Couverture de LEPH_183

Article de revue

Arrangement catégorial et activité psychique. James Harris, un aristotélicien anti-lockéen

Pages 425 à 434

Notes

  • [1]
    Sur ses liens intellectuels avec son oncle, voir Laurent Jaffro, « Les manuscrits de Shaftesbury : typologie et théorie », dans Lire, copier, écrire. Les bibliothèques manuscrites et leurs usages au xviiie siècle, dir. É. Décultot, Paris, CNRS Éditions, 2003, p. 161-178.
  • [2]
    Hermes, a philosophical inquiry concerning universal grammar, Londres, Woodfall, 1751. L’ouvrage a été traduit en français, avec des remarques de François Thurot (Paris, Imprimerie de la République, an iv). Sur cette oeuvre, voir Joseph Subbiondo, « The semantic theory of James Harris », Historiographia linguistica, 1976, p. 275-291. Voir aussi Masataka Miyawaki, James Harris’s Theory of Universal Grammar. A synthesis of the Aristotelian and Platonic Conceptions of Language, Munster, Nodus, 2002.
  • [3]
    Londres, J. Nourse, 1775, nouvelle édition : Londres, Windgrave, 1799 ; nous citerons le texte d’après cette édition. Harris avait auparavant proposé Three Treatises: The First Concerning Art, the Second Concerning Music, Painting and Poetry; The Third Concerning Happiness (Londres, J. Nourse, P. Vaillant, 1744), et est l’auteur des Philological Inquiries (Londres, C. Nourse, 1781, 3 parties). On trouve en outre une réédition des œuvres de Harris par son fils le comte de Malmesbury, Londres, F. Wingrave, 1801 ; Oxford, J. Vincent, 1841.
  • [4]
    Voir chap. 1, p. 22-23.
  • [5]
    Sur cet ouvrage et son projet philosophique, voir Laurent Jaffro, « Esprit, où es-tu ? Pérennité de la distinction entre présence locale et présence virtuelle », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 2014/1, p. 3-22, p. 19 sq., qui envisage plus particulièrement la catégorie du « où ».
  • [6]
    Voir ainsi chap. 1, p. 15, note f, qui loue l’excellent commentaire d’Ammonius. L’avertissement de l’ouvrage (p. iv) prétend que l’auteur n’entend pas faire œuvre novatrice, mais plutôt reprendre des thèses anciennes.
  • [7]
    Une tradition multiséculaire, constate Harris, a reconnu en Aristote une autorité, ce qui ne peut être un simple hasard, voir chap. 3, p. 39, note a.
  • [8]
    Voir Hermes, III, chap. 4, p. 392-393.
  • [9]
    Dans son édition des œuvres de son père, Malmesbury rend compte de sa lecture d’Aristote et des commentateurs et de sa volonté de corriger l’idée qu’il était un auteur obscur auquel il fallait préférer Locke (éd. de 1841, p. iv-v).
  • [10]
    Sur les liens entre langage et raison chez Harris, voir Peter A. Verburg, Language and its Functions, Amsterdam, John Benjamins Publishing, 1998, p. 354-366.
  • [11]
    Concernant ce contexte intellectuel, voir Laurent Jaffro, « “De bon lieu”. Pierre Coste, James Harris, et la dissémination de l’interprétation shaftesburienne d’Horace », La Lettre clandestine, 2007, 15, p. 45-60.
  • [12]
    Sur le lien entre la logique et le discours, voir Hermes, I, chap. 3, p. 30 pour le parallélisme de la division des choses en substance et attribut et des mots en substantifs et attributifs.
  • [13]
    Chap. 1, p. 15,
  • [14]
    Voir Jean-Christophe Bardout, Malebranche et la métaphysique, Paris, Puf, 1999, p. 20 sq. À titre de témoin de la réception anglaise de Malebranche, voir l’Examen de la vision en Dieu de Malebranche de Locke (trad. J.-M. Vienne, Paris, Vrin, 2013). Sur les idées comme objets des sciences (et non seulement effets de la contemplation), cf. John Norris, An Essay towards the Theory of the Ideal or Intelligible World, I, Londres, Manship, 1701, p. 128 sq. ; sur Norris, voir W. J. Mander, The Philosophy of John Norris, Oxford, Oxford University Press, 2008.
  • [15]
    Voir aussi La Logique ou l’art de penser, IInd Discours préliminaire : « il n’y a rien de plus considérable dans la métaphysique que l’origine de nos idées » (éd. P. Clair et F. Girbal, Paris, Vrin, 1993, p. 30).
  • [16]
    Chap. 1, p. 15 ; détermination reprise p. 17.
  • [17]
    Chap. 1, p. 16, note f. Cf. Ammonius, In Categorias, CAG IV-4, 9-10.
