Oxford, Blackwell, 2008 (p. 200-268), p. 205.
-
[40]
J. McDowell, id.
-
[41]
Je remercie chaleureusement Pascal Ludwig, qui a lu et commenté dans les détails une version antérieure de cet article. La présente version a bénéficié autant que possible de ses précieuses remarques.
L’accointance
1À la suite de Bertrand Russell, appelons « accointance » (« acquaintance » en anglais) la relation cognitive simple qu’un sujet peut avoir à l’égard d’un objet donné. Le paradigme de l’accointance est la perception sensorielle [1]. Pour les partisans de l’accointance, lorsque Marie voit un chat, elle est en relation cognitive simple avec un objet sensible déterminé. Sa relation à l’objet est cognitive parce qu’elle est de l’ordre d’une expérience consciente, en l’occurrence visuelle. Elle est également simple (ou primitive) au sens où elle ne peut pas être analysée comme la conjonction d’un état cognitif non relationnel de Marie et d’une relation non cognitive entre Marie et le chat. Par exemple, selon les partisans de l’accointance, l’énoncé « Marie voit un chat » ne peut pas être vrai (seulement) en vertu de la vérité de la conjonction « Marie a une image visuelle d’un chat et cette image est causée par la présence d’un chat réel ». Puisque, d’une part, l’image mentale d’un chat n’implique aucune relation cognitive à un chat réel et, d’autre part, la seule relation mentionnée dans cette analyse, à savoir une relation causale, n’est pas spécifiquement cognitive, une telle analyse ne rend pas compte de la relation d’accointance postulée entre Marie et le chat qu’elle perçoit [2].
2Russell, on le sait, a considéré que les objets sensibles visés par une relation d’accointance, ou sense-data, sont des entités privées, internes à l’expérience du sujet, et dont l’existence en dépend. Toutefois, comme Gareth Evans l’a montré de manière convaincante [3], cette restriction s’explique par le fait que Russell a soumis sa notion d’accointance à des contraintes épistémologiques extrêmes, en excluant la possibilité que le sujet doute de la nature de l’objet auquel il est accointé. Libérée de ce carcan épistémologique, rien n’empêche que la notion d’accointance soit appliquée des objets sensibles ordinaires. Selon cette notion, « dés-épistémologisée », d’accointance, Marie est en relation cognitive simple avec un chat réel, plutôt qu’avec des apparences de chat internes à son expérience visuelle, même si elle peut toujours douter de la nature de ce qu’elle perçoit.
3La notion d’accointance, appliquée à des objets sensibles ordinaires, peut être utilisée pour marquer un contraste ontologique entre la perception sensorielle et d’autres expériences conscientes, que nous qualifierons ici de « quasi-sensorielles ». Parmi ces expériences figurent l’imagination sensorielle et la perception picturale (c’est-à-dire le fait de voir un objet dans une image physique : tableau, photographie, film, etc.) [4]. En ce sens, si la perception visuelle d’un chat relève de l’accointance d’un chat, le simple fait d’imaginer visuellement un chat, ou de voir un chat dans un dessin, n’en relève pas. Dans les deux derniers cas, le sujet se représente les qualités sensorielles d’un chat (imaginé ou dessiné), mais sa représentation n’implique aucune relation à un chat réel. Les partisans comme les détracteurs de l’accointance s’accordent ici pour dire que le sujet n’est accointé avec aucun chat réel [5].
4Même ainsi libérée, la notion d’accointance reste fidèle à un aspect majeur de la philosophie russellienne. Comme on le sait, Russell a insisté sur la distinction entre la connaissance par accointance et la connaissance par description [6]. Si l’expression « par description » est entendue comme signalant de manière générale le rôle médiateur d’une représentation, qu’elle soit physique ou mentale, alors l’imagination visuelle d’un objet, ou sa perception dans une image, devrait donner lieu à une connaissance par description (ou « par représentation »), et non pas à une connaissance par accointance. D’un point de vue (globalement) russellien, la distinction entre connaissance par accointance et connaissance par description correspond au contraste ontologique entre la perception d’une part et des expériences quasi-sensorielles d’autre part.
5Les partisans de l’accointance peuvent reconnaître que la perception d’un objet implique quelque représentation sensible de cet objet. Ils rejettent seulement la thèse selon laquelle la perception consiste en une représentation sensible si celle-ci est considérée comme indépendante de la présence réelle de l’objet. Car en ce cas, l’expérience sensorielle du sujet n’envelopperait pas une relation cognitive à l’objet perçu, et celui-ci ne pourrait être connu que « par description ». C’est le sens qui est donné ici au terme « représentation » : la représentation d’un objet n’est pas une relation parce qu’elle n’implique pas l’existence réelle de l’objet. D’autres définitions de la notion de représentation sont possibles, qui sont éventuellement compatibles avec la conception de la perception comme accointance, mais elles ont le défaut de brouiller le débat théorique qui nous intéresse ici, opposant partisans et détracteurs de l’accointance.
6En effet, la notion d’accointance comme relation cognitive simple au monde réel sensible est fortement controversée. Certains auteurs (à l’instar de John Campbell [7]) défendent ce qui s’apparente à une conception russellienne de la perception comme une relation d’accointance avec le monde sensible. Toutefois, cette position, que nous appellerons « le relationnalisme », est loin de faire l’unanimité. La position contraire dominante dans la philosophie contemporaine de la perception est sans doute « l’intentionnalisme », dont la thèse capitale est que nous percevons le monde en vertu des propriétés représentationnelles de notre expérience sensorielle [8]. L’intentionnalisme n’implique pas que nous percevons des représentations, mais que nous percevons le monde au travers d’une représentation : Marie prend conscience dans son expérience visuelle d’un chat spécifique seulement en vertu du fait qu’elle le représente visuellement d’une certaine manière. La version de l’intentionnalisme visée ici est celle qui implique, dans les termes de Tim Crane, que « l’essence de la perception – l’expérience perceptuelle même – s’arrête là où le monde commence [falls short of the world] [9] ». En des termes néo-russelliens, l’intentionnalisme est obligé d’admettre que la perception ordinaire donne lieu à une connaissance par description (au sens large, non spécifiquement linguistique de « description ») plutôt que par accointance [10]. La dispute entre le relationnalisme et l’intentionnalisme, telle qu’elle est conçue ici, concerne donc la question de savoir si l’objet de la perception est déterminé d’abord comme le terme d’une relation cognitive simple ou déjà comme l’objet d’une représentation indépendante (même correcte). Nous reviendrons ultérieurement (dans la section V) sur cette dispute à propos du sens de l’accointance.
