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Article de revue

« Les antipodes du pourquoi suffisant » ou Comment rendre une fiction raisonnable ? La dispute sur l’atomisme entre Leibniz et Hartsoeker.

Pages 425 à 442

Notes

  • [1]
    GP IV, 478.
  • [2]
    GP III, 486.
  • [3]
    GP III, 507.
  • [4]
    GP III, 486.
  • [5]
    GP III, 507.
  • [6]
    Catherine Wilson, « Leibniz and Atomism », Studies in History and Philosophy of Science, Part A 13 (3), 1982, pp. 175-199.
  • [7]
    GP III, 507.
  • [8]
    GP III, 518.
  • [9]
    N. Hartsoeker, Conjectures physiques, Amsterdam, 1706.
  • [10]
    N. Hartsoeker, Suite des conjectures physiques, Amsterdam, 1708.
  • [11]
    N. Hartsoeker, Éclaircissements sur les conjectures physiques, Amsterdam, 1710.
  • [12]
    Pour une présentation rigoureuse et approfondie de la philosophie naturelle de Hartsoeker, voir Catherine Abou-Nemeh, « Leibniz’s and Hartsoeker’s Letters: What Animates Matter in Motion? », in Leibniz y las ciencias empiricas. Leibniz and the empirical sciences, édité par Juan Antonio Nicolás Marin et Sergio Toledo (Editorial Comares, 2011), pp. 221-235.
  • [13]
    À Des Bosses (1er février 1707) : « Le célèbre Hollandais Hartsoeker m’a envoyé ses Conjectures Physiques, récemment publiées, dans lesquelles il tente un nouveau système, ou plutôt poursuit celui qu’il avait publié quelques années auparavant. Il comporte beaucoup de choses ingénieuses, mais elles cachent encore trop profondément les secrets de la nature pour qu’il soit permis d’espérer dans ce balbutiement de philosophie, des causes certaines pour des effets complexes. » (Trad. de Christiane Frémont, in L’Être et la relation. Lettres de Leibniz à Des Bosses, Paris, Vrin, 1999, p. 120 ; GP II, 328-329.)
  • [14]
    À Des Bosses (24 décembre 1707) : « Il me semble qu’Hartsoeker, dont vous me rappelez les Conjectures par la lettre du R. P. Orban, pense comme beaucoup de savants aujourd’hui en Hollande. Il ne manque pas de talent, mais sur un certain nombre de phénomènes naturels se prononce, si je puis dire, avec précipitation, poussé par une sorte d’ambition à fonder un système physique, pour lequel nos connaissances n’ont pas encore assez de maturité. En outre, il n’a pas le sens de la Mathesis plus profonde, non plus (si je ne me trompe) que de la Métaphysique. » (Trad. de Christiane Frémont, op. cit., p. 131 ; GP II, 343.)
  • [15]
    À Des Bosses (31 juillet 1709) : « Je pensais vous avoir fait savoir que j’avais retrouvé les Conjectures Physiques de M. Hartsoeker. Il est sur le point de donner la suite. Cet homme très illustre nous promet en Dioptrique des choses non négligeables. Je ne vois pas pourquoi je discuterais avec lui sur les Éléments, surtout lorsqu’il s’agit de passer aux raisons métaphysiques, domaine où je ne le crois pas bon juge. En outre, notre controverse n’aurait pas grande utilité pour les phénomènes, car l’analyse que donne notre explication ne va pas jusqu’aux Éléments. » (Trad. de Christiane Frémont, op. cit., p. 161 ; GP II, 377-378.)
  • [16]
    À Hartsoeker (12 décembre 1706) : « J’y joins un mot sur des points touchés dans vostre lettre, comme vous me l’ordonnés, mais sans vouloir entrer en dispute qui me paroist peu utile dans ces matieres qui ne sont pas encor assés eclaircies. Il nous est permis de faire des conjectures, mais il n’appartient qu’à la posterité de decider quand on aura un plus grand nombre d’experiences en main, et quand l’analyse qui n’est presque Geometrique jusqu’icy, sera poussée jusqu’à la physique. » (GP III, 488.) Voir aussi la lettre du 4 octobre 1706 : « Pour moy, je suis tousjours bien aise que des personnes d’une habilité distinguée publient leur conjectures dans une matiere si importante et si problematique, et bien loin de les décourager par des contradictions, il faut leur en rendre graces. Cependant c’est pour obeir que je me hazarde de faire quelques petites remarques sur certains endroits, pour servir d’essay, sans vouloir estre trop prolixe et sans me vouloir enfoncer dans des matieres de discussion. » (GP III, 490.) La lettre du 10 mars 1707 : « Je n’ay point eu d’autre but que de vous donner occasion d’expliquer d’avantage vos sentimens ingenieux et de repandre quelque nouvelle clarté sur des matieres aussi difficiles et aussi conjecturales que celles dont il s’agit. Je diray seulement un mot sur quelques endroits de vostre derniere lettre. » (GP III, 492.) La lettre de Hartsoeker à Leibniz du 8 juillet 1710 résume le contenu de la lettre que Leibniz vient de lui adresser : « L’exemplaire de mes Eclaircissemens ne merite pas les remerciemens que vous m’en faites. Ils serviront, dites vous, à reveiller les Physiciens et par consequent à decouvrir la verité, mais ils serviront aussi à m’attirer une foule d’ennemis. J’avois crû jusqu’à present qu’il n’y avoit que des pedans qui se faschoient lorsqu’on les contredisoit, et faisoient entrer leurs passions dans les sciences, mais je m’appercois trop tard que je me suis mescompté, puisque Messieurs de l’Academie Royale des sciences m’imputent à crime la publication de mes Eclaircissemens qu’ils regardent comme un attentat contre la tranquillité dont ils jouissent depuis long temps. » (GP III, 498.) Signalons encore la lettre de Leibniz à Hartsoeker du 30 octobre 1710 : « Je n’avois point d’envie de me trop enfoncer icy dans une matiere, où l’on n’est gueres accoutumé à employer et à entendre des demonstrations ; cependant comme nous y sommes entrés insensiblement, je tacheray d’eclaircir les difficultés qui vous embarassent. » (GP III, 504.)
  • [17]
    En un sens, Leibniz ne fait rien d’autre que critiquer à son tour, après d’autres, les pratiques des chimistes « vulgaires ». Ici, l’ambition de Leibniz n’est vraisemblablement pas d’introduire une cohérence entre les pratiques chimiques et la théorie chimique des principes, mais bien plutôt d’utiliser une figure de ce que l’on pourrait appeler l’atomisme chimique pour montrer les limites d’une philosophie fondée sur un (ou des) principe(s) matériel(s).
  • [18]
    GP III, 488 : « Je suis persuadé qu’il n’y a point d’Eléments des corps naturels, et je tiens que si nous pouvions sentir distinctement les petits corps, nous les trouverions variés comme les grands et cela à l’infini. »
  • [19]
    GP III, 500.
  • [20]
    Voir GP III, 532-533.
  • [21]
    Voir C. Wilson, op. cit., p. 193 : « The suggestion that Leibniz was forced to reject atomism because, unlike the atomists, he regarded force as somehow intrinsic to matter is right as far as it goes ; but it amounts to a drastic over-simplification of a complex-story. It fails to convey the depth of Leibniz’s critique of the corpuscular philosophy manifested in his refusal to conceive of force as simply super-added to matterial corpuscles and in his insistence that they must derive from an infra-physical substructure. If matter is nothing more than a well-founded phenomenon, one canot super-add anything to it, and Leibniz’s contribution deserves to be distinguished carefully from the speculations of intrinsic-force theorists of a more simple-minded sort who occasionally claimed him as a source of inspiration. It betrays a profound misunderstanding as well to suggest, as Russell did, that the spiritual foundation of matter is not an essential part of Leibniz’s scheme. »
  • [22]
    Et la lettre se poursuit en ces termes : « […] et vous n’en avez nullement besoin pour expliquer la dureté, puisqu’un fluide pourra être mû d’une manière qui en fasse conspirer les parties à serrer celles d’un autre corps. Ainsi pour expliquer les duretés que nous expérimentons, nous n’avons point besoin d’une dureté primitive et insurmontable que nous n’expérimentons pas, que nous ne saurions expérimenter, et qu’on n’inférera jamais de ce qu’on expérimente. C’est attribuer en effet à un corps une résistance infinie, capable de surmonter les efforts les plus grands qu’on puisse concevoir, qui tendraient à en séparer les parties. Pourquoi donc soutenir une chose si extraordinaire, et si miraculeuse sans aucune apparence de raison. Vous soutiendriez tout aussi bien : une chaleur primitive, un froid primitif, un mal primitif, des ténèbres primitives, indépendantes de la lumière et de l’opaque, une densité ou rareté primitive, une pesanteur ou attraction primitive, une élasticité primitive, une verticité primitive, une qualité illuminative ou résonante primitive, capables d’envoyer à nos yeux et à nos oreilles des espèces sensibles ; enfin toutes les facultés des médecins du temps passé, et en un mot toutes les qualités occultes primitives imaginaires de feux Messieurs les philosophes de l’Ecole. » (GP III, 532.)
  • [23]
    Dans la même lettre, Leibniz écrit encore : « La volonté de Dieu n’est pas un suffisant pourquoi dans les choses naturelles, si des raisons de vouloir ne se trouvent dans l’objet et des moyens conformes à l’ordre de la nature pour exécuter cette volonté. Ces qualités primitives sont ordinairement des Asiles ou de l’ignorance déguisée sous un beau nom ou de la paresse, parce qu’on est bien aise de borner la recherche et de se tirer d’affaire à peu de frais, ou enfin de la confiance avec laquelle on s’applaudit d’être venu au fond des choses, au lieu que la nature exprimant l’infinité de son auteur, ne reçoit point ces sortes de bornes, où notre esprit cherche à s’arrêter. » (GP III, 532-533.)
  • [24]
    GP III, 520.
  • [25]
    GP III, 494-495 : « Si le sel commun et le salpêtre sont composés d’un acide et d’un alcali, on en pourra produire ces sels là par artifice et les détruire, supposé que leur acide et alcali puissent être rendus sensibles à part, et il semble même que le sel commun pourrait être changé en salpêtre : et cependant je crains que ce changement ne soit aussi difficile que celui des métaux, et qu’il soit aussi difficile de trouver l’acide et l’alcali, principes du sel commun, que trouver Mercure principe et soufre principe dans l’argent et dans l’or où vous ne les accordez pas à M. Homberg. »
  • [26]
    C’est ce qu’il indique cette fois dans une lettre du 10 juin 1710.
  • [27]
    C. Wilson, op. cit., pp. 196-197 : « The lack of an express commitment to the reality of atoms was not uncommon in the late seventeenth century and later. But unlike the theorists who admitted that the hypothesis could not be verified by experiment but stressed its explanatory value, Leibniz insisted that it contradicted higher and more compelling principles and so could never count more than a mere instrument. »
  • [28]
    On peut se référer aux Nouveaux essais sur l’entendement humain, III, 6, § 22 et à IV, 16, § 12.
  • [29]
    Saul Kripke, « A Completeness Theorem in Modal Logic », in Journal of Symbolic Logic, vol. 24, n° 1 (mars 1959), pp. 1-14.
  • [30]
    J’utilise le terme d’accessibilité au sens que Kripke lui donne lorsqu’il parle d’une « relation d’accessibilité », dans le cadre de l’analyse de deux mondes possibles, et plus précisément l’idée qu’une assertion modale a une valeur de vérité différente dans les différents mondes possibles. Voir Saul Kripke, Naming and Necessity, Oxford 1980.
  • [31]
    Voir GP VI, 362-365.
  • [32]
    Jean-Baptiste Rauzy dans « Leibniz : conditionnalité et actualité », in Leibniz selon les Nouveaux essais sur l’entendement humain, François Duchesneau et Jérémie Griard (dir.), Bellarmin, Paris, Vrin, 2006, pp. 73-74.
  • [33]
    Mogens Lærke, « Quod non omnia possibilia ad existentiam perveniant », The Leibniz Review, 2007, pp. 1-30. Ohad Nachtomy est l’auteur en 2008 de « Remarks on Possibilia in Leibniz, 1672-1676 », in The Leibniz Review, 2008, pp. 249-257, texte auquel répond Mogens Lærke in « Response to Ohad Nachtomy on Possibilia in Leibniz, 1672-1676 », The Leibniz Review 2008, pp. 259-266.
  • [34]
    GP II, 76.
  • [35]
    GP II, 268, éd. française, A.-L. Rey, Leibniz-De Volder. Correspondance, Paris, Vrin, 2016, p. 249.
  • [36]
    GP IV, 341.
  • [37]
    GP VI, 217 : « Je ne crois point qu’un Spinoziste dise que tous les Romans qu’on peut imaginer, existent réellement à présent, ou ont existé ou existeront encore dans quelque endroit de l’univers. Cependant on ne saurait nier que des Romans comme ceux de Mademoiselle de Scudéry, ou comme l’Octavia, ne soient possibles. »
  • [38]
    GP III, 363.
  • [39]
    Ibid.
  • [40]
    Nouveaux essais, livre IV, chap. VI, § 8, GP V, 393.
  • [41]
    GP VII, 402.
  • [42]
    GP V, 104.
  • [43]
    Nouveaux essais, II, 1, § 2, GP V, 99.
  • [44]
    GP V, 100.
  • [45]
    GP IV, 517.
  • [46]
    GP IV, 530.
  • [47]
    Voici la suite de la lettre : « Puisqu’il semble qu’il n’y en a point d’autres que ceux par lesquels les corps vont actuellement de lieu en lieu avec des vitesses differentes, et ne feroit on par consequent pas mieux de prendre pour une seule bonne fois un fondement solide et inebranlable, et de soutenir qu’il y a des atomes, c’est à dire de petites masses solides, simples, homogenes, parfaitement dures et sans parties, et que ces masses sont ainsi de tout temps par la volonté éternelle de Dieu, que d’avoir recours à des mouvemens incomprehensibles et imaginaires. » (GP III, 511-512.)
  • [48]
    Et Leibniz poursuit en ces termes : « Et la nature même des fluides agités les porte aux mouvemens les plus accommodans. » Et un peu plus loin : « Vous havés raison, Monsieur, de dire qu’on doit souvent reconnoitre notre ignorance, et que cela vaut mieux que de se jetter dans le galimatias, pour vouloir rendre raison des choses qu’on n’entend point. Mais autre chose est avouer qu’on n’entend point la raison de quelque effect, et autre chose est asseurer qu’il y a quelque chose dont on ne peut rendre aucune raison ; et c’est justement en cela qu’on peche contre les premiers principes du raisonnement. » (GP III, 517-518.)
  • [49]
    Nous avons montré ailleurs l’utilité du niveau d’expression pour le raisonnement. Les signes chimiques sont donc inscrits dans un dispositif cognitif. Voir A.-L. Rey, « La chimie pour Leibniz : une pratique cognitive ? », in Arnaud Pelletier (dir.), Leibniz’s experimental philosophy, Studia Leibnitiana, Sonderhefte, Band 46, 2016, pp. 197-216.
  • [50]
    Respectivement GP III, 507 et 508.
  • [51]
    GP III, 531.