  • [18]
    Voir aussi chap. 1, p. 14 : « What is it that these terms represent? ».
  • [19]
    Au sein de la triade termes, idées, choses, que met en place Harris, les idées sont centrales, voir chap. 2, p. 24.
  • [20]
    La science porte sur des idées, les individus étant par eux-mêmes inconnaissables ; voir Hermes, III, chap. 4, p. 368-370.
  • [21]
    Chap. 1, p. 14.
  • [22]
    Chap. 1, p. 18.
  • [23]
    Chap. 6, p. 112-113.
  • [24]
    Chap. 6, p. 113.
  • [25]
    Harris distingue la substance, les attributs et les circonstances, et fait de la qualité et de la quantité des attributs essentiels. L’arrière-fond cartésien de cette relecture des catégories est patent, puisque pour les substances corporelles, la quantité se découvre dans l’extension et la qualité dans la figure et l’organisation (chap. 2, p. 27). S’il faut faire droit à la quantité pour les corps, cette quantité se pense comme extension : « a triply extended magnitude is essential to body » (chap. 7, p. 139). Sur cette division substance / attribut, voir Hermes, I, chap. 3, p. 30 ; en note, Harris renvoie à la division classique substance / accident.
  • [26]
    Voir chap. 7, p. 140. Voir déjà la liste donnée au chap. 2, p. 32-33, après l’explication de ces différentes catégories.
  • [27]
    Chap. 7, p. 142-143.
  • [28]
    Voir la note a, p. 143.
  • [29]
    In Categorias, chap. 6, CAG VIII, 121-122 ; cf. chap. 7, 156-157. CAG renvoie aux Commentaria in Aristotelem Graeca, Berlin, Reimer, 1882-1909.
  • [30]
    Voir Essay, I, chap. 4, § 18 ; cf. II, chap. 23, § 1-2.
  • [31]
    Sur la plus grande universalité de la qualité, voir encore chap. 9, p. 180-181.
  • [32]
    Chap. 8, p. 143-144.
  • [33]
    Cf. chap. 8, p. 172. Voir aussi chap. 10, p. 213. La substance et la qualité renvoient ainsi respectivement à l’existence et à la distinction. L’existence n’est donc pas principe d’individuation. Harris est ici encore anti-lockéen, voir Essay, II, chap. 27, § 3.
  • [34]
    Chap. 8, p. 148-149.
  • [35]
    Harris ne se satisfait pas de l’approche simplement logique (chap. 2, p. 33, note b) : les « arrangements » qu’il propose ne seront pas « logiques », mais « philosophiques ». Harris ne s’estime ainsi pas assujetti à la séparation par discipline qui lui imposerait de limiter ses réflexions à la logique, à l’exclusion d’autres domaines de la philosophie ; voir chap. 3, p. 39, note a. Après avoir présenté l’hylémorphisme aristotélicien, Harris se propose alors de revenir sur les propriétés de la substance, selon l’approche de la logique péripatéticienne (chap. 7, p. 132), et Harris pourra alors parler de ses réflexions comme de « our logical inquiries » (p. 139).
  • [36]
    Chap. 10, p. 223.
  • [37]
    Chap. 10, p. 224.
  • [38]
    Chap. 10, p. 225, note l.
  • [39]
    Chap. 9, p. 192.
  • [40]
    Voir chap. 10, p. 213 : « We must not imagine them to exist, like pebbles upon the shoar, dispersed and scattered, without dependence or mutual sympathy. »
  • [41]
    Voir chap. 10, p. 214.
  • [42]
    Essay, II, chap. 1, § 1-2.
  • [43]
    Voir déjà chap. 7, p. 140 : « Some of these are at all time no higher than accidents: such for exemple a site or position, the time when and the place where. Others upon occasion characterize and essentiate, such for exemple as magnitude, figure, colour and many qualities. » La quantité et la qualité que la tradition aristotélicienne présente comme des accidents relèveraient plutôt de la substance : « They make a part of the characteristic form, and in that sense are to be considered rather as substances than as accidents » (p. 141).
  • [44]
    Chap. 9, p. 257.
  • [45]
    Notons d’ailleurs qu’Harris avait préféré la bipartition (cartésienne, pourrions-nous dire) substance / attribut à la bipartition (aristotélicienne) substance / accident ; voir chap. 2, p. 24.
  • [46]
    Chap. 9, p. 192.
  • [47]
    Chap. 9, p. 192.
  • [48]
    Chap. 9, p. 198-199.
  • [49]
    Chap. 9, p. 207 : « They are diffused in a conspicuous manner throughout the universe. »
  • [50]
    Chap. 9, p. 207.

