Notes
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[1]
É. Durkheim, Montesquieu et Rousseau précurseurs de la sociologie, avec une note introductive de Georges Davy, Paris, Librairie Marcel Rivière, 1953. Nous remercions Bruno Karsenti, Florence Hulak, Johanna Lenne-Cornuez de leur lecture bienveillante et vigilante de cet article, ainsi que le relecteur anonyme des Études Philosophiques ; toutes ses lacunes sont de notre seul fait.
-
[2]
Montesquieu fait aussi l’objet d’une réappropriation républicaine. Voir C. Nicolet, L’Idée républicaine en France (1789-1924). Essai d’histoire critique, Paris, Gallimard, 1982, pp. 59-63 ; C. Nicolet, Histoire, Nation, République, Paris, Odile Jacob, 2000, pp. 47-54 ; C. Larrère, « Montesquieu républicain ? De l’interprétation universitaire pendant la IIIe république », XVIIIe siècle, 21, 1989, pp. 150-162.
-
[3]
J. Jaurès, « Les idées politiques et sociales de Rousseau », Revue de Métaphysique et de Morale, 20, mai 1912, pp. 371-381, qui considère Rousseau comme un républicain affirmant la légitimité de la propriété privée, et non comme un socialiste.
-
[4]
C. Bouglé, Le Solidarisme, Paris, Giard et Brière, 1907, p. 78 ; « Rousseau et le socialisme », Revue de Métaphysique et de Morale, 20, mai 1912, pp. 341-352. Le point de vue d’Alfred Espinas, qui range aussi Rousseau parmi les socialistes du xviiie siècle, est plus critique (La Philosophie sociale du XVIIIe siècle et la Révolution, Paris, Félix Alcan, 1898, pp. 68-71, pp. 92-94, pp. 107-117). Voir S. Audier, « Rousseau : père intellectuel de la IIIe République ? », « Modernités de Rousseau », C. Spector (dir.), Lumières, 15, premier semestre 2010, pp. 43-68. Nous nous permettons également de renvoyer à Au prisme de Rousseau : usages politiques contemporains, Oxford, Voltaire Foundation, 2011, chap. 2 et 6.
-
[5]
É. Durkheim cite alors Montesquieu et Condorcet, non Rousseau (« La sociologie en France au xixe siècle », Revue bleue, 4e série, t. XIII, 20, 1900, pp. 609-613 et 21, pp. 647-652).
-
[6]
Nous ne développerons pas ici cet aspect parfaitement traité par B. Karsenti, « Politique de la science sociale. La lecture durkheimienne de Montesquieu », Revue Montesquieu, 6, 2002, pp. 33-55. Voir également F. Callegaro, La Science politique des modernes. Durkheim, la sociologie et le projet d’autonomie, op. cit., pp. 25-37.
-
[7]
A. Comte avait déjà relevé l’importance de Montesquieu, et ses limites (Cours de philosophie positive, in Œuvres Complètes, t. IV, Paris, 1893, réimpression Paris, Anthropos, 1969, 47e leçon).
-
[8]
Voir É. Durkheim, « La “pédagogie” de Rousseau », Plans de leçons, in Textes, Paris, Minuit, 1975, t. 3, pp. 371-401. Faute de place, nous laisserons ce texte hors de notre analyse ici. Voir plus généralement Giovanni Paoletti, Durkheim et la philosophie. Représentation, réalité et lien social, Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque des sciences sociales », 2012.
-
[9]
Rousseau, Émile, in Œuvres complètes, t. IV, Paris, Gallimard, 1969, p. 836.
-
[10]
Ce point est relevé par A. Cuvillier lui-même (Durkheim, Montesquieu et Rousseau précurseurs de la sociologie, op. cit., p. 8).
-
[11]
Revue de Métaphysique et de Morale, t. XXV (1918), pp. 1-23 et pp. 129-161. Xavier Léon, secrétaire de rédaction de la revue, présente le texte en précisant que sa publication relève d’un « pieux devoir » : Durkheim malade lui aurait demandé expressément de publier ses cours sur Rousseau. Durkheim y avait joint des notes sur l’Émile vouées à compléter l’étude du Contrat social : « Les deux thèses sont connexes et l’on ne s’en doute pas. Y aurait-il lieu de publier ces plans de leçons ? On s’en avisera » (voir la note de P. Hayat, op. cit., pp. 23-24).
-
[12]
Voir Tina Arppe, « Rousseau, Durkheim et la constitution affective du social », Revue des Sciences Humaines, 13, 2005, pp. 5-31. L’article de Mark Cladis porte plutôt sur la réactualisation du débat dans le contexte de la controverse entre libéraux et communautariens (« Rousseau and Durkheim: The Relation between the Public and the Private », The Journal of Religious Ethics, vol. 21, 1, spring, 1993, pp. 1-25). On se reportera aussi à B. Bernardi, « J.-J. Rousseau : une chimie du politique ? », Philosophie, 56, 1997, pp. 49-65 ainsi qu’à l’exposé (en ligne) de Pierre Crétois, « La lecture durkheimienne de Rousseau entre individualisme et holisme », <https://ash.univ-tours.fr/servlet/com.univ.collaboratif.utils>.
-
[13]
Marcel Mauss, « In memoriam. L’œuvre inédite de Durkheim et de ses collaborateurs », L’Année sociologique, nouvelle série, I, 1925, pp. 8-29.
-
[14]
Pour une telle lecture, voir R. Bellah, introduction à Durkheim on Morality and Society, Chicago, The University of Chicago Press, 1973 (qui fait de Durkheim un « idéologue semi-officiel de la IIIe République », p. xvii) ; S. Fenton, Durkheim and Modern Sociology, Cambridge, Cambridge University Press, 1984 (qui considère Durkheim comme un « radical ») ; J.-F. Spitz, Le Moment républicain en France, Paris, Gallimard, 2005, chap. 5 et 6. Voir la critique qu’en propose S. Audier, La Pensée solidariste, Paris, Puf, 2010, pp. 52-61. Voir aussi M. Richter, qui replace Durkheim dans le contexte de l’affaire Dreyfus et du « Bloc des gauches » (« Durkheim’s Politics and Political Theory », in Durkheim et al., Essays on Sociology and Philosophy, éd. Kurt H. Wolff, Londres, Harper Torchbooks, 1964, pp. 170-210).
-
[15]
É. Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, Paris, Puf, 1986, p. 117.
-
[16]
Ibid., p. 120. Voir aussi Hobbes à l’agrégation, J.-F. Bert éd., Paris, Éditions EHESS, 2011, p. 59 : la doctrine de Hobbes est qualifiée de « libérale et autoritaire, monarchique démocratique (sic), artificialiste et naturaliste ».
-
[17]
T. Ferneuil, Les Principes de 1789 etla science sociale, Paris, Hachette, 1889. Cette influence est relevée par S. Audier, art. cit., pp. 58-59.
-
[18]
É. Durkheim, « Les principes de 1789 et la sociologie », Revue internationale de l’enseignement, 19, 1890, pp. 450-456.
-
[19]
É. Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, op. cit., pp. 121-122.
-
[20]
Nous nous permettons de renvoyer à C. Spector, Rousseau. Les paradoxes de l’autonomie démocratique, Paris, Michalon, « Le bien commun », 2015, chap. 2.
-
[21]
É. Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, op. cit., pp. 121-123.
-
[22]
Ibid., p. 121.
-
[23]
Durkheim a professé des cours sur Aristote, Hobbes, Montesquieu, Rousseau et Condorcet comme « ancêtres » de la sociologie. Voir l’introduction de P. Hayat (É. Durkheim, Le Contrat social de Rousseau, Paris, Kimé, 2008, p. 9). Nous utiliserons ici cette édition commode (désormais CSR). Pour le Contrat social (désormais CS) et le second Discours, nous utiliserons l’édition Pléiade (Œuvres complètes, t. III, Paris, Gallimard, 1964).
-
[24]
Ce point de vue a été récemment révisé. Voir B. Bernardi, introduction à Du contract social, ou Essai sur la forme de la République (Manuscrit de Genève), B. Bachofen, B. Bernardi et G. Olivo éds., Paris, Vrin, 2012.
-
[25]
CSR, p. 35.
-
[26]
Voir C. Spector, « De Diderot à Rousseau : la double crise du droit naturel moderne », in Rousseau, Du contract social, ou Essai sur la forme de la République (Manuscrit de Genève), op. cit., pp. 141-153.
-
[27]
CSR, p. 36.
-
[28]
CSR, p. 49.
-
[29]
CSR, pp. 49-50.
-
[30]
CSR, p. 50.
-
[31]
Ibid.
-
[32]
Voir V. Goldschmidt, Anthropologie et Politique. Les principes du système de Rousseau, Paris, Vrin, 1983, pp. 486-495.
-
[33]
CSR, pp. 50-51.
-
[34]
Cité in CSR, pp. 51-52.
-
[35]
Herbert Spencer, Principes de sociologie, t. III, trad. M. Cazelles, Paris, Felix Alcan, 1896, pp. 332-333.
-
[36]
Rousseau, Manuscrit de Genève, op. cit., p. 36. Nous indiquons en gras ce que Durkheim omet et en mode biffé ce qu’il ajoute.
-
[37]
É. Durkheim, Leçons de sociologie, Paris, Puf, 1950, rééd. 2010, p. 88.
-
[38]
Voir M. Plouviez, « Le contrat comme institution sociale. La notion de solidarité contractuelle chez Émile Durkheim », in Repenser le contrat, Mikhaïl Xifaras et Gregory Lewkowicz (dir.), Paris, Dalloz, 2009, pp. 84-108.
-
[39]
É. Durkheim, « Représentations individuelles et représentations collectives », in Sociologie et Philosophie, Paris, Puf, 2002, p. 36. Voir l’explication qu’en donne B. Karsenti, « Les représentations et le temps. La “conscience collective” selon Durkheim », in La Société en personnes. Études durkheimiennes, Paris, Economica, 2006, pp. 147-161.
-
[40]
Voir B. Bernardi, La Fabrique des concepts, Essai sur l’invention conceptuelle chez Rousseau, Paris, Champion, 2006, chap. 1, pp. 49-76 ; et son édition des Institutions chimiques, Paris, Fayard, 1999.
-
[41]
É. Durkheim, « Représentations individuelles et représentations collectives », art. cit., p. 41.
-
[42]
Ibid., p. 48.
-
[43]
CSR, p. 52.
-
[44]
CSR, p. 53. L’auteur cite le Discours sur l’économie politique, in OC, t. III, p. 244.
-
[45]
É. Durkheim, « Représentations individuelles et représentations collectives », art. cit., p. 43.
-
[46]
Bruno Karsenti, L’Homme total, Paris, Puf, 1997, pp. 44-48 (cette position est toutefois infléchie dans l’article précédemment cité de La Société en personnes, op. cit., p. 148). La lecture de Jean-Claude Filloux tente d’exonérer Durkheim de ce reproche de substantialisme (J.-C. Filloux, Durkheim et le socialisme, Genève, Droz, 1977, pp. 45-49).
-
[47]
CSR, pp. 44-45.
-
[48]
H. Spencer, Principes de sociologie, op. cit., III, pp. 331-332.
-
[49]
Voir J.-C. Filloux, Durkheim et le socialisme, op. cit., chap. VII ; B. Karsenti et C. Lemieux, Socialisme et sociologie, Paris, Éditions de l’EHESS, 2017.
-
[50]
É. Durkheim, « Note sur la définition du socialisme », Revue philosophique, 36, 1893, pp. 506-512.
-
[51]
É. Durkheim, Le Socialisme, Paris, Puf, 1992, p. 77 (cité par S. Audier, art. cit., p. 63). La préface de P. Birnbaum met en lumière la proximité de Durkheim avec Jaurès et son peu de sympathie pour le courant de Jules Guesde, également actif à Bordeaux.
-
[52]
Voir en un sens différent A. Honneth, « Les pathologies du social. Tradition et actualité de la philosophie sociale » (1994), in La Société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, trad. O. Voirol, P. Rusch et A. Dupeyrix, Paris, La Découverte, 2006, pp. 39-100.
-
[53]
CSR, p. 71. Sur l’interprétation de ce concept, voir B. Bernardi, La Fabrique des concepts. Recherches sur l’invention conceptuelle chez Rousseau, op. cit., pp. 441-537 ; G. Radica, L’Histoire de la raison. Anthropologie, morale et politique chez Rousseau, Paris, Champion, 2008, pp. 151-241.
-
[54]
Paul Janet, Histoire de la science politique dans ses rapports avec la morale, Paris, Ladrange, 1972, p. 581.
-
[55]
CSR, pp. 71-72.
-
[56]
CSR, p. 75.
-
[57]
Voir Bruno Karsenti, « Le corps-à-corps politique et la démocratie », in D’une philosophie à l’autre. Les sciences sociales et la politique des modernes, Paris, Gallimard, 2013, pp. 107-108 (B. Karsenti attribue cette contradiction à la démocratie).
-
[58]
CSR, p. 76.
-
[59]
Idem
-
[60]
CSR, p. 75.
-
[61]
É. Durkheim, « L’individualisme et les intellectuels », Revue bleue, 4e série, t. X, 1898, pp. 7-13.
-
[62]
A. Quételet, Sur l’homme et le développement de ses facultés. Éssai d’une physique sociale (1869), rééd. Académie royale de Belgique, 1997.
-
[63]
Voir Y. Sintomer, « Émile Durkheim, entre républicanisme et démocratie délibérative », Sociologie, 2011/4, vol. 2, pp. 405-416 ; C. Gautier, « Corporation, société et démocratie chez Durkheim », Revue française de science politique, 1994, 44, 5, pp. 836-855.
-
[64]
É. Durkheim, Leçons de sociologie, op. cit., Septième leçon, pp. 115-116. Voir B. Karsenti, « La constitution du social », in La Société en personnes, op. cit., pp. 11-33 ; F. Callegaro, La Science politique des modernes. Durkheim, la sociologie et le projet d’autonomie, Paris, Economica, 2015, pp. 11-15, chap. 9.
-
[65]
Rousseau critique lui aussi la démocratie, qui instaure un « gouvernement sans gouvernement » en unissant le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif (CS, III, 4).
-
[66]
É. Durkheim, Leçons de sociologie, op. cit., p. 118.
-
[67]
Ibid., Huitième leçon, p. 126.
-
[68]
Ibid., p. 127 ; voir, pour l’éloge de Montesquieu, p. 82 (« Point de groupes secondaires, point d’autorité politique »).
-
[69]
Ibid., pp. 127-128.
-
[70]
Ibid., Neuvième leçon, p. 132.
-
[71]
Ibid., p. 137.
-
[72]
Ibid., p. 140.
-
[73]
Rousseau, Émile, II, p. 249.
-
[74]
CSR, p. 62.
-
[75]
CSR, p. 63.
-
[76]
Rousseau, Émile, II, pp. 311-312.
-
[77]
Émile, II, pp. 417-418.
-
[78]
Voir F. Guénard, Rousseau et le travail de la convenance, Paris, Honoré Champion, 2004.