Le sens de l’accointance
7La notion d’accointance n’a pas été introduite sur des bases phénoménologiques, mais comme une manière spécifique d’accéder à un objet, sans l’intermédiaire d’une représentation indépendante. On peut toutefois se demander s’il existe un sens de l’accointance, c’est-à-dire une expérience consciente qui correspondrait à l’impression ou au sentiment d’être en relation cognitive simple avec un objet. Le sens de l’accointance est l’expérience métacognitive qu’un objet nous est donné « en personne », ou « en chair et en os », plutôt qu’à travers une représentation (physique ou mentale). Une telle expérience s’apparente à ce que Husserl appelait « Leibhaftigkeit », qui caractérise selon lui la perception sensorielle par contraste avec l’imagination sensorielle et la perception picturale. Ainsi, l’expérience visuelle d’un chat engage (normalement) le sens de l’accointance : le sujet a l’impression que le chat est bien présent devant lui. En revanche, le sujet qui imagine visuellement un chat, ou qui voit un chat dans une image réelle, n’a pas (normalement) le sens de l’accointance : il n’a pas l’impression d’être en relation cognitive simple avec un chat « en chair et en os ».
8Le sens de l’accointance participe de la « phénoménologie de l’inclination doxastique » associée à l’expérience sensorielle ordinaire [11]. Lorsque le sujet a l’impression d’être accointé avec un chat, il se sent au moins enclin ou poussé à former un jugement de réalité, du type « Voici un chat » ou « C’est un chat ». Nous pouvons qualifier un tel jugement de « franc » au sens où il reprend directement le contenu de l’expérience sous-jacente. Le sujet peut alors suivre ou non son inclination. La plupart du temps, il la suit et forme effectivement un jugement de réalité franc. Dans d’autres situations, par exemple lorsqu’il doute (à tort ou à raison) de la fiabilité de son expérience, il peut résister à son inclination et refuser de former un jugement de réalité franc. Au mieux, il formera un jugement plus prudent, comme par exemple « J’ai l’impression de voir un chat, mais c’est une illusion ». La phénoménologie de l’inclination doxastique est précisément ce qui manque à l’imagination sensorielle et à la perception picturale. Lorsque Marie imagine visuellement un chat, ou voit un chat dans une image réelle, elle ne se sent pas (normalement) encline à former un jugement de réalité franc, du type « Voici un chat », ou « C’est un chat ».
9Comme nous l’avons rappelé dans la section précédente, la notion d’accointance est controversée, et les défenseurs de l’intentionnalisme (dans la version retenue ici) considèrent que l’expérience sensorielle ne donne pas lieu à une connaissance par accointance. La notion de sens de l’accointance, quant à elle, est beaucoup moins contraignante. Elle rend compte d’une dimension centrale de la phénoménologie de la perception, qui peut être reconnue même par les détracteurs de l’accointance. Selon cette position, la perception vise son objet par l’entremise d’une représentation, mais il ne s’ensuit pas que le sujet doive avoir l’impression d’une médiation représentationnelle. D’un point de vue intentionnaliste, le sens de l’accointance pourrait certes avoir un caractère illusoire (le sujet a l’impression d’être accointé avec un objet qui est en fait fixé par une représentation), mais il pourrait aussi être interprété de manière plus souple : le sens de l’accointance serait alors simplement l’impression de percevoir un objet, c’est-à-dire d’en avoir une expérience sensorielle véridique, plutôt que simplement l’imaginer ou le voir dans une image.
10La distinction entre l’expérience sensorielle, éventuellement conçue comme accointance, et le sens de l’accointance, c’est-à-dire l’expérience métacognitive de la perception en tant que telle, soulève la question de leur relation réciproque. Le sens de l’accointance est-il une composante de l’expérience sensorielle, ou en est-il au contraire séparé ? Deux thèses peuvent être distinguées ici :
1. Thèse d’essentialité : tous les cas d’expérience sensorielle impliquent le sens de l’accointance.
2. Thèse d’unicité : seuls les cas d’expérience sensorielle impliquent le sens de l’accointance.
12Selon la thèse d’essentialité, le sens de l’accointance est une condition nécessaire de l’expérience sensorielle : il n’y a pas d’expérience sensorielle en l’absence du sens de l’accointance. Selon la thèse d’unicité, le sens de l’accointance est une condition suffisante de l’expérience sensorielle : il n’y a pas de sens de l’accointance en l’absence d’une expérience sensorielle. La conjonction des deux thèses implique que le sens de l’accointance et l’expérience sensorielle sont inséparables l’un de l’autre.
13La thèse d’essentialité est explicitement défendue par Husserl :
Le caractère essentiel de la perception est d’être « conscience » de la présence en chair et en os [Leibhaftigkeit] de l’objet, c’est-à-dire d’en être phénomène. Percevoir une maison, cela veut dire avoir la conscience, le phénomène, d’une maison qui se tient là en chair et en os [12].
15Ce que Husserl appelle « la présence en chair et en os », et qu’il considère comme un trait essentiel de toute expérience sensorielle, peut être rapproché du sens de l’accointance tel que nous le concevons ici. Plus récemment, Mohan Matthen introduit le terme « sentiment de présence » [feeling of presence] pour désigner une dimension constitutive de la perception sensorielle en tant qu’attitude ou mode psychologique :
Dans la perception visuelle normale […], la scène n’est pas simplement imagée, mais donne l’impression de présenter l’environnement du sujet en tant que tel. C’est ce que j’appelle un « sentiment de présence » [13].
17Comme pour Husserl, c’est justement le sentiment de présence qui, selon Matthen, fait défaut à l’imagination sensorielle et à l’expérience de voir un objet dans une image. Enfin, Uriah Kriegel, dans la lignée de la phénoménologie classique, établit le même contraste, entre perception et imagination sensorielle :
La perception implique un subtil sentiment de réalité [feeling of realness] qui s’attache à l’objet, alors que l’imagination ne l’implique pas, et peut même impliquer un subtil sentiment de non-réalité [unrealness] [14].