1L’Angleterre du xviiie siècle nous fournit un éclairage inattendu sur les Catégories d’Aristote. Un éclairage, ou plutôt une réorchestration. James Harris (m. 1780), surtout connu pour ses liens de parenté avec Anthony-Ashley Cooper, 3e comte de Shaftesbury (m. 1713) [1], produisit une œuvre personnelle, une œuvre de grammairien, dans son Hermes[2], mais aussi une œuvre de philosophe en même temps que d’exégète d’Aristote dans ses Philosophical arrangements[3]. Il prend en effet dans cet ouvrage une option sur le sens des catégories : celles-ci sont des summa genera ; elles permettent de classer les singuliers en remontant aux genres les plus hauts possibles [4]. Les catégories se présentent donc comme des concepts ultimes [5]. Il apparaît qu’Harris connaît fort bien les commentateurs grecs, dont il se réclame au long de son ouvrage [6]. À certains égards, Harris s’inscrit donc dans le sillage de l’exégèse alexandrienne d’Aristote [7]. Mais le traitement des catégories le conduit à faire place à des considérations noétiques et métaphysiques, qui le confrontent aux discussions philosophiques de son temps. Disons-le d’ores et déjà : Harris peut reprendre des topoi classiques des commentaires néoplatoniciens sur les catégories ; il veut en réalité par ce biais répondre à Locke. Derrière l’apparent classicisme de cette exégèse d’Aristote, se joue dès lors une discussion philosophique résolument moderne.

2Le présent article se propose de montrer comment, dans ses Philosophical arrangements, Harris entend répondre à Locke [8] en convoquant les analyses aristotéliciennes sur les catégories [9]. En s’interrogeant sur les catégories, leur ordre et leur distinction, Harris fait œuvre non seulement, ni d’abord de grammairien, mais de métaphysicien, attaché à saisir le statut des idées en même temps qu’à exhiber l’harmonie du monde. Soutenant en effet l’idée d’un « arrangement » des catégories, Harris découvre un ordonnancement de la pensée dans sa tentative de saisir le réel [10].

Les catégories comme idées

3Nous le disions en introduction : c’est une exégèse métaphysique des Catégories qu’Harris nous donne à lire. Notre exégète anglais des Catégories poursuit ainsi l’entreprise qui fut celle de son oncle Shaftesbury. Son projet s’inscrit en effet dans le contexte des débats anglais autour de la pensée lockéenne. Pour le dire d’emblée, Harris déploie les catégories pour justifier l’innéisme. Harris regarde en effet vers la scène philosophique anglaise qui met alors aux prises Shaftesbury à Locke. Rappelons que, si Locke fut le professeur de grec de Shaftesbury, celui-ci, assez rapidement, s’était retourné contre son maître : Lockus amicus, sed magis amica veritas, pourrions-nous dire ! Poursuivant l’anti-lockisme de son oncle [11], Harris propose dès lors une interprétation des catégories comme des concepts pour défendre l’innéisme. Le recours à Aristote s’effectue ainsi dans le cadre d’une discussion avec, ou plutôt contre Locke. Cette stratégie argumentative est d’autant plus intéressante qu’Aristote pouvait apparaître comme une autorité pour les empiristes : un Aristote innéiste, cela n’allait assurément pas de soi.

4Mais une telle stratégie ne constitue sans doute pas simplement une trahison d’Aristote ; elle s’avère sans doute féconde, puisque notre philosophe grammairien fait surgir l’hypothèse qui sera développée par Trendelenburg : quel statut accorder à la langue [12] ? En y répondant, Harris insiste sur la dimension noétique des catégories. Notre grammairien refuse ainsi toute réduction des catégories à une structuration linguistique :

5

Now they cannot represent merely words, for then the treatise would be grammatical; not yet merely ideas, for then the treatise would be metaphysical, not yet merely things or individuals, for then the treatise would be physical [13].