-
[79]
É. Durkheim, « La “pédagogie” de Rousseau. Plans de leçons », publication posthume extraite de la Revue de métaphysique et de morale, 1918, 26, pp. 153-180, texte reproduit in Textes 3. Fonctions sociales et institutions, pp. 371-401, Paris, Les Éditions de Minuit, 1975.
-
[80]
« Remontant d’abord à l’état de nature, nous examinerons si les hommes naissent esclaves ou libres, associés ou indépendants, s’ils se réunissent volontairement ou par force ; si jamais la force qui les réunit peut former un droit permanent, par lequel cette force intérieure oblige, même quand elle est surmontée par une autre […] Ou bien si cette première force venant à cesser, la force qui lui succède oblige à son tour et détruit l’obligation de l’autre, en sorte qu’on ne soit obligé d’obéir qu’autant qu’on y est forcé… » (Rousseau, Émile, V, pp. 837-838).
-
[81]
CSR, p. 64.
-
[82]
CSR, p. 66.
-
[83]
V. Descombes, Les Embarras de l’identité, Paris, Gallimard, 2013, pp. 220-226. Voir la réponse de L. Guerpillon, « Moi commun et conscience de soi chez Rousseau », Klesis, 2016, 34, pp. 67-100.
-
[84]
CSR, p. 67.
-
[85]
CSR, p. 69.
-
[86]
Voir B. Bernardi, Le Principe d’obligation, Paris, Vrin/EHESS, 2007.
-
[87]
Durkheim, « L’origine de l’idée de droit », Revue philosophique, 1893, 35, pp. 290-296, reproduit in Émile Durkheim, Textes 1, Éléments d’une théorie sociale, Paris, Éditions de Minuit, 1975, pp. 233-241.
-
[88]
CSR, p. 71.
-
[89]
CSR, p. 71.
-
[90]
M. Plouviez, « Durkheim et l’histoire du droit contractuel. Une relativisation socio-historique de l’autonomie de la volonté », Annuaire de l’Institut Michel Villey, vol. 4, 2012, pp. 231-256.
-
[91]
Voir É. Balibar, « Ce qui fait qu’un peuple est un peuple. Rousseau et Kant », in La Crainte des masses. Politique et philosophie avant et après Marx, Paris, Galilée, 1996, pp. 101-129.
-
[92]
É. Durkheim, De la division du travail social, Paris, Puf, 1998, pp. 99-101.
-
[93]
A. Fouillée, La Science sociale contemporaine, Paris, Hachette, 1910, pp. 30-31.
-
[94]
CSR, p. 78.
-
[95]
CSR, p. 78.
-
[96]
CSR, p. 79.
-
[97]
CSR, p. 79.
-
[98]
Ibid. Voir P. Knapp, « The Question of Hegelian Influence upon Durkheim’s Sociology », Sociological Inquiry, vol. 55, 1, January 1985, pp. 1-15.
-
[99]
CSR, p. 84 ; voir CS, III, 4.
-
[100]
Ce que B. Karsenti lui reproche précisément (« Le corps-à-corps politique et la démocratie », art. cit., p. 108).
-
[101]
CSR, p. 87.
-
[102]
Voir C. Spector, Montesquieu. Liberté, droit et histoire, Paris, Michalon, 2010, conclusion.
-
[103]
CSR, p. 93.
-
[104]
CSR, p. 101.
-
[105]
Le législateur devrait, tel Moïse, faire advenir le peuple en politisant ses mœurs et en agissant comme doxologue – révélateur de l’esprit social déjà présent. B. Karsenti propose cette lecture de Rousseau, qui n’est pas celle de Durkheim (Moïse et l’idée de peuple. La vérité historique selon Freud, Paris, Cerf, 2012, pp. 18-58).
-
[106]
Sur ces modifications de l’opinion publique, nous nous permettons de renvoyer à « Rousseau : l’honneur au tribunal de l’opinion publique », in Penser et vivre l’honneur à l’époque moderne, H. Drévillon et D. Venturino éds., Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2011, pp. 127-142.
-
[107]
É. Durkheim, « L’individualisme et les intellectuels », art. cit., pp. 7-13.
-
[108]
Voir C. Nicolet, L’Idée républicaine en France (1789-1924), op. cit., chap. 2 ; P. Rosanvallon, Le Modèle politique français. La société civile contre le jacobinisme de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 2004, pp. 265-275.
-
[109]
CSR, p. 101.
-
[110]
L. Althusser, Cours sur Rousseau (1972), Y. Vargas éd., Paris, Le Temps des cerises, 2012, pp. 134-135.
-
[111]
CSR, p. 101.
-
[112]
Voir F. Callegaro, La Science politique des modernes. Durkheim, la sociologie et le projet d’autonomie, op. cit., p. 248.
1Comment la sociologie peut-elle conquérir son autonomie à partir de la philosophie, et en particulier de la philosophie politique ? Dans sa volonté de découvrir de glorieux ancêtres propres à servir sa stratégie académique de légitimation, Durkheim entend montrer, après Auguste Comte, que de grands philosophes modernes ont abordé la question cruciale que se pose la sociologie lorsqu’elle entend se constituer comme une science rigoureuse : celle de la société, de sa nature et de ses lois.
2Or dans ce mouvement d’autonomisation évoqué par Durkheim, Montesquieu et Rousseau jouent un rôle déterminant. Leur titre de gloire n’est pas seulement d’être français, au moment où Durkheim tient à dessiner une voie française de la sociologie, rivale des versions anglaise et allemande. La thèse latine de Durkheim soutenue en 1892 portait un titre latin, qui sera traduit Montesquieu : sa part dans la fondation des sciences politiques (Alengry, 1937), puis une seconde fois par Armand Cuvillier, qui publie en 1953 La Contribution de Montesquieu à la constitution de la science sociale et « Le Contrat social de Rousseau », dans un volume intitulé Montesquieu et Rousseau précurseurs de la sociologie [1]. Il ne s’agit pas seulement d’un artefact éditorial : grâce à ces deux précurseurs illustres, Durkheim assoit son autorité théorique. Ces deux immenses philosophes ont été réappropriés, non sans heurts, par la tradition libérale ou républicaine. Si l’auteur de L’Esprit des lois est inscrit dans le canon des auteurs libéraux depuis Benjamin Constant et plus récemment par l’historien des idées politiques Paul Janet [2], l’auteur du Contrat social, qui reste la bête noire des conservateurs autant que des libéraux, est au cœur des dispositifs républicains et socialistes. Outre Louis Blanc et Jean Jaurès [3], Célestin Bouglé – un disciple critique de Durkheim – interprète ainsi Rousseau comme un ancêtre du socialisme, dont il convient de poursuivre le travail théorique tout en prenant acte des acquis des sciences sociales [4].
3Dans le cas de Durkheim, la volonté de se tourner vers de glorieux précurseurs, avant même l’âge héroïque des fondateurs (Saint-Simon, Comte [5]), tient à son ambition première : il s’agit de dénier à la philosophie politique classique, jusqu’à un stade tardif, toute prétention légitime au titre de science. Ce qui s’est toujours donné sous le nom de science politique – la philosophie politique comme épistémè – aurait usurpé ce nom. Le défaut majeur de la philosophie politique du point de vue de la science sociale est d’avoir toujours voulu déduire à partir de la nature humaine plutôt qu’induire à partir de l’état des sociétés. Aux yeux de Durkheim, Montesquieu est le premier à avoir tenté d’expliquer les institutions sociales de manière rigoureuse. Le principal mérite de L’Esprit des lois est d’avoir établi les principes fondamentaux de la sociologie en contribuant à définir les notions indispensables à la constitution de cette science : la notion de « type » et la notion de « loi ». La typologie politique, que Durkheim réinterprète comme une typologie sociale, anticipe à bien des égards la distinction entre sociétés à solidarité mécanique et sociétés à solidarité organique [6]. Néanmoins, Montesquieu aurait le défaut de n’avoir pas détruit l’illusion légicentriste. Dans L’Esprit des lois, le législateur demeure un personnage central. Pour progresser, la sociologie devait démontrer que les lois des sociétés ne sont pas différentes de celles qui régissent le reste de la nature : ce sera la contribution d’Auguste Comte [7].
4Mais entre Montesquieu et Saint-Simon ou Comte, l’œuvre de Rousseau est également déterminante. Durkheim aborde longuement la philosophie de Rousseau à deux occasions, lors de ses cours à l’université de Bordeaux entre 1887 et 1902, date de sa mutation à la Sorbonne. La première aboutit à l’essai qui sera au centre de cette étude (« Le Contrat social de Jean-Jacques Rousseau ») ; la seconde restera sous forme de notes de cours sur l’Émile, en lien avec la question de la pédagogie [8]. Pourtant, si l’on garde en mémoire les conditions énoncées par Durkheim pour cerner l’émergence de la sociologie comme science – passage de la prétention normative à l’ambition descriptive et explicative, abandon du volontarisme et du légicentrisme – il semble que la philosophie de Rousseau soit contre-indiquée. Le Citoyen de Genève est un philosophe politique au sens fort : sa prétention affichée est de fonder les principes du droit politique. Sa théorie se veut normative, et non descriptive ou explicative ; elle a pour ambition de comprendre ce qui peut rendre une société légitime, non ce qui peut expliquer l’existence de telle ou telle institution. Tel est précisément le reproche que Rousseau adresse à son prédécesseur, qui n’a pas fondé la science du droit politique : « Le seul moderne en état de créer cette grande et inutile science eût été l’illustre Montesquieu. Mais il n’eut garde de traiter des principes du droit politique ; il se contenta de traiter du droit positif des gouvernements établis ; et rien au monde n’est plus différent que ces deux études. Celui pourtant qui veut juger sainement des gouvernements tels qu’ils existent est obligé de les réunir toutes deux : il faut savoir ce qui doit être pour bien juger de ce qui est [9]. » La distance avec Montesquieu est réelle : loin de chercher à rationaliser l’infinie diversité des lois et des mœurs, Rousseau veut chercher l’étalon, l’échelle à l’aune de laquelle juger de la légitimité des États. Quoi de plus éloigné de la méthode sociologique [10] ?
5Néanmoins, l’auteur du Contrat social va bien constituer l’un des objets privilégiés de l’attention de Durkheim. Dans l’étude originalement publiée après sa mort par son disciple Xavier Léon dans la Revue de Métaphysique et de Morale (1918) [11], on peut discerner une analyse de la nature de la société et plus précisément du « surplus » qui empêche la réduction du tout social à la somme de ses parties. C’est la nature de ce surplus qui préoccupera Durkheim à partir de la seconde moitié des années 1890 [12]. Au-delà des stratégies de légitimation, il s’agit donc de mettre en lumière l’influence qu’a exercé la philosophie de Rousseau sur une dimension majeure de sa pensée : son holisme méthodologique. Cette conception de la société comme « synthèse » et même comme forme de « synthèse chimique » est confortée par une lecture du Manuscrit de Genève de Rousseau – texte que Durkheim, semble-t-il, est l’un des premiers à avoir étudié en France après sa réception tardive à la fin du xixe siècle.
6Cette contribution se propose de montrer comment Durkheim, en infléchissant le propos de Rousseau, a retrouvé et raffiné sa propre vision de la société dans son rapport aux individus qui la composent. Il s’agit alors de prendre le texte rousseauiste comme témoin de l’une des difficultés majeures à laquelle se confronte l’auteur de l’article « Représentations individuelles, représentations collectives » (1898), qui paraîtra peu de temps après sa lecture du manuscrit de Genève (1896) : celle de la nature de la conscience collective, dès lors que le social ne bénéficie pas de l’unité conférée, dans une assemblée, par la volonté générale du corps politique. Plus précisément, il convient de se demander comment l’exégèse de Rousseau conduit Durkheim à la difficulté qui sera désormais la sienne : comment réinterpréter la volonté générale en conscience collective en minimisant l’importance du « corps politique » structuré par des lois et du « moi commun » qui en résulte ? Peut-on accorder la priorité à la question de l’unification du social – la réduction des opinions et des volontés à une conscience commune ?
7Heureux d’avoir découvert « l’esprit sociologique » plutôt qu’anarchique de Rousseau [13], Durkheim adopte une attitude ambivalente à l’égard de l’auteur du second Discours et du Contrat social : d’un côté, l’hommage rendu à celui qui a pensé la genèse des rapports sociaux ; de l’autre, la critique de l’artificialisme du penseur du contrat. C’est entre ces deux limites qu’il faudra situer la réappropriation durkheimienne de Rousseau, qui est une reconstruction et une réactualisation : la question de la genèse du sujet collectif est au cœur de leur dialogue posthume, aux antipodes d’une lecture « républicaine » de l’auteur du Contrat social [14]. Après avoir analysé le statut du contractualisme rousseauiste dans les Règles de la méthode sociologique (I), cette contribution reviendra sur l’interprétation durkheimienne du second Discours, ainsi que sur sa lecture du manuscrit de Genève, concentrée tout entière sur la polémique avec Diderot concernant l’origine du social (II). Il s’agira de montrer par quelle subtile distorsion du texte Durkheim parvient à imposer son exégèse de Rousseau et à en faire l’ancêtre de l’idée de « règne social » ou de synthèse sui generis, et de cerner comment la lecture durkheimienne du Contrat social procède à une réinterprétation originale de la théorie de la volonté générale dans des termes sociologiques (III-IV).
