Notes
-
[1]
W.V.O. Quine, « Goodman’s Ways of Worldmaking », Theories and Things, Cambridge, The Belknap Press of Harvard University Press, 1981, pp. 96-99. Pour une critique de l’argument de la couverture intégrale, voir H. Putnam, « Reflections on Goodman’s Ways of Worldmaking », pp. 164-165 dans le volume III des Philosophical Papers, Realism and Reason, New York, Cambridge University Press, 1983.
-
[2]
Israel Scheffler, « The Wonderful Worlds of Goodman », Synthese, vol. 45, n° 2 (Oct., 1980), pp. 201-209
-
[3]
Voir en particulier la fin de ses « Reflections on Goodman’s Ways of Worldmaking », la section sur la vérité.
-
[4]
Faits, fictions et prédictions, traduit de l’américain par Martin Abran sous la direction de Robert Larose, Yvon Gauthier et Roland Houde, Paris, Minuit, 1984, p. 78.
-
[5]
N. Goodman, « Notes on the Well-Made World », in Of Mind and Other Matters (désormais abrégé MOM), Harvard, Harvard University Press, 1984, pp. 31-32. Nous traduisons.
-
[6]
Bien que cela ne résolve pas le problème, il est remarquable que dans Manières de faire des mondes Goodman n’emploie jamais le terme de « pluralité » : il affirme l’existence de plusieurs mondes sans visiblement affirmer celle de la pluralité qui les comprendrait. Goodman soutient curieusement un pluralisme des mondes sans pluralité des mondes.
-
[7]
Ways of Worldmaking (désormais abrégé WoW), Indianapolis/Cambridge, Hackett Publishing Company, 1978, Manières de faire des mondes, traduit de l’anglais par Marie-Dominique Popelard, Paris, Gallimard, 1992, VII, 5, p. 182 pour l’édition française et 132 pour l’édition américaine. Dans la suite de ce texte, nous indiquons respectivement les paginations des éditions française et américaine de l’ouvrage en les séparant d’une barre oblique.
-
[8]
H. Putnam, « Reflections on Goodman’s Ways of Worldmaking », Philosophical Papers, vol. III, pp. 162-163.
-
[9]
N. Goodman, « On Starmaking », in MOM, II, 2, p. 43. Nous traduisons.
-
[10]
N. Goodman, « Comments », in Peter J. McCormick (dir.), Starmaking: Realism, Anti-Realism, and Irrealism, Cambridge Mass., MIT Press, 1996, p. 203. Nous traduisons.
-
[11]
MOM, I, 3, « Knowing through seeing », p. 14. Nous traduisons.
-
[12]
WoW, VII, 1, p. 155 /111.
-
[13]
WoW, I, 2, p. 17/2, VI, 1, p. 134/94 et VII, 1, pp. 156-161/111-116.
-
[14]
WoW, VI, 1, p. 155/110.
-
[15]
WoW, I, 6, p. 20/39-40. Nous traduisons.
-
[16]
WoW, VII, 1, p. 155/110.
-
[17]
WoW, VII, 1, pp. 155-161/111-116.
-
[18]
WoW, VII, 1, pp. 156-157/112.
-
[19]
Daniel Cohnitz & Marcus Rossberg, Nelson Goodman, 2006, Montréal, McGill-Queen’s University Press, p. 199.
-
[20]
« Notes on the Well-Made world », MOM, p. 32. Nous traduisons.
-
[21]
WoW, I, 2, p. 17/2-3. Traduction modifiée.
-
[22]
WoW, I, 3, p. 22/6. Nous traduisons.
-
[23]
C’est l’argumentation de « The Way the World Is », in Problems and Projects, Indianapolis, Bobbs-Merrill, 1972.
-
[24]
Chez Berkeley, le monde ne le dispute jamais à son créateur : il est le paradigme du caractère dépourvu de sens des idées abstraites.
-
[25]
« The Way the World Is », op. cit., p. 25.
-
[26]
Ibid., p. 30.
-
[27]
C’est la raison pour laquelle la quatrième section du premier chapitre est beaucoup plus importante qu’il n’y paraît. Nous y reviendrons.
-
[28]
WoW, VI, 1, p. 131/91. Traduction légèrement modifiée.
-
[29]
Languages of Art, Indianapolis/Cambridge, Hackett Publishing Company, 1976, chap. I, § 2, p. 6.
-
[30]
Israel Scheffler, « The Wonderful Worlds of Goodman », Synthese, vol. 45, n° 2 (Oct., 1980), p. 201. Les nombres entre parenthèses sont insérés par Scheffler et renvoient à la pagination de l’édition américaine de Manières de faire des mondes.
-
[31]
MOM, pp. 40-41. Nous traduisons.
-
[32]
WoW, I, 2, 19-20/4-5. Nous traduisons.
-
[33]
WoW, VI, 2, pp. 137-138/96. Traduction légèrement modifiée.
-
[34]
« Notes on the Well-Made World », in MOM, p. 31
-
[35]
La traduction la plus fidèle du titre, quoique peu naturelle, serait la suivante « Manières de faire-monde ».
-
[36]
« Notes on the Well-Made World », in MOM, p. 32.
-
[37]
Id.
-
[38]
Même passage.
-
[39]
WoW, I, 6, pp. 40-41/20. Traduction légèrement modifiée. Les italiques sont de Goodman.
-
[40]
V.W.O. Quine, Theories and Things, Cambridge/Londres, The Belknap Press of Harvard University, 1981, section 11, « Goodman’s Ways of Worldmaking », pp. 97-98. Nous traduisons.
-
[41]
H. Putnam, Philosophical Papers, Realism and Reason, New York, Cambridge University Press, 1983, p. 165.
-
[42]
WoW, pp. 12-13/x. Sur les filiations kantiennes et lewisienne, voir également « Snowflakes and Wastebaskets », Problems and Projects, Indianapolis, Bobbs-Merrill, 1972, pp. 416-419.
-
[43]
WoW, VI, 1, p. 135/94.
Les mondes sont faits en faisant des versions avec des mots, des nombres, des images, des sons ou d’autres symboles de toutes sortes dans n’importe quel médium ; et l’étude comparative de ces versions et visions ainsi que de leur fabrication est ce que j’appelle une critique des manières de faire-monde.
1 Dans Manières de faire des mondes, Goodman soutient qu’il existe plusieurs mondes actuels et que nous les fabriquons par l’usage des symboles. Il existe autant de mondes actuels que de versions correctes incompatibles que nous présentons du monde. Le pluralisme des versions du monde (il existe plusieurs versions incompatibles et correctes du monde) conduit à un pluralisme des mondes actuels (il existe plusieurs mondes actuels) parce que des versions incompatibles du monde ne peuvent être correctes que dans des mondes différents. Ce second pluralisme est à son tour solidaire d’un constructionnisme ainsi que d’un relativisme : le monde dans lequel une version est correcte n’est pas moins construit que cette version, puisqu’il est en définitive relatif à cette version.
2 L’ouvrage n’a pas fait d’émules. Bien qu’il adhère à la critique goodmanienne d’un monde déjà fait, c’est-à-dire à une forme de constructionnisme, Quine ne voit dans le pluralisme des versions et des mondes qu’une métaphore assez faible [1]. Seule une théorie physique se présente littéralement comme une version du monde, parce qu’elle doit être en mesure de couvrir tout ce qui peut se produire. Nous n’attendons rien de tel d’autres versions si bien que « version du monde » n’est qu’une simple façon de parler à laquelle Goodman donne trop d’importance. Ayant de son côté de la sympathie pour le pluralisme des versions, Scheffler trouve que l’idée que nous faisons le monde manque de bon sens. Que l’on considère n’importe quelle étoile, qu’à l’évidence nous n’avons pas fabriquée, on conclura que Goodman se perd dans un idéalisme ou un volontarisme forcené [2]. Putnam enfin reprend à son compte la critique d’un monde déjà fait, ainsi que le rejet corrélatif d’une distinction entre ce qui serait de notre fait et ce qui ne le serait pas, défendant même le pluralisme des versions du monde contre Quine. Pris ensemble toutefois, le pluralisme des mondes, le constructionnisme et le relativisme réduisent la distinction entre le vrai et le faux ou le correct et l’incorrect à ce qui est correct ou incorrect pour moi [3] : le rejet légitime d’un point de vue oblique sur la relation des versions et du monde depuis lequel évaluer la correction des premières empêche chez Goodman de faire droit à la distinction entre le correct et l’incorrect. L’ouvrage en somme n’a pas convaincu au point de correspondre au tableau que Goodman brossait dans Faits, fictions et prédictions de ces justifications de l’induction qui ne satisfont personne à l’exception de ceux qui les formulent. [4]
3 Les thèses avancées dans Manières de faire des mondes semblent même être de celles que personne ne comprend à l’exception de celui qui les soutient. Plus encore que d’être faux ou contestables, le pluralisme des mondes et le constructionnisme ne sont pas loin d’être dépourvus de sens. À tout le moins, le lecteur peine à comprendre le sens de ces thèses parce qu’elles tendent à priver le terme de « monde » du sens que nous lui reconnaissons ordinairement.