Introduction

1

Au commencement, lorsque je m’étais affranchi du joug d’Aristote, j’avais donné dans le vide et dans les atomes car c’est ce qui remplit le mieux l’imagination. Mais en étant revenu, après bien des méditations, je m’aperçus qu’il est impossible de trouver les principes d’une véritable Unité dans la matière seule ou dans ce qui n’est que passif, puisque tout n’y est que collection ou amas de parties jusqu’à l’infini. Or la multitude ne pouvant avoir sa réalité que des unités véritables qui viennent d’ailleurs et sont tout autre chose que les points mathématiques qui ne sont que des extrémités de l’étendu et des modifications dont il est constant que le continuum ne saurait être composé. Donc pour trouver ces unités réelles, je fus contraint de recourir à un point réel et animé pour ainsi dire, ou à un Atome de substance qui doit envelopper quelque chose de formel ou d’actif pour faire un Être complet [1].

2 Ce passage bien connu de la reconstruction autobiographique à laquelle Leibniz se livre en 1695 dans le Système nouveau de la nature et de la communication des substances, fait de l’atomisme un péché de jeunesse auquel il est facile de succomber, si l’on se contente de satisfaire l’imagination. En 1710, à l’adresse de Hartsoeker, il fait, à nouveau, de la conviction atomiste une maladie infantile de la philosophie en considérant qu’elle est une fiction de l’imagination qu’il faut tenter de rendre raisonnable.

3 L’un des enjeux de cette correspondance est en effet d’évaluer la solidité de la fiction de l’atomisme défendue par Hartsoeker en se demandant si l’on peut en rendre raison. Leibniz écrit ainsi dans une lettre du 30 octobre 1710 :

4

Il est aisé de faire des fictions, mais il est difficile de les rendre raisonnables, c’est-à-dire de montrer qu’il y en a, ou au moins qu’il y en peut avoir une raison. Les Atomes sont une telle fiction ; un premier Element qui soit parfaitement fluide, en est une autre. La parfaite fluidité est aussi deraisonnable que la parfaite dureté [2].

