Notes
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[1]
Descartes, Le Monde, Œuvres, 11 vol., éd. C. Adam et P. Tannery, Paris, Vrin, 1965-74, XI, 31-6 ; voir Principes de la philosophie III, 45-7.
-
[2]
On trouvera une discussion et des variations de cette thèse fascinante, quoiqu’énigmatique, dans Leibniz, De l’horizon de la doctrine humaine (1693). Apokatastasis pantôn (La Restitution universelle) (1715) (trad. Michel Fichant), Paris, Vrin, 1991 ; voir Michel Fichant, « L’origine de la négation », in Michel Fichant, Science et métaphysique dans Descartes et Leibniz (chap. IV), Paris, Puf, 1998.
-
[3]
De rerum originatione radicali, GP VII, 303 ; Opuscules philosophiques choisis, texte latin et traduction par P. Schrecker, Paris, Vrin, 2001, p. 173.
-
[4]
Ibidem, GP VII, 304 ; trad. cit., p. 179.
-
[5]
« De Arcanis sublimium vel de Summa rerum », 11 février 1676, A VI, 3, 472-473.
-
[6]
« Principium meum est, Quicquid existere potest, et aliis compatibile est, id existere », VI, 3, 581. Trad. fr. in G.W. Leibniz, Recherches générales sur l’analyse des notions et des vérités. 24 Thèses métaphysiques et autres textes logiques et métaphysiques [abrév. TLM], introductions et notes par Jean-Baptiste Rauzy, Paris, Puf, 1998, p. 29.
-
[7]
« De Contingentia », c. 1689, A VI, 4, 1651 ; TLM, p. 328. Voir : « Origo Veritatum contingentium », c. 1689, A VI, 4, 1663-4 ; TLM, p. 338.
-
[8]
Voir David Blumenfeld, « Leibniz’s Theory of the Striving Possibles », Studia Leibnitiana, 5 (1973), pp. 163-176, et Ohad Nachtomy, « Individuals, Worlds, and Relations », The Leibniz Review, vol. 11 (2001), pp. 117-125 (réponse à l’article cité ci-dessus)
-
[9]
C. Wilson, Leibniz’s Metaphysics, Princeton, Princeton University Press, 1989, pp. 297-298.
-
[10]
G.H.R. Parkinson cite la définition suivante (note 4 au « Principium meum » dans son édition de G.W. Leibniz, De Summa Rerum: Metaphysical Papers, 1675-1676, New Haven, Yale University Press, 1992, p. 138) : « Sont compossibles ceux qui, l’un étant donné, il ne s’ensuit pas que l’autre soit supprimé, ou ceux dont l’un est possible quand l’autre est supposé. » (A VI, 2, 498.)
-
[11]
Théodicée, § 9, GP VI, 107.
-
[12]
Discours de métaphysique, § 14, GP IV.
-
[13]
« De Arcanis sublimium vel de Summa rerum », A VI, 3, 473.
-
[14]
Ibid., A VI, 3, 474.
-
[15]
« De Libertate, Contingentia et Serie causarum, Providentia », A VI, 4, 1655 ; TLM, p. 331.
-
[16]
Pour reprendre l’exemple célèbre de Quine dans « On What There Is », in Review of Metaphysics (1948).
-
[17]
De rerum originatione radicali, GP VII, 303 ; trad. cit., pp. 173-175.
-
[18]
Discours de métaphysique, § 14, GP IV, 439.
-
[19]
« De Veritatibus, de Mente, de Deo, de Universo », 15 avril 1676, A VI, 3, 511-2.
-
[20]
Ibid., VI, 3, 512-3.
-
[21]
« Principium meum… », 2 décembre 1676, A VI, 3, 581 ; TLM, pp. 28-29.
-
[22]
Théodicée § 8, GP VI, 107.
-
[23]
Lettre à Arnauld du 9 octobre 1687, GP II, 126.
-
[24]
Nouveaux essais, A VI, 6, 307. Daniel Dennett offre une interprétation intéressante du problème de Leibniz, suggérant que des créatures telles que des chevaux volants sont possibles d’un point de vue logique et physique, mais pas d’un point de vue biologique ou historique. Cette interprétation n’entre pas en contradiction avec la conception leibnizienne de la matière. Voir D. Dennett, Darwin’s Dangerous Idea, New York, Touchstone, 1996, p. 105.
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[25]
Théodicée, § 19, GP VI, 113-4.
-
[26]
Une version de cet article a été publiée précédemment dans la Leibniz Review 10 (2000), pp. 1-20. Je remercie l’éditeur de m’avoir accordé la permission d’utiliser de nouveau cet article. Je tiens également à remercier chaleureusement Ohad Nachtomy et Graham Priest pour leurs commentaires utiles.
1 Ainsi, selon le système cartésien, le monde visible résulte de la mise en mouvement des particules d’un amas initial de substances corporelles créées par Dieu. Cette action, découlant des lois du mouvement imposées par Dieu, contribue à la formation d’une série de combinaisons de plus ou moins grande stabilité et, par voie de conséquence, à l’apparition du monde visible. La composition et les caractéristiques de ce monde ne représentent toutefois qu’une étape dans le processus cosmique en cours et notre planète se trouve seulement dans un tourbillon situé dans un immense espace sans frontières définies [1]. Descartes a également établi une distinction claire entre l’image manifeste et l’image scientifique, quoique les choses qui échappent à la vue ne soient, pour lui, invisibles que de manière contingente : de meilleurs microscopes auraient en effet pu nous permettre de percevoir les particules corporelles qui composent tous les corps (à l’exclusion cependant de l’impulsion qui traverse la matière céleste constituant la lumière).
2 Leibniz, en revanche, distingue l’image manifeste, qui comprend l’image scientifique (tout ce qui est visible au moyen de microscopes, quels qu’ils soient), de la réalité métaphysique, qui ne peut être contemplée. Selon lui, les éléments – qui ne sont ni étendus ni compris dans l’espace-temps – s’associent pour former un monde, c’est-à-dire qu’ils fournissent le fondement métaphysique de l’univers, avec ses nombreux tourbillons et ses multiples mondes visibles. De plus, les éléments qui ont donné naissance au monde combinatoire sont pensés comme des entités possibles plutôt qu’actuelles, chacune luttant pour exister dans la mesure de ses forces et en fonction de sa compatibilité avec les autres [2]. Plutôt que de simples particules corporelles, ces éléments sont considérés comme des individus vivants et sensibles, conçus au départ comme des substances individuelles hylémorphiques, puis comme des monades entièrement incorporelles, sous-jacentes au monde des êtres vivants et des objets physiques et se « projetant » en lui.
3 Dans le système leibnizien, la perfection croissante du monde se rapporte à l’image manifeste seule ; la réalité métaphysique sous-jacente, elle, est immuable. Bien que la perception des éléments monadiques soit séquentielle (en fonction de leur appétition), le temps demeure un phénomène bien-fondé, probablement limité à l’image manifeste. Une question se pose alors : comment un ensemble de substances possibles s’actualisent-elles dans le monde actuel ? Des problèmes apparaissent en effet à différentes étapes de la description du processus : comme on le sait, la façon dont les « monades » se projettent dans les « corps » ou les « substances corporelles » d’origine spatio-temporelle n’est pas claire. D’autres problèmes se présentent également plus tôt dans la description leibnizienne du processus de création ou d’actualisation du monde ; parmi eux : comment s’effectue la sélection finale de l’ensemble des substances métaphysiquement réelles ? Il semble n’y avoir aucun moyen de décrire ce processus en conservant ensemble les sept thèses suivantes, dont chacune semble admise par Leibniz :
4 1) Notre monde est le seul monde actuel.
5 2) Une substance donnée ne peut exister que dans un seul monde.
6 3) D’un point de vue moral et esthétique, notre monde est le plus riche et le plus complet de tous les mondes possibles.