4 Si en effet le monde est défini comme une totalité dernière, c’est-à-dire comme cette totalité qui n’est la partie d’aucune autre, il se caractérise alors par son unicité. Le monde est cette totalité qui a la particularité de n’être la partie d’aucune autre totalité à l’exclusion d’elle-même. Il est unique, pour être la seule totalité dernière. Déterminer dès lors en quel sens il existe une pluralité de mondes ne va pas sans embarras, reconnaît Goodman :
Même à concevoir de la façon la plus fine et la plus plausible cette idée [qu’il existe plusieurs mondes actuels], comment peut-il réellement exister plusieurs mondes ? Il peut y avoir de nombreuses étoiles, de nombreuses planètes, de nombreuses chaises, de nombreuses choses, de nombreux événements ; et les vérités à leur sujet peuvent être en conflit et se distinguer de toutes sortes de manières. Mais « monde » comprend tout, couvre tout ce qui est [But “world” is all-inclusive, covers all there is]. Un monde est une totalité ; il ne peut y avoir aucune multiplicité de totalités, pas plus que celle d’un tout qui les comprendrait toutes [5].
6 Une pluralité de mondes ferait à son tour office de cette totalité dernière à l’aune de laquelle ces mondes ne seraient déjà plus que des parties, c’est-à-dire autre chose et bien moins que ce que nous entendons ordinairement par le terme de « monde ». Goodman nous met en garde : en affirmant qu’il existe plusieurs mondes, nous risquons de ne plus parler du tout du monde. Dire qu’il existe une pluralité de mondes revient à faire de ces derniers les parties d’une totalité plus englobante si bien qu’admettre plusieurs mondes semble être incohérent. Il suffit d’avancer qu’il existe une pluralité de mondes pour retrouver cette totalité dernière dont il s’agissait de prendre congé. Et reconnaissant ce statut de totalité à la pluralité des mondes, on retire au monde ce que nous lui reconnaissons ordinairement. Que Goodman veut-il alors dire en soutenant qu’il existe plusieurs mondes, puisqu’il affirme qu’il existe plusieurs mondes, sans pourtant admettre une pluralité de mondes [6] ?
7 Le sens du constructionnisme n’est pas plus évident à comprendre. Un monde ou une partie du monde sont ce à l’égard de quoi une version du monde s’avère correcte ou incorrecte. Une version du monde, comme le dit Goodman, est correcte si elle s’ajuste à un monde [7]. En des termes plus classiques, nous reconnaissons au monde une objectivité minimale. Le monde et ses parties sont ce à l’aune de quoi une pensée peut être vraie ou fausse, correcte ou incorrecte. Or, si, comme la pensée ou les versions, le monde est cependant lui aussi de notre fait, comme le soutient Goodman, il ne paraît rien rester de cette objectivité minimale. En affirmant que le monde est de notre fait, on paraît s’inscrire en faux contre cette objectivité minimale. Comme Putnam le reformule, la confrontation d’une version du monde avec l’expérience n’est avec Goodman jamais rien d’autre que la confrontation d’une version avec une autre version que nous considérons comme l’expérience [8]. Le donné sensible est une version parmi d’autres. Si nous faisons le monde, il n’y a alors plus lieu de parler du monde, parce qu’il ne paraît plus pouvoir renfermer cette objectivité minimale que chacun lui reconnaît. L’ajustement d’une version au monde n’est rien d’autre que l’ajustement d’une version à une autre version : il ne paraît rien demeurer qui ne soit pas de notre fait.
8 À supposer qu’ils soient crédibles et que leur sens soit clair, le pluralisme et le constructionnisme pourraient enfin être des thèses dont seul leur auteur comprend le statut ou la portée. Comme Goodman y insiste, ce qui se joue dans Manières de faire des mondes ne doit pas être assimilé à une doctrine philosophique, c’est-à-dire en fait à des thèses philosophiques :
Au début de l’ouvrage, réalisme et idéalisme, empirisme et rationalisme ainsi que de nombreuses autres doctrines sont rejetées en faveur de ce que j’appelle « irréalisme », qui n’est pas une doctrine de plus (on n’y défend pas que tout ou quoi que ce soit soit irréel), mais il est plutôt une attitude de désintérêt vis-à-vis de la plupart des disputes opposant ces doctrines [9].
10 À la façon de Wittgenstein qui refuse de soutenir des thèses en philosophie, Goodman introduit le terme d’« irréalisme » pour préciser le statut d’abord négatif du pluralisme et du constructionnisme. Relevant d’un irréalisme qui est une « attitude » plutôt qu’une thèse, une distance prise par rapport à un débat plutôt qu’une prise de position, ils se caractérisent d’abord par ce qu’on ne cherche pas à y affirmer :
Le réalisme et l’idéalisme sont en désaccord quant à ce qui est admissible comme base de l’unique description correcte du monde. L’irréalisme rejette cette question, niant qu’il puisse y avoir quelque unique version que ce soit [10].
12 Pluralisme et constructionnisme ne sont pas des thèses comme le réalisme ou l’idéalisme qui présentent une version unique du monde : ils ont au contraire pour fin de nous faire prendre conscience qu’il n’y a rien à dire de général et d’exclusif au sujet du monde. Loin d’être des thèses, le pluralisme et le constructionnisme ont plutôt le statut d’éléments d’une thérapie vouée à nous guérir de la tentation de formuler certaines thèses sur le monde. Si pourtant l’intention de l’auteur était purement négative, en ne revenant qu’à dire qu’il n’existe rien de tel qu’une description unique du monde, pourquoi être allé jusqu’à défendre qu’il existe plusieurs mondes que nous fabriquons par l’usage des symboles ? Le pluralisme et le constructionnisme ont également toutes les apparences de thèses philosophiques manifestant autre chose et davantage qu’une attitude de désintérêt. Les analyses de Goodman oscillent entre le refus affiché d’avancer des thèses sur le monde et des affirmations générales sur le monde.
13 Que veut dire Goodman quand il soutient que nous faisons le monde et qu’il existe plusieurs mondes ? Quel est le statut de son constructionnisme et de son pluralisme ? Pour répondre à ces questions, on rapportera les analyses de Goodman à leur finalité, c’est-à-dire à ce qu’elles sont supposées permettre de faire. Quels que soient leurs sens ou leurs statuts respectifs, le constructionnisme et le pluralisme sont introduits afin de résoudre, surmonter ou encore dissoudre certains problèmes. Quels problèmes Goodman se propose-t-il dès lors de traiter en soutenant qu’il existe plusieurs mondes qui sont de notre fait ? Que ne parvenons-nous pas à résoudre si nous n’admettons pas qu’il existe plusieurs mondes qui sont de notre fait ? Revenant sur quelques commentaires d’un critique de Manières de faire des mondes, Goodman dégage un problème qui lui paraît essentiel :
Je suis convaincu, avec Wartofsky, qu’il n’existe aucune manière unique de décrire, de dépeindre ou de percevoir « le monde », mais plutôt qu’il existe plusieurs manières également correctes mais en conflit – et qu’il existe ainsi en effet plusieurs mondes actuels. Nous devons alors mener une enquête portant sur les standards, compatibles avec une telle multiplicité de la correction des représentations [rendering] de toutes sortes, dans tous les médias, dans les systèmes de symboles de toutes les variétés. C’est à mes yeux l’un des problèmes les plus embarrassants. Cependant, je doute que nous soyons plus avancés dans la compréhension des critères de la représentation en général que dans la compréhension de ceux du cas plus spécifique que nous appelons vérité [11].