1. Le Rousseau contractualiste des Règles de la méthode sociologique
8Pour mieux cerner l’importance que Rousseau revêt dans la trajectoire intellectuelle de Durkheim, il convient de revenir à une leçon inaugurale de 1887, reprise dans les Règles de la méthode sociologique, où Durkheim envisage la théorie rousseauiste dans le sillage de celle de Hobbes. Toutes deux offrent à ses yeux des exemples de théories contractualistes considérant l’homme comme naturellement réfractaire à la vie commune. Contrairement à Montesquieu qui fait exception à l’universalisme naïf des philosophes [15], Rousseau reste comme Hobbes tributaire des défauts du contractualisme. Pour l’auteur des Règles de la méthode sociologique, il a considéré la vie sociale comme le fruit d’un artifice qui contraint constamment l’individu. La vie sociale est une contrainte, à laquelle l’individu ne peut se résoudre que « forcé ». Les fins sociales seraient même « contraires » aux fins individuelles. À cet égard, la société ne serait pas ancrée dans la nature, mais « destinée à lui faire violence en l’empêchant de produire ses conséquences anti-sociales ». Aussi Durkheim perçoit-il chez Rousseau et chez Hobbes une contradiction à laquelle tous deux ont été aveugles – à moins qu’ils ne s’en soient rendus complices : « Ni Hobbes ni Rousseau ne paraissent avoir aperçu tout ce qu’il y a de contradictoire à admettre que l’individu soit lui-même l’auteur d’une machine qui a pour rôle essentiel de le dominer et de le contraindre, ou du moins il leur a paru que, pour faire disparaître cette contradiction, il suffisait de la dissimuler aux yeux de ceux qui en sont les victimes par l’habile artifice du pacte social [16]. »
9Cette lecture de Rousseau est opérée pour les besoins de la cause : aligner l’auteur du Contrat social sur celui du Léviathan permet de construire un épouvantail. Réduit à une épure, le contractualisme abstrait fait figure de repoussoir – et Durkheim pourra également s’inspirer de la lecture de T. Ferneuil dans Les Principes de 1789 etla science sociale, qu’il commente favorablement en 1890 [17]. À l’époque, Rousseau est même assimilé à Bastiat, malgré tout ce qui les distingue en apparence. Tous deux considèrent finalement la société comme un artifice et une machine de guerre contre les individus : « la société apparaît comme quelque chose de contre nature, comme une violence faite à nos penchants les plus fondamentaux. Rousseau l’avoue ou plutôt le proclame ; Bastiat combat Rousseau, mais leur désaccord n’est qu’apparent. L’un et l’autre en effet s’entendent pour voir dans la société telle qu’elle existe réellement avec ses traditions, ses préjugés héréditaires, les limites qu’elle impose à l’individu en pesant sur lui par la voie de l’opinion publique, des mœurs, des coutumes, des lois, etc., quelque chose de factice, d’artificiel, de monstrueux [18]. »
10Comment comprendre que des individus réfractaires à la vie sociale aient pu volontairement renoncer à leur liberté naturelle pour se soumettre à une machine coercitive ? Que l’individu soit à ce point masochiste ou inconscient surprend. Aussi Durkheim peut-il proposer sa solution à l’aporie : la contrainte caractéristique du fait social est due à ce que l’individu s’incline devant une force « naturelle » qui le domine ; cette force ne résulte pas des conventions mais se présente comme le « produit nécessaire de causes données » ; aussi l’individu n’y est-il pas soumis en vertu d’un artifice contraignant, mais seulement parce qu’il prend conscience de son état de dépendance et d’infériorité naturelles [19]. Hobbes et Rousseau semblent ainsi acculés à une naïveté coupable : les individus libres de l’état de nature deviennent les « victimes » d’une machine destinée à les « dominer » et à les « contraindre » en contrecarrant leurs tendances égoïstes. Qu’ils aient pu consentir à une telle contrainte est un véritable mystère, dont le contractualisme semble incapable de rendre raison. Cette lecture de Rousseau est pour le moins surprenante, puisque l’un de ses objectifs est de se démarquer de Hobbes (autant que de Locke). Dans le second Discours, le stratagème en vertu duquel les individus deviennent, avec leur consentement, « victimes » d’un système qui les contraint est au cœur de l’analyse. Rousseau dénonce alors la mystification du « pacte de dupes » qui conduit les plus démunis à se donner des lois qui pérenniseront leur domination [20].
11Or la caricature n’est pas innocente : elle vise un objectif rhétorique et pédagogique évident. En opposant le contractualisme artificialiste au naturalisme des économistes et des jusnaturalistes, le sociologue entend présenter sa propre théorie comme une troisième voie, exempte des défauts, voire des apories, des deux ensembles précédents de théories. La classification est opératoire : d’un côté, le contractualisme serait contradictoire car il proposerait une vision masochiste de l’individu ; de l’autre, le naturalisme des économistes et des jusnaturalistes récemment ravivé par Spencer serait naïf, en postulant dans la nature humaine un instinct inné de sociabilité destiné à ancrer la vie sociale. En lieu et place d’une convention abstraite, les théoriciens spontanéistes concevraient une inclination naturelle de l’homme à la vie économique, politique, domestique et religieuse, d’où dériverait l’organisation sociale. Mais ce naturalisme présenterait les défauts symétriques de l’artificialisme contractualiste : en considérant que la société doit « laisser faire » les forces individuelles qui s’auto-organisent, il minimiserait le rôle de la contrainte dans la vie sociale [21].
12Dans Les Règles de la méthode sociologique, la position de Durkheim est donc présentée comme la seule qui, à partir de prémisses anthropologiques raisonnables (l’individu n’est pas fait pour la société au point qu’il s’y plierait sans contrainte, mais il n’y est pas naturellement réfractaire) déduit une représentation adéquate de la vie sociale : la contrainte « ne résulte pas d’une machinerie plus ou moins savante, destinée à masquer aux hommes les pièges dans lesquels ils se sont pris eux-mêmes. Elle est simplement due à ce que l’individu se trouve en présence d’une force qui le domine et devant laquelle il s’incline ; mais cette force est naturelle [22] ». Pour se soumettre à l’autorité du social de son plein gré, l’individu n’a pas à mettre en branle sa volonté, mais seulement à faire usage de sa raison. La supériorité intellectuelle et morale de la société justifie sa supériorité physique : la réflexion conduit tout individu, selon Durkheim, à comprendre « combien l’être social est plus riche, plus complexe et plus durable que l’être individuel », ce qui suffit amplement à rendre raison de l’adhésion à la vie sociale.
13Pour autant, ces quelques pages sont loin de livrer le dernier mot de Durkheim, qui se montrera de plus en plus désireux de reconnaître sa dette à l’égard de l’auteur du Contrat social. Le legs rousseauiste apparaîtra d’autant plus important que le fondateur, avec Comte, de la sociologie française se montrera moins enclin à faire table rase du passé pour manifester l’originalité de la science nouvelle, et plus enclin à chercher en Rousseau un prédécesseur de choix.
2. L’état de nature dans « Le Contrat social de Jean-Jacques Rousseau »
14Telle est en effet la rupture introduite avec « Le Contrat social de Jean-Jacques Rousseau », cours d’agrégation initialement destiné aux étudiants de philosophie, transformé en article et publié de façon posthume par Xavier Léon dans la Revue de Métaphysique et de Morale. Le cours a donné l’occasion à Durkheim d’approfondir certaines dimensions de l’œuvre rousseauiste et d’infléchir sa lecture de manière drastique. Désormais, Rousseau n’est plus le simple adjuvant de Hobbes, entraîné avec lui sous la bannière du contractualisme abstrait, détaché du réel et de ses « entrailles », mais l’un des précurseurs de la sociologie.
15Pourquoi inscrire Rousseau dans le sillage de Montesquieu plutôt que de Hobbes ? S’agit-il d’une simple réévaluation théorique, d’une volonté de corriger le tir après avoir relu et approfondi certains éléments du second Discours que Durkheim avait d’abord ignorés ? Que s’est-il passé entre 1887 (année de la leçon inaugurale à Bordeaux [23]) ou même 1895, année de la parution des Règles de la méthode sociologique et 1896, le moment où Durkheim, tout juste nommé professeur à l’université de Bordeaux et fondateur de l’Année sociologique, enseigne à ses étudiants agrégatifs ?
Le rôle du manuscrit de Genève
16Une découverte textuelle majeure doit être prise en considération : la lecture du manuscrit de Genève tout juste paru, édité pour la première fois par Dreyfus-Brissac en 1896 chez Felix Alcan. Durkheim est l’un des premiers à faire état publiquement de l’importance de ce qui n’est alors considéré que comme un « brouillon préparatoire » au Contrat social [24]. L’histoire du texte par laquelle il commence son étude accorde d’ailleurs la plus grande importance à la genèse des idées de Rousseau et à l’ambitieux projet des Institutions politiques dont le Contrat social ne devait être qu’un premier moment. Durkheim relève que le manuscrit de Genève, d’abord publié à Moscou puis objet d’une communication à l’Académie des sciences morales, avant d’être édité par Dreyfus-Brissac, est antérieur au Contrat social – la datation lui semble antérieure à 1758, ce sur quoi l’érudition actuelle s’accorde encore. Il insiste notamment sur la page de titre raturée où Rousseau s’essaye à plusieurs reprises, en hésitant entre « De la Société civile », « Essai sur la forme de la République » et « Du contrat social [25] ».
17Or parmi les différences majeures entre cette version non publiée et le Contrat social se trouve le chapitre 2 du livre I, dont Durkheim va faire son miel. C’est ce chapitre, sans doute, qui est à l’origine du virage à cent quatre-vingt degrés dans son appréciation des mérites de la théorie politique et sociale de Rousseau.
18Il convient donc d’analyser les raisons pour lesquelles Durkheim exhume le texte consacré à la « société générale du genre humain » où Rousseau réfute notamment l’article « Droit naturel » de Diderot dans L’Encyclopédie [26]. Si le sociologue choisit de consacrer une analyse à un texte finalement abandonné par son auteur – l’un des rares à ne pas trouver de correspondance dans le Contrat social –, c’est qu’il s’intéresse au premier chef au phénomène de l’émergence du social. Or la question des origines du social, qui était au cœur du second Discours, disparaîtra du Contrat social : « comment ce changement s’est-il fait ? Je l’ignore. Qu’est-ce qui peut le rendre légitime ? Je crois pouvoir répondre à cette question » (I, 1). Cette « ignorance » n’était pourtant pas le fait de Rousseau dans le manuscrit de Genève. Aussi faut-il revenir à cette genèse, qui deviendra le « point aveugle » du Contrat social où le concept de souveraineté réorganisera l’analyse.
19Dès les premières lignes de l’article, Durkheim présente la structure ternaire de son étude dans un mouvement dialectique. Reprenant le « problème fondamental » du chapitre 6 du livre I du Contrat social, il reconstitue une structure opératoire de l’œuvre politique de Rousseau, scandée en trois temps : « pour comprendre la doctrine de Rousseau, il nous faut : 1° déterminer en quoi consiste cet état de nature qui est comme la pierre de touche d’après laquelle doit se mesurer le degré de perfection de l’état civil ; 2° chercher comment les hommes, en fondant les sociétés, ont été amenés à sortir de cette condition première ; car, si la forme parfaite d’association est à découvrir, c’est que la réalité n’en offre pas le modèle ; 3° alors seulement nous serons en mesure d’examiner les raisons pour lesquelles, suivant Rousseau, cette déviation n’était pas nécessaire et comment est possible la conciliation de ces deux états, à certains égards contradictoires [27] ».
20La formule ternaire correspond certes aux nécessités rhétoriques de la dissertation, exercice maître de l’agrégation : il s’agit alors de trouver une « conciliation » entre deux états contradictoires (la condition initiale de séparation des individus, la condition sociale d’association). La relecture du second Discours esquissée met ainsi en exergue « l’ingéniosité dialectique » de Rousseau [28]. Mais la rhétorique n’est pas seule en cause : Durkheim insinue ici sa propre interprétation. Son ambition est de montrer que l’individu, pour Rousseau, sort « naturellement » de l’état de nature. Sans plus insister sur le caractère masochiste du passage à un état civil artificiel et contraignant, Durkheim relève néanmoins une contradiction : à ses yeux, l’auteur du Contrat social doit désormais expliquer comment un être indifférent (et non plus réfractaire) à la vie sociale peut fonder une société. Le paradoxe semble de prime abord insurmontable, mais Durkheim n’entend pas s’en tenir à cette apparence :
C’est comme si, en métaphysique, après avoir posé que le sujet se suffit à soi-même, on entreprenait d’en déduire l’objet. Le problème est évidemment insoluble et, par conséquent, on peut être assuré par avance que la solution proposée par Rousseau est grosse de contradictions. Mais il s’en faut qu’elle ne soit pas spécieuse ; et c’est ce qu’il importe de comprendre [29].
22Pour éviter de figer la fiction anhistorique de l’état de nature, Durkheim évoque l’instabilité inhérente à cet état où les individus vivent seuls, de manière autosuffisante, dès lors que le « milieu » varie. C’est ici que la version du manuscrit de Genève, qui diverge de celle du second Discours, se trouve privilégiée. Sans retenir l’idée initiale de Rousseau selon laquelle l’état de nature aurait pu durer sans altération durant une éternité si n’étaient intervenues plusieurs catastrophes naturelles, Durkheim insiste dans le sillage du manuscrit de Genève sur le caractère précaire de l’équilibre initial où les besoins sont satisfaits. Or une fois l’équilibre rompu, les désordres s’engendrent les uns les autres – les passions stimulant l’intelligence pour mieux se satisfaire : « Le superflu éveille la convoitise ; plus on obtient, plus on désire [30]. » « C’est ainsi que les hommes se trouvent avoir de plus en plus besoin les uns des autres, et par cela même, tombent de plus en plus dans un état de dépendance mutuelle. C’est ainsi que naturellement on sort de l’état de nature [31] ».
23Si l’on laisse de côté la part didactique de l’enseignement de Durkheim, qui le conduit à exposer de manière assez linéaire la théorie de l’état de nature et du contrat, il est remarquable que la première appréciation personnelle de l’auteur apparaisse dans le commentaire du second Discours. Durkheim s’arrête en effet sur un moment crucial de l’énonciation du pacte – l’introduction de règlements de justice intervenant sur proposition des « riches » qui entendent sauvegarder leur propriété menacée. Il voit ici en Rousseau le porteur de la contradiction originaire de la philosophie politique lorsque celle-ci envisage la formation du lien social à partir de l’isolement des individus et de leur absence de sociabilité naturelle. À cet égard, on pourrait lui reprocher de ne pas prendre garde à la théorie des modes de subsistance (qui conduit à l’invention de l’agriculture et de la métallurgie et à la division du travail), ou à la genèse des notions de justice dans le second état de nature [32]. Car ce qui importe à Durkheim est précisément la contingence de l’engendrement du social : « Ce sont des causes naturelles qui, peu à peu, amènent l’homme à former des sociétés. Mais la société n’est pas pour cela chose naturelle, parce qu’elle n’est pas impliquée logiquement dans la nature de l’homme. L’homme n’était pas nécessité par sa constitution primitive à la vie sociale [33]. »
24Le sociologue insiste donc sur l’artificialité de la société aux yeux de Rousseau. Non seulement l’interdépendance réciproque n’est pas fondée dans la nature de l’homme, mais cette interdépendance même ne suffit pas à faire société : le commerce des individus, tant qu’il n’est pas réglé et organisé d’une manière définie, ne constitue pas une société. Il lui manque « cette liaison des parties qui constitue le tout ». Durkheim convoque à nouveau le chapitre 2 du manuscrit de Genève. Comme le souligne Rousseau, une société, c’est
un être moral qui (a) des qualités propres et distinctes de celles des êtres particuliers qui la constituent, à peu près comme les composés chimiques ont des propriétés qu’ils ne tiennent d’aucun des mixtes qui les composent. Si l’agrégation résultant de ces vagues relations formaient vraiment un corps social, il y aurait une sorte de sensorium commun qui survivrait à la correspondance de toutes ces parties ; le bien et le mal public ne seraient pas seulement la somme des biens ou des maux particuliers comme dans une simple agrégation, mais il résiderait dans la liaison qui les unit ; il serait plus grand que cette somme et loin que la félicité publique fût établie sur le bonheur des particuliers c’est elle qui en serait la source [34].
26L’intention est polémique : contre le sociologue-économiste Herbert Spencer, qui faisait de la coopération fondée sur l’égoïsme et les échanges réciproques le contenu même de l’idée de société, l’auteur des Règles de la méthode prend appui sur Rousseau pour distinguer d’une part les interactions fondées sur les échanges ou les services mutuels, et d’autre part l’individualité morale d’un genre nouveau qu’est la société proprement dite. Dans les Principes de sociologie, Spencer évoquait une forme de coopération sociale spontanée, antérieure à la coopération politique dotée de buts conscients :
La division du travail, jusqu’au bout comme au début, progresse par l’expérience des moyens que les hommes se procurent pour se faciliter mutuellement l’existence. Chaque progrès nouveau de l’industrie dans la voie de la spécialisation vient de l’effort d’un individu qui l’entreprend pour son profit, et se fixe parce qu’il conduit de quelque façon au profit d’autrui. En sorte qu’il y a une espèce d’action concertée, en même temps qu’une organisation sociale compliquée, qui en résulte, laquelle n’est point l’effet d’un accord délibéré [35].