7 4) Notre monde ne contient pas toutes les substances possibles.
8 5) Les substances de l’ensemble A… n sont compossibles si et seulement si elles peuvent exister toutes ensemble dans un certain monde possible.
9 6) Les substances de l’ensemble A… n sont compossibles si et seulement si chacune perçoit toutes les autres.
10 7) Si les substances de l’ensemble A… n sont compossibles et si tout élément de cet ensemble est compossible avec n’importe quel élément de l’ensemble compossible B… k, alors tous les éléments de l’ensemble A, B… n… k sont compossibles ; si tous les éléments de l’ensemble A, B… n… k sont compossibles, alors tous les membres de chacun de leurs sous-ensembles sont compossibles.
11 Dans cet article, je tâcherai de montrer de quelle façon Leibniz a pu concevoir la création des mondes possibles et celle du monde actuel unique à partir de la vaste gamme d’individus possibles. En guise de conclusion, je montrerai qu’il est possible de fournir une explication en conservant la plupart des thèses décrites ci-dessus. Toutefois, la meilleure explication qui puisse être donnée permet de préserver les thèses nos 2 à 7, mais met la thèse no 1 en difficulté. En effet, la thèse de la plénitude (no 4) a pour corrélat la thèse selon laquelle le Monde doit comprendre un ensemble de mondes qui se composent, pour chacun d’entre eux, d’ensembles discrets d’objets compossibles. Dans ce cas, le Monde ne peut pas être interprété comme un ensemble d’objets compossibles, mais seulement comme un ensemble de mondes compossibles.
12 Leibniz tenait-il vraiment à la thèse no 1 ? En fait, la thèse selon laquelle il n’y a qu’un seul monde actuel et que ses substances interagissent toutes (en ce sens que leurs expériences et leurs « actions » sont en conformité les unes avec les autres) est au cœur même de sa pensée. Et le caractère unique de notre monde semble conceptuellement lié au fait qu’il est le meilleur. J’essaierai de montrer que les problèmes liés à la thèse no 1 sont féconds d’un point de vue philosophique et historique. Leibniz affrontait la thèse épicurienne selon laquelle il existe une pluralité de mondes actuels qui ne communiquent pas entre eux. D’un point de vue moral, théologique et esthétique, il rejette la pluralité des mondes. Mais est-ce que son explication de l’origine radicale des choses mène véritablement à la génération d’un seul monde actuel ? Ou est-ce que la thèse du « mécanisme métaphysique » conduit plutôt à la création d’un monde actuel (monde dans lequel nous vivons), qui serait le meilleur parmi tous les autres mondes auxquels nous n’avons pas accès ?
13 Je soutiens que la meilleure façon de rendre compte du processus consiste à poser que notre monde est, finalement, un parmi tant d’autres dont le statut ontologique est équivalent : soit ils sont tous possibles, soit ils sont tous actuels. Une action particulière de Dieu – pour en choisir un ou en éliminer d’autres – est requise. Mais on ne voit pas clairement pourquoi Dieu voudrait faire cela. En effet, dans le système de Leibniz, la pluralité est de prime abord un bien. S’il est bon de remplir partout le monde de substances, pourquoi n’est-il pas également bon de remplir la réalité de mondes, et ce, même si certains d’entre eux sont inférieurs au nôtre ? Notre monde contient des substances que nous « n’aimons pas », tels que les vers parasites, ainsi que des substances que nous « aimons », comme les magnifiques oiseaux tropicaux. Pourquoi la réalité ne contiendrait-elle pas des mondes que nous n’aimerions pas si nous les connaissions aussi bien que notre propre monde ? La conception de Leibniz d’un monde comme ensemble clos de substances en interaction implique que nous ne puissions jamais visiter d’autres mondes ni même les voir. Pourquoi Dieu ne pourrait-il pas contempler des mondes auxquels nous n’avons pas accès, ou leur être présent ? Selon une vision moderne répandue, tout ce qui existe réellement est compossible avec toute autre chose qui existe réellement, et le monde actuel est la totalité de tout ce qui est. Bien sûr, il peut y avoir d’autres planètes et galaxies, et même des univers différents, mais ils appartiennent tous au monde actuel et ne sont pas seulement possibles. D’autres points de vue sont néanmoins défendables, y compris la position selon laquelle il existe d’autres univers tout aussi réels que le nôtre auxquels nous n’avons pas ou ne pouvons avoir accès.
14 Je soulèverai plus loin la question suivante : notre monde peut-il être le produit d’un processus mécanique « aveugle » tout en étant le meilleur ? Car de deux choses l’une : ou bien notre monde et les créatures qui le composent ont été spécialement façonnés ou sélectionnés par une divinité pour être les meilleurs, ou bien ils sont les produits d’un processus mécanique aveugle et peuvent, ou non, être bons ou les meilleurs.
I. La venue à l’existence des mondes
15 Le mécanisme de base par lequel le monde vient à l’être implique le « conflit des possibles ». Dans le De rerum originatione radicali (1697) Leibniz décrit sa « mathématique divine ou mécanisme métaphysique » en ces termes : « On comprend de la manière la plus évidente », dit-il, « que parmi l’infinité des combinaisons et des séries possibles, celle qui existe est celle par laquelle le maximum d’essence ou de possibilité est amené à exister [3]. » Car
tous les possibles […] tendent d’un droit égal à l’existence, en proportion de leur réalité […]. Et de même que la possibilité est le principe de l’essence, la perfection ou le degré de l’essence (défini par le maximum de compossibles) est le principe de l’existence [4].
17 L’idée selon laquelle le degré d’essence détermine l’existence était déjà présente chez Leibniz plus de vingt ans auparavant :
Tout bien examiné, j’établis comme principe l’harmonie des choses, c’est-à-dire qu’il existe la plus grande quantité d’essence qu’il puisse exister. Il s’ensuit qu’il y a plus de raison pour exister que pour ne pas exister ; et que tout viendrait à exister si cela pouvait se faire. Car comme quelque chose existe et que tous les possibles ne peuvent pas exister, il s’ensuit qu’existe ce qui contient davantage d’essence, puisqu’il n’y a pas d’autre raison pour choisir quelque chose et exclure le reste […] il suit alors de ce principe qu’il n’y a pas de vide des formes [5].
19 Comme le montrent ces passages, un problème particulier occupe Leibniz en avril 1676. En effet, si ce ne sont pas tous les possibles qui existent, il doit alors y avoir un vide parmi les formes. Si des possibles tels que les cochons volants ne peuvent pas exister, il semble y avoir un vide des formes dans lequel le cochon volant aurait pu se loger. Leibniz a rapidement pris conscience de cette contradiction. Aussi, en décembre 1676, décida-t-il d’admettre le vide des formes :
La discussion sur le vide des formes n’est pas inutile pour montrer que tous les possibles ne peuvent pas exister par soi avec les autres, sans quoi il s’ensuivrait toutes sortes d’absurdités. Rien n’est aussi inepte que d’imaginer qu’il n’y aurait dans le monde non seulement aucun monstre, mais encore aucune âme mauvaise ou misérable, pas non plus d’injustice, et qu’il n’y aurait aucune raison pour laquelle Dieu pourrait être dit bon plutôt que méchant, juste plutôt qu’injuste [6].
Il faut tenir pour assuré que tous les possibles ne parviennent pas à l’existence ; autrement on ne pourrait imaginer aucun personnage de roman qui n’aurait existé quelque part à quelque moment. Bien plus, il ne paraît pas qu’il puisse se faire que tous les possibles existent, car ils s’empêchent mutuellement [7].