15 Partant de la reconnaissance de l’existence de diverses façons correctes de décrire ou de dépeindre le monde, Goodman soulève la question de savoir comment penser les standards de corrections des versions correctes du monde. De deux versions en conflit, l’une seulement à l’exclusion de l’autre paraît pouvoir compter comme une version correcte du monde. Tel est manifestement le propre de toute prétention à dire quoi que ce soit de vrai ou de correct : ce qui est tenu pour correct l’est à l’exclusion de tout ce qui entrerait en conflit avec. Or selon Goodman, il est remarquable que nous tenions pour correct ce qui est en conflit. En d’autres termes nous tenons pour correct ce dont la reconnaissance de la correction de l’un paraît pourtant exclure la reconnaissance de la correction de l’autre. Comment penser la correction quand nous tenons pour correctes des prétentions épistémiques pourtant incompatibles ? Pour Goodman, cette question présente un véritable défi. Il faudrait ne plus penser la correction d’une version comme ce qui exclut tout ce qui est incompatible avec elle. Comment toutefois désolidariser la correction de cette exclusivité, sans finir par simplement tout tenir pour correct ? Le défi de Goodman est en somme de penser la correction en faisant l’économie de l’unicité ou de l’exclusivité, mais sans pour autant vider de son contenu la distinction entre le correct et l’incorrect.
16 Pourquoi serait-ce un défi de devoir rendre compte des standards de la correction quand nous tenons pour correctes des versions incompatibles du monde ? Pourquoi la reconnaissance de ce qu’il n’existe rien de tel qu’une description ou représentation unique du monde devrait nous obliger à penser tout autrement la correction des versions du monde ? Goodman fait le constat initial suivant : nous reconnaissons comme vraies de nombreuses descriptions pourtant incompatibles. Nous tenons pour vrais des énoncés dont la vérité des uns implique pourtant la vérité de la négation des autres. Que nous ayons en somme des prétentions épistémiques incompatibles à l’égard des mêmes parties du monde est un fait ordinaire dans l’activité du jugement. D’après Goodman toutefois, ce fait ordinaire est très sous-estimé. L’enjeu de Manières de faire des mondes est d’en prendre toute la mesure.
17 Goodman le concède, les conflits entre énoncés que nous reconnaissons pour vrais peuvent parfois être résorbés. Entre dire « le Parthénon est en ruine », et dire au contraire « le Parthénon n’est pas en ruine », le conflit n’est effectivement qu’un conflit apparent qui est levé en précisant de quelle époque nous parlons. Les deux énoncés n’ont pas trait au même segment temporel du Parthénon [12]. En fait, nous ne tenions pas pour vraies deux descriptions incompatibles d’une même partie du monde. À mieux y regarder, ces énoncés ont trait à deux parties différentes. L’erreur selon Goodman serait toutefois de penser que tout conflit n’est jamais que l’apparence d’un conflit. La résolution du conflit touchant l’état du Parthénon fait plutôt office d’exception que de règle. L’un des exemples favoris de Goodman est celui du mouvement de la terre et du soleil [13]. Les descriptions du mouvement journalier du soleil que nous faisons dans la vie de tous les jours d’une part, et les descriptions que nous faisons du mouvement de la terre quand nous la décrivons dans le système solaire d’autre part, ces descriptions sont à la fois légitimes et incompatibles. Nous tenons les unes et les autres pour vraies, bien qu’elles soient incompatibles, c’est-à-dire que la vérité des unes implique la vérité de la négation des autres. Dans un cas, nous décrivons le soleil comme se mouvant et la terre comme étant au repos. Dans l’autre, c’est le contraire. Nos descriptions du mouvement sont l’épreuve ordinaire de ce que nous donnons des mêmes parties du monde des descriptions incompatibles. Ces incompatibilités ne sont en tout cas pas moins ordinaires que l’unicité du monde.
18 Pourquoi serait-ce une erreur de banaliser ces conflits entre les versions du monde ou entre nos prétentions épistémiques incompatibles ? Pour Goodman, ce serait refuser de conclure que les versions incompatibles que nous tenons pour correctes le sont dans des mondes différents. Nous tenons pour correctes dans des mondes différents les descriptions incompatibles du mouvement du soleil et de la terre. L’argumentation de Goodman repose sur la mise au jour de l’absence de solution alternative [14]. Dans le premier et les deux derniers chapitres de Manières de faire des mondes, on fait l’épreuve de cette absence. Quand les conflits entre nos prétentions épistémiques ne sont pas qu’apparents, c’est-à-dire quand nos prétentions épistémiques incompatibles ont trait aux mêmes parties du monde, il n’y a plus qu’une seule solution. Ces prétentions épistémiques engagent des versions différentes du monde qui sont correctes dans des mondes différents. Il n’est possible de penser la correction de la pluralité de nos prétentions épistémiques qu’à les rapporter à des mondes différents.
1. Comment encore parler du monde quand nous en admettons plusieurs versions ?
19 Il n’existe pas d’autre possibilité pour Goodman. Le premier et les deux derniers chapitres de Manières de faire des mondes ont pour objet de discréditer toutes les autres tentatives pour s’accommoder de la pluralité de nos prétentions épistémiques. Les tentatives pour rendre compte de la pluralité de nos prétentions sans revenir sur l’unicité du monde ont toute un défaut commun : elles nous font en définitive perdre ce que nous avons appelé l’objectivité minimale du monde. Nous ne prétendons plus rien en dire et n’en parlons plus.
20 Après avoir montré dès les premières sections de Manières de faire des mondes qu’il n’y avait pas d’alternative, Goodman fait droit aux réticences de son lecteur à admettre une pluralité de mondes qui seraient de notre fait :
Ne devrions-nous pas en revenir au bon sens [sanity], loin de cette folle prolifération de mondes ? Ne devrions-nous pas arrêter de parler des versions correctes comme si chacune d’elles était, ou possédait, son propre monde ? Le monde ainsi retrouvé, comme on l’a vu précédemment, est un monde sans espèces, ni ordre, ni mouvement, ni repos ou structure [pattern], un monde qui ne vaut pas la peine qu’on se batte pour ou contre [15].
22 On ne s’accommode pas de la pluralité des versions du monde en les rapportant à un monde neutre. Un monde neutre ne comprend pas en effet les déterminations à l’égard desquelles des versions s’avèrent correctes ou incorrectes. En sauvant l’unicité du monde pour penser celui-ci comme un substrat neutre, il ne nous reste rien qui permette de distinguer le correct de l’incorrect. Ce monde unique n’a rien de l’objectivité minimale qu’on voudrait pourtant lui reconnaître parce qu’il ne valide ni ne met en défaut ce qu’on en pense. Loin de la conception d’un monde comme un substrat neutre, il peut être tentant de penser qu’il s’accommode quoi qu’il en soit de nos diverses prétentions épistémiques. Goodman n’aurait simplement pas pris la mesure de ce qu’une version correcte particulière n’épuise pas ce qui peut être dit du monde. Le monde s’accommoderait par exemple de nos descriptions pourtant incompatibles du soleil et de la terre, rendant vraies les unes comme les autres. Un tel monde pour Goodman ne permet pas davantage de sauver la distinction du correct et de l’incorrect. S’accommodant de toutes nos prétentions incompatibles, un tel monde est lui-même un « monde impossible » qui n’exclut aucune version [16]. L’objectivité minimale est perdue puisqu’aucune version ne manquera dès lors de s’ajuster à un monde impossible.