19Les notions introduites par ces auteurs (conscience de la présence en chair et en os, sentiment de présence et sentiment de réalité) ne sont sans doute pas exactement les mêmes, mais pour les besoins de la présente discussion, nous pouvons toutes les ranger sous la rubrique générale du sens de l’accointance. Par ailleurs, si ces auteurs défendent explicitement la thèse d’essentialité, ils seraient sans doute prêts à accepter également la thèse de l’unicité, et à faire du sens de l’accointance une condition non seulement nécessaire mais suffisante de la perception sensorielle.
20Dans ce qui suit, nous essaierons de montrer que les deux thèses sont fausses : l’expérience sensorielle et le sens de l’accointance constituent deux réalités mentales distinctes. Si le sens de l’accointance accompagne typiquement l’expérience sensorielle, il en est séparable. Comme nous le verrons également, l’autonomie du sens de l’accointance a des implications pour le débat entre l’intentionnalisme et le relationnalisme. Plus précisément, elle représente un défi sérieux pour l’intentionnalisme, en plus d’être incompatible avec une interprétation répandue de cette position dans la littérature.
Contre l’essentialité
21Selon la thèse d’essentialité, tous les cas d’expérience sensorielle impliquent le sens de l’accointance. Une expérience, quelle qu’elle soit, qui ne donnerait pas l’impression au sujet d’être en relation cognitive simple avec son objet intentionnel ne serait pas une expérience sensorielle authentique. Pourtant, un certain nombre d’exemples jettent le doute sur la thèse d’essentialité, et accréditent la thèse inverse selon laquelle le sens de l’accointance est un trait accidentel de l’expérience sensorielle.
22Considérons pour commencer le syndrome de déréalisation [15]. Les sujets déréalisés n’ont pas l’impression d’être en relation cognitive simple avec ce qu’ils perçoivent autour d’eux. Ils comparent volontiers leurs expériences sensorielles à un rêve [16]. Ils disent souvent qu’à travers leurs yeux ils ont l’impression de regarder un film, qu’ils n’ont accès qu’à une image du monde plutôt que directement au monde lui-même [17]. Certains mentionnent une sorte de « voile » (souvent invisible) qui se place entre eux et les objets de leur environnement [18].
23Il est vraisemblable que les sujets déréalisés n’ont pas le sens de l’accointance. Ils n’ont pas l’impression d’être en relation cognitive simple avec leur environnement. La phénoménologie de l’inclination doxastique leur fait défaut : ils ne se sentent pas enclins à former des jugements de réalité francs, du type « C’est une table », « C’est une fleur », etc. Au contraire, ils ont tendance à nuancer leurs jugements : « C’est comme si c’était une table », « Ça ressemble à une fleur, mais je n’ai pas l’impression qu’elle est réelle ou qu’elle est réellement devant moi », etc.
24L’absence du sens de l’accointance chez les sujets déréalisés est en principe compatible avec la thèse de l’essentialité. Toutefois, le défenseur de cette thèse ne peut pas tenir les expériences sensorielles des sujets déréalisés pour authentiques. Au contraire, il est obligé de les considérer comme anormales ou dégénérées. Il doit s’agir selon lui d’expériences au mieux quasi-sensorielles, puisqu’elles ne présentent pas une propriété supposée essentielle de la perception sensorielle, à savoir celle d’impliquer le sens de l’accointance.
25Le problème est qu’il est difficile d’admettre que la compétence proprement perceptuelle des sujets déréalisés est déficitaire. Au contraire, ils semblent être parfaitement capables d’exercer leurs sens et d’avoir des expériences visuelles, auditives, tactiles, etc., authentiques. Leurs expériences sensorielles ne relèvent ni de l’ataxie optique (ils sont capables de localiser, d’atteindre ou de contourner les objets perçus) ni d’une quelconque forme d’agnosie visuelle (ils savent reconnaître ou identifier ce qu’ils voient). Leurs capacités visuo-motrice et visuo-sémantique paraissent intactes [19].
26Par ailleurs, si les sujets déréalisés ont des expériences sensorielles authentiques, rien n’interdit de considérer qu’elles sont pour la plupart véridiques, à l’instar des expériences sensorielles des autres sujets. Les sujets déréalisés perçoivent leur environnement et la plupart du temps y agissent normalement. Leur problème réside plutôt dans l’interface entre la perception et le jugement. Ils n’ont pas le sens de l’accointance, et de ce fait ne sont pas spontanément enclins à former des jugements de réalité francs sur la base de leurs expériences sensorielles. Or si c’est le cas, la thèse d’essentialité doit être rejetée : le sens de l’accointance est une dimension importante de la perception sensorielle « typique », mais ne participe pas de son essence psychologique, de ce qui fait que le sujet perçoit des objets sensibles.
27Un autre exemple fragilise encore davantage la thèse d’essentialité. Dans l’expérience célèbre de la psychologue Cheves Perky, des sujets sont invités à imaginer visuellement divers objets (une banane, une tomate, etc.) tout en fixant un point sur un écran placé devant eux. À leur insu, l’expérimentateur projette une image physique très atténuée d’un objet derrière l’écran. Selon les résultats de l’expérience initiale [20], les sujets ont tendance à ne pas remarquer l’image physique sur l’écran alors qu’en fait, elle oriente leur imagination et influence la description qu’ils font de ce qu’ils croient imaginer. Par exemple, ils déclarent imaginer une banane disposée horizontalement ou verticalement selon l’orientation de l’image projetée.
28L’expérience de Perky est ancienne, mais elle n’a pas été répliquée [21] et soulève des problèmes méthodologiques au regard des exigences actuelles de la psychologie expérimentale. La situation décrite reste cependant une possibilité cohérente [22]. Une interprétation plausible est que les sujets ont une expérience visuelle authentique : ils voient l’image d’un objet projetée sur l’écran (elle reste au-dessus du seuil de visibilité), mais ne se rendent pas comptent qu’ils la voient, plutôt qu’ils n’imaginent visuellement l’objet. Ils commettent une erreur métacognitive : ils confondent une expérience sensorielle authentique, quoique subtile, avec une expérience quasi-sensorielle, à savoir un état de l’imagination visuelle. Si cette interprétation est correcte, la thèse de l’essentialité est une nouvelle fois mise à mal. Il est possible d’avoir une expérience sensorielle authentique, et même véridique, en l’absence du sens de l’accointance, c’est-à-dire de l’impression d’être en relation cognitive simple avec un objet.