21 Leibniz a semble-t-il découvert que la notion de « compossibilité » (ou « la capacité de coexister avec autre chose ») pouvait l’aider à configurer le monde d’une manière moralement et esthétiquement cohérente. La question reste toutefois de savoir comment les limites imposées par la notion de compossibilité interviennent dans le conflit des possibles, afin de rendre notre monde à la fois très grand et très bon.
22 L’histoire de la création est habituellement présentée comme suit : au commencement, il n’y a rien hormis Dieu, l’Être nécessaire, et un nombre infini d’entités possibles (les substances possibles) qui sont pensées par Dieu. De cette infinité de possibilités, le monde actuel émerge par un processus de sélection ou d’auto-sélection. Comme il est connu, la description leibnizienne du conflit des possibles n’est pas tout à fait claire : le monde est-il porté à l’existence par un processus qui se déroule dans l’esprit de Dieu, ou Dieu passe-t-il en revue la totalité des mondes possibles puis décide-t-il d’en choisir un [8] ? Je ne vois aucune raison de considérer la première hypothèse comme théologiquement dangereuse, bien qu’elle ait certainement été considérée comme telle en son temps [9], ou se soit révélée en contradiction avec les croyances religieuses de Leibniz. Mais dans les deux hypothèses, les mondes possibles doivent venir à l’être avant que le monde actuel puisse lui-même venir à l’existence. La question qui doit nous occuper est de savoir comment un tel processus peut se produire, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur de l’esprit de Dieu. Il existe plusieurs façons de ne pas comprendre ce processus, car elles sont en contradiction avec une ou plusieurs des thèses énoncées plus haut. La section suivante en donne un exemple.
II. Le modèle combinatoire
23 Afin de créer le monde actuel, Dieu fabrique dans son esprit un ensemble infini constitué de tous les 1-uplets, 2-uplets, 3-uplets et ainsi de suite pour toutes les substances possibles. Cet immense ensemble, ou cette « variété combinatoire », est l’ensemble des mondes possibles. Ses éléments participent tous à une sorte de gigantesque compétition : le monde le plus vaste qui ne contient pas tous les objets possibles parvient à l’existence.
24 Il est clair selon moi que ce processus ne fait pas l’objet d’une description suffisante. La notion de compossibilité en est d’ailleurs absente. Et il semble que si nous prenons l’ensemble qui comprend toutes les substances possibles (de quelque manière que nous entendions cela) et que nous en retirons une seule, nous obtiendrons alors le meilleur monde possible en termes de degré d’essence réalisée. Mais laquelle devrions-nous alors retirer ?
25 À ce stade, on pourrait objecter qu’une évaluation divine des mondes est réellement nécessaire : la seule maximisation de l’essence ne suffit pas. Comme les substances peuvent être sujets de lois et de qualités, le monde actuel – notre monde – vient peut-être à l’être quand Dieu, après avoir passé en revue tous les mondes de toutes les tailles possibles et pris en compte des critères tels que la richesse des phénomènes et la simplicité des lois, constate qu’un monde se distingue des autres et l’actualise. Mais nous devons alors abandonner l’idée d’une procédure mécanique par laquelle les mondes s’assemblent, ou par laquelle l’excellence d’un monde l’amène à l’existence par quelque chose d’analogue à un poids.
26 En outre, le modèle combinatoire proposé ici satisfait les propositions nos 1, 3 et 4, mais non la proposition no 2. Les objets qui existent dans notre monde existent également dans de nombreux mondes possibles et, tant que leur degré d’essence est constant, on ne voit pas pourquoi ils n’existent pas dans des mondes multiples. Dans ce cas, une substance donnée existerait par elle-même dans un monde, dans un ensemble de deux mondes avec d’autres substances simples, dans un ensemble de trois mondes et ainsi de suite. Ainsi, en formant des mondes possibles, Dieu ne peut utiliser chaque objet qu’une seule fois et ces objets doivent être compossibles. Un autre modèle de la composition du monde peut alors être proposé.
III. Le modèle de vérification de la compossibilité
27 Dans ce modèle, Dieu utilise le procédé « mécanique » suivant : il prend l’individu possible A, examine la série entière (et infinie) des objets possibles afin d’identifier les substances compossibles avec A, puis les dispose dans le monde A (seulement possible). Parmi les substances incompossibles avec A qu’il a préalablement rejetées, il choisit ensuite une autre substance et examine tous les possibles restants. Lorsque chaque substance a été placée (si possible) dans un monde, il examine alors les divers mondes obtenus, puis donne existence au monde le plus grand et le plus complet. Or, pour que la proposition no 4 soit vraie, il doit y avoir au moins un objet qui n’est pas compossible avec au moins un autre objet. Comment deux substances pourraient-elles être incompossibles lorsqu’elles n’interagissent pas ni ne sont définies par la négation de l’autre ? Pour les besoins de l’analyse, nous devons l’accepter et laisser de côté ce problème bien connu [10]. Nous devons simplement admettre que, comme certaines combinaisons de particules élémentaires en physique, certaines paires de substances ne peuvent pas exister « ensemble ».
28 Ce procédé pose néanmoins un problème. Supposons que la substance A soit « Jules César » et que la substance « Judas » soit tirée du stock des substances possibles. Nous savons a posteriori que Judas est compossible avec César, car ils existent tous les deux dans notre monde actuel. Selon la proposition no 5, il s’ensuit qu’un monde composé exactement de deux objets, César et Judas, est possible. Toutefois, cette conséquence semble erronée pour deux raisons. Tout d’abord, César et Judas perçoivent beaucoup d’objets qui n’existent pas dans leur petit monde ou ensemble de deux substances. Par exemple, César perçoit Vercingétorix. Vercingétorix doit donc être compossible avec César et appartenir au monde de César. Nous pourrions bien sûr convaincre Leibniz d’abandonner la proposition no 6, car elle semble mener à des contradictions. Il soutient que « tout est lié dans chacun des mondes possibles [11] ». Ensuite, il affirme qu’aucun de mes phénomènes ne serait différent si j’étais, par exemple, la seule substance dans le monde avec Dieu [12]. Dans une telle situation, je percevrais le rouge-gorge sur la pelouse, mais il ne me verrait pas, contrairement à ce qu’avance la proposition no 6, car il n’y a pas de rouges-gorges dans mon monde. À moins que Leibniz ne veuille simplement dire – comme je suis encline à le penser – que je ne remarquerais aucune différence, bien qu’il y en ait une. Même si nous décidons de conserver la proposition no 6, le procédé mécanique ne pourra être maintenu : César et Judas ne peuvent pas être « utilisés » dans un monde possible composé de deux substances, car ils appartiennent à notre monde !
29 Pour que le procédé « mécanique » puisse fonctionner, certaines modifications doivent être apportées afin de faire en sorte que les fragments de monde ne soient pas des mondes possibles. Des agencements tels que Judas-César, Adam-Judas-César ou encore Adam-Judas-César-Catherine Wilson ne peuvent être que des morceaux détachés et des fragments de mondes qui se sont écroulés ou des parties potentielles de mondes possibles. Ils ne sont pas encore des candidats sérieux au concours du meilleur monde, soit le monde le plus riche et le plus complet.
30 Supposons que nous tâchions d’éviter que de tels fragments comptent pour des mondes possibles, en modifiant comme suit la proposition no 7 :
31 7R) Si les substances de l’ensemble A… n sont compossibles et si tout élément de cet ensemble est compossible avec n’importe quel élément de l’ensemble compossible B… k, alors tous les éléments de l’ensemble A, B… n… k sont compossibles. Mais si A, B… n… k sont compossibles, alors aucun de leurs sous-ensembles ne contient des éléments compossibles.