23 Goodman n’en dit pas davantage. L’idée est la suivante. Nos prétentions épistémiques comme celles que l’on rencontre dans les énoncés sur le soleil et la terre sont incompatibles, où la vérité des uns implique la vérité de la négation des autres. Les uns sont vrais seulement si la négation des autres est vraie. À supposer que le monde soit tel qu’il rende vrai ces énoncés incompatibles, il devrait pouvoir rendre vraie leur conjonction qui est une contradiction. S’accommodant de nos prétentions incompatibles, le monde devrait en somme pouvoir rendre vrais des énoncés contradictoires. Il devrait rendre vraies des contradictions, c’est-à-dire des énoncés qui excluent toutes les possibilités de l’espace logique. L’objectivité minimale que nous voulons reconnaître au monde est de nouveau perdue. De même que d’une contradiction tout peut s’ensuivre dans un conditionnel matériel où elle figure comme antécédent, de même un monde impossible qui s’accommode de nos prétentions épistémiques incompatibles devrait pouvoir rendre vrai n’importe quel énoncé. Une contradiction pouvant être vraie de ce monde, tout est vrai de lui. Par excès cette fois-ci de déterminations, un tel monde ne permet aucunement de discriminer le correct de l’incorrect. Le monde ne manquera jamais d’être exactement tel que nous pensons qu’il est.
24 Quelle que soit notre façon de penser un monde unique, comme neutre ou plein de déterminations contradictoires, il n’introduira aucune distinction entre le correct et l’incorrect. Plutôt que de chercher à penser quel monde unique pourrait s’accommoder de nos diverses prétentions épistémiques, ne fallait-il pas simplement penser autrement ces dernières en les relativisant à des cadres de référence différents ? Le conflit entre nos prétentions épistémiques ne serait qu’apparent parce que les énoncés en question devraient être compris relativement à leurs cadres de référence respectifs. Les conflits sont résorbés en relativisant simplement leurs termes à des versions différentes du monde. La terre se meut dans un cadre héliocentrique tandis qu’elle est au repos du point de vue d’une version ordinaire du monde.
25 Le conflit est résorbé, concède Goodman, mais parce que nous avons changé de sujet [17]. Nous ne parlons désormais plus du mouvement ou du repos des astres, mais seulement du lien que certains énoncés entretiennent avec tel cadre de référence. L’objectivité minimale est de nouveau perdue. Le monde ne fait plus office de pierre de touche de nos prétentions épistémiques : en préférant traiter des cadres de référence, nous n’en parlons plus. Goodman suggère brièvement de comparer le philosophe qui se contente des ressorts de la relativisation à un piètre historien [18]. Soient deux énoncés incompatibles « les rois de Sparte disposaient de deux voix » et « les rois de Sparte disposaient d’une seule voix ». Qu’en est-il en fait du nombre de voix ? L’historien mal avisé pourra supprimer tout conflit en disant que « selon Hérodote, les rois de Sparte disposaient de deux voix », mais que « selon Thucydide, les rois de Sparte disposaient d’une seule voix ». L’historien est ici mal avisé qui ne répond pas à la question de savoir ce qu’il en est dans les faits. Selon Goodman, ce qui ne nous satisfait pas à propos du nombre de voix dont disposent les rois de Sparte ne doit pas davantage nous satisfaire dans le cas de nos énoncés sur le mouvement journalier du soleil et de la terre. L’introduction de la notion de cadre de référence, loin de résoudre le problème, nous conduit à ne plus parler du mouvement. La relativisation résout les conflits en nous laissant muets. Daniel Cohnitz et Marcus Rossberg dans leur ouvrage sur Goodman parlent de « relativisation bon marché » ou de « relativisation à peu de frais [cheap relativization] » [19]. L’expression est particulièrement heureuse. À la faveur d’une telle relativisation, nul ne fera jamais plus les frais d’avoir à tort prétendu décrire le monde tel qu’il est, puisque, du monde, il n’est désormais plus question.
2. Constructionnisme et objectivité minimale du monde
26 Nous avons vu qu’une finalité essentielle du pluralisme est de faire droit à l’objectivité minimale que nous voyons dans le monde. Nous le voyons avec ses parties comme ce vis-à-vis de quoi une version peut s’avérer correcte ou incorrecte. Mais étant donné la variété des versions que nous tenons pour correctes, cette fonction dévolue au monde ne peut lui être reconnue qu’à en admettre plusieurs. Comme le dit Goodman, « s’il existe le moindre monde, il en existe plusieurs [20] ». S’il existe un monde entendu comme la pierre de touche des versions que nous en donnons, alors il en existe plusieurs.
27 Quelle est cette fois la finalité du constructionnisme de Goodman, c’est-à-dire de cette idée que le monde serait de notre fait ? Elle n’est pas différente de celle du pluralisme. Une finalité essentielle du constructionnisme est encore de faire droit à cette objectivité minimale que nous reconnaissons au monde. Il faut penser que nous le faisons, pour comprendre qu’il puisse répondre de ce que nous en disons. On prêtera attention à ce passage de la deuxième section du premier chapitre de Manières de faire des mondes qui paraît d’abord s’inscrire en faux par rapport à la critique de la « relativisation bon marché » qui sera présentée dans l’avant-dernier chapitre :
Considérons, pour commencer, les énoncés « Le Soleil se meut toujours » et « Le Soleil ne se meut jamais » qui, bien qu’également vrais, sont en désaccord. Dirons-nous alors qu’ils décrivent des mondes différents et qu’il existe en effet autant de mondes différents qu’il existe de vérités mutuellement exclusives ? Nous sommes plutôt enclins à voir ces deux suites de mots comme n’étant pas des énoncés complets ayant leur propre valeur de vérité mais comme des énoncés elliptiques provenant d’énoncés comme « Sous le cadre de référence A, le soleil se meut toujours » et « Sous le cadre de référence B, le soleil ne se meut jamais », des énoncés qui peuvent être tous les deux vrais du même monde.
Les cadres de référence relèvent toutefois moins de ce qui est décrit que des systèmes de description ; et chacun des deux énoncés rapporte à un tel système ce qui est décrit. Si je demande des informations sur le monde, vous pouvez vous proposer de me dire comment il est sous un ou plusieurs cadres de référence. Mais si j’insiste pour que vous me disiez comment il est en dehors de tout cadre, que pouvez-vous dire ? Nous en restons aux manières de décrire tout ce qui est décrit. Notre univers, pour ainsi dire, consiste en ces manières plutôt qu’en un monde ou en des mondes [21].
29 Nous avons vu la critique que Goodman réservait à la relativisation. Manières de faire des mondes paraît pourtant s’ouvrir par une large concession. La relativisation conduit à ne plus parler du monde. Mais, du monde, nous ne paraissons en effet jamais pouvoir parler : « Nous en restons aux manières de décrire tout ce qui est décrit. » La relativisation bon marché comprend une part de vérité. Nous sont donnés à décrire les moyens de décrire le monde, plutôt que le monde, les cadres de référence, plutôt que les parties du monde auxquelles nous faisons référence. La part d’erreur de la relativisation bon marché était seulement de faire d’une difficulté initiale une solution : nous paraissons pouvoir décrire nos manières de faire des versions du monde à l’exclusion du monde.
30 Contrairement à certaines définitions vis-à-vis de ce qu’elles définissent, une description n’est aucunement constitutive de ce qui est décrit. La description vient après ce qu’elle décrit. Ce qui est décrit est en ce sens donné à la description. La description peut ainsi s’avérer vraie ou fausse relativement à ce qu’elle décrit. L’erreur serait toutefois de penser que ce qui est décrit soit indépendant de toute description :
L’accusation accablante contre la perception sans concept, le donné pur, l’immédiateté absolue, l’œil innocent, la substance comme substrat, a été si complètement et fréquemment portée (par Berkeley, Kant, Cassirer, Gombrich, Bruner et bien d’autres) qu’elle ne nécessite pas d’être ici établie de nouveau. Le discours sur le contenu non structuré, le donné non-conceptualisé ou le substrat sans propriétés est de lui-même voué à l’échec [self-defeating] parce que le discours impose des structures, conceptualise, attribue des propriétés. Bien que la conception sans perception ne soit que vide, la perception sans conception est aveugle (totalement inopérante). Les prédicats, les images et autres étiquettes, les schémas survivent à l’absence d’application, mais le contenu disparaît sans la forme. Nous pouvons avoir des mots sans un monde, mais aucun monde sans des mots ou d’autres symboles [22].