29Un troisième exemple concerne des cas d’expérience sensorielle inhabituels qui portent sur des objets qui ne nous semblent pas réels, ou réellement présents. Considérons la conception de la perception du psychologue belge Albert Michotte, qui s’avère être incompatible avec la thèse d’essentialité. Cette conception introduit la notion de réalité phénoménale comme un trait contingent de l’expérience sensorielle, que ses objets peuvent instancier ou non [23] :
Diverses considérations et de nombreuses recherches nous obligent à conclure que toute structure perceptuelle possède parmi ses traits caractéristiques non seulement ses qualités, l’intensité, la durée, l’étendue, etc., mais aussi une propriété spéciale de « réalité » ou d’« irréalité », qui peut varier en degré comme les autres dimensions sensorielles [24].
31Michotte considérait donc qu’un objet phénoménal peut se constituer dans le champ sensoriel alors même qu’il n’apparaît pas comme réel. Dans ce cas, nous pourrions dire que le sujet n’a pas le sens de l’accointance : il n’a pas l’impression d’être en relation cognitive simple avec un objet sensible. Dans la conception de Michotte, le sens de l’accointance résulte d’un attribut de l’objet présenté dans l’expérience. Il s’ensuit qu’une expérience sensorielle dont l’objet ne présente pas l’attribut de réalité reste authentique. Ainsi, dans le cas de la déréalisation, les sujets perçoivent la plupart des attributs des objets sensibles : l’intensité, la durée, l’étendue, etc. Ils restent cependant aveugles à l’un de ses attributs : la réalité.
32Indépendamment de la proposition de Michotte d’inscrire la réalité phénoménale dans le contenu de l’expérience sensorielle, le contraste sur lequel il a attiré notre attention, entre des objets phénoménalement réels et irréels, est assez intuitif. Par exemple, un objet phénoménal peut être localement cohérent mais apparaître comme incohérent dans un contexte perceptuel plus large. Considérons une version tridimensionnelle du triangle de Penrose, ou plus précisément une construction tridimensionnelle qui, à l’instar de la sculpture érigée à Perth en Australie, apparaît d’un point de vue spécifique comme l’image d’un triangle de Penrose. Le « triangle » perçu est un objet phénoménal comme un autre, mais il n’apparaît pas comme réel dans son contexte, peut-être parce que le cerveau visuel détecte une incohérence dans la distribution de ses parties dans l’espace au moment de construire une représentation globale de la scène.
33Une autre illustration du contraste de Michotte est fournie par les installations de Felice Varini. L’artiste suisse intervient dans des espaces tridimensionnels complexes (qui impliquent souvent des structures architecturales) pour créer des anamorphoses, en l’occurrence des formes géométriques relativement simples (ellipses, cercles concentriques, triangles, etc.) qui n’apparaissent que si l’observateur occupe une position privilégiée dans l’espace, qu’il est invité à trouver par l’exploration. Lorsqu’une forme de ce type nous apparaît, nous avons l’impression d’un Gestalt sensoriel cohérent mais un peu irréel, comme un « fantôme » qui flotte dans le champ visuel sans position déterminée [25].
34Pour conclure, le syndrome de déréalisation et les cas où une expérience visuelle est confondue avec un état de l’imagination visuelle suggèrent que ce qui fait qu’un sujet a une expérience sensorielle, même véridique, d’un objet n’implique ou ne dépend pas de ce qui fait qu’un sujet a l’impression d’être accointé avec l’objet. D’autres exemples indiquent également que l’expérience visuelle d’un objet phénoménal impossible ou fantomatique n’enveloppe pas toujours le sens de l’accointance. La thèse de l’essentialité doit donc être rejetée.
Contre l’unicité
35Nous avons suggéré (contre la thèse de l’essentialité) que l’expérience sensorielle n’implique pas toujours le sens de l’accointance. La réciproque est-elle vraie ? Autrement dit, peut-on avoir le sens de l’accointance sans avoir d’expérience sensorielle ? Si la réponse est positive, la thèse de l’unicité doit également être rejetée.
36Il est facile de montrer que le sens de l’accointance n’implique pas la perception sensorielle. Considérons un sujet qui regarde une figure de Müller-Lyer. Il peut avoir l’impression d’être en relation cognitive simple avec deux lignes inégales. En outre, si le sens de l’accointance est considéré comme étant relativement indépendant du jugement ou de la croyance, le sujet peut avoir une telle impression même s’il sait, et donc juge, que les deux lignes en question sont en réalité égales. Toutefois, puisque l’expérience du sujet est illusoire, il ne perçoit pas réellement deux lignes inégales [26]. Le sens de l’accointance n’est pas une garantie de la perception sensorielle.
37La question qui nous intéresse est différente : c’est celle de savoir si le sens de l’accointance dépend d’une expérience sensorielle, qu’elle soit véridique ou illusoire. Considérons un phénomène curieux lié à la maladie de Parkinson [27]. Certains patients racontent qu’ils ont parfois l’impression d’une présence dans la pièce dans laquelle ils se trouvent, comme si quelqu’un d’autre était là, à côté d’eux. Voici la description qu’Oliver Sacks fait d’une telle expérience :
Ed W. décrit souvent le sentiment persistant d’une « présence » – quelque chose ou quelqu’un qu’il ne voit jamais en fait – à sa droite. […] Le sens d’une personne à cet endroit est si fort que [le Professeur R.] se tourne parfois pour regarder, même si aucune personne visible ne se trouve jamais là [28].
39L’impression du patient n’est pas délirante, au sens de la psychopathologie. Même si le patient ne peut pas s’empêcher de tourner la tête vers l’endroit où il ressent une présence, il ne croit pas qu’il y ait réellement quelqu’un à cet endroit. Nous pouvons considérer que ce que Sacks appelle « sentiment de présence » relève du sens de l’accointance. Le patient a l’impression d’être en relation cognitive simple avec une personne réelle mais son impression est erronée : personne n’est perçu à l’endroit en question.
40Cet exemple diffère de celui de la figure de Müller-Lyer sur un point important : le patient ne semble même pas avoir l’expérience sensorielle de la personne dont il ressent la présence. Il n’a pas l’impression de la voir, de l’entendre, de la toucher ou de la sentir. Dans son cas, le sens de l’accointance paraît survenir en l’absence de toute expérience sensorielle, même illusoire, de l’objet avec lequel le sujet est apparemment en relation cognitive simple.