28C’est contre cette vision spontanéiste de l’émergence du social que prend sens la distinction durkheimienne entre la société et l’interaction entre ses membres : l’opposition au néo-darwinisme et au libéralisme individualiste de Spencer (partisan de la dérégulation et de la minimisation des fonctions étatiques) le conduit à puiser dans l’argumentaire du manuscrit de Genève qui distinguait agrégation des individus et synthèse associative.
29L’interprétation que donne Durkheim du passage cité du manuscrit de Genève est à cet égard remarquable. Tout en le citant presque mot à mot, il s’autorise quelques altérations notables : d’une part, il omet de citer une phrase conditionnelle au début (« si la société générale existait ailleurs que dans les systèmes des philosophes, elle serait, comme je l’ai dit […] un être moral ») ; d’autre part, il abandonne le passage sur la langue universelle inséré au milieu de la citation ; enfin, il insère une phrase qui lui est propre. Il faut relire l’original pour percevoir ces subtiles modifications qui infléchissent légèrement l’esprit du texte :
Si la société générale existait ailleurs que dans les systèmes des philosophes, elle serait, comme je l’ai dit, un être moral qui aurait des qualités propres et distinctes de celles des êtres particuliers qui la constituent, à peu près comme les composés chimiques ont des propriétés qu’ils ne tiennent d’aucun des mixtes qui les composent. Il y aurait une langue universelle que la nature apprendrait à tous les hommes, et qui serait le premier instrument de leur mutuelle communication. Si l’agrégation résultant de ces vagues relations formaient vraiment un corps social, il y aurait une sorte de sensorium commune qui survivrait à la correspondance de toutes ces parties ; le bien ou le mal public ne seraient pas seulement la somme des biens ou des maux particuliers comme dans une simple agrégation, mais il résiderait dans la liaison qui les unit, il serait plus grand que cette somme, et loin que la félicité publique fût établie sur le bonheur des particuliers c’est elle qui en serait la source [36].
31Par là même, l’argument polémique de Rousseau contre le « système » cosmopolite de Diderot est transformé en une simple affirmation. Ce qui était hypothétique dans le manuscrit de Genève (si la société générale du genre humain correspondait à son concept, alors elle serait dotée de telle et telle propriété) se métamorphose en argument empirique. Le raisonnement de droit est transformé en raisonnement de fait.
32Pour comprendre la portée de ces modifications, il faut regarder de plus près l’une des dimensions de la « rencontre » entre Durkheim et Rousseau : les propriétés du sujet social. Pour le premier, l’importance du paragraphe cité réside en effet dans la description du lien que le sociologue aimerait postuler comme principe organisateur de la société. Défendant le holisme méthodologique, Durkheim ne s’est jamais lassé de critiquer les conceptions individualistes qui réduisent la société à ses parties constituantes. Sa cible récurrente est Spencer, dont les travaux connurent une très large diffusion en France entre 1860 et 1890, mais tout postulat d’une origine contractuelle de la société est suspect à ses yeux pour la même raison : « Il y a d’abord la solution individualiste, telle qu’elle a été exposée et défendue par Spencer et les économistes d’une part, par Kant, Rousseau et l’école spiritualiste de l’autre. La société, dit-on, a pour objet l’individu, par cela seul qu’il est tout ce qu’il y a de réel dans la société. N’étant qu’un agrégat d’individus, elle ne peut avoir d’autre but que le développement des individus [37]. » De même que Hobbes incarne pour Rousseau l’individualisme réducteur, Spencer incarne pour Durkheim une vision naïve de la société comme système de coopération qui omet ce qui n’est pas contractuel dans le contrat et le fonde [38]. Il manque alors à la société ce surplus, cet amalgame qui constitue la socialité même du social et qui lui confère son prestige moral, son pouvoir d’obliger la volonté individuelle.
33Dans l’article intitulé « Représentations individuelles et représentations collectives » publié en 1898, Durkheim expliquera cette synthèse chimique en invoquant les représentations collectives qui sont extérieures aux consciences individuelles, et dérivent du concours des individus : « Les sentiments privés ne deviennent sociaux qu’en se combinant sous l’action des forces sui generis que développe l’association ; par suite de ces combinaisons et des altérations mutuelles qui en résultent, ils deviennent autre chose. Une synthèse chimique se produit qui concentre, unifie les éléments synthétisés et, par cela même, les transforme. Puisque cette synthèse est l’œuvre du tout, c’est le tout qu’elle a pour théâtre. La résultante qui s’en dégage déborde donc chaque esprit individuel, comme le tout déborde la partie [39]. » L’influence de Rousseau sera alors perceptible, car ses textes évoquent un sensorium commun du corps social, une sensibilité commune faite de croyances et de mœurs partagées. Ce sont ces manières de penser, de sentir et d’agir que Durkheim intègre à son concept de « conscience collective », de même qu’il reprend à Rousseau le vocabulaire chimique que celui-ci avait porté au cœur de la distinction entre « association » et « agrégation » [40]. Mais pour le premier, il s’agit de la constitution réelle de l’objet de la sociologie : d’où, dans sa relecture du manuscrit de Genève, l’abandon du conditionnel et le passage de l’idée de société du genre humain à l’idée de société tout court.
Durkheim, Spencer, Rousseau : l’organisation du corps social
34À cet égard, l’hommage de Durkheim sert aussi une intention académique – montrer que la « voie française » s’épargne les écueils auxquels les sociologues anglais comme Spencer se sont heurtés. Contre la sociologie individualiste qui réduit le complexe au simple en appliquant à la vie sociale le principe de la « vieille métaphysique matérialiste [41] », la sociologie holiste expliquera les faits sociaux par la société et les faits vitaux et mentaux par les combinaisons sui generis d’où ils résultent – ce que Durkheim va jusqu’à nommer « l’hyperspiritualité » de la vie sociale [42]. C’est ici que Rousseau (qui a lui aussi combattu les matérialistes de son temps) fournit des ressources théoriques précieuses. Le passage cité du manuscrit de Genève prouve que son auteur avait un « sentiment très vif de la spécificité du règne social » : « il le concevait très nettement comme un ordre de faits hétérogènes par rapport aux faits purement individuels. C’est un monde nouveau qui se surajoute au monde purement psychique [43] ».
35Ainsi la conception rousseauiste est-elle bien supérieure selon Durkheim à celle de Spencer, qui croyait avoir fondé la société en nature en l’ancrant dans une forme innée de sympathie ou de tendance spontanée à l’échange. De tels sentiments peuvent certes assurer des contacts passagers entre les individus ; mais à ces rencontres intermittentes et superficielles, il manque, selon l’expression de Rousseau, « cette liaison des parties qui constitue le tout » : ce ne sont pas des sociétés. Telle est donc, selon Durkheim, la grande trouvaille de l’auteur du Discours sur l’économie politique : « Pour lui, la société n’est rien si elle n’est pas un corps un et défini, distinct de ses parties. Le corps politique, dit-il ailleurs, pris individuellement peut être considéré comme un corps organisé, vivant et semblable à celui de l’homme […]. Seulement, comme il n’y a de réel et de naturel que l’individu, il en résulte que le tout ne peut être qu’un être de raison [44]. » Aussi Durkheim est-il conscient de la difficulté créée par cette définition rousseauiste de la totalité sociale : si ce sont les individus qui créent le corps politique, celui-ci n’atteint jamais le même degré d’unité et de réalité que les produits de la nature.
36Chez Rousseau, Durkheim trouve ainsi l’origine de la difficulté dans laquelle il se débat lui-même : comment quelque chose de supérieur aux individus peut-il exister alors même qu’il n’existe rien dans la nature au-delà des individus ? En effet, s’il existe une conscience sociale comme conscience de l’être social comme tel, c’est-à-dire du tout résultant de l’unité fusionnelle des parties, une « individualité psychique d’un genre nouveau » qui jouit d’une vie autonome, attestée par le pouvoir qu’ont les représentations qui la constituent de s’appeler les unes les autres, de se repousser, de s’agréger ou de se décomposer sans avoir à puiser le principe de ces synthèses dans une intervention des individus [45], alors comment éviter d’hypostasier la conscience collective ou de l’ériger en réalité substantielle ? Durkheim considère que la « fusion » des parties produit des effets qui définissent en eux-mêmes un nouvel ordre de réalité régi par une causalité spécifique mais, comme l’a montré Bruno Karsenti, il se voit dès lors obligé de présupposer une nouvelle abstraction, seul appui pour une rupture conséquente entre le collectif et l’individuel : la « conscience collective ». Ainsi est-on conduit à se demander si, malgré les dénégations de l’auteur, l’extériorité du fait social ne reste pas suspendue à l’hypothèse d’une société-sujet, possédant sinon une consistance, du moins une conscience propre, indépendamment des sujets individuels qui la constituent [46].
37Que Durkheim n’ait pu résoudre aisément ce problème alors même qu’il tente de réfuter aussi vigoureusement que possible l’individualisme de Spencer, c’est précisément ce dont témoigne sa lecture de Rousseau, qu’il prétend ranger de son côté dans la querelle. Sa lecture anachronique du corpus rousseauiste atteste de l’arraisonnement du Contrat social dans le débat contemporain sur le holisme et l’individualisme en sociologie :
La contradiction est-elle moindre chez Spencer qui, d’un côté, fait de la société un produit de la nature, un être vivant au même titre que les autres êtres, et qui, de l’autre, la dépouille de tout caractère spécifique en la réduisant à n’être qu’une juxtaposition mécanique d’individus ? Rousseau tout au moins s’efforce de résoudre le problème sans abandonner aucun des deux principes en présence : le principe individualiste qui est à la base de sa théorie de l’état de nature comme à la base de la théorie du droit naturel chez Spencer, et le principe contraire, que l’on devrait pouvoir appeler le principe socialiste, si le mot n’avait pas un tout autre sens dans la langue des partis, et qui est à la base de sa conception organique de la société [47].
39Ainsi la lecture durkheimienne force-t-elle un peu les textes : les Principes de sociologie, en réalité, ne faisaient pas de la société une juxtaposition mécanique d’individus. L’hypothèse était même exclue, puisque Spencer ajoutait à la juxtaposition des individus leur coopération, qui implique une forme d’organisation : « De ce que les individus se trouvent rassemblés en un groupe ils ne forment pas une société. Une société, au sens scientifique du mot, n’existe que lorsqu’à la juxtaposition des individus s’ajoute la coopération. Tant que les membres d’un groupe ne combinent pas leurs forces en vue d’une ou plusieurs fins communes, il n’y a guère de lien pour les unir [48]. » Il reste que la coopération sociale naissait bien, pour Spencer comme pour Hume, de conventions implicites, non intentionnelles, ancrées dans le besoin, et de l’avantage mutuel. Si Rousseau sert à réfuter Spencer, c’est donc qu’il récuse la vision « intéressée » et spontanéiste des origines du social : à ses yeux, la coopération n’émerge pas spontanément des intérêts en présence. La société ne peut naître des secours réciproques – ce que le manuscrit de Genève établit encore mieux que le second Discours.
40Corrélativement, Rousseau permet à ce moment précis d’incarner une « troisième voie » socialiste et individualiste, opposée à la fois au libéralisme et au communisme. Sans reprendre à son compte l’interprétation de Célestin Bouglé, Durkheim applique ici son propre concept de socialisme [49]. Dès 1893, une note définissait celui-ci comme l’opposé du communisme (associé aux sociétés non différentiées et bon pour une société de « méduses ») : le socialisme, qui est l’aspiration spontanée des sociétés « supérieures », est « une tendance à faire passer, brusquement ou progressivement, les fonctions économiques de l’état diffus où elles se trouvent, à l’état organisé [50] ». En dénonçant l’imposture du libéralisme, la définition durkheimienne insiste sur l’aspiration à l’organisation et à la socialisation des forces économiques, mais aussi sur la dimension morale du socialisme. Quoiqu’il ne s’explique pas davantage à ce stade sur l’usage du concept, Durkheim rattache donc le socialisme, compatible avec l’individualisme, aux sociétés caractérisées par la division du travail et la solidarité organique. Dans ses cours sur le socialisme de 1895-1896, le sociologue insiste sur l’admiration de l’auteur du Contrat social pour le « communisme » de l’état de nature et pour le modèle spartiate, ainsi que sur son attachement à une « égalité économique absolue », associé à une condamnation du commerce, de l’industrie et des arts. Loin de vouloir « organiser » et « socialiser » la production manufacturière, l’auteur du second Discours ne veut lui accorder qu’une place très restreinte. Aussi la théorie de Rousseau relève-t-elle moins du socialisme que du « communisme moderne [51] ». Mais dans le texte sur le Contrat social, Durkheim n’insiste pas sur cette dimension « communiste » de la pensée de Rousseau. Ainsi veut-il montrer que la coexistence de l’individualisme et du socialisme explique le double aspect que présentent non seulement la « philosophie sociale » de Rousseau [52], sa « sociologie », mais aussi sa doctrine politique.
3. Du pacte social à la volonté générale
41Telle est la raison pour laquelle la réinterprétation du concept de volonté générale s’avère déterminante. Alors même que Durkheim s’efforce de forger la notion de « conscience collective », il s’attache à montrer que le concept politique de Rousseau peut bénéficier d’une interprétation sociologique satisfaisante. Aussi insiste-t-il désormais, à l’encontre de sa vision initiale dans les Règles de la méthode sociologique, sur la distance qui sépare la version rousseauiste de la version hobbesienne du pacte. Chez Rousseau, l’individu se trouve en effet métamorphosé par le passage de l’état de nature à l’état civil : il y gagne la liberté, la capacité de résister aux impulsions de la nature, et l’aptitude à la justice (CS, I, 8). Durkheim y voit non un effet de l’auto-détermination du corps politique mais une simple conséquence de la « généralité » immanente au social. La volonté générale doit être respectée parce qu’elle est générale et non parce que le peuple le veut :
Pour que la justice règne entre les individus, il faut qu’il y ait en dehors d’eux un être suigeneris qui serve d’arbitre et qui fixe le droit. C’est l’être social. Celui-ci ne doit donc pas sa suprématie morale à sa supériorité physique, mais à ce fait qu’il est d’une autre nature que les particuliers. C’est parce qu’il est en dehors des intérêts privés qu’il a l’autorité nécessaire pour les régler, car il n’est pas partie dans la cause. Ainsi, ce qu’exprime cette théorie, c’est que l’ordre moral dépasse l’individu, qu’il n’est pas réalisé dans la nature physique ou psychique ; il doit y être surajouté. Mais, pour qu’il ait un fondement, il faut un être en qui il se fonde, et, comme il n’y a pas d’être dans la nature qui remplisse pour cela les conditions nécessaires, il faut bien en créer un. Cet être est le corps social. Autrement dit encore, la morale ne découle pas analytiquement du donné. Pour que les rapports de fait deviennent moraux, il faut qu’ils soient consacrés par une autorité qui n’est pas dans les faits. Le caractère moral leur est ajouté synthétiquement. Mais alors il faut une force nouvelle qui opère cette liaison synthétique : c’est la volonté générale [53].