32 Bien que le décrit précède ce qui le décrit, il n’existe rien non plus qui soit indépendant d’une description. Le donné est offert à la description par une autre description. « Nous pouvons avoir des mots sans monde », c’est-à-dire des descriptions fausses parce qu’il n’est rien à quoi elles s’ajustent « mais aucun monde sans mot », parce que rien ne saurait être décrit s’il ne tombe sous certaines fonctions descriptives. Indépendant de toute description que nous pourrions en donner, le « donné non conceptualisé » donne lieu pour Goodman à un discours qui « est de lui-même voué à l’échec ». Ce discours s’autodétruit dès les premiers mots. En voulant avérer l’indépendance du donné vis-à-vis des descriptions que nous en donnons, en cherchant ainsi à le décrire tel qu’il est indépendamment de toute description, nous tentons en vain de le décrire sans utiliser le moindre moyen de le décrire [23].
33 Qu’en est-il alors de l’objectivité minimale du monde auquel le constructionnisme cherchait assez curieusement à faire droit ? La référence que Goodman fait à Berkeley semble être d’assez mauvais augure. De même qu’une idée ne s’ajuste jamais à autre chose qu’à une idée plutôt qu’à la matière du monde, de même une description ne paraît maintenant pouvoir s’ajuster à rien d’autre chose qu’à une nouvelle description plutôt qu’au monde [24]. Goodman reconnaît que ses critiques du donné peuvent prêter à confusion qui mettent en avant le caractère autodestructeur de cette notion. Nous manquerons toujours de pouvoir décrire le donné puisqu’il s’agirait de le décrire sans utiliser le moindre moyen de décrire. À côté de ses résonnances berkeleyennes, la critique peut laisser penser que Goodman partagerait ce qu’il appelle le « mysticisme » de Bergson, son « ennemi juré [arch-enemy] » [25]. S’il n’est aucune description de ce qui est donné, Goodman concède que nous peinons à saisir la différence qu’il y a entre cette affirmation et le caractère décevant que Bergson voit dans toute activité conceptuelle :
Nous en arrivons maintenant à la question suivante : quelle est, donc, la façon d’être du monde [the way the world is] ? Suis-je encore menacé par l’amitié de mes ennemis ? Tout semble l’indiquer, puisque je viens de tirer la conclusion du mystique d’après laquelle il n’existe pas de représentation de la façon d’être du monde [26].
35 Quelle est la différence ? On reviendra un instant sur ce passage où Goodman concède à la « relativisation bon marché » que nous pouvons décrire les cadres de références à l’exclusion du monde. Telle est la part de vérité de la « relativisation bon marché » : « Nous en restons aux manières de décrire tout ce qui est décrit. » Ce n’est toutefois pas le dernier mot de Goodman. La dernière phrase du paragraphe procède à une réévaluation de cet état de fait : « Notre univers, pour ainsi dire, consiste en ces manières plutôt qu’en un monde ou en des mondes. » Que l’on ne puisse décrire que nos façons de décrire au lieu du monde est bien d’abord une sorte de limitation. Nous ne parvenons pas à effectuer ce que nous souhaitions faire. Nous en sommes réduits à décrire les cadres de références de nos descriptions plutôt que ce à quoi nous référons. La dernière phrase indique toutefois que nous aurions tort d’être déçus puisque nos manières de décrire sont les façons d’être du monde. Notre intention était de décrire le monde. Mais comme le monde consiste en nos façons de le décrire, la description de ces façons n’est pas étrangère à nos intentions initiales. Réduits à étudier nos façons de décrire le monde, nous nous trouvons en définitive faire ce que nous voulions effectuer. Le mystique de Goodman est déçu par l’activité conceptuelle ou de description qui ne nous délivre jamais qu’un aspect du monde. Pour Goodman, cette déception n’a pas lieu d’être. L’étude de nos façons de décrire le monde n’est pas poursuivie faute de mieux. Un « monde sans mot » n’étant de toute façon qu’une chimère, cette étude de nos façons de décrire est à bien y regarder tout ce que nous pouvions souhaiter faire [27].
36 Un monde sans mots ne saurait présenter la moindre pierre de touche pour déterminer la correction des versions du monde. Dans ces conditions où les manières de décrire deviennent au contraire les façons d’être du monde, l’étude de l’objectivité minimale que nous reconnaissons au monde passe par celle de nos façons de le décrire. Ce qui du monde se présente à moi à l’égard de quoi une description s’avérera correcte ou incorrecte dépend de ce que j’en fais en le décrivant :
Le chapitre précédent commençait par cette question assez réprobatrice, « Ne pouvez-vous voir ce qui est devant vous ? » et en arrivait cette réponse éclairante, « Cela dépend… ». Une chose dont cela dépend est la réponse à une autre question : « Bien, qu’est-ce qui est devant moi ? ». C’est la question avec laquelle je commence ici et je dois avouer que la réponse à celle-ci, encore une fois est « Cela dépend… ». Et une chose dont cela dépend fortement est la réponse à une autre question encore : « Qu’est-ce que vous en faites [What do you make of it] ? » [28].
38 L’objet, ce qui se trouve devant moi, dépend de ce que j’en fais par les symboles que j’y applique. Absolument parlant, il ne se trouve rien devant moi : « L’objet devant moi est un homme, un essaim d’atomes, un complexe de cellules, un violoniste, un ami, un imbécile, ou davantage encore [29]. » Il n’existe rien vis-à-vis de quoi ce que je dis est vrai qui ne dépendrait pas déjà de ce que j’en dis. Il n’est curieusement pas d’objectivité minimale du monde qui ne soit aucunement de notre fait. Des versions que j’en donne, le monde n’en fera rien sans considération de ce que je fais du monde.
3. Pluralisme des versions et des mondes, des compléments mutuels
39 À supposer que Goodman ait raison, quels sont le statut et le sens du pluralisme et du constructionnisme ? Si nous voulons bien admettre qu’ils sont les seules façons de faire droit à l’objectivité minimale du monde, comment devons-nous les comprendre ? Sur ce point, le débat que Goodman a entretenu avec son disciple Scheffler est éclairant.
40 Scheffler pense que le constructionnisme de Goodman manque de bon sens. Il est aussi l’un des rares lecteurs de Manières de faire de faire des mondes pour qui le contenu de l’ouvrage n’a rien d’évident. On y oscille entre l’affirmation de deux thèses :
La « fabrication du monde » [worldmaking] … commence avec une version et finit avec une autre. La fabrication du monde, alors, est-elle simplement la fabrication de versions, c’est-à-dire, de descriptions, de dépictions ou d’autres représentations, et les mondes sont-ils construits comme précisément le sont des versions ? La réponse mérite réflexion. Le terme de « monde » n’est défini nulle part dans l’ouvrage et l’examen des passages où le terme apparaît donne lieu à deux interprétations en conflit. Selon la première interprétation, ou l’interprétation versionnelle, un monde est une version-monde [worldversion] vraie (ou correcte) et le pluralisme défendu reflète et étend aux versions en général, la doctrine de La structure de l’apparence que des systématisations en conflit peuvent être trouvées pour n’importe quel sujet pré-philosophique abordé. Selon la seconde interprétation, ou l’interprétation objectuelle, un monde est un règne de choses (versions ou non-versions) référées ou décrites par (119) une version-monde correcte. Le discours pluraliste sur les mondes n’est ici pas simplement un discours sur des versions en conflit ; « des mondes actuels multiples » est le mot d’ordre de Goodman et il nous met en garde : il ne doit pas être « minimisé comme étant purement rhétorique » (110) [30].