41Il faudrait sans doute en savoir plus sur le contexte et la nature de l’expérience du patient pour accréditer notre hypothèse, selon laquelle le sens de l’accointance ne dépend même pas de l’occurrence d’une expérience sensorielle. D’autres interprétations de la situation sont en effet possibles. Il se pourrait par exemple que le sentiment de présence dont le patient fait l’expérience soit en fait une expérience perceptuelle « amodale », douée d’un contenu purement spatial et ne faisant intervenir aucune qualité sensible. Une autre possibilité est que le sentiment de présence du patient ne relève pas véritablement du sens de l’accointance dont il est question ici, qui est après tout un sens de l’accointance perceptuelle.
42L’idée même que le sens de l’accointance (même perceptuelle) puisse être éprouvé en l’absence d’expérience sensorielle n’est pas absurde. Considérons un autre exemple, purement hypothétique celui-là, qui est en quelque sorte l’image-miroir de l’expérience de Perky. Le sujet imagine visuellement une forme colorée sur un écran blanc, tout en croyant à tort qu’il est en train de percevoir une image réelle, quoique très atténuée. Peut-être le sujet a-t-il entendu parler de l’expérience de Perky, et s’attend à voir des formes colorées sur un écran qui en réalité est uniformément blanc. Dans ce cas, il semble que l’état d’imagination visuelle du sujet implique le sens de l’accointance, c’est-à-dire l’impression (erronée) d’être en relation cognitive simple avec un objet qui est en réalité purement imaginaire.
43Currie et Ravenscroft [29] ont défendu la thèse selon laquelle certaines hallucinations sensorielles pouvaient résulter d’états de l’imagination que le sujet confond avec de véritables expériences sensorielles [30]. Cette thèse pourrait s’appliquer à la situation envisagée ici. Le sujet imagine visuellement un objet mais croit faussement qu’il le voit. Il commet ainsi une erreur métacognitive inverse de celle qui concerne l’expérience de Perky (où une expérience visuelle est prise pour un simple état de l’imagination).
44Pour conclure, le sentiment de présence dans la maladie de Parkinson et les cas où des états de l’imagination visuelle sont confondus avec de véritables expériences visuelles suggèrent que le sens de l’accointance peut être engendré en l’absence d’une expérience sensorielle, même illusoire. La thèse de l’unicité doit donc être rejetée.
Deux conceptions de la perception
45Si la thèse de l’essentialité et la thèse de l’unicité sont toutes les deux fausses, alors l’expérience sensorielle et le sens de l’accointance sont des existences mentales distinctes. Comme nous allons le voir à présent, cette indépendance a des conséquences importantes pour les débats contemporains sur la nature de l’expérience sensorielle [31].
46Deux positions s’affrontent sur la nature de l’expérience sensorielle, et plus précisément sur son « caractère phénoménal », ou l’effet que cela fait d’avoir une telle expérience. Selon le relationnalisme, le caractère phénoménal d’une expérience sensorielle est intrinsèquement relationnel, et est donc au moins en partie constitué par les objets sensibles mêmes avec lesquels le sujet est en rapport [32]. Au contraire, selon l’intentionnalisme, le caractère phénoménal d’une expérience sensorielle dépend exclusivement de ses propriétés représentationnelles, c’est-à-dire ce qui fait qu’elle représente, correctement ou non, des objets sensibles.
47Comme nous l’avons anticipé plus haut, le relationnalisme est la forme moderne de la théorie russellienne de l’accointance, appliquée aux objets sensibles ordinaires. Selon cette position, lorsque Marie voit un chat, elle possède la connaissance par accointance d’un chat réel. En revanche, la version de l’intentionnalisme considérée ici implique que la perception n’est pas un cas d’accointance en ce sens. (Rappelons que dans cette version, les propriétés représentationnelles de l’expérience sont indépendantes de l’existence réelle de l’objet perçu.) Marie a une expérience sensorielle qui s’avère certes correcte, mais qui n’implique pas une relation visuelle simple à un chat réel. Elle possède seulement une connaissance par description, ou plutôt « par représentation », du chat qu’elle voit en face d’elle.
48Le défenseur de l’une ou l’autre position peut soit accepter soit rejeter la thèse de l’essentialité. Les arguments déployés dans les sections précédentes contre la thèse de l’essentialité ne dépendent pas de l’adoption du relationnalisme ou de l’intentionnalisme. Toutefois, si ces arguments sont corrects, l’opposition entre ces deux positions devrait être évaluée en tenant compte de l’indépendance du sens de l’accointance par rapport à l’expérience sensorielle.
49Si la thèse de l’essentialité est fausse, un nouveau défi apparaît, qui consiste à expliquer la spécificité phénoménale de l’expérience sensorielle lorsque le sens de l’accointance fait défaut. De manière générale, l’effet que cela fait de voir un chat n’est pas le même que l’effet que cela fait d’imaginer un chat, ou de le voir dans une image. Certes, comme nous l’avons vu plus haut à propos de l’expérience de Perky, il y a des cas dans lesquels le contraste phénoménal entre l’expérience sensorielle et des expériences quasi-sensorielles semble s’être effacé, au point que le sujet commet des erreurs métacognitives. Comme l’écrit Bence Nanay, « [L]’interprétation standard de cette expérience est que la perception et la visualisation sont phénoménalement très similaires – en fait, elles sont, au moins dans ces circonstances, indiscernables [33] » (les italiques sont les nôtres). C’est vrai, mais l’existence d’occurrences de perception phénoménalement indiscernables d’occurrences d’imagination n’implique pas que de manière générale, la perception et l’imagination ne présentent pas des types phénoménaux distincts. Quoi qu’il en soit, le défi qui nous intéresse ici est celui qui consiste à expliquer la différence phénoménale (manifeste, c’est-à-dire accessible à l’introspection) entre des occurrences typiques de perception et des occurrences typiques d’imagination.
50Considérons par exemple les sujets déréalisés. Ils sont capables de différencier leurs expériences sensorielles d’autres formes d’expérience, y compris quasi-sensorielles. Pour eux, l’effet que cela fait de voir un chat n’est pas le même que l’effet que cela fait d’imaginer visuellement un chat. Certes, ils ne conceptualisent pas cette différence de la même manière que les sujets qui disposent du sens de l’accointance. Contrairement à ces derniers, ils n’ont pas tendance à considérer qu’ils sont en rapport avec la réalité même, et ne se sentent pas enclins à former des jugements empiriques francs. Mais il reste que l’expérience sensorielle conserve pour eux une spécificité phénoménale, notamment par rapport à l’imagination sensorielle [34]. Le défi consiste alors à en rendre compte sans faire appel au sens de l’accointance.