43Dans ce texte crucial, la reconstruction stratégique de Rousseau permet à Durkheim d’introduire, en lieu et place du concept de souveraineté populaire, celui d’autorité morale de la société. La verticalité politique est ici fortement réduite. À cet égard, le concept de « peuple » cède la place à celui de « société » : au lieu d’une transformation de la « multitude » en « peuple » (schème que Rousseau empruntait à Hobbes), on ne trouve plus trace dans la lecture durkheimienne que d’une « liaison synthétique » – forme d’alchimie sans substance juridique, qui paraît dès lors un peu énigmatique.
La critique des lectures libérales de Rousseau
44Corrélativement, cette relecture sociologisante de Rousseau permet à Durkheim de cibler une autre version du libéralisme, non plus anglo-saxon mais français. Selon lui, c’est en effet « à tort » que certains critiques comme Paul Janet – l’un des rares contemporains qu’il cite – ont accusé Rousseau de s’être contredit dans sa théorie du contrat social, en condamnant contre Grotius ou Hobbes l’aliénation de la liberté individuelle au profit d’un despote, tout en faisant de « l’aliénation totale » à la communauté le fondement du contrat social légitime. Face à l’objection massive portée par de nombreux lecteurs du xixe siècle, et notamment Paul Janet (« On se demande par quelle contradiction Rousseau, qui a établi avec tant de force, contre Grotius, que ni un homme ni un peuple ne peuvent s’aliéner et renoncer à leur liberté, fait maintenant consister l’essence du pacte social dans l’aliénation de chacun à tous [54] »), Durkheim défend Rousseau avec véhémence, en montrant que les conditions morales de l’aliénation totale ne sont pas du tout les mêmes ici et là (aux chapitres 4 et 6 du livre I du Contrat social). Car s’il est immoral de s’aliéner à un particulier, il ne l’est pas de dépendre totalement d’une force générale et impersonnelle, qui « règle » et « moralise » l’individu sans diminuer sa liberté : « L’objection vient uniquement de ce qu’on a méconnu l’abîme qu’il y a, au point de vue moral, entre la volonté générale et une volonté particulière, quelle qu’elle soit [55] ».
45Aux antipodes de la critique libérale, Durkheim reproche donc à l’auteur du Contrat social son excès d’individualisme – d’où les tensions irréductibles de sa pensée :
Rousseau pouvait difficilement s’élever au-dessus d’un tel idéal. Car si la société est fondée par les individus, si elle n’est entre leurs mains qu’un instrument destiné à assurer leur conservation dans des conditions déterminées, elle ne peut avoir qu’un objet individuel. Mais, d’un autre côté, parce que la société n’est pas naturelle à l’individu, parce que celui-ci est conçu comme éminemment doué d’une tendance centrifuge, il faut que la fin sociale soit dépouillée de tout caractère individuel. Elle ne peut donc être que quelque chose de très abstrait et de très impersonnel. De même, pour la réaliser, on ne peut s’adresser qu’à l’individu ; il est unique organe de la société, puisqu’il en est l’unique auteur. Mais, d’un autre côté, il est nécessaire de le noyer dans la masse pour le dénaturer autant que possible et l’empêcher d’agir dans un sens particulier ; tout ce qui serait de nature à faciliter ces actions particulières ne peut être considéré que comme un danger. Ainsi nous retrouvons partout les deux tendances antithétiques qui caractérisent la doctrine de Rousseau : d’une part, la société réduite à n’être qu’un moyen pour l’individu, de l’autre, l’individu placé sous la dépendance de la société, élevée bien au-dessus de la multitude des particuliers [56].
47Au cœur de la pensée rousseauiste se trouverait une tension entre deux conceptions de la société : instrument au service des individus ou de la société civile et, en même temps, autorité impersonnelle qui contraint l’individu. D’un côté, Rousseau serait tributaire d’une pensée individualiste qui fait de l’individu un être abstrait incorporé au souverain (à la volonté générale) ; de l’autre, il défendrait une théorie qui s’intéresse à l’être concret, « antagoniste de toute existence collective » en tant que volonté particulière. Ce qui manquerait à Rousseau serait donc le concept de socialisation active des individus – en quoi le sociologue minore, selon Bruno Karsenti, le rôle pérenne du législateur [57].
48Quoi qu’il en soit, il est remarquable que Durkheim ait voulu prendre la défense de Rousseau contre l’autre grand reproche qui lui était communément adressé dans la critique libérale du xixe siècle, inspirée de Benjamin Constant, qui avait trouvé de nombreux échos plus récents. L’auteur du Contrat social n’aurait pas défendu un système propice à la tyrannie de la majorité : dès lors que la volonté générale se définit principalement par son objet, elle diffère du despotisme majoritaire. Durkheim interprète l’écart introduit par Rousseau entre volonté de tous et volonté générale comme une forme de désintérêt à l’égard du suffrage universel. Le consensus doit prévaloir, plus que le résultat du vote : « Si la communauté doit être obéie, ce n’est pas parce qu’elle commande, mais parce qu’elle commande le bien commun. L’intérêt social ne se décrète pas ; il n’est pas par le fait de la loi ; il est en dehors d’elle et elle n’est ce qu’elle doit être que si elle l’exprime. Aussi le nombre des suffrages est-il quelque chose de secondaire [58]. » La grille de lecture durkheimienne se surimpose ainsi au texte rousseauiste : la conscience collective est supposée incarner la manière de penser et de sentir d’une communauté – conscience d’autant plus forte et plus active que les sociétés sont homogènes, peu différenciées. En d’autres termes, « la volonté générale n’est pas constituée par l’état où se trouve la conscience collective au montent où se prend la résolution ; ce n’est là que la partie la plus superficielle du phénomène. Pour le bien comprendre, il faut descendre au-dessous, dans les sphères moins conscientes, et atteindre les habitudes, les tendances, les mœurs. Ce sont les mœurs qui font “la véritable constitution des États” (Il, 12) [59] ».
49In fine, la volonté générale n’a donc rien à voir pour Durkheim avec un principe de droit politique ou constitutionnel. Elle ne tient pas au résultat contingent du vote (ce qui est judicieux), mais ne s’apparente pas non plus à une déclaration d’assemblée populaire établie dans des conditions institutionnelles et matérielles propices (ce que Rousseau déclare pourtant sans équivoque, CS, II, 3 ; IV, 1-2). Il s’agirait plutôt – et cette dimension est en effet présente – d’une orientation fixe et constante des espritset des activités dans le sens de l’intérêt général. Telle serait la raison pour laquelle Rousseau en parlerait souvent comme d’une force qui a la même nécessité que les forces physiques, en la qualifiant d’« indestructible » (CS, IV, 1). Le sociologue insiste sur cette dimension objective de la volonté générale : celle-ci s’inscrit bel et bien dans une forme de préhistoire de l’idée durkheimienne de « conscience collective ».
La démocratie dans les « Leçons de sociologie »
50Pourtant, cette réinterprétation sociologique de la volonté générale a un prix. Le coût herméneutique n’est pas anodin, car Durkheim se voit contraint d’interpréter la volonté générale comme « moyenne arithmétique entre toutes les volontés individuelles en tant qu’elles se donnent comme fin une sorte d’égoïsme abstrait à réaliser dans l’état civil [60] ». La formule, qui livre la quintessence de l’exégèse durkheimienne, sera reprise dans l’article intitulé « L’individualisme et les intellectuels » (1898) : « si, suivant Rousseau, la volonté générale, qui est la base du contrat social, est infaillible, si elle est l’expression authentique de la justice parfaite, c’est qu’elle est une résultante de toutes les volontés particulières ; par suite, elle constitue une sorte de moyenne impersonnelle d’où toutes les considérations individuelles sont éliminées, parce que, étant divergentes et même antagonistes, elles se neutralisent et s’effacent mutuellement [61] ». S’il ne s’agit pas de suivre Adolphe Quételet et sa théorie de l’homme moyen [62], du moins s’agit-il de minimiser la dimension procédurale du vote pour faire émerger l’expression de la volonté collective.
51Dans ses Leçons de sociologie dont la première strate est formée des cours professés à Bordeaux dans ces mêmes années 1890-1900, Durkheim revient sur la teneur de la démocratie en insistant moins sur les procédures électorales associées au suffrage universel que sur l’importance de la délibération, de la communication et des processus de démocratisation ancrés dans la division du travail elle-même [63]. Dans ce texte, la définition de la typologie des gouvernements issue de Montesquieu est jugée intéressante mais superficielle, car elle ne peut permettre de distinguer la démocratie « primitive » de la démocratie des modernes, qui résulte de l’instauration d’un « cerveau du social » où la réflexion et la délibération ont lieu. Durkheim rompt ainsi le lien entre démocratie et auto-gouvernement ou auto-législation, car l’essentiel n’est pas de se gouverner soi-même mais de participer aux délibérations et d’influer, par l’opinion publique, sur le gouvernement : « Il ne faut donc pas dire que la démocratie est la forme politique d’une société qui se gouverne elle-même, où le gouvernement est répandu dans le milieu de la nation. Une pareille définition est contradictoire dans les termes. C’est presque dire que la démocratie est une société politique sans État. En effet, l’État ou n’est rien ou est un organe distinct du reste de la société. Si l’État est partout, il n’est nulle part. Il résulte d’une concentration qui détache de la masse collective un groupe d’individus déterminé, où la pensée sociale est soumise à une élaboration d’un genre particulier et arrive à un degré exceptionnel de clarté [64]. » Contrairement à Rousseau (qui distingue par ailleurs la république comme forme de souveraineté et la démocratie comme forme de gouvernement [65]), Durkheim n’accorde donc pas d’importance au nombre des gouvernants ; il redéfinit le gouvernement d’un point de vue historique, en intégrant les mutations sociales qui ont conduit l’État à tenir compte des manières de penser et de sentir du peuple. La démocratie est l’effet nécessaire d’un progrès historique associé à l’extension des communications morales (assemblées, journaux, éducation…). Plus qu’une différence de nature entre les types de gouvernement, Durkheim envisage ainsi une différence de degrés : « Plus la communication devient étroite entre la conscience gouvernementale et le reste de la société, plus cette conscience s’étend et comprend de choses, plus la société a un caractère démocratique. La notion de la démocratie se trouve donc définie par une extension maximum de cette conscience, et par cela même, décide de cette communication [66]. » En redéfinissant la démocratie par l’extension plus grande de la conscience gouvernementale et par les communications plus étroites que celle-ci entretient avec la « masse » des consciences individuelles (sans être pour autant « l’écho » de la volonté des citoyens [67]), Durkheim s’éloigne de la vision politique de Rousseau, qui supposait non l’influence sur l’opinion publique et de là sur les fonctionnaires, mais l’exercice plein et entier de la souveraineté dans le vote.
52Cette opposition est du reste explicite dans la huitième leçon de sociologie, où Durkheim fait droit à la crise de la démocratie. Dans les sociétés modernes où les traditions ne sont plus profondément ancrées dans les esprits, ce sont les individus qui donnent l’impulsion aux gouvernements démocratiques, sans que l’État puisse exercer sur eux une influence modératrice. Dès lors, l’État semble à la « remorque » des citoyens qui exercent sans cesse leur esprit critique et ne tiennent pas fermement à leurs convictions : tout « devient matière à controverse et à division, tout vacille. Le sol ferme manque à la société. Il n’y a plus rien de fixe [68] ». Or dans ses Leçons de sociologie, Durkheim attribue cette instabilité perpétuelle des démocraties à l’état de la société, mais aussi au triomphe des idées de Rousseau, qui a valorisé une forme « déviée » de la démocratie qui met en rapport l’État et la masse des individus de manière directe, sans corps intermédiaires :
Il ne sert de rien de nous dissimuler que cet état est en partie le nôtre. Ces idées d’après lesquelles le gouvernement n’est que le traducteur des volontés générales sont courantes chez nous. Elles sont déjà à la base de la doctrine de Rousseau ; avec des réserves plus ou moins importantes, elles se retrouvent à la base de nos pratiques parlementaires. Il importe donc au plus haut point de savoir de quelles causes elles dépendent. Il serait sans doute commode de se dire qu’elles tiennent simplement à une erreur des esprits, qu’elles constituent une simple faute de logique, et pour corriger cette faute, il suffirait de la signaler, de la démontrer avec preuve à l’appui, d’en prévenir le retour à l’aide de l’éducation et d’une prédication appropriée. Mais les erreurs collectives, comme les erreurs individuelles, tiennent à des causes objectives, et on ne peut les guérir qu’en agissant sur les causes [69].
54Dans la leçon suivante, Durkheim ira jusqu’à dire que la conception erronée de l’État démocratique comme « serviteur » de la multitude est imputable à Rousseau et à sa vision trop « directe » de l’exercice du pouvoir. L’auteur du Contrat social est à la fois individualiste et étatiste ; contrairement à Montesquieu, il n’a pas pris la mesure de l’utilité des corps intermédiaires qui assurent la communication et la médiation entre le citoyen et l’État : « Rousseau, dont la doctrine est la mise en système de ces idées, est resté le théoricien de notre démocratie. Or, en fait, il n’est pas de philosophie politique qui présente le mieux ce double aspect contradictoire que nous venons de signaler. Vue par l’une de ses faces, elle est étroitement individualiste ; c’est l’individu qui est le principe de la société ; celle-ci n’est qu’une somme d’individus. On sait d’autre part, quelle autorité il attribue à l’État [70]. »
55Durkheim souligne ainsi que l’État démocratique, qui n’est l’œuvre que d’individus, doit pourtant exprimer tout autre chose que des sentiments individuels : « Comment résoudre cette antinomie dans laquelle s’est vainement débattu Rousseau ? Le seul moyen de faire avec des individus autre chose qu’eux-mêmes, est de les mettre en rapports et de les grouper d’une manière durable. Les seuls sentiments supérieurs aux sentiments individuels sont ceux qui résultent des actions et des réactions qui s’échangent entre les individus associés [71]. » N’ayant pas conçu l’utilité de collèges électoraux ou de corporations professionnelles érigées en communautés stables qui transforment les inclinations égoïstes en inclinations sociales, Rousseau aurait donc manqué le cœur même de la socialisation démocratique. Pour résoudre le paradoxe selon lequel la minorité doit se plier aux lois, il ne suffit pas comme le prétendait l’auteur du Contrat social de dire qu’elle a « tort » et qu’elle doit reconnaître qu’en obéissant à la voix de la majorité, elle deviendra libre (CS, IV, 2). Encore faut-il dépasser l’autonomie formelle et envisager un processus de confiance patiemment construit dans les corporations professionnelles :
Ce qui fait vraiment le respect de la loi, c’est qu’elle exprime bien les rapports naturels des choses ; surtout dans une démocratie, les individus ne la respectent que dans la mesure même où ils lui reconnaissent ce caractère. Ce n’est pas parce que nous l’avons faite, parce qu’elle a été voulue par tant de voix, que nous nous y soumettons ; c’est parce qu’elle est bonne, c’est-à-dire conforme à la nature des faits, parce qu’elle est tout ce qu’elle doit être, parce que nous avons confiance en elle [72].