6Harris reprend donc la discussion antique pour savoir si les catégories sont des mots, des concepts ou des choses en ne se satisfaisant d’aucune de ces réponses prises séparément. Clairement donc, Harris refuse l’interprétation grammaticale des catégories. La tripartition disciplinaire mise en place pour éclairer chacune des trois réponses trahit le tournant qu’Harris donne à l’interprétation des catégories. Notamment, l’interprétation de la métaphysique comme science des idées (et non comme science de l’étant) nous fait sans doute quitter Aristote pour l’époque moderne ; une telle interprétation de la métaphysique fait en effet écho à la conception malebranchiste de la métaphysique qui l’asseoit sur la vision en Dieu des idées [14] – sans évidemment qu’il faille faire de Harris un malebranchiste [15]. Harris va en effet proposer une lecture métaphysique des catégories pour autant qu’il exhibe leur dimension noétique. Les catégories portent en effet bien sur les idées. Harris insiste sur la médiation idéale des catégories :

7

They are words representing things through the medium of our ideas[16].

8Une telle formulation reprend la thèse antique selon laquelle les catégories sont des mots qui signifient des choses – c’était la solution d’Ammonius, que cite Harris [17]. Mais l’adoption de cette solution lui fait subir une inflexion majeure, par la réinterprétation en termes de représentation [18] du lien sémantique unissant les mots aux choses, et l’insistance sur la médiation que constituent les idées : « through the medium of our ideas » (que souligne Harris lui-même). La réception harrissienne des catégories se veut ainsi une réception métaphysique, pour autant qu’il convient de faire droit aux idées qui assurent ce lien de représentation [19].

9Les catégories sont à comprendre comme des idées : ce sont les idées qui possèdent les caractères les plus généraux, permettant de renvoyer aux choses, comprises comme des individus [20] : « things, that is to say individuals[21] ». Or, tandis que les sens nous confrontent à des objets extérieurs individuels, l’intelligible se révèle être de notre fait, et témoigne d’une plus grande immédiateté :

10

The sensible are perceived by our several senses, and make us the tribe of external individuals, the intelligible are more immediately our own and arise within us, when the mind, by marking what is common to many individuals, forms to itself a species, or, when by marking what is common to many species it forms to itself a genus [22].

11Une telle formation psychique des genres et espèces ne signifie pas leur caractère secondaire, puisqu’au contraire Harris met en évidence leur primauté. La constitution est intra-mentale, et ne requiert nulle abstraction à partir des sensations préalables. Harris retourne dès lors le concept de généricité contre l’empirisme : le plus général est, pour lui, le plus primitif.

12L’antilockisme de Harris est dès lors patent :

13

Mind or intellect is the region of forms, in a far more noble and exalted sense that by being their passive receptacle through impressions from objects without [23].

14Et Harris de poursuivre en expliquant que, si l’esprit est la « région des formes », elles n’y sont pas telles des étrangers, mais telles des autochtones [24]. Les formes sont ainsi proprement originaires de l’esprit.

Substance et qualité

15Le désaccord de Harris avec Locke n’est pas seulement cognitif. Il se joue aussi dans la manière de penser ce qui est, et donc dans la manière de penser la substance et ses attributs [25].

16Harris maintient le primat ontologique de la substance, mais il distord l’ordre des catégories aristotéliciennes, en faisant passer la qualité avant la quantité [26] :

17

Substance justly holds the first rank amond these predicaments or universal arrangements by being the single one among them that exists of itself; so the next in order, as some have asserted, is quality, because quality is said to be an attribute from which no substance is exempt [27].

18Ce faisant, comme il s’en justifie en note [28], Harris rejoint Archytas (ou plutôt le ps-Archytas), lequel, d’une manière semblable, passait immédiatement de la substance à la qualité, ce qui avait frappé Simplicius [29] ; il pouvait au demeurant aussi arriver à Aristote de suivre cet ordre, et de privilégier la différence qualitative.

19À nouveau, ce choix harrissien n’est pas neutre. Derrière les autorités antiques qu’il mentionne, Harris cherche en réalité querelle à Locke, et à l’idée d’un sujet nu : Harris se sert des grecs pour régler une querelle contemporaine. Contre Locke, qui faisait de la substance un « je ne sais quoi » support des idées que nous nous formons [30], Harris tient en effet que le sujet est toujours et nécessairement qualifié. Le sujet qualifié constitue sans doute un point nodal de l’analyse harrissienne. Il n’y a pas de substance sans qualité, alors qu’il peut y avoir substance sans quantité, argumente Harris [31] :

20

There may be substances, they tell us, devoid of quantity; such, for exemple, if we admit them, as the intellective or immaterial. But that there should be substances devoid of quality is a thing hardly credible, because they could not then be caracterised and distinguished one from another [32].