51Quelles sont les ressources dont dispose le défenseur de l’intentionnalisme pour relever ce défi ? Il peut rendre compte de la spécificité phénoménale de la perception, soit au niveau du contenu représentationnel de l’expérience, soit au niveau de l’attitude psychologique (ou mode) dont elle relève.
52La première option commet le défenseur de l’intentionnalisme à l’existence de représentations sensorielles spécifiques, distinctes des représentations quasi-sensorielles impliquées dans l’imagination. Par exemple, il peut arguer, à la suite de Hume, que les secondes sont moins « vivaces » que les premières. Alex Byrne a développé récemment une stratégie similaire, en essayant d’expliquer en quel sens les représentations quasi-sensorielles impliquées dans l’imagination sont « dégradées » ou « transformées » par rapport aux représentations sensorielles impliquées dans la perception [35]. Il reste toutefois à démontrer, au-delà de la métaphore (même si elle est parlante), que la vivacité est bien une propriété du contenu représentationnel. Si par exemple la stratégie revenait à établir qu’il existe deux catégories de représentation (celles qui sont essentiellement vivaces et celles qui ne le sont pas), nous aurions affaire en réalité à une instance de la seconde option, qui consiste à rendre compte de la spécificité phénoménale de la perception au niveau attitudinal. En effet, il y aurait une catégorie de représentation propre à la perception et une autre catégorie de représentation propre à l’imagination. Les représentations moins vivaces ou dégradées devraient donc relever de la même catégorie que les représentations sensorielles ; elles pourraient par exemple former un continuum. Il reste toutefois à expliquer pourquoi la perception ne pourrait pas elle aussi, dans certaines circonstances, impliquer des représentations moins vivaces tout en se distinguant sur le plan phénoménal d’un état de l’imagination [36].
53La seconde option paraît à première vue plus prometteuse. Elle consiste à postuler une différence attitudinale entre la perception et l’imagination sensorielle. Contrairement à la première option, elle reconnaît que les mêmes représentations peuvent être engagées dans les deux attitudes [37]. Si voir un chat ne fait pas le même effet que l’imaginer visuellement, ce ne serait pas (ou pas nécessairement) à cause d’une différence sur le plan des représentations engagées, mais plutôt en raison du fait qu’une même représentation, à propos d’un chat, est appréhendée à partir de deux attitudes différentes. Il reste bien entendu à rendre compte sur le plan phénoménologique de la différence pertinente, entre la perception et l’imagination sensorielle.
54Un modèle répandu d’explication attitudinale de la spécificité de la perception existe dans la littérature. Selon ce modèle, la perception est « thétique » ou « positionnelle », ou possède une sorte de « force assertive », certes non linguistique, qui la distingue de l’imagination :
Le sentiment de présence est similaire à l’assertion : attaché à une scène visuelle, le sentiment de présence l’affirme pour ainsi dire – il nous fait ressentir que la scène décrite est présente [38].
56Le problème est que l’analogie avec l’assertion ou l’affirmation linguistique a partie liée avec la thèse de l’essentialité. Comment la perception pourrait-elle « affirmer » à sa manière que la scène représentée est présente sans inscrire le sens de l’accointance et donc la phénoménologie de l’inclination doxastique dans son essence même ? Si l’expérience visuelle est assertive, elle devrait au minimum incliner le sujet à croire que son contenu est vrai. Il faut donc en conclure que si la thèse de l’essentialité est rejetée, comme nous l’avons proposé, le modèle de l’assertion ne peut plus être invoqué pour rendre compte de la spécificité phénoménale de la perception. Le défenseur de l’intentionnalisme a la charge d’élaborer un autre modèle explicatif, qui à notre connaissance fait actuellement défaut dans la littérature.
57Le relationnalisme semble être mieux placé que l’intentionnalisme pour relever le défi de la spécificité phénoménale de la perception. Par exemple, le défenseur de cette position peut arguer que l’imagination sensorielle, au contraire de la perception, engage une représentation. Dans la perception, nous sommes accointés avec un objet sensible indépendamment d’une représentation de cet objet. L’objet de la perception n’est pas fixé comme celui d’une représentation. En revanche, dans l’imagination, nous ne sommes pas accointés avec un objet sensible. Nous visons un objet essentiellement à travers la représentation que nous nous en faisons. Pour un défenseur du relationnalisme, cette différence est phénoménologiquement accessible même en l’absence du sens de l’accointance. Il peut donc à la fois sortir le sens de l’accointance de l’essence de la perception et rendre justice à l’intuition selon laquelle « les expériences visuelles rendent les objets visuellement présents à soi-même [39] ». La notion de présence en jeu dans cette intuition est une présence « silencieuse », au sens où elle ne se présente pas au sujet comme présence. Elle n’a rien à voir avec la phénoménologie de la présence réelle en tant que telle, c’est-à-dire le sens de l’accointance. Le monde des sujets déréalisés leur est présent silencieusement, même s’ils n’ont pas la phénoménologie de la présence en tant que telle. La présence silencieuse suffit à expliquer la différence phénoménale entre la perception et des attitudes quasi-sensorielles comme l’imagination même si elle n’est pas explicitée par les sujets comme une présence réelle, et n’est pas associée à la phénoménologie de l’inclination doxastique.
Conclusion
58Nos expériences sensorielles ordinaires impliquent ce que nous avons appelé « le sens de l’accointance », c’est-à-dire l’impression que nous sommes en relation cognitive simple avec le monde sensible, qui nous apparaît comme réellement présent. Le sens de l’accointance rend compte de la phénoménologie de l’inclination doxastique, c’est-à-dire le fait que nous nous sentons enclins à former des jugements empiriques francs sur ce dont nous faisons l’expérience sensorielle. Le sens de l’accointance est également à l’origine de notre capacité de nous attribuer des expériences sensorielles, sous la forme de jugements métacognitifs (« Je vois un chat »).