32 Cela fonctionne-t-il ?
IV. Le modèle de l’assemblage
33 Selon ce modèle, Dieu prend la première substance possible A, puis tire n’importe quelle substance au hasard ; il vérifie ensuite si cette dernière perçoit la première substance ou est perçue par elle, puis vérifie leur compossibilité. Si cette substance, appelons-la K, est compossible avec A, Dieu les met de côté, puis tire la substance suivante au hasard. Par exemple, après avoir sélectionné César et Judas, Dieu les met de côté et continue de passer au crible le stock des substances restantes, jusqu’à ce qu’il trouve toutes les co-substances de César. Aucun monde possible n’advient à l’être avant que Dieu n’ait trouvé tous les éléments qui vont de pair avec César. Dieu prend ensuite une substance du stock des substances restantes, l’examine pour voir si elle est compossible avec d’autres substances et répète cela jusqu’à ce que chaque substance possible ait été placée dans un monde. Ce n’est qu’une fois ce processus terminé que nous obtenons un ensemble de mondes possibles. Dieu pèse alors les différents mondes et actualise le plus « lourd ».
34 Bien qu’elle semble à première vue fonctionner, cette procédure ne répond pas tout à fait aux exigences formulées plus haut. Tout d’abord, si toutes les substances de notre monde actuel sont compossibles, alors, suivant la proposition no 7 modifiée, César et moi ne formerions pas un ensemble de compossibles ; ce qui semble absurde. Si César et moi ne sommes pas compossibles, pourquoi Dieu nous rejette-t-il alors que nous sommes les premières substances possibles qu’il a considérées ? De plus, suivant les propositions nos 5, 6 et 7 modifiée, si deux substances possibles sont compossibles avant que Dieu ne les considère, ne forment-elles pas automatiquement un monde ? Le problème est que nous interprétons les conséquences de la proposition no 7 d’un point de vue temporel et provisoire, de sorte que les compossibles peuvent progressivement être assemblés dans ce qui – à la fin du processus – deviendra un monde, sans jamais être désassemblés par la suite. Et nous interprétons le terme « peuvent » de la proposition no 5 comme se rapportant à certaines collections de substances qui finiront par trouver une place dans un monde. Il semble donc que nous devions réviser la proposition no 5 de la manière suivante :
35 5R) Les substances de l’ensemble A… n sont compossibles si et seule- ment si elles existent ensemble dans un certain monde possible (et non inversement).
36 Le modèle de l’assemblage présente un second problème : comment la compossibilité permet-elle de garder le monde en ordre, en empêchant que les substances ne se combinent les unes aux autres dans des mondes désordonnés, incohérents ou moralement mauvais ?
37 Selon la théologie leibnizienne, le monde actuel est aussi grand que possible sans pour autant contenir tous les possibles. La plénitude du monde est un signe ou une indication de la puissance et de la bonté de Dieu. Si le vide des formes était immense – s’il y avait beaucoup plus de substances possibles et seulement quelques substances actuelles dans le monde actuel –, la puissance créatrice de Dieu apparaîtrait limitée. En d’autres mots, Dieu n’aurait pas été capable de créer beaucoup de choses, sinon dans son esprit. Leibniz voulait être en mesure d’utiliser l’argument de la plénitude du monde pour montrer l’existence d’un Dieu qui aime l’existence et dont les capacités créatrices illustrent la suprême puissance. Voilà pourquoi il se sentait parfois contraint de nier le vide des formes ou d’affirmer que le monde actuel est parfaitement plein. Par exemple dans les passages suivants :
Il s’ensuit qu’il n’y a pas de vide des formes […]. D’où il suit […] qu’il n’y a pas de lieu qui ne soit plein, autant que cela peut se faire. Il faut donc examiner ce qui suit de la plénitude du monde [13].
S’il est vrai que chaque partie de la matière si infime qu’elle soit contient une infinité de créatures, c’est-à-dire est un monde, il s’ensuit encore que la matière est réellement divisée en une infinité de points. Or cela est vrai à condition que cela soit possible, car cela augmente la multitude des existants et l’harmonie des choses [14].
Il faut savoir que toutes les créatures possèdent quelque marque de l’infinité divine […] Il n’y a certainement aucune portion de la matière, si petite soit-elle, dans laquelle ne se trouve pour ainsi dire un monde de créatures en nombre infini [15].
39 D’une part, le modèle de l’assemblage n’explique pas pourquoi le monde ne contient pas tous les objets possibles. Lorsque Dieu trie toutes les substances, peut-être trouve-t-il qu’elles sont toutes compossibles et que le monde contient tout – y compris ce qui est absurde, immoral et frivole. De telles absurdités se trouvent peut-être dans des coins reculés de notre univers ; nous pouvons les percevoir (comme l’exige la proposition no 6), mais nous ne les percevons pas assez distinctement pour en être clairement conscients. D’autre part, je suis prête à croire qu’un grand nombre d’objets possibles (cochons volants, pélicans dorés immortels, hommes gros et hommes maigres dans l’embrasure de la porte [16], personnages fictifs et mythologiques) n’existent pas dans notre monde, mais qu’ils peuvent exister (ou non) quelque part dans l’univers. Le monde doit manifester à la fois la sagesse de Dieu (qui supprime certaines entités) et sa générosité (qui les inclut). Toute procédure qui supprime des éléments tend en effet à réduire la plénitude du monde. À l’inverse, toute procédure qui garantit la plénitude du monde tend à restreindre la sélection des éléments.
V. Le modèle du puzzle
40 Dans la plupart des cas, deux ou plusieurs compossibles, percevant mutuellement des objets, n’appartiennent pas à un monde possible. Le modèle de l’assemblage n’a jusqu’à maintenant jamais expliqué pourquoi. Nous avons vu que Dieu a mis César et Judas de côté jusqu’à ce qu’il trouve les autres substances qui soient compatibles avec eux ; quand voilà ! un monde possible (qui sera bientôt le monde actuel) vient à l’être. En somme, c’est un peu comme si, en l’absence d’un quorum approprié, deux compossibles ne pouvaient s’associer en un monde, d’où l’échec de la proposition biconditionnelle no 5. Le modèle de l’assemblage semble néanmoins nous conduire sur la bonne voie. Comment donc Leibniz a-t-il pu penser ses mondes ?
41 Il suggère parfois que le monde actuel est déjà donné comme un certain « espace », un peu à la manière d’un puzzle. Le problème posé par le « conflit des possibles » est alors de savoir comment remplir l’espace. Or, comme dans le cas d’un puzzle, seule une certaine combinaison de formes peut remplir tout l’espace donné. Leibniz compare la création à une construction : la réceptivité ou la capacité du monde est pareille à une parcelle de terrain sur laquelle un bâtiment doit être construit [17]. Nous pourrions alors comprendre les autres mondes possibles comme de plus petits lots de terre de formes différentes, qui peuvent être remplis avec des ensembles différents de pièces de puzzle. Dieu a choisi la plus grande parcelle de terre à remplir ; toutes ses pièces sont différentes et chacune ne peut être utilisée qu’une seule fois. Le monde que nous avons est le monde constitué par les pièces qui remplissent la parcelle choisie, mais son image n’apparaît qu’une fois le puzzle terminé. Cette hypothèse pourrait expliquer pourquoi :
42 2) Une substance donnée ne peut exister que dans un seul monde possible.
43 3) D’un point de vue moral et esthétique, notre monde est le plus riche et le plus complet de tous les mondes possibles.
44 4) Notre monde ne contient pas toutes les substances possibles.
45 5R) Les substances de l’ensemble A… n sont compossibles si et seule- ment si elles existent ensemble dans un certain monde possible (et non inversement).
46 7R) Si les substances de l’ensemble A… n sont compossibles et si tout élément de cet ensemble est compossible avec n’importe quel élément de l’ensemble compossible B… k, alors tous les éléments de l’ensemble A, B… n… k sont compossibles. Mais si A, B… n… k sont compossibles, alors aucun de leur sous-ensemble ne contient des éléments compossibles.