5 Cette lettre porte sur le statut fictionnel des atomes, dont l’existence semble à Leibniz aussi absurde que celle d’un premier élément parfaitement fluide. L’évaluation de la thèse de la parfaite fluidité du premier élément est menée grâce au principe de continuité, exprimé dans cette maxime de la nature que « rien ne s’y fait per saltum ». Ainsi, de même que les corps ne peuvent être parfaitement durs, ils ne peuvent être parfaitement fluides : l’hypothèse est fictive, ce qui signifie ici pour Leibniz – et il le dit explicitement en ces termes – « déraisonnable ». Il ajoute au onzième point de cette même lettre du 30 octobre 1710 : « On peut bien se faire une nouvelle fiction et dire que cette masse fluide est animée, mais exclure le reste de la masse de ce privilège, c’est une autre chose déraisonnable et arbitraire [3]. » Il s’agit alors d’expliquer l’impossibilité d’un premier élément entièrement fluide comme Leibniz le fait dans cette lettre, en mobilisant « une infinité de degrés de consistance, de telle sorte que tout corps a un degré de fluidité et de fermeté par rapport à d’autres et comparativement [4] ».

6 De la même manière, envisager que la masse fluide soit animée et non les autres types de masse lui semble contraire à la logique en vertu de l’uniformité à l’œuvre dans la nature :

7

Si cette âme du monde est Dieu, pourquoi ne serait-il pas dans les Atomes aussi bien qu’ailleurs ? Si cette même âme est une chose que Dieu a produite, Dieu aurait borné son opération sans raison. Et pourquoi n’opérerait-il pas dans les prétendus atomes, comme il opère partout ailleurs [5].

8 L’argument utilisé ici par Leibniz pour contrer l’hypothèse des atomes est classique sous sa plume : il s’agit, en la situant au rang de ce qui peut satisfaire l’imagination, mais non les raisons supérieures, de considérer l’atomisme comme « un vice intellectuel » pour reprendre le mot de Catherine Wilson dans son article « Leibniz and Atomism [6] ». En un sens, il ne requiert pas d’user du terme de fiction, sinon comme une procédure de disqualification classique qui l’associerait à la chimère, la fable, l’illusion due à notre faiblesse perceptive. La suite de la lettre le confirme :

9

Les Atomes sont l’effet de la faiblesse de notre imagination, qui aime à se reposer et à se hâter à venir à une fin dans les sous-divisions ou analyses : il n’en est pas ainsi dans la nature qui vient de l’infini et va à l’infini. Aussi les atomes ne satisfont-ils qu’à l’imagination, mais ils choquent les raisons supérieures [7].

10 Leibniz caractérise les hypothèses de Hartsoeker comme des fictions. Mais à quoi lui sert cette désignation ? Il l’utilise avant tout comme un espace théorique lui permettant de présenter les exigences méthodologiques et logiques requises pour identifier la rationalité à l’œuvre dans la nature. Il propose un modèle d’intelligibilité conçu comme « explication raisonnable » auquel il oppose les fictions utilisées pour « soutenir des opinions mal fondées » [8]. Le principe de raison lui sert à évaluer puis à rejeter l’atomisme de Hartsoeker. Dans ce cadre, considérer l’hypothèse atomiste comme une fiction ou comme une faiblesse de l’imagination serait un moyen, pour Leibniz, de la disqualifier.

11 Je souhaite nuancer partiellement cette lecture en rappelant le cadre dans lequel prend place la discussion avec Hartsoeker – une discussion sur les principes chimiques –, et en proposant de situer cette caractérisation de l’hypothèse atomiste comme fiction dans une réflexion plus générale sur la conception leibnizienne de la fiction. Cela permettra d’établir une connexion entre la définition du principe de raison que Leibniz utilise comme critère d’évaluation de l’hypothèse atomiste et la forme de rationalité que suppose la fiction. L’enjeu est de mettre en évidence le dialogue entre deux conceptions différentes de la rationalité.

I. La correspondance avec Nicolas Hartsoeker

12 Nicolas Hartsoeker est un physicien hollandais, auteur en 1706 de Conjectures physiques[9] (précédées de Principes de physique publiés en 1696 à Paris), qui ont connu une Suite[10] en 1708 et enfin des Éclaircissements[11] en 1710. La correspondance entre Leibniz et Hartsoeker commence en 1706, mais le rythme des échanges est espacé jusqu’en 1710, date à laquelle ils s’intensifient autour d’une discussion serrée des thèses défendues par Hartsoeker dans ses Éclaircissements sur les conjectures physiques[12].

13 La correspondance parallèle que Leibniz entretient avec Des Bosses au même moment permet de mesurer la manière dont il évalue le projet d’Hartsoeker. Il disqualifie son ambition philosophique, lui reprochant principalement ses défaillances dans la constitution d’un nouveau système. La critique porte sur deux points principaux : d’une part, l’incertitude des causes qu’Hartsoeker croit pouvoir attribuer aux « effets complexes [13] » qu’il observe et cherche à expliquer, d’autre part, son manque de compétence en mathématique et en métaphysique [14]. Pour cette raison, Leibniz ne souhaite pas, du moins en 1709, faire porter leurs échanges sur les éléments permettant d’expliquer les phénomènes [15].

14 Il est intéressant de mettre en regard ces jugements sans aménité avec les différentes étapes par lesquelles l’échange se noue entre Leibniz et Hartsoeker et conduit à faire éclater le différend. Durant l’échange, se déploie, en effet, un protocole épistémologique au sein duquel Leibniz cherche à faire prévaloir, comme instrument d’évaluation des conjectures de Hartsoeker, une corroboration par « un plus grand nombre d’expériences » et une analyse qui, ainsi, de géométrique, deviendrait « physique » [16].

15 Si la validité de l’hypothèse atomiste est l’objet central de leur correspondance, il faut rappeler qu’elle constitue un motif récurrent de la philosophie leibnizienne. Dans les écrits de jeunesse, elle fait l’objet d’échanges avec Huygens ; avec la parution du De Ipsa Natura en 1698, elle prend la forme d’une discussion avec Robert Boyle ; enfin, à partir de 1710, elle est l’objet de la correspondance avec Hartsoeker. Dans les deux derniers cas évoqués, cette discussion s’inscrit dans une réflexion sur les principes chimiques. Leibniz cherche à prouver non seulement le caractère indémontrable de l’existence de l’atome physique, mais aussi son impossibilité théorique. C’est dans ce cadre qu’il évalue les principes chimiques, entendus par la plupart des chimistes de son temps comme des éléments primitifs.

16 Il faut préciser la signification effective des « principes » dans des formules employées par les chimistes de l’époque, comme celles de « Soufre principe », cela, afin de comprendre plus précisément ce qui est en jeu dans la discussion entre Leibniz et Hartsoeker. Il faut commencer par rappeler que le Sceptical Chymist de Boyle, paru en 1661, s’attaque à une chimie qui voudrait se fonder sur des principes. Leibniz, en mobilisant ces différents principes chimiques, délivre, comme en creux, l’image qu’il a de la chimie : une chimie de forte inspiration paracelsienne constituée de principes matériels ayant chacun des caractéristiques propres (la volatilité pour le Mercure, l’inflammabilité pour le Soufre et la Corporéité pour le Sel). Ces principes, tout en étant imperceptibles, expliquent ce qui est perceptible, mais la pratique chimique est incapable de « remonter » jusqu’à l’identification de ces principes.

II. Atomisme et principes chimiques

17 Il est désormais plus facile de comprendre sur quoi repose exactement la discussion avec Hartsoeker. À un premier niveau, la question du statut des principes chimiques peut se régler facilement : ces principes n’en sont pas, pour deux raisons. Tout d’abord, ils peuvent être eux-mêmes décomposés en éléments plus primitifs [17] ; c’est notre défaut perceptif qui nous donne l’illusion qu’ils sont premiers. Cet argument fonctionne doublement : il s’agit pour Leibniz de souligner notre « incapacité à sentir distinctement les petits corps », comme il le dit dans sa lettre du 12 décembre 1706 [18]. Il s’agit également de s’appuyer sur « la grande constance de la Nature » pour comprendre que ce qui n’est pas perceptible procède de la même manière que ce qui est perceptible, de sorte que nous pouvons nous appuyer sur ce que nous comprenons du monde visible pour en déduire ce qui se passe dans le monde imperceptible. Ainsi,

18

La grande constance de la Nature, bien loin de faire croire les Atomes, les renverse. Elle agit dans les petites parties comme dans les grandes, c’est tout comme ici, si nous avions des yeux assez pénétrants pour cela, nous y verrions qu’encore les petites parties se peuvent froisser et briser, et qu’il n’y a rien là qui soit cause d’une résistance infinie [19].

19 Il faut préciser la fonction que donne Leibniz à ce constat d’un défaut perceptif. Car la critique qu’il formule ici concerne l’acception même du terme de principe : ce n’est pas parce que nous rencontrons, par exemple, de la dureté dans la nature qu’il nous faut nécessairement l’expliquer en recourant à un principe premier qui serait la dureté première dont serait pourvu l’atome [20]. Car cela reviendrait à rapporter toutes les qualités présentes dans les corps et dans la nature à des principes premiers. Or un principe n’est pas, aux yeux de Leibniz, ce qui rend raison de la matérialité ; il est bien plutôt ce qui rend raison de l’action à l’œuvre dans la matière, c’est pourquoi il ne peut concevoir l’existence des atomes physiques comme principes premiers [21].