Une éclipse de la politique ? Autonomie morale et liberté sociale
57Cette critique du concept rousseauiste de république (ici nommée « démocratie ») s’accompagne, chez Durkheim, d’un refus de donner la place centrale à la liberté conçue comme autonomie. En s’interrogeant sur le mécanisme de dénaturation inhérent à la vie sociale, le sociologue cite la formule célèbre de l’Émile : « Les bonnes institutions sociales sont celles qui savent le mieux dénaturer l’homme, lui ôter son existence absolue […] et transporter le moi dans l’unité commune [73]. » La conciliation entre l’homme naturel et l’homme civil ne peut donc se faire par voie de juxtaposition extérieure. Une « refonte de la nature » s’avère nécessaire [74].
58Le coup de force de Rousseau, auquel Durkheim rend hommage, est d’avoir conçu la société comme une force impersonnelle, analogue à la nécessité naturelle, dont tous les individus deviennent dépendants. Lorsque l’égalité primitive de l’état de nature est remplacée par des inégalités artificielles, la force impersonnelle de la société s’élève au-dessus des particuliers, ce qui permet de neutraliser les inégalités et les dépendances particulières. C’est ici que la grille de lecture durkheimienne surimpose à nouveau sa conceptualité propre : « le milieu social affecterait l’homme social de la même manière que le milieu naturel affecte l’homme naturel [75] ». Durkheim cite en ce sens un passage d’Émile et la lettre au marquis de Mirabeau du 26 juillet 1767, pour tirer Rousseau vers l’idée d’une analogie entre l’ordre social et l’ordre naturel. Mettre la loi au-dessus de l’homme : cette formule célèbre intéresse Durkheim dans la mesure où elle fait émerger l’idée de société comme force impersonnelle supérieure à l’individu ; la liberté ne s’éprouve pas face à la société ou contre elle, mais d’abord en elle.
59Il est vrai que Rousseau, au livre III d’Émile, se prête à cette lecture. Il pousse l’analogie jusqu’à évoquer l’inflexibilité de l’ordre civil, qui mimerait celle de l’ordre naturel. L’hypothèse constitue une expérience-limite : « Si les lois des nations pouvaient avoir comme celles de la nature une inflexibilité que jamais aucune force humaine ne put vaincre, la dépendance des hommes redeviendrait alors celle des choses, on réunirait dans la république tous les avantages de l’état naturel à ceux de l’état civil, on joindrait à la liberté qui maintient l’homme exempt de vices la moralité qui l’élève à la vertu [76]. » Paradoxalement, la liberté et la moralité sont conçues selon Rousseau comme effets de l’accès à une nécessité. L’ordre artificiel est reconquis contre le désordre introduit dans l’ordre naturel : dans l’éducation, il s’agit de faire en sorte que la dépendance des hommes « redevienne » celle des choses. Puisqu’il est impossible de revenir à l’indépendance et à la bonté naturelle de l’état de nature, il faut désormais leur substituer une nouvelle forme de dépendance, impersonnelle et nécessaire, générale et sans acception de personne, qui permette d’éviter l’introduction des vices liés à la particularité de la volonté. Retrouver l’ordre des choses, c’est donc faire accéder la liberté, aussi bien morale que politique, à une forme de nécessité, comme liberté sous la loi et par la loi.
60Il reste que Rousseau usait de cette métaphore au livre III d’Émile, c’est-à-dire au moment où l’enfant devait être traité comme un être purement physique, dénué de toute véritable personnalité morale ; l’usage de l’analogie physique correspond à la « raison sensitive », qui est la raison de cet âge. Plus tard, lorsque l’adolescent aura quitté les « confins de la raison puérile [77] », le gouverneur n’usera plus de cette conception restreinte de la liberté ; la liberté morale au sens fort ne sera plus seulement acceptation de la nécessité, mais aptitude à saisir ce qui nous convient [78].
61C’est donc en superposant la force spirituelle et la force physique dans son exégèse de Rousseau que Durkheim s’autorise l’analogie du physique et du moral. Est-ce parce qu’il a concentré son analyse d’Émile sur les deux premiers livres dont il donne un précis détaillé dans ses cours [79] ? En prenant pour argent comptant le moment du système spéculatif d’Émile où le moral n’est doté d’aucune autonomie à l’égard du physique, où l’obligation se réduit encore à la contrainte, la liberté à l’acceptation de la nécessité, Durkheim omet un élément essentiel : Rousseau présente ce qui est dans le Contrat social une critique du « droit du plus fort » (l’assimilation entre obligation et contrainte) comme un instrument pédagogique qui convient à un certain stade du développement physique, intellectuel et moral de l’enfant. La superposition entre politique et morale est conditionnée par l’hypothèse d’un alignement des lois qui rendent possible la coexistence des libertés sur les lois nécessaires de la nature. D’où la réduction de la liberté à l’acceptation de la nécessité, qui ne saurait en aucun cas constituer le tout de la conception rousseauiste de la liberté comme obéissance aux lois qu’on s’est soi-même données (CS, I, 8). Au livre V d’Émile, l’insertion du résumé du Contrat social destiné à faire l’éducation politique de l’adolescent permettra à celui-ci d’accéder à la distinction entre contrainte et obligation, nécessité et liberté, par un abandon du vocabulaire de la force [80]. À ce stade, Émile accèdera au véritable sens de la liberté comme autonomie.
Le statut du contrat
62Au fond, Durkheim ne distingue donc pas réellement, chez Rousseau, la problématique de l’autonomie politique et celle de l’autonomie morale. Ce qui lui importe est de souligner que Rousseau justifie l’autorité du social : si la société n’est pas naturelle, son artifice – la force impersonnelle en vertu de laquelle elle s’impose aux consciences individuelles – est fondé en nature et en raison. Quoiqu’il considère que la société n’est pas « de la nature », Rousseau affirmerait que « la force sur laquelle la société repose doit être naturelle, fondée dans la nature », par où le philosophe confondrait le « naturel » et le « rationnel » [81]. En tant que « corps organisé » où chaque partie est solidaire du tout, et réciproquement, la société est une association et non une « agrégation » (CS, I, 5). Alors qu’une multitude unie sous un maître se dissout dès que celui-ci disparaît, le peuple se sent uni par des liens de solidarité sociale : « Pour qu’il y ait un peuple, il faut donc avant tout que les individus, qui en sont la matière, soient et se sentent unis entre eux de manière à former un tout dont l’unité ne dépende pas de quelque cause extérieure [82]. »
63L’auteur des Règles de la méthode sociologique ne nie certes pas le phénomène contractuel dans l’œuvre de Rousseau. Il reconnaît l’importance de « l’acte par lequel un peuple est un peuple » en tant que « vrai fondement de la société » (CS, I, 5). Mais il ne met pas l’accent sur ce qui est proprement contractuel dans le contrat, relevant de la fondation et non de l’origine (lecture qui sera prolongée par Vincent Descombes [83]). Sans préciser l’idée de « création continuée » qui accompagne l’appartenance du citoyen au corps politique, il isole le mécanisme impersonnel de la volonté générale comme phénomène purement social. À petites touches, Durkheim assimile ainsi à son interprétation sociologique le cœur même de la doctrine philosophique de Rousseau : désormais, la volonté générale est réinterprétée à la lumière de la force impersonnelle de la société et de la dépendance de l’individu à son égard. Le contrat n’est que le medium en vertu duquel toutes les volontés individuelles disparaissent au sein de la volonté générale, qui est la véritable base de la société. Pour Durkheim, c’est en tant que force sociale – et non en tant que volonté politique – que la volonté générale s’impose ; c’est parce qu’elle est « infiniment supérieure à toutes celles des particuliers » que la volonté générale peut faire société. Fruit de l’aliénation totale des associés qui perdent par là même leur individualité, la société est selon Durkheim libérée des forces centrifuges qui pourraient la menacer [84]. L’existence du « corps moral et collectif », du « moi commun » (CS, I, 6), importe plus désormais que le contrat social stricto sensu : il suffit que ses clauses soient tacitement admises, dans la mesure où la société est « normalement » constituée.
64En dernière instance, ce qui intéresse au plus haut point Durkheim chez Rousseau est le paradoxe d’une absorption émancipatrice de l’individu au sein du tout social. Loin de s’assujettir en se soumettant à l’autorité du social, comme le croyaient à tort les libéraux, l’individu se libère grâce à elle. Durkheim entend ici à nouveau réfuter les thèses de Paul Janet : l’erreur de l’historien libéral des idées politiques tient à ce qu’il comprend mal la nature de la volonté générale, en redoutant qu’elle puisse l’emporter sur les droits individuels. Or loin d’amoindrir notre liberté, la soumission au social nous préserve du caprice et de la dépendance des hommes. Rousseau a compris que seule l’autorité du social pouvait donner force de loi aux contrats : dorénavant, l’être collectif transfigure les rapports sociaux et fonde leur normativité. L’autorité du social « est fondée désormais, non sur la quantité d’énergie dont chacun de nous peut disposer, mais sur l’obligation où se trouve chacun de respecter la volonté générale, obligation qui résulte du pacte fondamental [85] ». En dernière instance, Rousseau aurait donc compris le mécanisme social – plus encore que politique [86] – de l’obligation. Seule la société peut induire une véritable force obligatoire. Rien n’oblige à se plier à des normes, sinon sa puissance anonyme.
65Sans doute ne s’agit-il pas de nier l’importance de l’État et du droit, mais plutôt de montrer, comme le rappelle Durkheim dans un compte-rendu sur « L’origine de l’idée de droit » (1893), que « c’est le fait de vivre en société qui a amené les hommes à définir leurs relations juridiques, à fixer ce que tous peuvent exiger de chacun et ce que chacun peut attendre de tous ». En un mot, la philosophie du droit ne peut pas être séparée de la sociologie [87]. Durkheim n’évacue pas la problématique de la légitimité, qu’il ancre désormais dans la réflexivité d’une pensée du social ; mais il en change l’orientation en récusant la verticalité de la souveraineté. Corrélativement, Durkheim entend prévenir un malentendu : ce serait se méprendre sur la pensée de Rousseau que de comprendre sa théorie comme une nouvelle version du hobbisme qui transfèrerait la souveraineté du monarque au peuple. Dans le Contrat social, la morale n’a pas pour fondement la plus grande force matérielle résultant de la combinaison des forces individuelles : « Ce n’est pas parce que la volonté générale est matériellement la plus forte qu’elle doit être respectée, c’est parce qu’elle est générale. Pour que la justice règne entre les individus, il faut qu’il y ait en dehors d’eux un être suigeneris qui serve d’arbitre et qui fixe le droit : c’est l’être social [88]. » La suprématie morale du social ne tient donc pas à sa force coercitive, à sa supériorité physique, mais à sa nature : le social est d’une autre nature que les particuliers qui le composent. Durkheim a ici conscience qu’il faut une forme de substrat à la conscience collective, ce que Rousseau permet de penser sous la forme d’une volonté plutôt que d’une substance [89].
4. Individualisme ou organicisme ?
66Cependant, n’est-il pas curieux de voir ainsi Durkheim assimiler un processus politique (l’émergence de l’État) à un processus social ? Faut-il en conclure que Durkheim procède à une distorsion de Rousseau, qu’il nie ce qui est spécifique dans sa théorie du contrat ? Anticipe-t-il d’ores et déjà sa réfutation de l’autonomie des volontés contractantes, en montrant que le contrat « consensuel » est un phénomène tardif, issu d’une sécularisation des rites religieux qui lui étaient associés, loin de la vision évolutionniste et individualiste de Spencer [90] ? Certes, dans un chapitre consacré à la question de la souveraineté, le sociologue rappelle le lien entre théorie du corps social et théorie du corps politique. Le Souverain est le corps politique, source des droits et des devoirs. Mais Durkheim tourne le dos à ce qui est irréductiblement hobbesien dans la théorie rousseauiste de la souveraineté [91]. Ce qui lui importe est plutôt de revenir à la définition de la société et de la solidarité qui lui est propre. De même qu’il avait transformé, dans sa lecture de L’Esprit des lois, la typologie politique en typologie sociale, en surimposant sur la différence entre république et monarchie – chacune dotée de leur nature et de leur « principe » – la distinction de la solidarité mécanique et de la solidarité organique, Durkheim relit Rousseau à la lumière de sa classification des sociétés dans De la division du travail social. Au chapitre 3, il distinguait en effet la solidarité qui relie l’individu à la société sans intermédiaire, et la société comme système de fonctions au sein de laquelle l’individu s’insère par la division du travail. Selon Durkheim, la solidarité mécanique ne peut être forte que dans la mesure où les idées et les tendances communes à tous les membres de la société dépassent celles qui les individualisent. À l’opposé de la solidarité organique qui dérive des différences et de leur intégration fonctionnelle dans le tout social, la solidarité mécanique qui « dérive des ressemblances » est à son comble quand la conscience collective recouvre la conscience de l’individu et coïncide en tous points avec elle [92].
67Armé de cette classification, Durkheim formule dès lors un reproche majeur : loin d’avoir péché par excès d’organicisme, comme le lui reprochait par exemple Alfred Fouillée [93], Rousseau n’a précisément pas compris la dimension organique de la société et s’en est tenu à une vision mécanique de la solidarité sociale, qui ne vaut que pour les premières formes de l’évolution sociale. Son argumentation sur la souveraineté prouve que « l’unité attribuée par Rousseau à la puissance souveraine n’a rien d’organique. Cette puissance est constituée, non par un système de forces différentes et solidaires, mais par une force homogène, et son unité résulte de cette homogénéité [94] ». Autrement dit, la souveraineté rousseauiste émanant du concours des citoyens à la formation de la volonté générale est une forme d’unanimisme et non d’intégration des différences. Puisque les « sociétés partielles » doivent être éliminées autant que possible, puisque les corps qui séparent l’individu de l’État doivent être neutralisés, il semble aller de soi que Rousseau ne conçoit l’unité du social que de manière simple, homogène et indifférenciée – ce qui, comme l’avait vu Hegel, témoigne d’une limite de sa philosophie :
Nous sommes ainsi mieux en état de nous représenter dans quel sens Rousseau a pu, comme il le fait très souvent, comparer la société à un corps vivant. Ce n’est pas qu’il la conçoive comme un tout formé de parties distinctes et solidaires les unes des autres, précisément parce qu’elles sont distinctes. Mais c’est qu’elle est ou doit être animée d’une âme une et indivisible, qui meut toutes les parties dans le même sens, en leur enlevant, dans la même mesure, tout mouvement propre. Ce qui est au fond de cette comparaison, c’est une conception vitaliste et substantialiste de la vie et de la société. Le corps de l’animal et le corps social sont mus chacun par une force vitale dont l’action synergique produit le concours des parties [95].