21Les substances intellectuelles ou immatérielles ne requièrent pas la quantité. Un déséquilibre se repère dès lors entre les catégories de quantité et de qualité, pour autant que la qualité assurerait l’individuation des choses (leur caractérisation et leur distinction [33]). La qualité fait ainsi partie prenante de la chose individuelle. Ainsi, si l’on ne discerne pas dans les âmes de quantité, elles se voient revêtir des traits qualitatifs qui les distinguent les unes des autres. Notons en outre comment le couple aristotélicien de la dunamis et de l’energeia, absent des Catégories, se voit intégré par Harris dans le traitement de la qualité [34].

Ordre et relation

22Il est pour Harris un ordre des catégories. L’ordre catégorial ne serait pas seulement celui du traité des Catégories ; mais il convient de s’enquérir de la nécessité intellectuelle que cet ordre pourrait reproduire. Harris s’attache à justifier l’ordre des catégories. Contre l’idée d’une simple rhapsodie (comme Kant pourra le reprocher à Aristote), Harris soutient la nécessité d’un ordre des catégories. Cet ordre n’est pas celui de la raison grammaticale (la ratio grammatica, dont parlera Trendelenburg), mais correspondrait à une raison logique, en entendant par le terme logique plus précisément noétique ou idéal [35] : il est un ordre des idées.

23Si la substance a le premier rang, la relation peut apparaître comme éloignée de la substance :

24

Some logicians have treated it as possessing less of the real that anyone of the other genera [36].

25Harris ne rejette toutefois pas trop loin la relation. Une telle affirmation court en effet le risque de sous-évaluer la relation, et de méconnaître son amazing efficacy [37], plus précisément sa dimension génétique. La relation n’est en effet pas reléguée par Harris à la fin de la liste catégoriale, en vertu de son moindre être, mais elle apparaît en réalité centrale : c’est qu’elle permet, aux yeux d’Harris, d’engendrer les catégories.

26Avec Simplicius, Harris voit en effet dans la relation ce qui assure la connexion des choses, ou l’harmonie du monde [38]. Harris parle à cet égard d’une « universal sympathy and congeniality of nature[39] ». Ce qui existe existe ainsi en relation avec d’autres choses ; exister c’est s’intégrer dans un tout dont on est une partie [40]. Rien dans l’univers n’est indépendant et détaché du tout [41]. Faire droit à cette harmonie mondaine requiert de ce point de vue, contre certains logiciens, une juste évaluation de la relation.

L’activité de l’esprit

27S’il est ainsi des summa genera, ils n’ont donc pas tous le même rang. On en rendra compte en faisant droit à leur détermination noétique. Harris analyse en effet les catégories à partir de l’acte de l’esprit. L’esprit n’est pas une tabula rasa, ou une feuille blanche [42]. Refuser ainsi la passivité de l’esprit, c’est pour Harris refuser l’Aristote de Locke, pour promouvoir une autre lecture d’Aristote, une lecture qui fasse droit à l’activité de l’esprit. L’esprit est en acte en étant acte, c’est-à-dire actif, et non en subissant l’influence des choses extérieures. Le statut des catégories, tout comme leur ordre, leur vient de l’esprit. L’influence des platoniciens de Cambridge, par l’intermédiaire de Shaftesbury, se fait ici fortement sentir. Harris réactive en effet une interprétation « énergétiste » (pour reprendre le mot de Cudworth) des catégories. Ceci le conduit à une distorsion du logique et du noétique.

28La substance revêt de ce point de vue une place stratégique. Il ne faut pas seulement y voir un individu sensible, mais plutôt une chose qualifiée, ce pour quoi les qualités occupent une place antérieure et supérieure aux quantités. L’interprétation lockéenne de la substance est ainsi une profonde erreur, ce que l’on appellerait aujourd’hui un exemple de « category mistake ».

29D’autre part, l’éloignement des catégories à mesure que l’on s’éloigne de la substance n’est pas rhapsodique ou aléatoire, mais bien articulé et ordonné. Les catégories constituent des idées actives dans notre esprit. Comprises comme a priori, elles permettent d’ordonner l’expérience, bien loin d’en résulter. L’ordre catégorial peut alors apparaître comme nécessaire. Quelle est donc sa progression ?