20 Dans sa lettre du 8 février 1712 à Hartsoeker, Leibniz affirme l’incompatibilité entre l’atomisme et le principe de raison suffisante : « Quand vous aurez un jour le loisir de bien examiner les suites du pourquoi suffisant, vous abandonnerez vous-même les atomes [22]. » L’argumentation de Leibniz est construite en trois temps. L’atome n’est pas nécessaire pour expliquer la dureté des corps puisque le mouvement conspirant d’un fluide pourrait, par exemple, suffire à expliquer la densité des parties d’un corps les unes par rapport aux autres. L’expérience que nous faisons de la dureté n’est en rien une preuve de l’existence d’un principe dur primitif. Il dénonce ainsi l’induction indue qui pourrait nous conduire à passer de cette expérience à la croyance en un principe primitif, par définition, inexpérimentable. Leibniz réutilise ici le motif de la vertu dormitive de l’opium en dénonçant une argumentation qui, négligeant le processus rationnel de l’analyse, se contente de croire à un principe de nature identique à ce que nous expérimentons et que l’on cherche ainsi à expliquer. Il met alors en évidence la dimension absurde de ce type de raisonnement, qui reviendrait à récuser a priori la possibilité d’une divisibilité des corps. Pour souligner l’absurdité de cette position, il montre qu’elle conduit à récuser l’idée même de principe : en effet, si tout est principe (la chaleur, la dureté, le froid, le mal, le rare etc.), la nature de ce qu’est un principe n’est pas caractérisée de manière assez contraignante. C’est pourquoi Leibniz peut écrire que toutes ces qualités, qui lui semblent être un retour aux qualités occultes de la scolastique, « sont toutes ensemble les Antipodes du pourquoi suffisant, c’est-à-dire de la droite raison ». Ainsi, expliquer les transformations de la matière par la volonté de Dieu ou les qualités primitives est un signe d’ignorance ou de paresse, c’est-à-dire un refus de chercher la raison des choses [23].

21 Rappelons que Leibniz articule l’argument d’Arlequin (« c’est là-bas tout comme ici »), qui signifie que les choses se produisent de la même manière au niveau perceptible et imperceptible et mobilisent les mêmes régimes d’intelligibilité, avec l’idée que ce qui nous apparaît est d’un autre ordre que ce qui est réellement. Il réaffirme ici la distinction entre le niveau phénoménal et le niveau substantiel, là où, au contraire, la tradition chimique du Sel-principe, Soufre-principe ou Mercure-principe cherche à ériger en principe substantiel une entité sensible, donc matérielle, un corps premier qui pourrait se retrouver dans les corps composés. On comprend dès lors la parenté profonde existant, dans la correspondance, entre la critique de l’atomisme et la discussion sur les principes chimiques. Si la chimie fait de ses principes des modes d’intelligibilité du sensible, du fait même de leur matérialité, pour Leibniz au contraire, c’est dans la mesure où il y a dans la matière autre chose que la masse que cette matière est intelligible – par la présence en elle d’un principe actif. C’est la raison pour laquelle le principe chimique du Soufre-principe ou du Mercure-principe est récusé dans son statut de principe, c’est-à-dire de principe commun à toutes ses formes d’expression dans la matérialité. On comprend aussi pourquoi Leibniz choisit de mener sa critique de l’atomisme à partir d’une critique des principes chimiques : l’enjeu est de montrer les limites de ce modèle explicatif à l’aune du principe de raison.

22 Ainsi la discussion sur les principes chimiques, du point de vue de leur nature même, révèle une divergence profonde entre deux philosophies naturelles : l’une qui conçoit l’identité substantielle dans la matérialité, l’autre qui la loge dans l’activité.

23 Il y a une deuxième raison pour laquelle les principes premiers ne peuvent être matériels, qui est logiquement liée à la divisibilité à l’infini de la matière. Ces principes premiers sont, selon Leibniz, d’une autre nature, puisque sa conception de la raison suffisante inscrit en toute portion de matière son principe d’intelligibilité, un principe actif qui dote la masse d’une forme de réalité. Il l’indique à Hartsoeker dans sa lettre du 6 février 1711 :

24

Votre premier Élément aussi n’est pas plus capable de vie et d’intelligence que toute autre masse, et ce corps n’étant point organique, il n’est point convenable qu’il ait de la perception, qui doit toujours répondre aux actions des organes, si vous voulez que la nature agisse avec ordre et liaison [24].

25 Le cadre d’explication que Leibniz a choisi pour mettre en scène les transformations de la matière, permet d’analyser au plus près le statut des opérations chimiques. Leibniz récuse dans ces opérations l’idée qu’il puisse y avoir, à partir des principes chimiques, production ou destruction d’entités. Il donne plusieurs exemples pour contester ce point, et il propose, à la place, une autre modalité explicative, celle qui utilise les processus de composition ou de décomposition. Ainsi, il ne peut y avoir production d’entités nouvelles à partir de principes communs, mais simplement apparition, par composition, de choses visibles.

26 Ainsi dans la lettre du 9 avril 1707, Leibniz fait de son refus de considérer les entités chimiques comme des principes le moyen d’invalider une autre thèse défendue par Hartsoeker, celle de la possibilité de transformer le sel commun en salpêtre. Peut-on expliquer la génération du salpêtre ou du sel commun ? Si tel est le cas, on pourrait les considérer comme des principes communs [25]. Selon Leibniz, on a l’habitude de considérer que le sel est un mixte dont l’Esprit acide serait le simple, mais ce que l’on prend pour un simple peut tout aussi bien être une décomposition des parties du composé, donc des parties du sel, à son tour uni à quelque chose d’aqueux. Ces parties se rejoindront à nouveau dès que l’action de l’acide étranger qui les divise aura cessé son effet, c’est-à-dire dès que l’alcali entrera en action. Dès lors, les parties divisées, réunies redeviendront visibles. Si tel est le cas, la relation du sel à l’Esprit acide n’est pas une relation du mixte à son élément simple, mais une autre expression du sel allié à un acide. Leibniz en tire la preuve que ce à quoi nous accédons ici n’est pas le principe commun du sel, mais un « déguisement » du sel en Esprit acide. Il n’est donc pas, ou pas encore, possible de considérer que l’on peut produire ou détruire le sel commun, le salpêtre, pas plus que cela n’est possible pour les métaux [26].

27 Par cet exemple qui montre la difficulté à affirmer, avec certitude, l’existence d’un principe matériel, Leibniz montre, par analogie, que le principe matériel n’est qu’un déguisement d’un principe immatériel.

28 Dans sa dispute avec Hartsoeker, Leibniz utilise, de manière assez subtile, quelques-unes des caractéristiques majeures de la pensée atomiste pour produire sa critique de l’atomisme et pour asseoir sa propre conception de la matière dotée d’un principe actif. En effet, pour critiquer la théorie atomiste défendue par Hartsoeker, trois arguments sont employés : l’impossibilité d’en rendre raison, l’imperceptibilité de ces atomes (puisqu’ils ne sont pas dotés d’organes), une interprétation de la modification des corps par transformation plutôt que par destruction et création. Or ces trois arguments indiquent le rapport de Leibniz à l’atomisme : il n’y a évidemment pas d’accord avec Hartsoeker sur la définition et la nature de la matière ; en revanche, il y a de réelles convergences sur le mode d’explication des entités. C’est dans ce cadre interprétatif qu’il est intéressant de lire leur discussion sur les principes chimiques et de présenter les arguments de Leibniz contre les atomes. Les principes chimiques sont récusés par Leibniz en tant que principes, mais sont un instrument [27] pour expliquer les transformations de la matière.

III. La « fiction » de l’atomisme

29 Dans la discussion avec Hartsoeker, Leibniz donne un statut à l’explication des transformations de la matière par les atomes : une fiction qui satisfait l’imagination, mais ne permet pas de rendre raison de ce qui se passe effectivement dans la nature. Mais l’inscription de l’atome au rang de fiction ne sert pas, ou en tout cas pas seulement, à disqualifier l’hypothèse, elle sert plutôt à situer l’hypothèse : à un niveau d’intelligibilité spécifique. En recourant à cette catégorie de « fiction », Leibniz traque le défaut démonstratif de l’hypothèse selon laquelle la matière serait composée d’atomes. Or la fiction apparaît comme un mode cognitif, en tant que tel, qu’il convient de saisir dans sa spécificité. Elle a une fonction heuristique quand Leibniz en fait une hypothèse scientifique. Il met par exemple sur le même plan, dans les Nouveaux essais, les fictions et les textes scientifiques en citant le Cosmotheoros de Huygens [28]. Mais puisqu’elle tire de sa non-existence sa fausseté, la fiction peut tout aussi bien produire des êtres possibles ou impossibles, sans permettre néanmoins de trancher entre eux.