59Nous avons argué que le sens de l’accointance n’est ni essentiel ni réservé aux expériences sensorielles. D’une part, certaines expériences sensorielles authentiques n’impliquent pas le sens de l’accointance, ce qui peut donner lieu à des erreurs métacognitives plus ou moins importantes. Par exemple, le sujet a tendance à considérer, à tort, que ses expériences sensorielles relèvent plutôt du rêve, de l’imagination, ou de la perception des images. D’autre part, le sens de l’accointance peut s’attacher à des expériences seulement quasi-sensorielles, comme des états de l’imagination, et pourrait même s’éprouver de manière flottante, sans s’attacher à une expérience sensorielle ou quasi-sensorielle sous-jacente.
60L’indépendance de la perception à l’égard du sens de l’accointance fait apparaître un défi que toute théorie acceptable de la perception doit relever. Ce défi consiste à rendre compte de la spécificité phénoménale de l’expérience sensorielle par rapport à l’imagination. Même en l’absence du sens de l’accointance, l’effet que cela fait de voir un chat n’est pas le même que l’effet que cela fait d’imaginer visuellement un chat. Le relationnalisme dispose d’une explication simple de ce contraste phénoménal : la perception, contrairement à l’imagination, vise son objet directement, sans l’intermédiaire d’une représentation indépendante de l’objet. Comme nous avons essayé de le montrer, la stratégie de l’intentionnalisme est moins évidente à cet égard. La plupart du temps, la différence phénoménale entre la perception et l’imagination est ramenée à une différence attitudinale : la perception, contrairement à l’imagination, a une forme « thétique », « positionnelle », ou « assertive ». La difficulté est alors de rendre compte de cette forme spécifique à l’attitude perceptuelle sans réintroduire le sens de l’accointance et la phénoménologie de l’inclination doxastique qui lui est associée. Il n’est pas dans notre intention d’affirmer ici que l’Intentionnalisme est incapable de relever ce défi, mais seulement que les ressources dont il a besoin pour le faire restent à identifier.
61Le rejet de la thèse de l’essentialité nous donne également une indication supplémentaire sur la nature du sens de l’accointance. Contrairement à ce qu’affirment certains Intentionnalistes, comme Matthen, le sens de l’accointance n’est pas inscrit dans l’attitude psychologique dont relèvent nos expériences sensorielles. Plusieurs options se présentent alors. Le sens de l’accointance peut être conçu comme un attribut possible du contenu de l’expérience sensorielle, comme Michotte le propose. Une autre option consiste à arguer que le sens de l’accointance reflète le genre de contenu propre à l’expérience sensorielle. Par exemple, McDowell écrit que le fait que la perception rend les objets présents « pour nous » est « un trait du type de contenu qu’[elle] a » [40]. Toutefois, du point de vue du relationnalisme, il est préférable de distinguer cette notion de présence, que nous avons qualifiée de « silencieuse », du sens de l’accointance, qui concerne la présence appréhendée en tant que telle par le sujet. Enfin, le sens de l’accointance peut être considéré comme une expérience métacognitive séparée de l’expérience sensorielle, comme nous le préconisons ici. Contrairement aux précédentes, la troisième option est compatible avec le rejet de la thèse de l’unicité. Si le sens de l’accointance n’est lié ni à l’attitude ni au contenu de l’expérience sensorielle, il peut en principe survenir même en son absence. Si le sens de l’accointance n’est pas constitutif de ce que nous avons appelé « la présence silencieuse », qui définit le caractère phénoménal de la perception, il permet sans doute, dans un contexte normal, de la repérer et de la catégoriser pour le sujet, d’une manière qui peut donner lieu à des jugements métacognitifs du type « C’est bien un chat que je vois là » [41].
Notes
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[1]
Comme l’a fait observer Evans, The Varieties of Reference. Oxford, Clarendon Press, 1982, p. 64, note 1, Russell utilise le terme « acquaintance » pour couvrir non seulement la perception, mais tous les modes non descriptifs de connaissance, dont par exemple la mémoire. Dans ce qui suit, nous parlerons exclusivement d’accointance perceptuelle, qui implique des expériences sensorielles (visuelles, auditives, tactiles, etc.).
-
[2]
La simplicité de l’accointance est compatible avec une description scientifique de l’expérience visuelle de Marie, comme impliquant toutes sortes de relations causales et de mécanismes psychologiques sous-jacents. Dans une perspective naturaliste, l’accointance pourrait être considérée comme une propriété émergente d’un système physique et psychologique complexe.
-
[3]
Voir Evans, The Varieties of Reference, op. cit.
-
[4]
Si le fait de voir un objet dans une image est considéré comme impliquant l’imagination visuelle de l’objet, le second exemple d’expérience quasi-sensorielle est (ou implique) un cas particulier du premier (voir Walton, « Pictures and Make-Believe », The Philosophical Review, 82(3), 1973, p. 283-319).
-
[5]
Pour sa part, Russell avait tendance à tenir l’imagination sensorielle pour une relation d’accointance avec des « imagination-data » internes (voir B. Russell, Theory of Knowledge. The 1913 Manuscript, ed. by E. R. Eames, Londres, George Allen & Unwin, 1984, chap. V), au prix de grandes difficultés pour expliquer la distinction entre ce type de sense-data et ceux qui concernent la perception sensorielle.
-
[6]
B. Russell, Problèmes de philosophie, trad. F. Rivenc, Paris, Payot, 1989 (éd. anglaise 1912)
-
[7]
J. Campbell, Reference and Consciousness, Oxford, Oxford University Press, 2002.
-
[8]
T. Crane, « Is There a Perceptual Relation? », in T. S. Gendler et J. Hawthorne (dir.), Perceptual Experience (p. 126-146), Oxford, Oxford University Press, 2006.
-
[9]
T. Crane, ibid., p. 141.
-
[10]
Cet article ne discute pas d’autres versions possibles de l’intentionnalisme, éventuellement plus accueillantes à l’égard de la notion d’accointance.
-
[11]
Ce que nous entendons ici par « phénoménologie de l’inclination doxastique » peut être rapproché de ce qui est parfois appelé en anglais « phenomenology of pushiness » (voir O. Koksvik, « The Phenomenology of Intuition », in Philosophy Compass, vol. 12, n° 1, 2017).
-
[12]
E. Husserl, Chose et espace. Leçons de 1907, trad. J.-F. Lavigne, Paris, Puf, 1989.
-
[13]
M. Matthen, Seeing, Doing, and Knowing, Oxford, Oxford University Press, 2005.
-
[14]
U. Kriegel, « The Three Circles of Consciousness », in M. Guillot et M. Garcia-Carpintero (dir.), The Sense of Mineness, Oxford, Oxford University Press (à paraître).