30Toutes les catégories ne sont sans doute pas nécessaires au même degré. La réévaluation de la relation permet d’exhiber l’idée d’une harmonie mondaine entre les substances. Mais il convient de penser les différentes modalités de ces connexions, ce que Harris fait en proposant une nouvelle répartition des catégories [43] :

31

As therefore action and passion are of the most extensive influence, as they partake in some degree the nature of qualities and attributes by being intimately and essentially connected with substance, while the relatives when, where and position seem rather connected accidentally, we shall give action and passion their just precedence [44].

32La bipartition classique de la substance et de l’accident se voit profondément remaniée [45]. Harris propose une autre répartition. L’action et la passion se découvrent un enracinement en la substance qualifiée, par opposition aux catégories accidentelles, présentées comme relationnelles (ou relatives), et qui incluent le lieu, le temps, la position. L’accidentalité n’oppose pas neuf catégories à la substance, mais constitue un critère permettant de marquer des distinctions, et ce faisant un ordre, au sein de la liste des catégories.

33Le primat de la qualité sur la relation induit une plus ou moins grande essentialité ou accidentalité des catégories. La distinction de la qualité ou de la relation constituent de ce point de vue ce que l’on peut appeler des opérateurs de classement.

Le flux catégorial

34L’idée d’un ordre des catégories, lié à l’activité de l’esprit, ne saurait manquer de nous confronter au problème du chevauchement des catégories. La question qui se pose se laisse en effet formuler ainsi : jusqu’à quel point les catégories se distinguent-elles les unes des autres ? Cette question est cruciale pour le projet philosophique de Harris : comment, en effet, peut-il y avoir arrangement s’il y a chevauchement ? Il semble bien que derrière les différentes catégories, Harris reconnaisse un certain continuum.

35En effet, le plus et le moins nous font quitter la catégorie de la quantité pour nous faire appréhender l’idée de relation :

36

The attribute of quantity passes insensibly into that of relation [46].

37Ce passage insensible suggère bien l’idée d’un flux noétique sous-tendant les différentes catégories. Or, un tel effet de chevauchement catégorial n’est pas un cas isolé :

38

A fact not unusual in other attributes as well as these, from the universal sympathy and congeniality of nature [47].

39Il est ainsi une continuité de la nature, qui explique que les distinctions catégoriales ne sont pas exclusives : l’on passe de l’une à l’autre progressivement parce que tout se tient dans le monde. Le point de vue s’avère alors décisif dans l’assignation catégoriale, puisque la même montagne qui est grande par rapport à une colline est petite par rapport à la terre. L’on pourra ainsi combiner les catégories, parler d’une chose comme plus large si la surface est plus grande, d’une action plus longue si son temps est plus long [48]. C’est qu’il y a ce que Harris présente comme une diffusion des prédicaments, qualité et quantité plus particulièrement, dans l’ensemble de l’univers [49] :

40

The predicaments often exist so in nature [50].

41Un tel entrecroisement catégorial a sans doute un fondement naturel ; il témoigne aussi de notre propre manière d’appréhender le réel.

42Les catégories nous apparaissent dès lors sous un double visage : elles constituent les actes de l’esprit les plus génériques, mais sont autant d’arrêts. Harris adopte ce faisant un certain énergétisme, visant à mettre en évidence le mouvement de l’esprit. Loin de tout associationnisme, il nous invite à reconnaître la fondamentale continuité du mouvement de l’esprit, qui se pose ainsi tel un flux noétique. Les catégories harrissiennes nous font dès lors découvrir une way of ideas, qui n’est pas celle de Locke.

Concluons

43Le propos de James Harris n’appartient pas à la seule histoire de la réception des Catégories : ou plutôt c’est ce concept même de réception qui requiert plus ample investigation. Dans cette histoire, James Harris fait figure de philosophe masqué, sous le masque du philologue. Il importait donc d’autant plus de ressaisir au fil de ses indications éparses un système catégorial marqué du sceau de son innéisme revendiqué. Harris réinvestit à nouveaux frais Aristote pour s’opposer à Locke : les catégories découvrent les concepts premiers de la pensée. Ainsi donc, l’exégèse des Catégories est l’occasion d’une esquisse d’une métaphysique de l’esprit. Harris amorce ce faisant un tournant qui n’est pas sans annoncer ou anticiper le transcendantalisme d’un Kant, lequel, on le sait, se montrera pour sa part désarçonné par l’apparent manque d’ordre des catégories aristotéliciennes, dénonçant leur caractère rhapsodique.