30 Il faut donc préciser ici les définitions et les usages de la fiction sous la plume de Leibniz. Cette catégorisation est-elle nécessairement disqualifiante ? Y a-t-il, pour Leibniz, quelque chose qui fasse référence au monde réel dans la fiction ?

31 La question de la fiction dans la pensée de Leibniz a eu une fortune relativement récente en philosophie contemporaine et en littérature avec la théorie des mondes possibles. À la suite de Saul Kripke [29] – qui s’est appuyé sur ce motif leibnizien pour donner une sémantique à la logique modale – la question des alternatives crédibles ou vraisemblables au monde réel a été largement travaillée, ainsi que la relation d’accessibilité [30] entre ce monde et le monde réel. Le point de départ de ces usages des mondes possibles leibniziens est, généralement, le rêve de Théodore situé à la fin des Essais de théodicée (1710). Ce rêve met en scène Théodore, prêtre de Delphes, allant voir la déesse Pallas, fille de Jupiter qui lui fait visiter le palais des Destinées [31]. Ce rêve a conduit à formuler un paradoxe de la représentation : quelle forme de réalité ont ces êtres fictifs, s’ils en ont une, quels rapports ces univers fictionnels entretiennent-ils avec les univers de référence ? Pour ma part je demanderai, plus spécifiquement, de quelle manière la fiction – si elle a une relation avec la réalité – nous aide à comprendre notre monde actuel. La thèse actualiste défendue par Jean-Baptiste Rauzy [32], selon laquelle les mondes possibles n’ont de sens que dans leur rapport à l’actuel peut être mise en regard avec les échanges entre Ohad Nachtomy et Mogens Lærke, initiés par l’article de Mogens Lærke publié dans la Leibniz Review en 2007 « Quod non omnia possibilia ad existentiam perveniant [33] ». Ils ont bien montré que la conception leibnizienne d’une possibilité non actualisée peut se lire de diverses manières, qui engagent ou non la caractérisation de la possibilité comme concevabilité. En ce cas, faut-il supposer une certaine forme de liberté de ces possibles à l’égard du principe de contradiction ? Y a-t-il quelque chose de réel dans la fiction par quoi elle est reconduite au monde réel ? Ou, au contraire, y a-t-il une irréductibilité de la fiction au réel qui la situe dans une autre relation avec le réel que celle de l’accessibilité ? C’est ce qui dans la sémantique modale contemporaine est formulé dans les termes du rapport entre « actualisme » et « possibilisme ». Si les mondes possibles sont, pour citer Jean-Baptiste Rauzy « autant de manières qui auraient pu être celles du monde actuel », ils nous intéressent ici pour leur fonction heuristique. La fiction produit une comparaison des raisons des possibles permettant leur évaluation.

32 Or on peut distinguer chez Leibniz au moins deux conceptions de la fiction.

33 Selon la première, la fiction est ce que forge notre esprit et renvoie à ce qui est imaginaire ou illusoire. Il s’agit par exemple de l’ens per aggregatum, illustré par l’exemple classique du troupeau de mouton. Dans la lettre à Arnauld du 28 novembre 1686, Leibniz déclare ainsi :

34

il y a autant de différence entre une substance et entre un tel être qu’il y en a entre un Homme et une communauté, comme peuple, armée, société ou collège, qui sont des êtres moraux où il y a quelque chose d’imaginaire ou de dépendant de la fiction de notre esprit [34].

35 Dans sa lettre à De Volder du 30 juin 1704, il affirme que tous les objets mathématiques sont, en un sens métaphysique, non réels

36

[…] du fait même qu’un corps mathématique ne peut pas être résolu en des constituants premiers, on conclut que de toute façon, ce n’est pas un corps réel, mais quelque chose de mental, qui ne désigne rien d’autre que la possibilité des parties, ce qui n’est pas quelque chose d’actuel [35].

37 Dans ces exemples, Leibniz utilise le terme de fiction en un sens littéral, comme une production de l’esprit humain qui ne correspond à rien dans le monde réel. Il lui faut donc préciser quelle relation la fiction entretient avec le possible. Ce qu’il fait dans une série de textes où il affirme avec force la nécessité pour les fictions de rester des possibles et où, conjointement, il distingue fictions possibles et fictions impossibles.

38 Il propose ainsi un premier critère pour caractériser la fiction : il s’agit d’un possible qui ne se réalise pas, comme il l’indique dans une lettre à Nicaise du 15 février 1697. Si le possible n’est pensé qu’en attente de son ultérieure actualisation et non comme une possibilité qui pourrait se réaliser (mais pas nécessairement puisque tout dépend de sa compossibilité), alors il n’y a plus d’espace théorique pour la fiction.

39 La discussion publique avec Nicaise, via le Journal des Sçavans, sur les dangers de « quelques endroits de la philosophie de Descartes », a davantage pour enjeu de préserver la possibilité du choix et de la providence, que de développer à proprement parler une théorie de la fiction. Mais, pour ce faire, Leibniz utilise le motif de la fiction comme ce qui préserve en quelque sorte le possible de sa supposée nécessaire actualisation. Il écrit ainsi :

40

car si tout possible et tout ce qu’on peut se figurer, quelque indigne qu’il soit, arrive un jour, si toute fable ou fiction a été ou deviendra histoire véritable, il n’y a donc que nécessité, et point de choix ni providence [36].

41 Il utilise le même argument dans la Théodicée (§ 173), où la fiction semble être un rempart contre le nécessitarisme [37].

42 La fonction dévolue à la fiction est dès lors très clairement de rester un possible qui ne s’actualisera pas. On pourrait alors en conclure que la fiction est réduite à une simple hypothèse. Et cela correspondrait au statut que Leibniz semble, à première vue, accorder à l’atomisme. Cependant Leibniz mobilise une deuxième conception de la fiction. Il distingue parmi les fictions celles qu’il considère comme impossibles ou celles qui, en contradiction avec la nature, sont détruites par l’hypothèse de l’harmonie préétablie. Dans la lettre à Lady Masham de septembre 1704, à propos d’une matière pensante sans âme, il évoque par exemple « une fiction impossible ou tout au plus un miracle dans mon système [38] » ; il évalue la possibilité d’une fiction à l’aune de son propre système :

43

il est vrai de dire qu’il y a une substance qui a de la pensée, et de l’étendue en même temps, si par la substance, on entend le composé de l’âme et du corps, par exemple l’homme ; mais si l’on entend la substance simple, il est manifeste qu’elle ne saurait avoir de l’étendue en elle, car tout étendu est composé [39].

44 Une fiction peut donc être considérée comme impossible, c’est-à-dire en contradiction avec l’hypothèse de l’harmonie préétablie, ou encore possible mais fausse. Leibniz ouvre ainsi l’espace de ce qu’il désigne comme les « fictions métaphysiquement possibles », en écrivant dans les Nouveaux essais (livre IV, chap. VI, § 8) :

45

[…] s’il est permis de faire des fictions métaphysiquement possibles, le sucre se pourrait changer en verge d’une manière imperceptible, pour punir l’enfant s’il est resté méchant, comme l’eau se change en vin chez nous la veille de Noël s’il a été bien morigéné [40].

46 Il existe donc des fictions qui sont dotées d’une cohérence interne, en un certain sens d’une vraisemblance, qui procèdent de l’usage de la rationalité. Leibniz pointe ici, mais sur un mode encore discret, le rapport entre fiction et rationalité ou, plus précisément, cette idée que la raison est un critère pour faire une distinction entre les fictions. C’est ce qu’il va décliner dans la correspondance avec Hartsoeker en distinguant parmi les fictions celles qui sont plus ou moins raisonnables.

47 Il distingue ainsi entre les fictions raisonnables et les fictions déraisonnables. Il indique à de nombreuses reprises qu’il est aisé de faire des fictions qui peuvent satisfaire l’imagination, mais dans sa Quatrième réponse à Clarke, fournit un moyen sûr pour les discriminer, pour « que la raison y trouve son compte ». Au point 48, il écrit : « Le seul principe du besoin de la raison suffisante fait disparaître tous ces spectres de l’imagination. Les hommes se font aisément des fictions, faute de bien employer ce grand principe [41]. » Même si ce passage définit plutôt un critère permettant de distinguer entre des fictions et des non-fictions, il s’agit néanmoins de distinguer d’un côté les fictions mal bâties – en raison de l’usage de notions incomplètes –, et de l’autre, celles qui, pouvant satisfaire la raison – puisqu’elles mobilisent le principe de raison suffisante –, sont porteuses d’intelligibilité. Il est en effet possible de circonscrire, comme l’indique la préface aux Nouveaux essais, les fictions « qui viennent des notions incomplètes des philosophes et que la nature des choses ne souffre point [42] ».