42 L’erreur de Goodman serait de ne pas avoir choisi entre deux thèses, qu’il existe une pluralité de versions du monde de notre fait, ou qu’il existe une pluralité de mondes qui sont de notre fait. Goodman répond abruptement à Scheffler qu’il a simplement choisi de ne pas choisir entre les deux affirmations qu’il endosse effectivement :
Scheffler dit que je suis ambigu et Scheffler est un honnête homme. Je soutiens aussi, dit-il, que les mondes sont autre chose que des versions correctes et répondent à de telles versions. Et il prend les mots de ma plume. Et alors ? Suis-je alors coupable et vais-je maintenant me présenter à vous pour m’enfoncer plutôt que me défendre ? Non. Au contraire, empruntant les tactiques de la diplomatie moderne, je déclare sans honte que je ne suis pas désolé de ce que j’ai écrit. Un peu comme le physicien avec sa théorie des champs et sa théorie des particules, nous pouvons gagner sur les deux tableaux. Entre dire que toute version correcte est un monde et dire que toute version correcte a un monde qui y répond, les deux façons peuvent être également correctes bien qu’elles soient en désaccord [at odds with each other]. Plus encore, les discours sur les mondes et sur les versions sont souvent interchangeables [31].
44 Sans que les affirmations de l’existence d’une pluralité de versions ou d’une pluralité de mondes soient identiques, on peut assez indifféremment parler de versions du monde en lieu et place des mondes et inversement. La première caractérisation que Goodman donne de son pluralisme des mondes consiste à rabattre ce que Scheffler appelle l’interprétation objectuelle sur l’interprétation versionnelle. En quel sens précis existe-t-il plusieurs mondes ? Au sens seulement, répond d’abord Goodman, où nous admettons une pluralité de versions correctes :
Puisqu’il est difficilement discutable qu’il existe différentes versions-mondes, puisque la question de savoir combien il y a de mondes-en-soi, s’il en existe le moindre, est vide en définitive, en quel sens non trivial y a-t-il plusieurs mondes, comme Cassirer ou des pluralistes de même esprit y insistent ? En ce sens seulement, je pense [Just this, I think] : de nombreuses versions-mondes ont, indépendamment, de l’intérêt et de l’importance, sans que soit requise ou présupposée leur réductibilité à une base unique [32].
46 Le passage est assez déroutant. Son objet est de dire en quel sens non trivial il existe plusieurs mondes. Or Goodman donne de ce pluralisme une caractérisation manifestement assez triviale. Goodman y insiste, le sens unique et non trivial suivant lequel il existe plusieurs mondes n’est que ceci (« just this ») : nous admettons plusieurs versions correctes du monde sans qu’il s’agisse de montrer pourtant que les unes se réduiraient à une unique. L’affirmation qu’il existe plusieurs mondes devient triviale, semble-t-il, lorsqu’elle est affaiblie et qu’elle devient le moyen rhétorique de mettre l’accent sur la pluralité de nos perspectives sur le monde. D’apparence métaphysique, l’affirmation serait en fait de nature épistémique : nous reconnaissons comme correctes une pluralité de versions incompatibles du monde.
47 Le sens du pluralisme n’est donc que cela, la reconnaissance d’une pluralité de versions, plus trivial qu’il n’y paraissait d’abord. Au regard toutefois de ce qu’engage la reconnaissance de cette pluralité de versions dans l’ouvrage, l’inverse n’est pas moins vrai. L’un des maîtres mots de l’ouvrage est de refuser de banaliser les conflits entre versions du monde. Ces conflits ne peuvent être résorbés qu’à conclure que ces versions sont vraies ou correctes dans des mondes différents. « S’il existe le moindre monde, alors il en existe plusieurs » : on ne rend raison du statut de pierre de touche des versions qu’a le monde qu’en admettant qu’il en existe plusieurs. À s’en remettre aux premières pages de Manières de faire des mondes, l’affirmation qu’il existe plusieurs mondes revient seulement à reconnaître comme correctes une pluralité de versions incompatibles du monde. Le pluralisme est plus trivial qu’il n’y paraît d’abord. Mais cette reconnaissance d’une pluralité de versions est à son tour beaucoup moins triviale qu’il n’y paraissait. La reconnaissance d’une pluralité de versions du monde nous engage à reconnaître l’existence de plusieurs mondes. Dans le contexte d’une pluralité de versions, on ne saurait penser la distinction entre le correct et l’incorrect et rendre raison du statut de pierre de touche que nous reconnaissons au monde sans admettre qu’il en existe plusieurs. S’il est vrai que l’affirmation apparemment métaphysique de l’existence d’une pluralité de mondes n’a que le sens d’une affirmation épistémique, il n’est pas moins vrai que cette dernière nous engage à reconnaître une pluralité de mondes.
48 Scheffler voit une oscillation dans cette idée qu’il existe plusieurs mondes qui sont de notre fait. Pour Goodman, les deux interprétations sont interchangeables par ce qu’elles sont chacune le complément de l’autre. La reconnaissance d’une pluralité de versions du monde comprend tout le sens de l’affirmation de l’existence d’une pluralité de mondes. Cette dernière affirmation met au jour tout ce qu’engage la reconnaissance de plusieurs versions.
4. Pluralité des mondes, pluralité des versions et constructionnisme : différents statuts
49 Il est cependant douteux que Goodman puisse à si peu de frais prendre congé de la critique de Scheffler. Les reconnaissances d’une pluralité de versions et de mondes sont les compléments l’une de l’autre. Dans la reconnaissance d’une pluralité de versions réside tout le sens de l’affirmation de l’existence d’une pluralité de mondes. À l’inverse, l’affirmation de l’existence d’une pluralité de mondes est ce qu’engage la reconnaissance d’une pluralité de versions. Comment est-ce toutefois possible ? L’affirmation qu’il existe plusieurs mondes ne peut pas, d’un côté, trouver tout son sens dans la seule reconnaissance d’une pluralité de versions et, de l’autre, établir ce que cette dernière engage. Un énoncé ne peut à la fois trouver tout son sens dans un autre tout en en étant le complément.
50 Quels sont alors de nouveau le sens et le statut de cette affirmation qu’il existe plusieurs mondes qui sont de notre fait ? Il est alors remarquable que Goodman n’accorde pas une importance capitale à l’affirmation qu’il existe plusieurs mondes. Aussi minimise-t-il l’importance de celle-ci dans le sixième chapitre de Manières de faire des mondes :
Parler de mondes comme étant faits par des versions choque souvent, à la fois par son pluralisme implicite et par l’atteinte ainsi portée à ce que j’ai appelé « quelque chose d’inerte sous-jacent [something stolid underneath] ». Mais permettez-moi d’apporter le réconfort que je peux. Alors que j’insiste sur la multiplicité des versions correctes du monde, je ne souligne aucunement qu’il existe plusieurs mondes ou le moindre monde ; car, comme je l’ai déjà suggéré, la question de savoir si deux versions ont trait au même monde [are of the same world] admet autant de bonnes réponses qu’il y a de bonnes interprétations des mots « versions du même monde ». Le moniste peut toujours soutenir que les deux versions ont seulement besoin d’être correctes pour compter comme versions du même monde. Le pluraliste peut toujours répondre en demandant à quoi ressemble le monde qui serait indépendant de toute version. […] ôtez-vous l’esprit de l’esprit, l’essence n’est pas essentielle, il n’y a pas matière à discuter de la matière[never mind mind, essence is not essential, and matter doesn’t matter]. Nous ferions mieux de nous concentrer sur les versions plutôt que sur des mondes [33].
52 Affirmer qu’il existe une pluralité de mondes qui sont de notre fait suscite naturellement des réticences, reconnaît d’abord Goodman. Mais dans cette affirmation, il réserve un sort particulier au pluralisme qu’elle comprend. Ce pluralisme n’a pas une importance capitale. Goodman espère qu’en minorant celui-ci, le lecteur aura moins de réticences à faire siennes ses analyses.
53 Jusqu’ici, nous avons vu que cette affirmation qu’il existait plusieurs mondes qui sont de notre fait en comprenaient trois. La première est qu’il existe plusieurs mondes, la deuxième que nous les fabriquons et la troisième qu’il existe une pluralité de versions irréductibles que nous reconnaissons comme correctes. Ces trois affirmations diffèrent quant à leur statut : la première n’a finalement pas l’importance des deux autres. Le titre de l’ouvrage nous le rappelle : il n’y est question que des manières de faire des mondes et le terme de « world » n’apparaît que dans le mot-valise « worldmaking », la syntaxe anglaise ne supposant pas de trancher entre le pluriel et le singulier.