47 Le modèle du puzzle ne contient rien qui soutienne l’idée de la perception mutuelle associée à la proposition no 6. Cependant, rien en lui n’est incompatible avec la proposition no 6. Après tout, il s’agit seulement d’un modèle qui – tant qu’on ne constate pas de contradiction manifeste – n’a pas besoin de rendre compte de tous les aspects du phénomène modélisé.
48 Nous nous sommes toutefois grandement éloignés du modèle de l’auto-assemblage. Bien sûr, nous pouvons imaginer les différentes pièces du puzzle se pressant et se poussant jusqu’à ce que tous les puzzles soient remplis. Mais notre monde et chaque monde possible sont, en un certain sens, donnés à l’avance. Pour fabriquer un puzzle, nous utilisons une photographie que nous collons à un support, que nous découpons ensuite en différents morceaux. Puis, nous reconstruisons la photographie originale. Voilà ce que, selon moi, Leibniz avait en tête lorsqu’il parlait du conflit des possibles. La notion de « monde » précède conceptuellement la notion de substance, même si, ontologiquement parlant, les substances précèdent les mondes, en ce sens que leurs états et leur conflit donnent naissance aux phénomènes que nous connaissons. Qu’est-ce donc alors qu’un monde ?
49 Un monde n’est pas seulement ce qu’une substance individuelle contribue à former. Il est aussi ce qui est expérimenté par des substances (comme nous). Il est le genre de chose que nous voyons autour de nous : un lieu qui contient d’autres choses, dans lequel nous vivons et agissons, et que nous connaissons. Il y a en lui des choses stables et régulières, mais aussi des événements inattendus. Dire qu’il existe d’autres mondes revient à dire qu’il existe un autre monde comme celui-ci, dont je ne ferai jamais l’expérience et que je ne connaîtrai jamais. Cette position est subtilement exprimée dans un passage bien connu du Discours sur la métaphysique, qui décrit la création du monde réel :
Dieu tournant pour ainsi dire de tous côtés et de toutes les façons le système général des phénomènes qu’il trouve bon de produire pour manifester sa gloire et regardant toutes les faces du monde de toutes les manières possibles, puisqu’il n’y a point de rapport qui échappe à son omniscience, le résultat de chaque vue de l’univers, comme regardé d’un certain endroit, est une substance qui exprime l’univers conformément à cette vue, si Dieu trouve bon de rendre sa pensée effective et de produire cette substance [18].
51 Le monde, tel que le conçoit Leibniz, doit d’abord exister dans l’entendement de Dieu, qui seul sait de quelle façon ses constituants se comportent une fois combinés. Leibniz pousse cependant cette idée plus loin : alors que les particules de matière peuvent être conçues indépendamment des mondes qu’elles composent, une substance leibnizienne perçue et percevante ne peut être comprise comme membre d’un monde possible que dans la mesure où elle exprime quelque chose qui est extérieur à elle. Les substances premières du mécanisme métaphysique ne sont pas, comme les atomes des Épicuriens et les corpuscules de Descartes, des entités dont l’existence ne présuppose pas l’existence d’un système de phénomènes. Il semble que Dieu doive commencer par avoir l’idée d’un monde phénoménal – une image de ce qui se manifeste, le genre de chose, en somme, que nous expérimentons. Toutefois, comme toutes les idées du monde phénoménal consistent en différentes perspectives, l’image de Dieu doit contenir toutes les perspectives possibles. Dieu peut alors faire de ce simple spectacle quelque chose de solide et de substantiel en créant l’ensemble des substances compossibles qui expriment différentes perspectives sur ce dernier. Un autre monde possible consisterait alors en un autre « système de phénomènes » qui pourrait être exprimé à partir de différents points de vue.
52 D’autres mondes pourraient être plus riches ou plus pauvres en phénomènes que le nôtre. Un monde pourrait être tout à fait semblable au nôtre, à l’exception qu’il ne contiendrait pas les mêmes individus, aurait une lune supplémentaire, une plus grande population de moineaux et un nombre plus important de couleurs visibles à l’œil humain. Il pourrait également être semblable au nôtre, sans pour autant contenir de lune ou toutes les couleurs (il n’accepterait par exemple que le rouge, le noir, le blanc et des nuances de gris). Pour comprendre le mécanisme métaphysique, il faut partir de ces mondes alternatifs et des substances qui les expriment (et qui fondent vraisemblablement leurs phénomènes), puis les détruire. Il faut les diviser en substances possibles individuelles, que nous pourrions imaginer comme distribuées chaotiquement dans l’espace logique, un peu à l’image des pièces de plusieurs puzzles différents. Selon le modèle de l’agglomération, les pièces qui appartiennent au même puzzle doivent se rassembler. Aussitôt que se rencontrent deux pièces qui appartiennent au même puzzle, elles se combinent. Aussitôt que deux pièces en rencontrent une troisième qui appartient au même puzzle, elles se combinent également, et ainsi de suite avec trois et quatre pièces. Mais aucun assemblage de pièces ne devient un monde tant que toutes ses pièces ne se sont pas combinées, que ce soit dans un processus instantané (chaque pièce rejoignant dans l’espace logique ses compossibles) ou de manière séquentielle. Chaque monde est aussi grand qu’il est possible, y compris notre monde, et chaque substance n’appartient qu’à un seul monde. Comme avec un puzzle, nous ne pouvons contempler le résultat final avant l’assemblage complet de toutes les pièces. L’image qui apparaît une fois le puzzle terminé représente le monde phénoménal obtenu. Une telle description semble préserver les propositions ou thèses no 2, 4, 5R, 6 et 7R. Mais qu’en est-il de la proposition no 1 ?
53 « Aucun problème ! », rétorquerait l’inventeur du modèle. Dieu considère tous les puzzles qui ont été achevés et actualise le plus grand et le meilleur d’entre eux (un peu comme un jury attribue un premier prix en tenant compte de critères spécifiques, comme la simplicité des lois ou la richesse des phénomènes), ou élimine les puzzles qui sont trop petits, trop désordonnés, trop ridicules ou trop immoraux. Toutefois, que nous concevions Dieu tirant un monde de la possibilité vers l’actualité ou détruisant des mondes actuels, cette dernière étape reste problématique, car elle entre en conflit avec d’autres exigences métaphysiques du système leibnizien. Les autres mondes possibles sont aussi cohérents que le nôtre. Les pièces du puzzle qui le constituent s’harmonisent toutes entre elles et les individus qui les perçoivent sont tout aussi harmonieusement liés les uns aux autres que les individus qui perçoivent notre monde. D’une part, si Dieu décide d’éliminer ces mondes, même ceux qui sont légèrement inférieurs au nôtre, cela paraît plutôt brutal. Si les substances sont naturellement immortelles, comme Leibniz le maintient, alors peut-être que Dieu n’annihile, n’annihilerait ou ne pourrait annihiler aucun des mondes actuels, bien qu’il n’y ait rien qui l’empêche de briser ces mondes et de laisser les substances à elles-mêmes.
54 D’autre part, s’il faut que Dieu amène notre monde de la possibilité à l’actualité après qu’a opéré le mécanisme métaphysique, le mécanisme métaphysique lui-même ne remplit pas toutes ses promesses. Car dans un tel scénario, l’ordre des opérations apparaît ainsi : premièrement, Dieu imagine tous les mondes possibles, puis crée les substances possibles qui les expriment ; le mécanisme métaphysique prend alors brièvement la suite, puis Dieu actualise le monde qu’il préfère. Pourquoi ces étapes intermédiaires sont-elles nécessaires ?