Notes

  • [1]
    Sur ses liens intellectuels avec son oncle, voir Laurent Jaffro, « Les manuscrits de Shaftesbury : typologie et théorie », dans Lire, copier, écrire. Les bibliothèques manuscrites et leurs usages au xviiie siècle, dir. É. Décultot, Paris, CNRS Éditions, 2003, p. 161-178.
  • [2]
    Hermes, a philosophical inquiry concerning universal grammar, Londres, Woodfall, 1751. L’ouvrage a été traduit en français, avec des remarques de François Thurot (Paris, Imprimerie de la République, an iv). Sur cette oeuvre, voir Joseph Subbiondo, « The semantic theory of James Harris », Historiographia linguistica, 1976, p. 275-291. Voir aussi Masataka Miyawaki, James Harris’s Theory of Universal Grammar. A synthesis of the Aristotelian and Platonic Conceptions of Language, Munster, Nodus, 2002.
  • [3]
    Londres, J. Nourse, 1775, nouvelle édition : Londres, Windgrave, 1799 ; nous citerons le texte d’après cette édition. Harris avait auparavant proposé Three Treatises: The First Concerning Art, the Second Concerning Music, Painting and Poetry; The Third Concerning Happiness (Londres, J. Nourse, P. Vaillant, 1744), et est l’auteur des Philological Inquiries (Londres, C. Nourse, 1781, 3 parties). On trouve en outre une réédition des œuvres de Harris par son fils le comte de Malmesbury, Londres, F. Wingrave, 1801 ; Oxford, J. Vincent, 1841.
  • [4]
    Voir chap. 1, p. 22-23.
  • [5]
    Sur cet ouvrage et son projet philosophique, voir Laurent Jaffro, « Esprit, où es-tu ? Pérennité de la distinction entre présence locale et présence virtuelle », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 2014/1, p. 3-22, p. 19 sq., qui envisage plus particulièrement la catégorie du « où ».
  • [6]
    Voir ainsi chap. 1, p. 15, note f, qui loue l’excellent commentaire d’Ammonius. L’avertissement de l’ouvrage (p. iv) prétend que l’auteur n’entend pas faire œuvre novatrice, mais plutôt reprendre des thèses anciennes.
  • [7]
    Une tradition multiséculaire, constate Harris, a reconnu en Aristote une autorité, ce qui ne peut être un simple hasard, voir chap. 3, p. 39, note a.
  • [8]
    Voir Hermes, III, chap. 4, p. 392-393.
  • [9]
    Dans son édition des œuvres de son père, Malmesbury rend compte de sa lecture d’Aristote et des commentateurs et de sa volonté de corriger l’idée qu’il était un auteur obscur auquel il fallait préférer Locke (éd. de 1841, p. iv-v).
  • [10]
    Sur les liens entre langage et raison chez Harris, voir Peter A. Verburg, Language and its Functions, Amsterdam, John Benjamins Publishing, 1998, p. 354-366.
  • [11]
    Concernant ce contexte intellectuel, voir Laurent Jaffro, « “De bon lieu”. Pierre Coste, James Harris, et la dissémination de l’interprétation shaftesburienne d’Horace », La Lettre clandestine, 2007, 15, p. 45-60.
  • [12]
    Sur le lien entre la logique et le discours, voir Hermes, I, chap. 3, p. 30 pour le parallélisme de la division des choses en substance et attribut et des mots en substantifs et attributifs.
  • [13]
    Chap. 1, p. 15,
  • [14]
    Voir Jean-Christophe Bardout, Malebranche et la métaphysique, Paris, Puf, 1999, p. 20 sq. À titre de témoin de la réception anglaise de Malebranche, voir l’Examen de la vision en Dieu de Malebranche de Locke (trad. J.-M. Vienne, Paris, Vrin, 2013). Sur les idées comme objets des sciences (et non seulement effets de la contemplation), cf. John Norris, An Essay towards the Theory of the Ideal or Intelligible World, I, Londres, Manship, 1701, p. 128 sq. ; sur Norris, voir W. J. Mander, The Philosophy of John Norris, Oxford, Oxford University Press, 2008.
  • [15]
    Voir aussi La Logique ou l’art de penser, IInd Discours préliminaire : « il n’y a rien de plus considérable dans la métaphysique que l’origine de nos idées » (éd. P. Clair et F. Girbal, Paris, Vrin, 1993, p. 30).
  • [16]
    Chap. 1, p. 15 ; détermination reprise p. 17.
  • [17]
    Chap. 1, p. 16, note f. Cf. Ammonius, In Categorias, CAG IV-4, 9-10.
  • [18]
    Voir aussi chap. 1, p. 14 : « What is it that these terms represent? ».