54 Dans ce passage que nous avons vu dans la première section où Goodman reconnaît qu’il est malaisé de donner un sens à l’affirmation qu’il existe plusieurs mondes, il conclut en accordant un statut transitoire à cette affirmation. Goodman commençait par poser la question suivante :
Même à concevoir de la façon la plus fine et la plus plausible cette idée [qu’il existe plusieurs mondes actuels], comment peut-il réellement exister plusieurs mondes [34] ?
56 L’auteur clôt le passage par une sorte de slogan double en forme de chiasme :
Si donc, il existe le moindre monde, alors il en existe plusieurs, et s’il en existe plusieurs, alors il n’en existe aucun [So if there is any world, there are many, and if many, none].
58 Qu’il existe plusieurs mondes ne fait l’objet que d’une affirmation transitoire ou dialectique. Par les difficultés qu’elle engage par rapport à la notion de totalité, elle ne conduit ni plus ni moins qu’à laisser de côté la question de savoir s’il existe plusieurs ou le moindre monde [35].
5. Construire le monde : « totalité » n’a pas de sens en dehors d’une version
59 Si l’affirmation qu’il existe plusieurs mondes n’a qu’un statut transitoire, que Goodman souhaite-t-il en définitive dire du monde ? L’important est de voir qu’en en donnant du monde des versions correctes, nous le faisons, comme il y insiste dans sa réponse à Scheffler :
En bref, nous ne faisons [make] pas les étoiles comme nous faisons des briques ; toute fabrication [making] ne revient pas à modeler de la boue. Le fait de faire-monde [the worldmaking] dont il est ici principalement question ne revient pas à faire de nos mains, mais de nos esprits, ou plutôt avec des langages ou d’autres systèmes symboliques. Cependant quand je dis que les mondes sont faits, je veux le dire littéralement [I mean it literally] ; et ce que je veux dire devrait être clair à partir de ce que j’ai déjà dit. Bien sûr, nous faisons des versions, et des versions correctes font des mondes. Et quelle que soit la façon dont des mondes peuvent exister à partir de versions correctes, faire des versions correctes, c’est faire des mondes. C’est un exemple remarquable de la façon dont fusionnent [coalesce] le discours sur les mondes et le discours sur les versions [36].
61 Le terme « faire » pour Goodman garde son sens initial même à être étendu depuis les objets familiers de fabrication vers le monde. Pourquoi cette affirmation littérale est-elle centrale et que signifie-t-elle ?
62 Nous avons vu que Goodman reconnaissait l’embarras qui est le nôtre dès que nous souhaitons donner un sens déterminé à cette idée d’une pluralité de mondes. Nous ne voyons pas comment dire qu’il existe plusieurs mondes sans faire de la pluralité des mondes cette totalité dernière à l’égard de laquelle les mondes ne sont plus à proprement parler des mondes. De cet embarras, Goodman tire une leçon qui éclaire le sens de cette affirmation que nous faisons le monde :
Une partie de l’embarras vient de ce que, comme dans les antinomies kantiennes, l’on étend certains termes ou notions au-delà de leur portée. Aussi longtemps que nous restons dans une version, « monde » ou « totalité » est suffisamment clair, mais quand nous considérons des versions vraies en conflit ainsi que leurs divers mondes, le paradoxe fait son apparition [37].
64 Goodman ne tient pas tellement à cette affirmation qu’il existerait plusieurs mondes. Dans une telle affirmation également, les termes de « monde » ou de « totalité » sont utilisés « au-delà de leur portée », pour ne plus les utiliser dans le contexte naturel d’une version particulière où chacun de ces termes seulement est « clair ». Autrement dit, Goodman veut dire que des termes comme « monde » ou « totalité » n’ont pas de sens déterminé absolument parlant, c’est-à-dire en dehors d’une version du monde.
65 Un terme comme « monde » a la particularité de devoir pouvoir couvrir tout ce qui est :
Mais « monde » comprend tout, couvre tout ce qui est. Un monde est une totalité ; il ne peut y avoir aucune multiplicité de totalités, pas plus que celle d’un tout qui les comprendrait toutes [38].
67 Goodman souhaite pointer du doigt une erreur. De ce que « monde » ou « totalité » couvrent tout ce qui est, il ne faudrait pas conclure que ces expressions aient le moindre sens absolument parlant. Tout couvrir n’engage aucune absoluité. Le monde est à la vérité la totalité des faits. Mais une expression comme « la totalité des faits » n’a pas de sens déterminé en dehors d’une version. Quand je m’oriente à la marche grâce au soleil, le mouvement de la terre que nous reconnaissons par ailleurs ne fait pas partie de la totalité des faits. Elle est le sol immobile sur lequel j’évolue et je me guide grâce au mouvement quotidien du soleil.
68 Goodman ne tient en définitive pas tellement à affirmer qu’il existe plusieurs mondes. Il n’abandonne toutefois pas complètement cette affirmation. Elle a en effet ceci de juste : les embarras qu’elle engage en utilisant « au-delà de leur portée » les expressions de « monde » ou de « totalité » montrent que le fait de tout couvrir n’a aucun sens absolument parlant. Cette affirmation temporaire ou transitoire a ceci de juste qu’elle produit une antinomie. Peut-être n’y a-t-il pas vraiment d’objet à affirmer qu’il existe plusieurs mondes, vu les réticences de Goodman à le faire et les embarras que cela produit. Des expressions comme « monde » ou « totalité » prennent seulement autant de sens différents qu’il y a de versions incompatibles correctes dans lesquelles nous les utilisons. L’affirmation qu’il existe plusieurs mondes permet ainsi à Goodman de dire que, « de façon ironique, alors notre passion pour un monde unique est satisfaite, à différents moments et selon différents buts, de plusieurs manières différentes [39] ». Notre passion pour un monde conçu comme la totalité unique des faits est satisfaite par toutes les manières que nous avons de déterminer ce qui compte pour cette totalité.
69 Des expressions comme « monde » ou « totalité », ou encore « totalité des faits » n’ont pas de sens absolument parlant. De ce point de vue, on peut dire que dans sa recension de Manières de faire des mondes Quine a manqué ce qui fait le cœur de l’ouvrage. Pour Quine, seule une version physique est une version du monde, puisque ce serait un échec pour une telle version de ne pas couvrir tout ce qui est :
Pourquoi, demande Goodman, cette déférence particulière envers la théorie physique ? C’est une bonne question et une part de son mérite est d’admettre une bonne réponse. […] La réponse est plutôt celle-ci : du clignement d’une paupière au vacillement d’une pensée, rien n’arrive dans le monde sans quelque redistribution d’états microphysiques. Déterminer seulement, pour un événement, quels états microphysiques cessent d’être en vigueur et lesquels les remplacent, d’ordinaire, ne mène et ne rime à rien ; mais il doit y avoir eu un remaniement. La physique ne peut rien établir de plus. Si le physicien suspecte qu’il y a un quelconque événement qui ne consiste pas en une redistribution d’états élémentaires pris en charge par sa théorie physique, il doit rechercher un moyen de compléter sa théorie. La couverture intégrale ainsi comprise [full coverage in this sens] est la véritable affaire de la physique, et de la physique seulement [40].
71 Pour Putnam, le raisonnement est incomplet :
Il manque à l’évidence des prémisses entre « rien n’arrive sans quelque redistribution d’états microphysiques » et « couverture intégrale » [41].
73 Que manque-t-il dans l’accusation de Quine ? Quine fait valoir contre Goodman ce que celui-ci attaque dans Manières de faire des mondes. Dans l’argumentation de Quine, il y a un sens à admettre d’abord, comme il le fait dans son énumération, la totalité de ce qui arrive, qu’une version, en l’occurrence une théorie physique, devrait ensuite pouvoir couvrir intégralement. Pour Goodman, l’idée d’une telle totalité est justement un préjugé : une expression comme « la totalité de ce qui se produit » n’a pas de sens indépendamment des manières de faire des mondes qui sont passées en revue dans la quatrième section du premier chapitre. Pour le dire positivement, le fait de devoir tout couvrir que Quine voit dans une version physique est pour Goodman le fait de n’importe quelle version du monde.