55 On peut répondre à cette question de la manière suivante : le mécanisme métaphysique est nécessaire à la fabrication des mondes possibles, considérés comme des ensembles harmonieux et cohérents de phénomènes non actuels, et ce, pour fournir les conditions de vérité aux propositions contingentes vraies comme « Adam a péché ». Leibniz ne voulait pas adopter un système dans lequel le péché d’Adam serait nécessaire. Une telle position aurait été fataliste, pour ne pas dire qu’elle aurait équivalu à une forme de spinozisme. Mais le fait qu’il n’existe aucun monde possible dans lequel Adam n’a pas péché est une conséquence de la proposition no 2, ce qui laisse présumer que le péché d’Adam est, après tout, nécessaire. Un logicien pourrait ici rétorquer que la présupposition d’existence n’est pas satisfaite dans tout autre monde possible. Mais comment la possibilité pour Adam de ne pas pécher peut-elle être exprimée si la présupposition d’existence n’est pas satisfaite dans tout autre monde possible ? Sur le plan conceptuel, il semble nécessaire de recourir à des contreparties (counterparts), par exemple des figures d’Adam (Adamoid figures), placées dans des situations similaires de tentation et vivant dans d’autres mondes possibles ressemblant étroitement au nôtre. Cette solution n’est pas parfaite, car on pourra nier que le péché d’Adam soit rendu contingent par les actions d’autres figures d’Adam. Toutefois, si telle est la meilleure solution trouvée par Leibniz, on voit clairement pourquoi il a besoin dans son système de mondes possibles bien développés.
VI. Plusieurs mondes actuels ou un seul ?
56 Le Dieu de Leibniz a-t-il une raison suffisante pour actualiser un seul monde possible ? Une telle action est-elle acceptable (et la meilleure) d’un point de vue éthique ? Rappelons que nous concevons les mondes possibles comme des puzzles achevés, de tailles différentes et représentant des scènes plus ou moins attrayantes. Rappelons également que, puisqu’un monde est défini comme un ensemble de substances compossibles se percevant mutuellement, il n’y a pas de contradiction logique à supposer la coexistence en un seul Monde de mondes séparés constitués de substances ne se percevant pas mutuellement. Les substances peuvent être, comme Adam et sa contrepartie, incompossibles, alors que leurs mondes, eux, peuvent être compossibles. Supposons par exemple que, parmi les mondes possibles, il en existe un, joli et petit, muni de lois simples et composé de phénomènes riches. Ce monde est beau, mais, par hypothèse, Dieu ne le réalisera pas s’il dispose de mondes possibles plus grands ayant des lois semblables et des phénomènes tout aussi riches.
57 Si Dieu veut créer la quantité maximale d’essence, pourquoi se détourne-t-il alors de ce monde ? Pourquoi ne lui permet-il pas simplement, à lui ainsi qu’à d’autres, de constituer un monde actuel distinct dont les membres ne sont pas compossibles avec les nôtres, et par conséquent un monde que nos substances ne percevront jamais ? Les situations suivantes semblent parallèles :
58 a) Un monde (petit-m) est un « espace » rempli de substances compossibles, se percevant mutuellement.
59 b) Le Monde (grand-M) est un « espace » rempli de tous les mondes (petits-m) compossibles, lesquels n’interfèrent pas entre eux.
60 Nous pourrions même ajouter, au nom de Leibniz, les propositions suivantes comme les versions d’un ordre plus haut des propositions nos 5 et 6 :
61 5’ : Les mondes A… n (petits-m) sont compossibles s’ils peuvent tous exister dans le Monde (grand-M), sans se gêner les uns les autres.
62 6’ : Les mondes A… n (petits-m) ne sont pas incompossibles si leurs substances ne peuvent pas se percevoir les unes les autres.
63 On pourrait objecter qu’un monde avec lequel nous ne pouvons avoir aucune communication et qu’il nous est impossible de percevoir est tout simplement un monde possible. Mais ce n’est certainement pas une vérité nécessaire. Pourquoi Dieu ne pourrait-il pas créer d’autres mondes que nous ne pouvons pas percevoir, des mondes tout aussi réels que le nôtre, dans lesquels d’autres créatures sensibles exercent leur sens de la vue et sont émerveillées par ce qu’elles contemplent ?
64 À ce stade de l’analyse, le lecteur pourrait protester que, même s’il n’y a rien d’illogique à l’hypothèse de la pluralité des mondes actuels, Leibniz soutient justement que seul notre monde est actuel, et qu’il accorde une importance cruciale au caractère unique de notre monde. Peut-être en est-il ainsi, mais les preuves en faveur de cette thèse ne sont pas si évidentes. En effet, le jeune Leibniz a admis, à un moment donné, la pluralité des mondes actuels. En avril 1676, il écrit :
Il s’ensuit en outre qu’il peut y avoir une infinité d’autres espaces et de mondes complètement autres, de sorte qu’entre eux et nous il n’y aura aucune distance, si vraiment s’y trouvent des esprits à qui apparaissent d’autres choses en rien congruentes aux nôtres. De plus de même que le monde et l’espace des rêves diffèrent du nôtre, il pourrait y avoir dans cet autre monde des lois différentes du mouvement […] Qui demande s’il peut y avoir un autre monde, un autre espace, demande seulement s’il y a d’autres esprits qui ne communiquent en rien avec les nôtres [19].
Il ne s’ensuit absolument pas [de l’éternité et de l’infinité du monde] qu’il n’y ait pas un autre monde ou d’autres esprits congruents entre eux autrement qu’il en est pour nous […]. Dieu est également présent à ce monde-là et à ce monde-ci, car il pourrait y avoir dans cet autre monde d’autres lois de la nature [20].
66 Pourtant, toujours en 1676, Leibniz semble rejeter son point de vue initial et nier la pluralité des mondes au profit d’un seul monde qui ne contient que quelques possibilités :
Il n’est pas besoin de plusieurs mondes pour augmenter la multitude des choses, car elles sont toutes, aussi nombreuses soient-elles, dans ce monde unique, et même dans une de ses parties quelconques […] Introduire un autre genre de choses existantes et comme un autre monde également infini, c’est abuser du nom d’existence, car on ne peut pas dire si ces choses existent ou non maintenant [21].
68 Ce rejet de la pluralité est généralement considéré comme la position définitive de Leibniz. Dans la Théodicée, il définit « le monde » comme « toute la suite et toute la collection de toutes les choses existantes, afin qu’on ne dise point que plusieurs mondes pouvaient exister en différents temps et différents lieux ». Il poursuit : « Car il faudrait les compter tous ensemble pour un monde, ou si vous voulez pour un univers [22]. »
69 Dans la correspondance avec Arnauld, nous pouvons toutefois entrevoir l’hypothèse apparemment rejetée de la multiplicité des mondes (mondes discrets, quoique compossibles), à côté de la nouvelle hypothèse de l’unicité d’un monde dans lequel tous les êtres vivants perçoivent et agissent. Les petits micro-organismes qui habitent les pores des roches semblent appartenir à un système plein existant antérieurement dans lequel plusieurs mondes coexistent au sein d’un seul univers, vivant dans l’ignorance générale des uns et des autres. « Il n’y a point de parcelle de la matière, dans laquelle ne se trouve un monde d’une infinité de créatures, tant organisées qu’amassées [23]. » L’interprète peut soutenir que Leibniz pense que toutes ces petites créatures perçoivent tout : par exemple, tous les micro-organismes en Chine perçoivent maintenant tout ce qui se passe dans mes vaisseaux lymphatiques, dans le centre du soleil, etc. ! Peut-être la théorie que Leibniz présente dans le Discours de métaphysique l’oblige-t-elle non seulement à admettre, mais à proclamer cette thèse incroyable pour des raisons de cohérence doctrinale. Toutefois, lorsque Leibniz a commencé à réfléchir sur les micro-organismes dans les années 1660, il est incontestable qu’il les voyait habitant leur propre monde, tout comme les poètes et les philosophes le faisaient. Cette vision en « maison de poupées » des animalcules est profondément intuitive, contrairement à la thèse de la panperception.