69Durkheim témoigne ainsi de sa lecture biologique (plus encore que chimique) de l’association conçue par Rousseau. Non sans raison, il considère que le modèle vitaliste du Contrat social est trop simple et indifférencié ; au lieu de comprendre la nécessité des corps intermédiaires, Rousseau a voulu les éviter. Sans doute n’a-t-il pas méconnu, selon Durkheim, l’importance de la division des fonctions ; mais le partage du travail « est pour lui un phénomène secondaire et dérivé qui n’engendre pas l’unité du vivant individuel ou collectif, mais plutôt la suppose [96] ». Ainsi, le Souverain peut-il susciter des « organes » divers (les magistratures) mais ce ne sont pas des « parties » – seulement des « émanations » du pouvoir souverain. L’auteur de De la division du travail social reproche à Rousseau de n’avoir pas convenablement cerné la nature de la solidarité sociale, qui chez lui « résulte des lois qui attachent les individus au groupe, non les individus entre eux [97] ». Au fond, la solidarité sociale conçue par l’auteur du Contrat social n’est effective que par la médiation de la communauté, c’est-à-dire du politique, ce que Durkheim prétend justement éviter. Paradoxalement, Rousseau n’est donc pas excessivement collectiviste, comme on l’a presque toujours affirmé, mais excessivement individualiste, comme l’avait pressenti Hegel : « L’individualisme niveleur de Rousseau, ne lui permettait pas un autre point de vue [98] ».
Le rôle du législateur
70Faut-il en conclure que Rousseau n’est finalement pas soluble dans la méthode sociologique ? N’a-t-il fait qu’une erreur d’appréciation, ou son erreur concerne-t-elle la nature même du social ? La question se pose dans toute son acuité à propos du rôle du législateur. Dans le chapitre intitulé « De la loi en général », Durkheim souligne en effet que pour Rousseau, le peuple ne se suffit pas pour faire la loi : « S’il veut toujours le bien, il ne le voit pas toujours » (CS, II, 3, 6). Afin d’éclairer son jugement, il faut donc un législateur. Or Durkheim perçoit ici une nouvelle contradiction de Rousseau : comment un simple individu, toujours soupçonné d’être « immoral » (asocial), pourrait-il être source des lois ? Le caractère « extraordinaire » et supra-humain du législateur ne satisfait pas le sociologue, qui perçoit une forme d’irrationalité associée à l’autorité sacrée de ce dieu vivant : « Il faudrait des dieux, écrit Rousseau, pour donner des lois aux hommes [99]. »
71La contradiction perçue par Durkheim est double : d’une part, l’idée d’un génie extraordinaire lui semble improbable ; d’autre part, la mission qu’il doit accomplir lui paraît extravagante : s’il s’agit de dénaturer la nature humaine, de transformer l’individu en citoyen (II, 7), il semble exclu de confier une telle mission à un homme dénué de tout pouvoir et donc de force effective pour réaliser ses idées. La figure du nomothète est une contradiction incarnée, que Rousseau entrevoit en évoquant la solution du « sacré » destinée à enraciner son autorité. Mais Durkheim exclut cette solution théologico-politique – celle d’un Moïse avec lequel lui-même voudrait avoir rompu [100]. Il doit conclure, en conséquence, que l’institution d’une législation est délicate et incertaine pour Rousseau, puisqu’elle dépend non seulement d’un « heureux mais imprévisible accident » qui relève presque du « miracle », mais également de conditions structurelles portant sur le peuple à instituer (son volume, sa maturité, etc.). Le pessimisme historique de Rousseau serait la conclusion logique de cette antinomie entre nature et art. L’origine du social reste trop hasardeuse [101].
Rousseau ou Montesquieu
72À titre conclusif, Durkheim compare l’œuvre politique de Rousseau à celle de ses deux illustres prédécesseurs, Hobbes et Montesquieu. Leur point commun est essentiel : tous considèrent que la société se surajoute à la nature. Mais sur ce socle convergent s’édifient des doctrines fondamentalement différentes du règne social. Le volontarisme hobbesien stipule que la société ne se maintient que parce que le souverain empêche les individus de se détruire ; le lien social n’existe que par la soumission des hommes à sa volonté. En revanche, Montesquieu rompt avec ce volontarisme politique : le législateur ne peut faire arbitrairement la loi, il doit respecter la « nature des choses » (les conditions naturelles et sociales du politique) [102].
73La différence s’accroît si l’on envisage la question de la solidarité sociale proprement dite. Pour Durkheim, Rousseau en est resté à une vision archaïque de la solidarité sociale. S’il n’attribue pas cet archaïsme à la « liberté des anciens » défendue par Rousseau au prix de la liberté des modernes, et s’il ne voit pas seulement Sparte derrière la cité du Contrat, Durkheim juge Montesquieu supérieur dans sa vision organique de la solidarité sociale comme dans sa théorie des corps intermédiaires entre l’individu et l’État. Certes, tous deux ont cerné la consistance propre du social – sa « naturalité ». L’autorité du social tient aux mœurs plus qu’aux lois. Mais là où Montesquieu a su penser le tout social comme résultat d’une intégration fonctionnelle, Rousseau s’en est tenu à une vision obsolète où les individus sont associés en tant que semblables [103].
74La théorie de Rousseau est donc grevée par un défaut que Montesquieu avait su éviter. Le « point faible du système » tient dans sa contradiction constitutive. Dans le Contrat social, la société s’avère à la fois nécessaire et impossible dans la mesure où la vie sociale semble trop exigeante pour l’individu, voué à être dénaturé en citoyen. Le législateur n’est qu’une solution fictive, un deus ex machina : « Si, comme nous l’avons montré, la vie collective n’est pas, d’après Rousseau, contraire à l’ordre naturel, elle y a tellement peu de points d’attache qu’on ne voit pas clairement comment elle est possible. Rousseau dit quelque part que l’autorité du législateur, pour être respectée, suppose déjà un certain esprit social ; mais la constitution de la société le suppose plus encore [104]. » La société devrait en quelque sorte se précéder elle-même, posséder dans ses mœurs les qualités requises pour que la socialisation de l’individu s’opère dans les conditions propices [105]. Telle est la limite du système de Rousseau, et la raison pour laquelle celui-ci n’aurait été qu’un « précurseur » imparfait de la sociologie.
75*
76En dernier ressort, Durkheim tire profit de l’analyse contrastée de Rousseau, dont il transpose en partie les concepts-clés (souverain, peuple, volonté générale) du politique au social. Néanmoins, faire de la volonté générale une forme de conscience collective, du peuple une association sociale et du souverain une forme d’autorité morale revient à minorer tout ce qui, chez Rousseau, relève de la question de la légitimité et de l’analyse juridico-politique – les « principes du droit politique ». Durkheim omet également le travail que Rousseau lui-même – soucieux d’identifier les « contradictions du système social » – a opéré sur le concept d’« opinion publique » [106]. À trop vouloir contrer la lecture libérale et constitutionnaliste sans s’adonner pour autant à une réappropriation républicaine, Durkheim a sans doute proposé une version singulière de la théorie rousseauiste. Même si elle demeure formellement présente, la philosophie politique est effacée, à touches plus ou moins subtiles, au profit d’une vision sociologique de la volonté générale. L’accord décelé par Durkheim entre « individualisme » et « socialisme » ne permet pas ici de surmonter les tensions associées à la vision immanentiste de la volonté générale.
77Cette lecture infusera longtemps l’œuvre de Durkheim. Le célèbre article de 1898 en l’honneur de Dreyfus (« L’individualisme et les intellectuels ») – qui témoigne d’un engagement politique exceptionnel – rend d’abord hommage à Rousseau qui, avant Kant, a fondé une version non égoïste et non utilitariste de l’individualisme. Dans cette version « morale » de l’individualisme qui se traduira dans la Déclaration des droits de l’homme, l’intérêt personnel serait la source du mal [107]. La nouvelle religion de l’humanité créée par Rousseau défendrait ainsi les droits sacrés de l’individu, mais tout en assumant une conception autoritaire de l’État. Cette lecture, qui va à l’encontre de la critique libérale la plus répandue autant que de certaines réappropriations républicaines [108], prend sens à un moment où Durkheim soutient que les principes de 1789 mis en œuvre par la IIIe République restent insuffisants : la liberté de penser et de voter, la liberté « politique » n’est qu’un moyen et non une fin ; le suffrage universel suscite le désenchantement, car il ne règle aucun des problèmes « moraux » de la vie sociale.
78Dans son exégèse du Contrat social, le fondateur, avec Comte, de la sociologie française s’est sans doute octroyé le beau rôle. Certes, Durkheim a perçu certaines failles de la pensée politique de Rousseau – ses critiques du « face à face » du citoyen et de l’État ou du législateur comme deus ex machina sont parfaitement judicieuses. Mais il a peut-être été trop loin en dénonçant celui qu’il juge en partie responsable de la crise contemporaine de la démocratie et de l’anomie qui s’ensuit. Passant sous silence le travail sur les mœurs qui forme pourtant la clé de voûte de l’édifice politique sur lequel le législateur travaille « en secret » (CS, II, 12), Durkheim considère que Rousseau a mal conçu l’origine de la société et a « grand mal à montrer comment il lui est possible de se débarrasser de ses imperfections et de se constituer logiquement [109] ». Althusser retournera ce réquisitoire en hommage, en montrant que la grandeur de Rousseau tient précisément à ce qu’il a posé l’origine comme problème insoluble et affirmé l’irréductible précarité du contrat, associé à un véritable abîme théorique [110].
79Mais en dénonçant la fragilité du social chez Rousseau, ses « assises si peu solides dans le donné », l’« édifice toujours chancelant, dont l’équilibre, délicat à l’excès, ne peut en tous cas s’établir et se maintenir que grâce à un concours presque miraculeux de circonstances [111] », Durkheim renvoie peut-être aussi aux limites de sa propre vision du politique, où domine une vision de l’État comme « cerveau » du social. Si la démocratie ne saurait se réduire au suffrage universel, si elle se conçoit d’abord comme un fait social ancré dans les délibérations des corporations, elle doit en effet reposer sur des groupes intermédiaires stables qui alimentent la communication constante entre le pouvoir social et l’État. Les associations professionnelles ou corporatistes visent à transformer l’esprit des individus, et à jouer le rôle de la vertu civique rousseauiste en étendant l’intérêt particulier pour le faire coïncider avec l’intérêt général [112]. Faire remonter à la surface des consciences individuelles l’esprit social importe au plus haut point à la démocratie, au sein des sociétés modernes toujours menacées d’anomie. Il reste qu’en cas d’échec de l’intégration sociale et de la morale laïque que Durkheim appelait de ses vœux, il n’y a plus qu’un « miracle » qui puisse, dans certaines circonstances, préserver la démocratie de la dissolution.
Notes
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[1]
É. Durkheim, Montesquieu et Rousseau précurseurs de la sociologie, avec une note introductive de Georges Davy, Paris, Librairie Marcel Rivière, 1953. Nous remercions Bruno Karsenti, Florence Hulak, Johanna Lenne-Cornuez de leur lecture bienveillante et vigilante de cet article, ainsi que le relecteur anonyme des Études Philosophiques ; toutes ses lacunes sont de notre seul fait.
-
[2]
Montesquieu fait aussi l’objet d’une réappropriation républicaine. Voir C. Nicolet, L’Idée républicaine en France (1789-1924). Essai d’histoire critique, Paris, Gallimard, 1982, pp. 59-63 ; C. Nicolet, Histoire, Nation, République, Paris, Odile Jacob, 2000, pp. 47-54 ; C. Larrère, « Montesquieu républicain ? De l’interprétation universitaire pendant la IIIe république », XVIIIe siècle, 21, 1989, pp. 150-162.
-
[3]
J. Jaurès, « Les idées politiques et sociales de Rousseau », Revue de Métaphysique et de Morale, 20, mai 1912, pp. 371-381, qui considère Rousseau comme un républicain affirmant la légitimité de la propriété privée, et non comme un socialiste.
-
[4]
C. Bouglé, Le Solidarisme, Paris, Giard et Brière, 1907, p. 78 ; « Rousseau et le socialisme », Revue de Métaphysique et de Morale, 20, mai 1912, pp. 341-352. Le point de vue d’Alfred Espinas, qui range aussi Rousseau parmi les socialistes du xviiie siècle, est plus critique (La Philosophie sociale du XVIIIe siècle et la Révolution, Paris, Félix Alcan, 1898, pp. 68-71, pp. 92-94, pp. 107-117). Voir S. Audier, « Rousseau : père intellectuel de la IIIe République ? », « Modernités de Rousseau », C. Spector (dir.), Lumières, 15, premier semestre 2010, pp. 43-68. Nous nous permettons également de renvoyer à Au prisme de Rousseau : usages politiques contemporains, Oxford, Voltaire Foundation, 2011, chap. 2 et 6.
-
[5]
É. Durkheim cite alors Montesquieu et Condorcet, non Rousseau (« La sociologie en France au xixe siècle », Revue bleue, 4e série, t. XIII, 20, 1900, pp. 609-613 et 21, pp. 647-652).
-
[6]
Nous ne développerons pas ici cet aspect parfaitement traité par B. Karsenti, « Politique de la science sociale. La lecture durkheimienne de Montesquieu », Revue Montesquieu, 6, 2002, pp. 33-55. Voir également F. Callegaro, La Science politique des modernes. Durkheim, la sociologie et le projet d’autonomie, op. cit., pp. 25-37.
-
[7]
A. Comte avait déjà relevé l’importance de Montesquieu, et ses limites (Cours de philosophie positive, in Œuvres Complètes, t. IV, Paris, 1893, réimpression Paris, Anthropos, 1969, 47e leçon).
-
[8]
Voir É. Durkheim, « La “pédagogie” de Rousseau », Plans de leçons, in Textes, Paris, Minuit, 1975, t. 3, pp. 371-401. Faute de place, nous laisserons ce texte hors de notre analyse ici. Voir plus généralement Giovanni Paoletti, Durkheim et la philosophie. Représentation, réalité et lien social, Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque des sciences sociales », 2012.
-
[9]
Rousseau, Émile, in Œuvres complètes, t. IV, Paris, Gallimard, 1969, p. 836.
-
[10]
Ce point est relevé par A. Cuvillier lui-même (Durkheim, Montesquieu et Rousseau précurseurs de la sociologie, op. cit., p. 8).
-
[11]
Revue de Métaphysique et de Morale, t. XXV (1918), pp. 1-23 et pp. 129-161. Xavier Léon, secrétaire de rédaction de la revue, présente le texte en précisant que sa publication relève d’un « pieux devoir » : Durkheim malade lui aurait demandé expressément de publier ses cours sur Rousseau. Durkheim y avait joint des notes sur l’Émile vouées à compléter l’étude du Contrat social : « Les deux thèses sont connexes et l’on ne s’en doute pas. Y aurait-il lieu de publier ces plans de leçons ? On s’en avisera » (voir la note de P. Hayat, op. cit., pp. 23-24).