74 Quels sont le sens et le statut des analyses de Goodman dans Manières de faire des mondes ? Affirmer qu’il existe plusieurs mondes n’intéresse pas vraiment l’auteur. Les analyses de Goodman ont plutôt le statut d’une longue exploration du sens que nous donnons à des expressions comme « monde » ou « totalité ». Bien qu’on n’y cherche pas à endosser des thèses philosophiques, l’ouvrage pourrait à cet égard s’intégrer à un « courant dominant de la philosophie moderne » :
Néanmoins, je pense que ce livre appartient à ce courant dominant de la philosophie moderne qui commence lorsque Kant échange la structure du monde pour la structure de l’esprit, qui continue quand C.I. Lewis échange la structure de l’esprit pour la structure des concepts, et qui se poursuit maintenant avec l’échange de la structure des concepts pour la structure des différents systèmes de symboles dans les sciences, en philosophies, dans les arts, la perception, le langage quotidien [42].
76 Contre ses prédécesseurs qui prétendaient dire quoi que ce soit du monde et de notre connaissance de celui-ci, Kant se prévalait en somme de n’avoir absolument parlant rien à en dire. À la faveur de la révolution copernicienne, la seule véritable étude des objets est une critique des catégories et des formes de l’intuition par lesquels nous les appréhendons. Reprenant l’idiome kantien, Goodman propose de développer une « critique des manières de faire-monde [43] ». Il n’y a absolument parlant rien à dire du monde. Seule compte cette critique des manières de faire-monde qui sont autant de façons de donner sens aux expressions de « monde » ou de « totalité ». Pour satisfaire les attentes de Scheffler, on peut définir le monde comme la totalité dernière. Mais loin qu’il échoit à l’analyste de définir le sens de « totalité » absolument parlant, il lui revient d’étudier nos manières de faire-monde qui donnent sens à ce terme.
Notes
-
[1]
W.V.O. Quine, « Goodman’s Ways of Worldmaking », Theories and Things, Cambridge, The Belknap Press of Harvard University Press, 1981, pp. 96-99. Pour une critique de l’argument de la couverture intégrale, voir H. Putnam, « Reflections on Goodman’s Ways of Worldmaking », pp. 164-165 dans le volume III des Philosophical Papers, Realism and Reason, New York, Cambridge University Press, 1983.
-
[2]
Israel Scheffler, « The Wonderful Worlds of Goodman », Synthese, vol. 45, n° 2 (Oct., 1980), pp. 201-209
-
[3]
Voir en particulier la fin de ses « Reflections on Goodman’s Ways of Worldmaking », la section sur la vérité.
-
[4]
Faits, fictions et prédictions, traduit de l’américain par Martin Abran sous la direction de Robert Larose, Yvon Gauthier et Roland Houde, Paris, Minuit, 1984, p. 78.
-
[5]
N. Goodman, « Notes on the Well-Made World », in Of Mind and Other Matters (désormais abrégé MOM), Harvard, Harvard University Press, 1984, pp. 31-32. Nous traduisons.
-
[6]
Bien que cela ne résolve pas le problème, il est remarquable que dans Manières de faire des mondes Goodman n’emploie jamais le terme de « pluralité » : il affirme l’existence de plusieurs mondes sans visiblement affirmer celle de la pluralité qui les comprendrait. Goodman soutient curieusement un pluralisme des mondes sans pluralité des mondes.
-
[7]
Ways of Worldmaking (désormais abrégé WoW), Indianapolis/Cambridge, Hackett Publishing Company, 1978, Manières de faire des mondes, traduit de l’anglais par Marie-Dominique Popelard, Paris, Gallimard, 1992, VII, 5, p. 182 pour l’édition française et 132 pour l’édition américaine. Dans la suite de ce texte, nous indiquons respectivement les paginations des éditions française et américaine de l’ouvrage en les séparant d’une barre oblique.
-
[8]
H. Putnam, « Reflections on Goodman’s Ways of Worldmaking », Philosophical Papers, vol. III, pp. 162-163.
-
[9]
N. Goodman, « On Starmaking », in MOM, II, 2, p. 43. Nous traduisons.
-
[10]
N. Goodman, « Comments », in Peter J. McCormick (dir.), Starmaking: Realism, Anti-Realism, and Irrealism, Cambridge Mass., MIT Press, 1996, p. 203. Nous traduisons.
-
[11]
MOM, I, 3, « Knowing through seeing », p. 14. Nous traduisons.
-
[12]
WoW, VII, 1, p. 155 /111.
-
[13]
WoW, I, 2, p. 17/2, VI, 1, p. 134/94 et VII, 1, pp. 156-161/111-116.
-
[14]
WoW, VI, 1, p. 155/110.
-
[15]
WoW, I, 6, p. 20/39-40. Nous traduisons.
-
[16]
WoW, VII, 1, p. 155/110.
-
[17]
WoW, VII, 1, pp. 155-161/111-116.
-
[18]
WoW, VII, 1, pp. 156-157/112.
-
[19]
Daniel Cohnitz & Marcus Rossberg, Nelson Goodman, 2006, Montréal, McGill-Queen’s University Press, p. 199.
-
[20]
« Notes on the Well-Made world », MOM, p. 32. Nous traduisons.
-
[21]
WoW, I, 2, p. 17/2-3. Traduction modifiée.
-
[22]
WoW, I, 3, p. 22/6. Nous traduisons.
-
[23]
C’est l’argumentation de « The Way the World Is », in Problems and Projects, Indianapolis, Bobbs-Merrill, 1972.
-
[24]
Chez Berkeley, le monde ne le dispute jamais à son créateur : il est le paradigme du caractère dépourvu de sens des idées abstraites.
-
[25]
« The Way the World Is », op. cit., p. 25.
-
[26]
Ibid., p. 30.
-
[27]
C’est la raison pour laquelle la quatrième section du premier chapitre est beaucoup plus importante qu’il n’y paraît. Nous y reviendrons.
-
[28]
WoW, VI, 1, p. 131/91. Traduction légèrement modifiée.
-
[29]
Languages of Art, Indianapolis/Cambridge, Hackett Publishing Company, 1976, chap. I, § 2, p. 6.
-
[30]
Israel Scheffler, « The Wonderful Worlds of Goodman », Synthese, vol. 45, n° 2 (Oct., 1980), p. 201. Les nombres entre parenthèses sont insérés par Scheffler et renvoient à la pagination de l’édition américaine de Manières de faire des mondes.
-
[31]
MOM, pp. 40-41. Nous traduisons.
-
[32]
WoW, I, 2, 19-20/4-5. Nous traduisons.
-
[33]
WoW, VI, 2, pp. 137-138/96. Traduction légèrement modifiée.
-
[34]
« Notes on the Well-Made World », in MOM, p. 31
-
[35]
La traduction la plus fidèle du titre, quoique peu naturelle, serait la suivante « Manières de faire-monde ».
-
[36]
« Notes on the Well-Made World », in MOM, p. 32.
-
[37]
Id.
-
[38]
Même passage.
-
[39]
WoW, I, 6, pp. 40-41/20. Traduction légèrement modifiée. Les italiques sont de Goodman.
-
[40]
V.W.O. Quine, Theories and Things, Cambridge/Londres, The Belknap Press of Harvard University, 1981, section 11, « Goodman’s Ways of Worldmaking », pp. 97-98. Nous traduisons.
-
[41]
H. Putnam, Philosophical Papers, Realism and Reason, New York, Cambridge University Press, 1983, p. 165.
-
[42]
WoW, pp. 12-13/x. Sur les filiations kantiennes et lewisienne, voir également « Snowflakes and Wastebaskets », Problems and Projects, Indianapolis, Bobbs-Merrill, 1972, pp. 416-419.
-
[43]
WoW, VI, 1, p. 135/94.