70 Et même les « substances simples » de la Monadologie semblent avoir une double origine : elles se rattachent à la fois aux individus du monde historique (ce qui renvoie à la sélection) et aux micro-organismes (ce qui renvoie à la plénitude). C’est comme si Leibniz continuait à penser qu’il existe des mondes actuels différents du nôtre. De plus, l’affirmation selon laquelle « il n’y a aucun nombre de choses qui ne soit dans cet unique monde, et même dans chacune de ses parties » n’est pas claire. Selon moi, elle signifie que notre monde comporte déjà un nombre infini de substances, et que l’on ne peut rien ajouter à l’infini. Toutefois, il est clair que Leibniz croit qu’il existe de nombreuses substances qui ne se trouvent pas dans notre monde, et il n’est pas évident qu’elles soient toutes non actuelles. Dans les Nouveaux essais, il affirme :
Je crois que toutes les choses que la parfaite harmonie de l’univers pouvoit recevoir y sont. Qu’il y ait des créatures mitoyennes entre celles qui sont éloignées, c’est quelque chose de conforme à cette même harmonie, quoyque ce ne soit pas tousjours dans un même globe ou système [24].
72 Dans la Théodicée, Leibniz veut montrer que la majorité des êtres rationnels ne doit pas être damnée :
Il semblait aux anciens qu’il n’y avait que notre terre d’habitée, où ils avaient même peur des antipodes ; le reste du monde était, selon eux, quelques globes luisants et quelques sphères cristallines. Aujourd’hui, […] il faut reconnaître qu’il y a un nombre innombrable de globes, autant et plus grands que le nôtre, qui ont autant de droit que lui à avoir des habitants raisonnables, quoiqu’il ne s’ensuive point que ce soient des hommes. Il n’est qu’une planète, c’est-à-dire un des six satellites principaux de notre soleil ; et comme toutes les fixes sont des soleils aussi, l’on voit combien notre terre est peu de chose par rapport aux choses visibles […] [25].
74 Pour nous, hommes et femmes du xxi esiècle, les autres planètes et galaxies font évidemment partie de notre monde (petit-m). Nous pouvons percevoir Mars de la Terre et, en principe, les habitants de Mars peuvent également nous percevoir. Il est donc tentant d’affirmer que Leibniz reconnaît l’existence de nombreuses planètes et même de nombreux systèmes solaires, mais qu’il rejette l’existence de multiples mondes clos sur le plan perceptif. Nous pouvons même attribuer à Leibniz l’idée selon laquelle nous avons une connaissance omnisciente mais confuse de tout ce qui se passe sur un « nombre innombrable de globes, autant et plus grands que le nôtre ». Toutefois, l’élément central du passage cité ci-dessus est que nous savons que les planètes et les objets célestes que nous pouvons percevoir ne sont qu’une petite partie du tout. La thèse de la plénitude du Monde suggère que nous ne sommes pas, après tout, liés au tout sur le plan perceptif. Dans ce cas, ces espèces étrangères ou « extraterrestres » appartiennent au Monde, au domaine de l’actuel, mais pas à notre système clos de percevants (se percevant mutuellement), le monde. Elles ne sont pas seulement possibles. Ces espèces remplissent des vides taxinomiques, perspectifs et même « moraux ». Elles ne sont pas compossibles avec nous, nos oiseaux et nos animaux : si nous essayons de les mêler, elles se feront en quelque sorte obstacle les unes aux autres. De même que l’on ne trouve pas de tigres sauvages dans l’État de New York, on ne trouve pas d’êtres rationnels sans péché dans le monde. Mais nos mondes et leur monde peuvent être compossibles. Nous pouvons tous exister dans le même Monde, s’ignorant mutuellement les uns les autres.
75 Quelqu’un qui défendrait le caractère central de la thèse no 1, dans la pensée de Leibniz, pourrait souligner que son Dieu nous accorde un grand honneur en faisant de nous des substances existant dans le seul monde actuel. Ou encore qu’il a voulu nous accorder l’honneur de percevoir tout ce qui se produit dans le Monde, dans tout le domaine de l’actuel. Si Dieu nous a accordé l’un ou l’autre de ces honneurs, alors le Monde et le monde sont identiques. Mais quelles bonnes raisons avons-nous de penser que ces deux souhaits devraient avoir entravé le souhait divin de maximiser l’essence ? Ne nous suffit-il pas de percevoir tout ce qui se passe dans le monde et d’être des substances vivant dans le meilleur des mondes compris dans le Monde ? On pourrait cependant objecter que nous n’avons pas de bonnes raisons de penser que le Leibniz historique admettait la pluralité des mondes, mais que nous avons au contraire de bonnes raisons de penser qu’il ne l’admettait pas. En dernière analyse, mon interprétation ne porte pas sur les positions du Leibniz historique. En effet, je tiens principalement à montrer que le modèle dit du puzzle permet de rendre compte de la manière la plus cohérente possible de la description leibnizienne de la création, qu’il permet de maintenir la plupart des thèses qui lui étaient chères et que, sur la base de ce modèle, il n’y a aucune raison de refuser la pluralité des mondes. Leibniz aurait sans doute apprécié de voir la compossibilité définie comme une relation qui peut être étendue non seulement aux substances, mais égale- ment aux mondes.
76 Il est certain que Leibniz avait des raisons – internes à sa doctrine – d’insister sur le vide des formes. Certains individus doivent rester seulement possibles, y compris cet Adam maître de lui-même, ce Judas qui ne trahit pas ou ce Jules César qui n’a pas confiance en lui. De tels individus alternatifs ont été « relégués » dans les mondes possibles. La notion d’un monde possible comme ensemble d’individus compossibles ayant des perceptions et des appétitions convergentes émerge donc naturellement, tout comme la notion de mondes non actualisés ressemblant au nôtre, mais dans lequel se trouve un César manquant de confiance en soi et refusant de traverser le Rubicon. L’admission d’une pluralité de mondes actuels n’aurait pas eu de répercussions sur cette utilisation du vide des formes.
VII. Ce que le mécanisme métaphysique est censé faire
77 En terminant, je tiens à exposer quelques raisons qui pourraient faire penser que notre monde a été spécialement sélectionné par une divinité et est vraiment le meilleur ou, au contraire, qu’il est le produit « aveugle » d’un processus mécanique et n’est pas le meilleur. Je voudrais écarter la possibilité qu’il soit le résultat d’un processus mécanique aveugle, mais le meilleur, bien que mes arguments soient provisoires et seulement préliminaires.
78 Considérons diverses sortes de processus de nature mécanique ayant trait à la génération et à la sélection. Le modèle de base est celui utilisé dans la théorie de la probabilité, modèle à partir duquel nous produisons tous les cas possibles, puis « sélectionnons » les plus favorables. Par exemple, pour calculer la probabilité d’obtenir un total de 7 avec deux lancers de dés, nous pouvons dénombrer 36 résultats possibles, puis compter toutes les fois que nous avons obtenu un total de 7 de différentes manières. Ou, pour ce qui est de la « sélection naturelle », nous pouvons choisir, à partir des membres d’une population qui s’accouplent au hasard, certaines combinaisons de gènes qui assureraient la survie et la reproduction. Comparons les tâches suivantes, lesquelles pourraient être accomplies par un individu que j’appellerai le « Calculateur » :
79 I) Le Calculateur produit toutes les séquences possibles de 200 déplacements (autorisés ou non) de pions blancs et noirs sur un échiquier, puis sélectionne les séquences qui correspondent à des « jeux » légitimes.
80 II) Le Calculateur produit toutes les combinaisons possibles de notes jouées simultanément par 50 instruments d’un orchestre en l’espace de 45 minutes, puis sélectionne celles qui forment des « symphonies ».