48 La fiction est donc tour à tour conçue comme explicable par un défaut cognitif ou au contraire comme ce qui permet la connaissance. Il s’agit d’un défaut cognitif lorsque les fictions viennent des notions incomplètes. Dans la Préface aux Nouveaux essais, Leibniz explique que ces fictions sont des abstractions de l’esprit qui résultent de notre incapacité à percevoir les choses insensibles, ce qui conséquemment nous conduit à les négliger. Il est possible d’en user à condition de ne pas oublier ce qu’elles sont : des abstractions. Il donne alors des exemples de ces fictions : le vide et les atomes y occupent une place de choix.

49

Cette tabula rasa dont on parle tant, n’est à mon avis qu’une fiction que la nature ne souffre point et qui n’est fondée que dans les notions incomplètes des Philosophes, comme le vide, les atomes et le repos ou absolu ou respectif de deux parties d’un tout entr’elles, ou comme la matière première qu’on conçoit sans aucunes formes [43].

50 La suite est également éclairante : « Les choses uniformes et qui ne renferment aucune variété, ne sont jamais que des abstractions comme le temps, l’espace et les autres Êtres des mathématiques purs [44]. »

51 Par conséquent, la fiction est un moment provisoire de compréhension du réel, contraire à la nature, mais dont l’illusion de vérité se dissipe lorsque l’on « pénètre plus avant », c’est-à-dire lorsque nous percevons plus distinctement les choses. Par son caractère provisoire, cet usage de la fiction ressemble à une hypothèse. Dans ces différents exemples, la fonction cognitive de la fiction est précisée : il est possible d’en faire un usage heuristique.

52 Si la fiction peut conduire à l’erreur du fait de notre acuité perceptive bornée, Leibniz peut a contrario concevoir la fiction, positivement, comme un instrument spéculatif. C’est le cas dans L’Éclaircissement des difficultés que M. Bayle a trouvées dans le système nouveau de l’union de l’âme et du corps. Il s’agit là de fictions qui ne peuvent « arriver dans la nature », mais qui permettent de mieux faire comprendre une thèse métaphysique. Leibniz donne cet exemple :

53

lorsque j’ai dit que l’âme, quand il n’y aurait que Dieu et Elle au monde, sentirait tout ce qu’elle sent maintenant, je n’ai fait qu’employer une fiction, en supposant que cela ne saurait arriver naturellement, pour marquer que les sentiments de l’âme ne sont qu’une suite de ce qui est déjà en elle [45].

54 Et il ajoute : « Je n’ai dit cela que par une fiction qui n’est point convenable, mais qui a pu servir à rendre ma pensée plus intelligible [46]. » Il s’agit donc de supposer un usage de la fiction dans la spéculation afin de mieux connaître et faire connaître la nature de nos idées.

55 À partir de cette catégorisation très schématique, peut se mettre en place une conception positive de la fiction, au sens où Leibniz en use et la conçoit même comme un opérateur d’intelligibilité. Leibniz envisage la fiction soit comme un possible, produit par notre esprit et qui ne peut ni ne doit devenir actuel ; soit comme une alternative crédible au monde réel, mais qui ne prend sens et surtout fonction dans l’économie argumentative leibnizienne, que si elle est considérée par Leibniz comme « raisonnable ». Elle révèle par là son usage cognitif possible. Ainsi Leibniz règlerait la question de l’accessibilité en montrant que le monde fictionnel n’a de rapport avec notre monde réel que dans la mesure où la fiction se révèle raisonnable, c’est-à-dire source d’intelligibilité.

56 Pour Leibniz, la fiction peut donc indiquer, en une acception positive, les modalités par lesquelles l’esprit fini peut saisir la raison pour laquelle le monde dans lequel nous vivons est le meilleur. Il affirme la relation entre la fiction et la rationalité, plus précisément, défend l’idée que la raison est un critère pour distinguer, parmi les fictions, celles qui peuvent être considérées comme raisonnables ou comme non raisonnables. C’est précisément ce qu’il fait dans sa correspondance avec Hartsoeker.

57 Or, Hartsoeker se saisit de ce procédé argumentatif en opérant un renversement. À partir du moment où Leibniz lui demande de rendre sa fiction raisonnable, il va s’employer, d’une part, à retourner l’argument de la rationalité contre lui, en lui opposant une autre interprétation de la raison suffisante et, d’autre part, à qualifier à son tour le système leibnizien de fictionnel et ses mouvements conspirants « d’imaginaires ».

58 Dans une lettre de fin 1710, Hartsoeker écrit :

59

Les atomes, dites-vous, sont des fictions qu’on fait aisement, mais qu’on rend difficilement raisonnables. Mais les mouvemens conspirans, Monsieur, ne sont ce pas pour le moins des fictions aussi grandes […] [47].

60 Hartsoeker use du même procédé de disqualification que Leibniz, en demandant à ce dernier si, en définitive, ce ne sont pas les atomes seuls qui peuvent donner un fondement certain au mouvement des corps (« un fondement solide et inébranlable »), considérant que les autres explications sont « incompréhensibles et imaginaires ». C’est donc bien au nom d’une exigence d’intelligibilité du mouvement des corps que les atomes sont admis par Hartsoeker et que l’explication leibnizienne est rejetée.

61 Leibniz, vexé, réplique dans la lettre suivante du 6 février 1711 en écrivant :

62

Dire que les mouvemens conspirans sont des fictions, c’est dire en effect que tout mouvement est une fiction. Car comment voulés vous faire un mouvement, Monsieur, sans qu’il y ait quelque convenance entre les mouvemens des parties [48] ?

63 Leibniz semble d’abord dire que si sa conception du mouvement est une fiction, alors tout mouvement est une fiction. Mais il met également en évidence la raison à l’origine de la convenance entre les mouvements.

64 Il s’agit sans doute du passage le plus explicite sur les conflits des interprétations du principe de raison, utilisé par Leibniz comme un opérateur d’évaluation de la pertinence des thèses de ses adversaires. La dispute devient une dispute entre deux conceptions de la matière : d’une part, la conception leibnizienne selon laquelle les mouvements conspirants, et donc avec eux, l’action, sont à l’origine de cette composition de fluidité et de solidité présente en tout corps ; d’autre part, la conception atomiste défendue par Hartsoeker selon laquelle l’élément primitif est parfaitement dur. Dans la correspondance, se déclinent différents usages du principe de raison pour montrer en quoi l’hypothèse de l’adversaire est fictionnelle. Ainsi, dans la lettre à Hartsoeker du 30 octobre 1710, Leibniz écrit : « On peut bien se faire une nouvelle fiction et dire que cette masse fluide est animée, mais exclure le reste de la masse de ce privilège, c’est une autre chose déraisonnable et arbitraire. »

65 De la même manière, l’imagination, même si sa faiblesse est reconnue, et peut-être même pour cela, constitue bien un mode de compréhension de la matière, mais un mode incomplet puisqu’il ne permet pas d’expliquer les transformations de la matière, à savoir l’action et la perception. L’imagination, prise comme créatrice de fictions, fonctionne comme un guide pour la raison, dans la mesure où elle permet de produire des représentations, mais aussi nous permet une meilleure compréhension du monde créé par Dieu. Elle est un mode spécifique d’intelligibilité de la matière [49] qui complexifie, un peu, la hiérarchie phénoménale : ni dynamique, ni organique, mais appliqué aux corps pesants et aux corps organiques, car la chimie ne s’attache pas à un objet spécifique qui serait le corps chimique, mais elle fait comprendre d’une manière spécifique ce que sont les corps, sans pour autant en rendre raison, c’est-à-dire sans les faire connaître.

66 Ainsi l’un des intérêts majeurs de cette définition de l’hypothèse atomiste comme fictionnelle (plutôt que comme fictive), est de nous permettre de saisir un niveau d’intelligibilité qui nous fait comprendre les phénomènes naturels sans nous délivrer la raison des choses. C’est l’explication de la présence de la perception qui, elle, nous donne la raison des transformations de la matière.

67 Les §§ 14 et 18 de la lettre adressée à Hartoseker le 30 octobre 1710 précisent la signification de cette présence de la perception dans toute masse.

68

§ 14. Si le premier élément est doué d’intelligence, et s’il est une créature, il faut que cette chose étendue impénétrable et capable de pousser les atomes soit organique, pour sentir ce qu’elle fait, et pour opérer suivant ce qu’elle sent. Autrement c’est poser quelque chose, sans poser rien qui puisse servir à l’expliquer. Je tiens qu’il n’y a point de parcelle de la masse, dans laquelle il n’y ait, je ne dis pas de l’intelligence, mais de la perception. Ce n’est pas que toute masse ou parcelle soit un corps organique, mais c’est qu’elle en contient. […]
§18. Je suis d’opinion, qu’il n’y a point de parcelle de la matière, où il n’y ait des âmes et de la perception ; mais je crois en même temps, qu’il n’y en a point, où il n’y ait aussi des corps organiques répondant à ces âmes [50].