-
[12]
Voir Tina Arppe, « Rousseau, Durkheim et la constitution affective du social », Revue des Sciences Humaines, 13, 2005, pp. 5-31. L’article de Mark Cladis porte plutôt sur la réactualisation du débat dans le contexte de la controverse entre libéraux et communautariens (« Rousseau and Durkheim: The Relation between the Public and the Private », The Journal of Religious Ethics, vol. 21, 1, spring, 1993, pp. 1-25). On se reportera aussi à B. Bernardi, « J.-J. Rousseau : une chimie du politique ? », Philosophie, 56, 1997, pp. 49-65 ainsi qu’à l’exposé (en ligne) de Pierre Crétois, « La lecture durkheimienne de Rousseau entre individualisme et holisme », <https://ash.univ-tours.fr/servlet/com.univ.collaboratif.utils>.
-
[13]
Marcel Mauss, « In memoriam. L’œuvre inédite de Durkheim et de ses collaborateurs », L’Année sociologique, nouvelle série, I, 1925, pp. 8-29.
-
[14]
Pour une telle lecture, voir R. Bellah, introduction à Durkheim on Morality and Society, Chicago, The University of Chicago Press, 1973 (qui fait de Durkheim un « idéologue semi-officiel de la IIIe République », p. xvii) ; S. Fenton, Durkheim and Modern Sociology, Cambridge, Cambridge University Press, 1984 (qui considère Durkheim comme un « radical ») ; J.-F. Spitz, Le Moment républicain en France, Paris, Gallimard, 2005, chap. 5 et 6. Voir la critique qu’en propose S. Audier, La Pensée solidariste, Paris, Puf, 2010, pp. 52-61. Voir aussi M. Richter, qui replace Durkheim dans le contexte de l’affaire Dreyfus et du « Bloc des gauches » (« Durkheim’s Politics and Political Theory », in Durkheim et al., Essays on Sociology and Philosophy, éd. Kurt H. Wolff, Londres, Harper Torchbooks, 1964, pp. 170-210).
-
[15]
É. Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, Paris, Puf, 1986, p. 117.
-
[16]
Ibid., p. 120. Voir aussi Hobbes à l’agrégation, J.-F. Bert éd., Paris, Éditions EHESS, 2011, p. 59 : la doctrine de Hobbes est qualifiée de « libérale et autoritaire, monarchique démocratique (sic), artificialiste et naturaliste ».
-
[17]
T. Ferneuil, Les Principes de 1789 etla science sociale, Paris, Hachette, 1889. Cette influence est relevée par S. Audier, art. cit., pp. 58-59.
-
[18]
É. Durkheim, « Les principes de 1789 et la sociologie », Revue internationale de l’enseignement, 19, 1890, pp. 450-456.
-
[19]
É. Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, op. cit., pp. 121-122.
-
[20]
Nous nous permettons de renvoyer à C. Spector, Rousseau. Les paradoxes de l’autonomie démocratique, Paris, Michalon, « Le bien commun », 2015, chap. 2.
-
[21]
É. Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, op. cit., pp. 121-123.
-
[22]
Ibid., p. 121.
-
[23]
Durkheim a professé des cours sur Aristote, Hobbes, Montesquieu, Rousseau et Condorcet comme « ancêtres » de la sociologie. Voir l’introduction de P. Hayat (É. Durkheim, Le Contrat social de Rousseau, Paris, Kimé, 2008, p. 9). Nous utiliserons ici cette édition commode (désormais CSR). Pour le Contrat social (désormais CS) et le second Discours, nous utiliserons l’édition Pléiade (Œuvres complètes, t. III, Paris, Gallimard, 1964).
-
[24]
Ce point de vue a été récemment révisé. Voir B. Bernardi, introduction à Du contract social, ou Essai sur la forme de la République (Manuscrit de Genève), B. Bachofen, B. Bernardi et G. Olivo éds., Paris, Vrin, 2012.
-
[25]
CSR, p. 35.
-
[26]
Voir C. Spector, « De Diderot à Rousseau : la double crise du droit naturel moderne », in Rousseau, Du contract social, ou Essai sur la forme de la République (Manuscrit de Genève), op. cit., pp. 141-153.
-
[27]
CSR, p. 36.
-
[28]
CSR, p. 49.
-
[29]
CSR, pp. 49-50.
-
[30]
CSR, p. 50.
-
[31]
Ibid.
-
[32]
Voir V. Goldschmidt, Anthropologie et Politique. Les principes du système de Rousseau, Paris, Vrin, 1983, pp. 486-495.
-
[33]
CSR, pp. 50-51.
-
[34]
Cité in CSR, pp. 51-52.
-
[35]
Herbert Spencer, Principes de sociologie, t. III, trad. M. Cazelles, Paris, Felix Alcan, 1896, pp. 332-333.
-
[36]
Rousseau, Manuscrit de Genève, op. cit., p. 36. Nous indiquons en gras ce que Durkheim omet et en mode biffé ce qu’il ajoute.
-
[37]
É. Durkheim, Leçons de sociologie, Paris, Puf, 1950, rééd. 2010, p. 88.
-
[38]
Voir M. Plouviez, « Le contrat comme institution sociale. La notion de solidarité contractuelle chez Émile Durkheim », in Repenser le contrat, Mikhaïl Xifaras et Gregory Lewkowicz (dir.), Paris, Dalloz, 2009, pp. 84-108.
-
[39]
É. Durkheim, « Représentations individuelles et représentations collectives », in Sociologie et Philosophie, Paris, Puf, 2002, p. 36. Voir l’explication qu’en donne B. Karsenti, « Les représentations et le temps. La “conscience collective” selon Durkheim », in La Société en personnes. Études durkheimiennes, Paris, Economica, 2006, pp. 147-161.
-
[40]
Voir B. Bernardi, La Fabrique des concepts, Essai sur l’invention conceptuelle chez Rousseau, Paris, Champion, 2006, chap. 1, pp. 49-76 ; et son édition des Institutions chimiques, Paris, Fayard, 1999.
-
[41]
É. Durkheim, « Représentations individuelles et représentations collectives », art. cit., p. 41.
-
[42]
Ibid., p. 48.
-
[43]
CSR, p. 52.
-
[44]
CSR, p. 53. L’auteur cite le Discours sur l’économie politique, in OC, t. III, p. 244.
-
[45]
É. Durkheim, « Représentations individuelles et représentations collectives », art. cit., p. 43.
-
[46]
Bruno Karsenti, L’Homme total, Paris, Puf, 1997, pp. 44-48 (cette position est toutefois infléchie dans l’article précédemment cité de La Société en personnes, op. cit., p. 148). La lecture de Jean-Claude Filloux tente d’exonérer Durkheim de ce reproche de substantialisme (J.-C. Filloux, Durkheim et le socialisme, Genève, Droz, 1977, pp. 45-49).
-
[47]
CSR, pp. 44-45.
-
[48]
H. Spencer, Principes de sociologie, op. cit., III, pp. 331-332.
-
[49]
Voir J.-C. Filloux, Durkheim et le socialisme, op. cit., chap. VII ; B. Karsenti et C. Lemieux, Socialisme et sociologie, Paris, Éditions de l’EHESS, 2017.
-
[50]
É. Durkheim, « Note sur la définition du socialisme », Revue philosophique, 36, 1893, pp. 506-512.
-
[51]
É. Durkheim, Le Socialisme, Paris, Puf, 1992, p. 77 (cité par S. Audier, art. cit., p. 63). La préface de P. Birnbaum met en lumière la proximité de Durkheim avec Jaurès et son peu de sympathie pour le courant de Jules Guesde, également actif à Bordeaux.
-
[52]
Voir en un sens différent A. Honneth, « Les pathologies du social. Tradition et actualité de la philosophie sociale » (1994), in La Société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, trad. O. Voirol, P. Rusch et A. Dupeyrix, Paris, La Découverte, 2006, pp. 39-100.
-
[53]
CSR, p. 71. Sur l’interprétation de ce concept, voir B. Bernardi, La Fabrique des concepts. Recherches sur l’invention conceptuelle chez Rousseau, op. cit., pp. 441-537 ; G. Radica, L’Histoire de la raison. Anthropologie, morale et politique chez Rousseau, Paris, Champion, 2008, pp. 151-241.
-
[54]
Paul Janet, Histoire de la science politique dans ses rapports avec la morale, Paris, Ladrange, 1972, p. 581.
-
[55]
CSR, pp. 71-72.
-
[56]
CSR, p. 75.
-
[57]
Voir Bruno Karsenti, « Le corps-à-corps politique et la démocratie », in D’une philosophie à l’autre. Les sciences sociales et la politique des modernes, Paris, Gallimard, 2013, pp. 107-108 (B. Karsenti attribue cette contradiction à la démocratie).
-
[58]
CSR, p. 76.
-
[59]
Idem
-
[60]
CSR, p. 75.
-
[61]
É. Durkheim, « L’individualisme et les intellectuels », Revue bleue, 4e série, t. X, 1898, pp. 7-13.
-
[62]
A. Quételet, Sur l’homme et le développement de ses facultés. Éssai d’une physique sociale (1869), rééd. Académie royale de Belgique, 1997.
-
[63]
Voir Y. Sintomer, « Émile Durkheim, entre républicanisme et démocratie délibérative », Sociologie, 2011/4, vol. 2, pp. 405-416 ; C. Gautier, « Corporation, société et démocratie chez Durkheim », Revue française de science politique, 1994, 44, 5, pp. 836-855.
-
[64]
É. Durkheim, Leçons de sociologie, op. cit., Septième leçon, pp. 115-116. Voir B. Karsenti, « La constitution du social », in La Société en personnes, op. cit., pp. 11-33 ; F. Callegaro, La Science politique des modernes. Durkheim, la sociologie et le projet d’autonomie, Paris, Economica, 2015, pp. 11-15, chap. 9.
-
[65]
Rousseau critique lui aussi la démocratie, qui instaure un « gouvernement sans gouvernement » en unissant le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif (CS, III, 4).
-
[66]
É. Durkheim, Leçons de sociologie, op. cit., p. 118.
-
[67]
Ibid., Huitième leçon, p. 126.
-
[68]
Ibid., p. 127 ; voir, pour l’éloge de Montesquieu, p. 82 (« Point de groupes secondaires, point d’autorité politique »).
-
[69]
Ibid., pp. 127-128.
-
[70]
Ibid., Neuvième leçon, p. 132.
-
[71]
Ibid., p. 137.
-
[72]
Ibid., p. 140.
-
[73]
Rousseau, Émile, II, p. 249.
-
[74]
CSR, p. 62.
-
[75]
CSR, p. 63.
-
[76]
Rousseau, Émile, II, pp. 311-312.
-
[77]
Émile, II, pp. 417-418.
-
[78]
Voir F. Guénard, Rousseau et le travail de la convenance, Paris, Honoré Champion, 2004.
-
[79]
É. Durkheim, « La “pédagogie” de Rousseau. Plans de leçons », publication posthume extraite de la Revue de métaphysique et de morale, 1918, 26, pp. 153-180, texte reproduit in Textes 3. Fonctions sociales et institutions, pp. 371-401, Paris, Les Éditions de Minuit, 1975.
-
[80]
« Remontant d’abord à l’état de nature, nous examinerons si les hommes naissent esclaves ou libres, associés ou indépendants, s’ils se réunissent volontairement ou par force ; si jamais la force qui les réunit peut former un droit permanent, par lequel cette force intérieure oblige, même quand elle est surmontée par une autre […] Ou bien si cette première force venant à cesser, la force qui lui succède oblige à son tour et détruit l’obligation de l’autre, en sorte qu’on ne soit obligé d’obéir qu’autant qu’on y est forcé… » (Rousseau, Émile, V, pp. 837-838).
-
[81]
CSR, p. 64.
-
[82]
CSR, p. 66.
-
[83]
V. Descombes, Les Embarras de l’identité, Paris, Gallimard, 2013, pp. 220-226. Voir la réponse de L. Guerpillon, « Moi commun et conscience de soi chez Rousseau », Klesis, 2016, 34, pp. 67-100.
-
[84]
CSR, p. 67.
-
[85]
CSR, p. 69.
-
[86]
Voir B. Bernardi, Le Principe d’obligation, Paris, Vrin/EHESS, 2007.
-
[87]
Durkheim, « L’origine de l’idée de droit », Revue philosophique, 1893, 35, pp. 290-296, reproduit in Émile Durkheim, Textes 1, Éléments d’une théorie sociale, Paris, Éditions de Minuit, 1975, pp. 233-241.
-
[88]
CSR, p. 71.
-
[89]
CSR, p. 71.
-
[90]
M. Plouviez, « Durkheim et l’histoire du droit contractuel. Une relativisation socio-historique de l’autonomie de la volonté », Annuaire de l’Institut Michel Villey, vol. 4, 2012, pp. 231-256.
-
[91]
Voir É. Balibar, « Ce qui fait qu’un peuple est un peuple. Rousseau et Kant », in La Crainte des masses. Politique et philosophie avant et après Marx, Paris, Galilée, 1996, pp. 101-129.
-
[92]
É. Durkheim, De la division du travail social, Paris, Puf, 1998, pp. 99-101.
-
[93]
A. Fouillée, La Science sociale contemporaine, Paris, Hachette, 1910, pp. 30-31.
-
[94]
CSR, p. 78.
-
[95]
CSR, p. 78.
-
[96]
CSR, p. 79.
-
[97]
CSR, p. 79.
-
[98]
Ibid. Voir P. Knapp, « The Question of Hegelian Influence upon Durkheim’s Sociology », Sociological Inquiry, vol. 55, 1, January 1985, pp. 1-15.
-
[99]
CSR, p. 84 ; voir CS, III, 4.
-
[100]
Ce que B. Karsenti lui reproche précisément (« Le corps-à-corps politique et la démocratie », art. cit., p. 108).
-
[101]
CSR, p. 87.
-
[102]
Voir C. Spector, Montesquieu. Liberté, droit et histoire, Paris, Michalon, 2010, conclusion.
-
[103]
CSR, p. 93.
-
[104]
CSR, p. 101.
-
[105]
Le législateur devrait, tel Moïse, faire advenir le peuple en politisant ses mœurs et en agissant comme doxologue – révélateur de l’esprit social déjà présent. B. Karsenti propose cette lecture de Rousseau, qui n’est pas celle de Durkheim (Moïse et l’idée de peuple. La vérité historique selon Freud, Paris, Cerf, 2012, pp. 18-58).
-
[106]
Sur ces modifications de l’opinion publique, nous nous permettons de renvoyer à « Rousseau : l’honneur au tribunal de l’opinion publique », in Penser et vivre l’honneur à l’époque moderne, H. Drévillon et D. Venturino éds., Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2011, pp. 127-142.
-
[107]
É. Durkheim, « L’individualisme et les intellectuels », art. cit., pp. 7-13.
-
[108]
Voir C. Nicolet, L’Idée républicaine en France (1789-1924), op. cit., chap. 2 ; P. Rosanvallon, Le Modèle politique français. La société civile contre le jacobinisme de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 2004, pp. 265-275.
-
[109]
CSR, p. 101.
-
[110]
L. Althusser, Cours sur Rousseau (1972), Y. Vargas éd., Paris, Le Temps des cerises, 2012, pp. 134-135.
-
[111]
CSR, p. 101.
-
[112]
Voir F. Callegaro, La Science politique des modernes. Durkheim, la sociologie et le projet d’autonomie, op. cit., p. 248.