81 III) Le Calculateur produit des combinaisons d’espaces, de lettres et de signes de ponctuation pour remplir une multitude de « livres » de longueur finie, puis sélectionne ceux qui représentent une contribution à la science naturelle.
82 IV) Le Calculateur produit un ensemble de mondes possibles, puis sélectionne ceux dans lesquels se trouvent des êtres humains qui possèdent une connaissance de la nature.
83 Chacune de ces tâches peut être effectuée par un Être divin. Mais ces tâches pourraient-elles être également réalisées de manière « purement mécanique » ? La première tâche sans conteste : une machine peut facilement trier les mouvements « aléatoires » des pions sur un échiquier. La deuxième tâche semble exiger quant à elle quelque chose de plus, soit une sensibilité et des connaissances musicales. Toutefois, nous ne devons pas exclure qu’un programme intelligent puisse être en mesure de choisir les combinaisons qu’un mélomane instruit admettrait comme des « symphonies ». Toutefois, il est plus douteux que les troisième et quatrième tâches puissent être accomplies de manière mécanique. Si aucune analyse mécanique des propositions écrites en langage naturel ne peut parvenir à déterminer leur valeur de vérité, il semble également qu’aucune analyse mécanique des états mentaux des créatures ne puisse parvenir à déterminer si elles possèdent des croyances vraies.
84 Quand Dieu choisit le meilleur des mondes possibles, ou lui permet d’émerger dans son entendement, il ne choisit pas quelque chose comme le plus long jeu d’échecs avec le nombre le plus important de déplacements, l’ensemble le plus volumineux de lettres écrites ou la pièce musicale qui contient le plus de notes dans le plus petit espace. Un programme mécanique peut faire cela. Et peut-être qu’un programme peut même choisir le jeu le plus intéressant et la mélodie la plus agréable, dans l’éventualité qu’il existe des règles psychologiques inconnues qui rendent compte du goût et de la beauté. Mais si Dieu choisit un monde dans lequel les créatures sont conscientes de leur monde et de son fonctionnement, il fait quelque chose qu’une machine ou un mécanisme métaphysique ne peut accomplir.
85 Supposons que nous nous considérions comme des créatures qui connaissent beaucoup de vérités et que cela fasse partie de l’optimalité de notre monde. Peut-on en déduire que notre monde ne pouvait être le résultat d’un mécanisme métaphysique, seulement parce que Dieu l’a choisi grâce à son goût, son jugement et ses capacités à discerner la vérité ? Beaucoup de théistes aimeraient peut-être faire cette déduction, mais elle n’est pas valide. Un processus mécanique comme la sélection naturelle peut produire un monde dans lequel il existe des créatures qui connaissent la vérité, sans que ce dernier ne soit spécialement choisi par un Esprit qui dispose lui-même d’une faculté à discerner la vérité. Toutes les caractéristiques excellentes de notre monde – sa beauté, son harmonie, la simplicité de ses lois et la présence de créatures pouvant discerner la vérité – sont compatibles avec l’existence d’un mécanisme métaphysique aveugle. Ce qui est exclu, toutefois, c’est que nous puissions écrire la formule d’un tel mécanisme, laquelle nous garantirait d’obtenir le même résultat et que ce résultat soit le meilleur possible [26].
Notes
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[1]
Descartes, Le Monde, Œuvres, 11 vol., éd. C. Adam et P. Tannery, Paris, Vrin, 1965-74, XI, 31-6 ; voir Principes de la philosophie III, 45-7.
-
[2]
On trouvera une discussion et des variations de cette thèse fascinante, quoiqu’énigmatique, dans Leibniz, De l’horizon de la doctrine humaine (1693). Apokatastasis pantôn (La Restitution universelle) (1715) (trad. Michel Fichant), Paris, Vrin, 1991 ; voir Michel Fichant, « L’origine de la négation », in Michel Fichant, Science et métaphysique dans Descartes et Leibniz (chap. IV), Paris, Puf, 1998.
-
[3]
De rerum originatione radicali, GP VII, 303 ; Opuscules philosophiques choisis, texte latin et traduction par P. Schrecker, Paris, Vrin, 2001, p. 173.
-
[4]
Ibidem, GP VII, 304 ; trad. cit., p. 179.
-
[5]
« De Arcanis sublimium vel de Summa rerum », 11 février 1676, A VI, 3, 472-473.
-
[6]
« Principium meum est, Quicquid existere potest, et aliis compatibile est, id existere », VI, 3, 581. Trad. fr. in G.W. Leibniz, Recherches générales sur l’analyse des notions et des vérités. 24 Thèses métaphysiques et autres textes logiques et métaphysiques [abrév. TLM], introductions et notes par Jean-Baptiste Rauzy, Paris, Puf, 1998, p. 29.
-
[7]
« De Contingentia », c. 1689, A VI, 4, 1651 ; TLM, p. 328. Voir : « Origo Veritatum contingentium », c. 1689, A VI, 4, 1663-4 ; TLM, p. 338.
-
[8]
Voir David Blumenfeld, « Leibniz’s Theory of the Striving Possibles », Studia Leibnitiana, 5 (1973), pp. 163-176, et Ohad Nachtomy, « Individuals, Worlds, and Relations », The Leibniz Review, vol. 11 (2001), pp. 117-125 (réponse à l’article cité ci-dessus)
-
[9]
C. Wilson, Leibniz’s Metaphysics, Princeton, Princeton University Press, 1989, pp. 297-298.
-
[10]
G.H.R. Parkinson cite la définition suivante (note 4 au « Principium meum » dans son édition de G.W. Leibniz, De Summa Rerum: Metaphysical Papers, 1675-1676, New Haven, Yale University Press, 1992, p. 138) : « Sont compossibles ceux qui, l’un étant donné, il ne s’ensuit pas que l’autre soit supprimé, ou ceux dont l’un est possible quand l’autre est supposé. » (A VI, 2, 498.)
-
[11]
Théodicée, § 9, GP VI, 107.
-
[12]
Discours de métaphysique, § 14, GP IV.
-
[13]
« De Arcanis sublimium vel de Summa rerum », A VI, 3, 473.
-
[14]
Ibid., A VI, 3, 474.
-
[15]
« De Libertate, Contingentia et Serie causarum, Providentia », A VI, 4, 1655 ; TLM, p. 331.
-
[16]
Pour reprendre l’exemple célèbre de Quine dans « On What There Is », in Review of Metaphysics (1948).
-
[17]
De rerum originatione radicali, GP VII, 303 ; trad. cit., pp. 173-175.
-
[18]
Discours de métaphysique, § 14, GP IV, 439.
-
[19]
« De Veritatibus, de Mente, de Deo, de Universo », 15 avril 1676, A VI, 3, 511-2.
-
[20]
Ibid., VI, 3, 512-3.
-
[21]
« Principium meum… », 2 décembre 1676, A VI, 3, 581 ; TLM, pp. 28-29.
-
[22]
Théodicée § 8, GP VI, 107.
-
[23]
Lettre à Arnauld du 9 octobre 1687, GP II, 126.
-
[24]
Nouveaux essais, A VI, 6, 307. Daniel Dennett offre une interprétation intéressante du problème de Leibniz, suggérant que des créatures telles que des chevaux volants sont possibles d’un point de vue logique et physique, mais pas d’un point de vue biologique ou historique. Cette interprétation n’entre pas en contradiction avec la conception leibnizienne de la matière. Voir D. Dennett, Darwin’s Dangerous Idea, New York, Touchstone, 1996, p. 105.
-
[25]
Théodicée, § 19, GP VI, 113-4.
-
[26]
Une version de cet article a été publiée précédemment dans la Leibniz Review 10 (2000), pp. 1-20. Je remercie l’éditeur de m’avoir accordé la permission d’utiliser de nouveau cet article. Je tiens également à remercier chaleureusement Ohad Nachtomy et Graham Priest pour leurs commentaires utiles.