69 Deux enseignements sont ici à retenir : d’une part, la théorie atomiste est récusée à partir d’une explication de la constitution même de la matière, toujours composée pour Leibniz d’une masse et d’une perception. Cette perception doit être comprise comme une manière d’exprimer le principe actif à l’œuvre sous toutes les formes que la matérialité peut prendre et lui conférant par là unité et intelligibilité. Pour cette raison elle est l’expression d’un ordre. D’autre part, Leibniz précise les conditions de compréhension de la matière : une correspondance entre cette perception et les corps organiques.

Conclusion

70 Dans l’échange entre Leibniz et Hartsoeker, faire de l’atomisme une fiction n’est donc pas, ou du moins pas seulement, une procédure de disqualification des thèses de Hartsoeker visant à établir l’inconsistance de ses convictions philosophiques. Il s’agit aussi, à travers la catégorie de fiction raisonnable, certainement synonyme de fiction métaphysiquement possible, de montrer l’opérativité de concepts chimiquement efficaces mais métaphysiquement illusoires. Pourquoi ? Une première réponse se trouve dans l’extension du domaine de la rationalité que cela induit : il peut y avoir une rationalité interne à la fiction qui permet d’expliquer en quoi le monde dans lequel nous vivons est, parmi tous les possibles (la fiction comprise), le meilleur.

71 En semblant faire taire Hartsoeker, Leibniz crée un autre espace argumentatif : celui grâce auquel la correspondance est le théâtre d’un conflit des rationalités. En discutant le principe de raison suffisante ou encore de raison déterminante, brandi par Leibniz, Hartsoeker fait de sa querelle avec lui une querelle entre deux interprétations du « pourquoi suffisant ». Il reconfigure ainsi le champ du conflit. Il ne s’agit plus de rendre la fiction raisonnable mais de montrer que se jouent là deux conceptions de la rationalité, dont l’échange permet de montrer qu’il est impossible que l’une triomphe de l’autre, car elles nous reconduisent à ce qui est à l’origine de cette dispute : une décision philosophique. C’est ce qui conduit Hartsoeker à écrire en 1712 :

72

Vous voulez que je vous dise franchement, Monsieur, ce que je m’aperçois de notre dispute sur les atomes, c’est qu’elle pourrait durer une éternité et que nous redirions toujours la même chose. Ainsi je crois que nous pouvons la finir [51].


Date de mise en ligne : 02/09/2016.