  • [19]
    Au sein de la triade termes, idées, choses, que met en place Harris, les idées sont centrales, voir chap. 2, p. 24.
  • [20]
    La science porte sur des idées, les individus étant par eux-mêmes inconnaissables ; voir Hermes, III, chap. 4, p. 368-370.
  • [21]
    Chap. 1, p. 14.
  • [22]
    Chap. 1, p. 18.
  • [23]
    Chap. 6, p. 112-113.
  • [24]
    Chap. 6, p. 113.
  • [25]
    Harris distingue la substance, les attributs et les circonstances, et fait de la qualité et de la quantité des attributs essentiels. L’arrière-fond cartésien de cette relecture des catégories est patent, puisque pour les substances corporelles, la quantité se découvre dans l’extension et la qualité dans la figure et l’organisation (chap. 2, p. 27). S’il faut faire droit à la quantité pour les corps, cette quantité se pense comme extension : « a triply extended magnitude is essential to body » (chap. 7, p. 139). Sur cette division substance / attribut, voir Hermes, I, chap. 3, p. 30 ; en note, Harris renvoie à la division classique substance / accident.
  • [26]
    Voir chap. 7, p. 140. Voir déjà la liste donnée au chap. 2, p. 32-33, après l’explication de ces différentes catégories.
  • [27]
    Chap. 7, p. 142-143.
  • [28]
    Voir la note a, p. 143.
  • [29]
    In Categorias, chap. 6, CAG VIII, 121-122 ; cf. chap. 7, 156-157. CAG renvoie aux Commentaria in Aristotelem Graeca, Berlin, Reimer, 1882-1909.
  • [30]
    Voir Essay, I, chap. 4, § 18 ; cf. II, chap. 23, § 1-2.
  • [31]
    Sur la plus grande universalité de la qualité, voir encore chap. 9, p. 180-181.
  • [32]
    Chap. 8, p. 143-144.
  • [33]
    Cf. chap. 8, p. 172. Voir aussi chap. 10, p. 213. La substance et la qualité renvoient ainsi respectivement à l’existence et à la distinction. L’existence n’est donc pas principe d’individuation. Harris est ici encore anti-lockéen, voir Essay, II, chap. 27, § 3.
  • [34]
    Chap. 8, p. 148-149.
  • [35]
    Harris ne se satisfait pas de l’approche simplement logique (chap. 2, p. 33, note b) : les « arrangements » qu’il propose ne seront pas « logiques », mais « philosophiques ». Harris ne s’estime ainsi pas assujetti à la séparation par discipline qui lui imposerait de limiter ses réflexions à la logique, à l’exclusion d’autres domaines de la philosophie ; voir chap. 3, p. 39, note a. Après avoir présenté l’hylémorphisme aristotélicien, Harris se propose alors de revenir sur les propriétés de la substance, selon l’approche de la logique péripatéticienne (chap. 7, p. 132), et Harris pourra alors parler de ses réflexions comme de « our logical inquiries » (p. 139).
  • [36]
    Chap. 10, p. 223.
  • [37]
    Chap. 10, p. 224.
  • [38]
    Chap. 10, p. 225, note l.
  • [39]
    Chap. 9, p. 192.
  • [40]
    Voir chap. 10, p. 213 : « We must not imagine them to exist, like pebbles upon the shoar, dispersed and scattered, without dependence or mutual sympathy. »
  • [41]
    Voir chap. 10, p. 214.
  • [42]
    Essay, II, chap. 1, § 1-2.
  • [43]
    Voir déjà chap. 7, p. 140 : « Some of these are at all time no higher than accidents: such for exemple a site or position, the time when and the place where. Others upon occasion characterize and essentiate, such for exemple as magnitude, figure, colour and many qualities. » La quantité et la qualité que la tradition aristotélicienne présente comme des accidents relèveraient plutôt de la substance : « They make a part of the characteristic form, and in that sense are to be considered rather as substances than as accidents » (p. 141).
  • [44]
    Chap. 9, p. 257.
  • [45]
    Notons d’ailleurs qu’Harris avait préféré la bipartition (cartésienne, pourrions-nous dire) substance / attribut à la bipartition (aristotélicienne) substance / accident ; voir chap. 2, p. 24.
  • [46]
    Chap. 9, p. 192.
  • [47]
    Chap. 9, p. 192.
  • [48]
    Chap. 9, p. 198-199.
  • [49]
    Chap. 9, p. 207 : « They are diffused in a conspicuous manner throughout the universe. »
  • [50]
    Chap. 9, p. 207.
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