-
[15]
Voir J. Dokic et J.-R. Martin, « Felt Reality and the Opacity of Perception », Topoi, vol. 36, no 2, 2017, p. 299-309.
-
[16]
Voir J. H. Shorvon, J. D. N. Hill, E. Burkitt et H. Halstead, « The Depersonalization Syndrome », Proc. R. Soc. Med., 39, 1946 (p. 779-792), p. 784.
-
[17]
Ibid.
-
[18]
Voir E. Esquirol, (1838), Des maladies mentales, Paris, J.-B. Baillière, 1838, p. 14.
-
[19]
Pour une présentation de la distinction entre capacités visuo-motrice et visuo-sémantique (due aux psychologues David Milner et Melvyn A. Goodale) et sa pertinence philosophique, voir P. Jacob et M. Jeannerod, Ways of Seeing: The Scope and Limits of Visual Cognition, Oxford, Oxford University Press, 2003.
-
[20]
Voir C. W. Perky, « An Experimental Study of Imagination », The American Journal of Psychology, 21, 3, 1910, p. 432-452.
-
[21]
Voir S. J. Segal, S. J., « Processing of the Stimulus in Imagery and Perception », in S. J. Segal (dir.), Imagery: Current Cognitive Approaches (p. 73-100), New York, Academic Press, 1971.
-
[22]
On peut si l’on veut la considérer comme une expérience de pensée. Ce qui compte pour nous ici, c’est la possibilité de confondre une expérience visuelle avec un état de l’imagination. Quels que soient les défauts du protocole expérimental de Perky, cette possibilité paraît authentique, même si elle ne sera pas acceptée par tous les philosophes. (Par exemple, Sartre dans L’imaginaire insiste sur le fait que nous ne pouvons percevoir ou imaginer sans avoir la conscience de percevoir ou d’imaginer. Dans le cas précis, nous dirons plutôt que le sujet perçoit mais a la conscience erronée d’imaginer.)
-
[23]
Voir R. Mausfeld, « The Attribute of Realness and the Internal Organization of Perceptual Reality », in L. Albertazzi (dir.), Handbook of Experimental Phenomenology. Visual Perception of Shape, Space, and Appearance, Chichester, Wiley, 2013, p. 91-118.
-
[24]
A. Michotte, « Le réel et l’irréel dans l’image », Bulletin de la Classe des lettres de l’Académie royale de Belgique, 46, 1960 (p. 330-344), p. 194.
-
[25]
Une autre interprétation (selon nous moins plausible) est que l’expérience sensorielle des objets variniens n’est pas authentique, et reste au mieux quasi-sensorielle.
-
[26]
Bien entendu, si nous suivons Russell lui-même, le sujet est bien accointé avec deux lignes égales, même si son expérience est par ailleurs évaluée comme « illusoire ».
-
[27]
Voir Dokic et Martin, art. cit.
-
[28]
Voir O. Sacks, Hallucinations, Coydon, Picador, 2012.
-
[29]
Voir G. Currie et I. Ravenscroft, Recreative Minds: Imagination in Philosophy and Psychology, Oxford, Oxford University Press, 2002.
-
[30]
Voir aussi J. Dokic, « Toward a Unified Account of Hallucinations », Journal of Consciousness Studies, vol. 23, nos 7-8/2016, p. 82-99.
-
[31]
L’argument présenté dans cette section est complémentaire de celui qui est discuté en conclusion de Dokic et Martin, art. cit., et qui se focalise sur le lien entre la formation d’une représentation et la possession d’un critère d’identité approprié à l’objet représenté. les deux arguments visent à montrer que le relationnalisme est mieux placé que l’intentionnalisme pour dissocier l’expérience sensorielle de ce que nous appelons ici « le sens de l’accointance ».
-
[32]
Voir J. Campbell, Reference and Consciousness, op. cit. ; B. Brewer, Perception and Its Objects, Oxford, Oxford University Press, 2011. Le relationnalisme peut prendre des formes plus spécifiques, comme celle du réalisme naïf (voir M. G. F. Martin, « The Transparency of Experience », Mind and Language, 17, 2002, p. 376-425 ; M. Nudds, « Recent Work in Perception: Naïve Realism and its Opponents », Analysis Reviews, 69, 2009, p. 334-346), mais la caractérisation générale que nous donnons ici suffira pour les besoins de la discussion.
-
[33]
B. Nanay, « Perceptual content and the content of mental imagery », Philosophical Studies, 172(7), 2015, p. 1723-1736.
-
[34]
On objectera que certains sujets déréalisés comparent leurs expériences sensorielles à un rêve, ce qui peut suggérer que le contraste phénoménal entre perception et imagination sensorielles n’est pas aussi évident que nous le supposons ici. En réponse à cette objection, nous pouvons dire que la comparaison est sans doute en partie métaphorique, et qu’un questionnement plus précis montrera sans doute que les sujets ont accès au contraste pertinent, même s’ils le conceptualisent différemment.
-
[35]
A. Byrne, Transparency and Self-Knowledge, Oxford, Oxford University Press, 2018.
-
[36]
A. Byrne, ibid., p. 188 insiste sur le fait que c’est bien le « contenu » de l’imagination visuelle qui est « dégradé » par rapport à la perception. Par exemple, selon lui, un sujet ne peut pas voir, mais seulement visualiser, une fraise comme étant « simplement rouge » (sans nuance, luminosité ou saturation particulière). Ce point est contestable sur le plan empirique : il pourrait y avoir des cas de perception chromatique catégorielle dont le « contenu » est non seulement similaire mais identique au contenu d’un état de l’imagination sensorielle, tout en conservant sa spécificité phénoménale.
-
[37]
Voir M. Matthen, Seeing, Doing and Knowing, op. cit.
-
[38]
Ibid., p. 395.
-
[39]
J. McDowell, « Responses », in J. Lindgaard (dir.), John McDowell: Experience, Norm, and Nature, Oxford, Blackwell, 2008 (p. 200-268), p. 205.
-
[40]
J. McDowell, id.
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[41]
Je remercie chaleureusement Pascal Ludwig, qui a lu et commenté dans les détails une version antérieure de cet article. La présente version a bénéficié autant que possible de ses précieuses remarques.