https://doi.org/10.3917/leph.163.0425

Notes

  • [1]
    GP IV, 478.
  • [2]
    GP III, 486.
  • [3]
    GP III, 507.
  • [4]
    GP III, 486.
  • [5]
    GP III, 507.
  • [6]
    Catherine Wilson, « Leibniz and Atomism », Studies in History and Philosophy of Science, Part A 13 (3), 1982, pp. 175-199.
  • [7]
    GP III, 507.
  • [8]
    GP III, 518.
  • [9]
    N. Hartsoeker, Conjectures physiques, Amsterdam, 1706.
  • [10]
    N. Hartsoeker, Suite des conjectures physiques, Amsterdam, 1708.
  • [11]
    N. Hartsoeker, Éclaircissements sur les conjectures physiques, Amsterdam, 1710.
  • [12]
    Pour une présentation rigoureuse et approfondie de la philosophie naturelle de Hartsoeker, voir Catherine Abou-Nemeh, « Leibniz’s and Hartsoeker’s Letters: What Animates Matter in Motion? », in Leibniz y las ciencias empiricas. Leibniz and the empirical sciences, édité par Juan Antonio Nicolás Marin et Sergio Toledo (Editorial Comares, 2011), pp. 221-235.
  • [13]
    À Des Bosses (1er février 1707) : « Le célèbre Hollandais Hartsoeker m’a envoyé ses Conjectures Physiques, récemment publiées, dans lesquelles il tente un nouveau système, ou plutôt poursuit celui qu’il avait publié quelques années auparavant. Il comporte beaucoup de choses ingénieuses, mais elles cachent encore trop profondément les secrets de la nature pour qu’il soit permis d’espérer dans ce balbutiement de philosophie, des causes certaines pour des effets complexes. » (Trad. de Christiane Frémont, in L’Être et la relation. Lettres de Leibniz à Des Bosses, Paris, Vrin, 1999, p. 120 ; GP II, 328-329.)
  • [14]
    À Des Bosses (24 décembre 1707) : « Il me semble qu’Hartsoeker, dont vous me rappelez les Conjectures par la lettre du R. P. Orban, pense comme beaucoup de savants aujourd’hui en Hollande. Il ne manque pas de talent, mais sur un certain nombre de phénomènes naturels se prononce, si je puis dire, avec précipitation, poussé par une sorte d’ambition à fonder un système physique, pour lequel nos connaissances n’ont pas encore assez de maturité. En outre, il n’a pas le sens de la Mathesis plus profonde, non plus (si je ne me trompe) que de la Métaphysique. » (Trad. de Christiane Frémont, op. cit., p. 131 ; GP II, 343.)
  • [15]
    À Des Bosses (31 juillet 1709) : « Je pensais vous avoir fait savoir que j’avais retrouvé les Conjectures Physiques de M. Hartsoeker. Il est sur le point de donner la suite. Cet homme très illustre nous promet en Dioptrique des choses non négligeables. Je ne vois pas pourquoi je discuterais avec lui sur les Éléments, surtout lorsqu’il s’agit de passer aux raisons métaphysiques, domaine où je ne le crois pas bon juge. En outre, notre controverse n’aurait pas grande utilité pour les phénomènes, car l’analyse que donne notre explication ne va pas jusqu’aux Éléments. » (Trad. de Christiane Frémont, op. cit., p. 161 ; GP II, 377-378.)
  • [16]
    À Hartsoeker (12 décembre 1706) : « J’y joins un mot sur des points touchés dans vostre lettre, comme vous me l’ordonnés, mais sans vouloir entrer en dispute qui me paroist peu utile dans ces matieres qui ne sont pas encor assés eclaircies. Il nous est permis de faire des conjectures, mais il n’appartient qu’à la posterité de decider quand on aura un plus grand nombre d’experiences en main, et quand l’analyse qui n’est presque Geometrique jusqu’icy, sera poussée jusqu’à la physique. » (GP III, 488.) Voir aussi la lettre du 4 octobre 1706 : « Pour moy, je suis tousjours bien aise que des personnes d’une habilité distinguée publient leur conjectures dans une matiere si importante et si problematique, et bien loin de les décourager par des contradictions, il faut leur en rendre graces. Cependant c’est pour obeir que je me hazarde de faire quelques petites remarques sur certains endroits, pour servir d’essay, sans vouloir estre trop prolixe et sans me vouloir enfoncer dans des matieres de discussion. » (GP III, 490.) La lettre du 10 mars 1707 : « Je n’ay point eu d’autre but que de vous donner occasion d’expliquer d’avantage vos sentimens ingenieux et de repandre quelque nouvelle clarté sur des matieres aussi difficiles et aussi conjecturales que celles dont il s’agit. Je diray seulement un mot sur quelques endroits de vostre derniere lettre. » (GP III, 492.) La lettre de Hartsoeker à Leibniz du 8 juillet 1710 résume le contenu de la lettre que Leibniz vient de lui adresser : « L’exemplaire de mes Eclaircissemens ne merite pas les remerciemens que vous m’en faites. Ils serviront, dites vous, à reveiller les Physiciens et par consequent à decouvrir la verité, mais ils serviront aussi à m’attirer une foule d’ennemis. J’avois crû jusqu’à present qu’il n’y avoit que des pedans qui se faschoient lorsqu’on les contredisoit, et faisoient entrer leurs passions dans les sciences, mais je m’appercois trop tard que je me suis mescompté, puisque Messieurs de l’Academie Royale des sciences m’imputent à crime la publication de mes Eclaircissemens qu’ils regardent comme un attentat contre la tranquillité dont ils jouissent depuis long temps. » (GP III, 498.) Signalons encore la lettre de Leibniz à Hartsoeker du 30 octobre 1710 : « Je n’avois point d’envie de me trop enfoncer icy dans une matiere, où l’on n’est gueres accoutumé à employer et à entendre des demonstrations ; cependant comme nous y sommes entrés insensiblement, je tacheray d’eclaircir les difficultés qui vous embarassent. » (GP III, 504.)
  • [17]
    En un sens, Leibniz ne fait rien d’autre que critiquer à son tour, après d’autres, les pratiques des chimistes « vulgaires ». Ici, l’ambition de Leibniz n’est vraisemblablement pas d’introduire une cohérence entre les pratiques chimiques et la théorie chimique des principes, mais bien plutôt d’utiliser une figure de ce que l’on pourrait appeler l’atomisme chimique pour montrer les limites d’une philosophie fondée sur un (ou des) principe(s) matériel(s).
  • [18]
    GP III, 488 : « Je suis persuadé qu’il n’y a point d’Eléments des corps naturels, et je tiens que si nous pouvions sentir distinctement les petits corps, nous les trouverions variés comme les grands et cela à l’infini. »
  • [19]
    GP III, 500.
  • [20]
    Voir GP III, 532-533.
  • [21]
    Voir C. Wilson, op. cit., p. 193 : « The suggestion that Leibniz was forced to reject atomism because, unlike the atomists, he regarded force as somehow intrinsic to matter is right as far as it goes ; but it amounts to a drastic over-simplification of a complex-story. It fails to convey the depth of Leibniz’s critique of the corpuscular philosophy manifested in his refusal to conceive of force as simply super-added to matterial corpuscles and in his insistence that they must derive from an infra-physical substructure. If matter is nothing more than a well-founded phenomenon, one canot super-add anything to it, and Leibniz’s contribution deserves to be distinguished carefully from the speculations of intrinsic-force theorists of a more simple-minded sort who occasionally claimed him as a source of inspiration. It betrays a profound misunderstanding as well to suggest, as Russell did, that the spiritual foundation of matter is not an essential part of Leibniz’s scheme. »
  • [22]
    Et la lettre se poursuit en ces termes : « […] et vous n’en avez nullement besoin pour expliquer la dureté, puisqu’un fluide pourra être mû d’une manière qui en fasse conspirer les parties à serrer celles d’un autre corps. Ainsi pour expliquer les duretés que nous expérimentons, nous n’avons point besoin d’une dureté primitive et insurmontable que nous n’expérimentons pas, que nous ne saurions expérimenter, et qu’on n’inférera jamais de ce qu’on expérimente. C’est attribuer en effet à un corps une résistance infinie, capable de surmonter les efforts les plus grands qu’on puisse concevoir, qui tendraient à en séparer les parties. Pourquoi donc soutenir une chose si extraordinaire, et si miraculeuse sans aucune apparence de raison. Vous soutiendriez tout aussi bien : une chaleur primitive, un froid primitif, un mal primitif, des ténèbres primitives, indépendantes de la lumière et de l’opaque, une densité ou rareté primitive, une pesanteur ou attraction primitive, une élasticité primitive, une verticité primitive, une qualité illuminative ou résonante primitive, capables d’envoyer à nos yeux et à nos oreilles des espèces sensibles ; enfin toutes les facultés des médecins du temps passé, et en un mot toutes les qualités occultes primitives imaginaires de feux Messieurs les philosophes de l’Ecole. » (GP III, 532.)
  • [23]
    Dans la même lettre, Leibniz écrit encore : « La volonté de Dieu n’est pas un suffisant pourquoi dans les choses naturelles, si des raisons de vouloir ne se trouvent dans l’objet et des moyens conformes à l’ordre de la nature pour exécuter cette volonté. Ces qualités primitives sont ordinairement des Asiles ou de l’ignorance déguisée sous un beau nom ou de la paresse, parce qu’on est bien aise de borner la recherche et de se tirer d’affaire à peu de frais, ou enfin de la confiance avec laquelle on s’applaudit d’être venu au fond des choses, au lieu que la nature exprimant l’infinité de son auteur, ne reçoit point ces sortes de bornes, où notre esprit cherche à s’arrêter. » (GP III, 532-533.)
  • [24]
    GP III, 520.
  • [25]
    GP III, 494-495 : « Si le sel commun et le salpêtre sont composés d’un acide et d’un alcali, on en pourra produire ces sels là par artifice et les détruire, supposé que leur acide et alcali puissent être rendus sensibles à part, et il semble même que le sel commun pourrait être changé en salpêtre : et cependant je crains que ce changement ne soit aussi difficile que celui des métaux, et qu’il soit aussi difficile de trouver l’acide et l’alcali, principes du sel commun, que trouver Mercure principe et soufre principe dans l’argent et dans l’or où vous ne les accordez pas à M. Homberg. »
  • [26]
    C’est ce qu’il indique cette fois dans une lettre du 10 juin 1710.
  • [27]
    C. Wilson, op. cit., pp. 196-197 : « The lack of an express commitment to the reality of atoms was not uncommon in the late seventeenth century and later. But unlike the theorists who admitted that the hypothesis could not be verified by experiment but stressed its explanatory value, Leibniz insisted that it contradicted higher and more compelling principles and so could never count more than a mere instrument. »
  • [28]
    On peut se référer aux Nouveaux essais sur l’entendement humain, III, 6, § 22 et à IV, 16, § 12.
  • [29]
    Saul Kripke, « A Completeness Theorem in Modal Logic », in Journal of Symbolic Logic, vol. 24, n° 1 (mars 1959), pp. 1-14.
  • [30]
    J’utilise le terme d’accessibilité au sens que Kripke lui donne lorsqu’il parle d’une « relation d’accessibilité », dans le cadre de l’analyse de deux mondes possibles, et plus précisément l’idée qu’une assertion modale a une valeur de vérité différente dans les différents mondes possibles. Voir Saul Kripke, Naming and Necessity, Oxford 1980.
  • [31]
    Voir GP VI, 362-365.
  • [32]
    Jean-Baptiste Rauzy dans « Leibniz : conditionnalité et actualité », in Leibniz selon les Nouveaux essais sur l’entendement humain, François Duchesneau et Jérémie Griard (dir.), Bellarmin, Paris, Vrin, 2006, pp. 73-74.
  • [33]
    Mogens Lærke, « Quod non omnia possibilia ad existentiam perveniant », The Leibniz Review, 2007, pp. 1-30. Ohad Nachtomy est l’auteur en 2008 de « Remarks on Possibilia in Leibniz, 1672-1676 », in The Leibniz Review, 2008, pp. 249-257, texte auquel répond Mogens Lærke in « Response to Ohad Nachtomy on Possibilia in Leibniz, 1672-1676 », The Leibniz Review 2008, pp. 259-266.
  • [34]
    GP II, 76.
  • [35]
    GP II, 268, éd. française, A.-L. Rey, Leibniz-De Volder. Correspondance, Paris, Vrin, 2016, p. 249.
  • [36]
    GP IV, 341.
  • [37]
    GP VI, 217 : « Je ne crois point qu’un Spinoziste dise que tous les Romans qu’on peut imaginer, existent réellement à présent, ou ont existé ou existeront encore dans quelque endroit de l’univers. Cependant on ne saurait nier que des Romans comme ceux de Mademoiselle de Scudéry, ou comme l’Octavia, ne soient possibles. »
  • [38]
    GP III, 363.
  • [39]
    Ibid.
  • [40]
    Nouveaux essais, livre IV, chap. VI, § 8, GP V, 393.
  • [41]
    GP VII, 402.
  • [42]
    GP V, 104.
  • [43]
    Nouveaux essais, II, 1, § 2, GP V, 99.
  • [44]
    GP V, 100.
  • [45]
    GP IV, 517.
  • [46]
    GP IV, 530.
  • [47]
    Voici la suite de la lettre : « Puisqu’il semble qu’il n’y en a point d’autres que ceux par lesquels les corps vont actuellement de lieu en lieu avec des vitesses differentes, et ne feroit on par consequent pas mieux de prendre pour une seule bonne fois un fondement solide et inebranlable, et de soutenir qu’il y a des atomes, c’est à dire de petites masses solides, simples, homogenes, parfaitement dures et sans parties, et que ces masses sont ainsi de tout temps par la volonté éternelle de Dieu, que d’avoir recours à des mouvemens incomprehensibles et imaginaires. » (GP III, 511-512.)
  • [48]
    Et Leibniz poursuit en ces termes : « Et la nature même des fluides agités les porte aux mouvemens les plus accommodans. » Et un peu plus loin : « Vous havés raison, Monsieur, de dire qu’on doit souvent reconnoitre notre ignorance, et que cela vaut mieux que de se jetter dans le galimatias, pour vouloir rendre raison des choses qu’on n’entend point. Mais autre chose est avouer qu’on n’entend point la raison de quelque effect, et autre chose est asseurer qu’il y a quelque chose dont on ne peut rendre aucune raison ; et c’est justement en cela qu’on peche contre les premiers principes du raisonnement. » (GP III, 517-518.)
  • [49]
    Nous avons montré ailleurs l’utilité du niveau d’expression pour le raisonnement. Les signes chimiques sont donc inscrits dans un dispositif cognitif. Voir A.-L. Rey, « La chimie pour Leibniz : une pratique cognitive ? », in Arnaud Pelletier (dir.), Leibniz’s experimental philosophy, Studia Leibnitiana, Sonderhefte, Band 46, 2016, pp. 197-216.
  • [50]
    Respectivement GP III, 507 et 508.
  • [51]
    GP III, 531.
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