Notes
-
[1]
Laboratoire d’Histoire des Sciences et de Philosophie – Archives Henri-Poincaré (UMR 7117). L’auteur de ce texte souhaiterait remercier Gudrun Vuillemin et Catherine Fabre, qui ont patiemment répondu à ses questions. On trouvera un récit détaillé de la création du fonds Jules-Vuillemin dans le texte de Gudrun Vuillemin, «?La Création des Archives Jules Vuillemin. Remerciements à Gerhard Heinzmann?», in Construction. Festschrift for Gerhard Heinzmann, éd. Pierre-Édouard Bour, Manuel Rebuschi et Laurent Rollet, Londres, College Publication, 2010, pp. 683-687. Le site des Archives Jules-Vuillemin se trouve à l’adresse http://poincare.univ-lorraine.fr/fr/archives-jules-vuillemin.
-
[2]
Les textes dactylographiés des années 1960 ont manifestement été tapés sur plusieurs machines différentes. En particulier, celle qui a servi pour le texte que nous présentons ici n’est probablement pas celle sur laquelle a été tapé, à la même époque, le second volume de la Philosophie de l’algèbre, dont les «?b?» sont systématiquement effacés.
-
[3]
Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966.
-
[4]
Jules Vuillemin, Rebâtir l’Université, Paris, Fayard, 1968.
-
[5]
Le site officiel de la Maison française d’Oxford (http://www.mfo.ac.uk/) propose un historique détaillé de l’institution.
-
[6]
Will Ernest, «?Nécrologie?: Claude Schaeffer (1898-1982)?», in Syria, t. LX, fascicule?3-4, 1983, pp. 343-345.
-
[7]
Jules Vuillemin, Leçons sur la première philosophie de Russell, Paris, Aubier, 1968. Voir en particulier l’Avertissement, le § 36 (sur l’influence néfaste du hegelianisme) et le § 68 (sur la philosophie contemporaine). Dans l’Avertissement, Vuillemin déplore «?l’état de la philosophie française, son dédain et son ignorance de la pensée anglo-saxonne, de la logique et, généralement, de tout style un peu exact dans l’art de s’enquérir de la vérité?». Il esquisse également l’histoire de cette dérive dans l’article «?Perspective de la philosophie?», Janus n° 4, déc. 1964-janv. 1965?: Fichte, Schelling et Hegel ont causé la rupture de la science et de la philosophie, que Mme de Staël et Cousin ont importée en France.
-
[8]
Seule l’énumération des principes de la philosophie de Russell, que l’on voit varier entre la version dactylographiée et les corrections manuelles, a changé. Dans le livre sur Russell, Vuillemin décrit les principes 1) des relations externes et d’abstraction, 2) du réalisme, 3) du logicisme, 4) de parcimonie, 5) du parallélisme logico-grammatical. Dans le manuscrit de la conférence anglaise, le principe du logicisme est exposé avant celui du réalisme, et ce dernier se subdivise, comme dans l’ouvrage de 1968, en un réalisme des prédicats et un réalisme des relations.
-
[9]
Jules Vuillemin, La Logique et le monde sensible. Études sur les théories contemporaines de l’abstraction, Paris, Flammarion, 1971.
-
[10]
Jules Vuillemin, «?Le système des Catégories d’Aristote et sa signification logique et métaphysique?», in De la Logique à la théologie. Cinq études sur Aristote, Paris, Flammarion, 1967.
-
[11]
Leçons sur la première philosophie de Russell, § 68, p. 333.
-
[12]
Jules Vuillemin, L’Être et le Travail. Les conditions dialectiques de la psychologie et de la sociologie, Paris, Puf, 1949.
-
[13]
Entretien avec Didier Éribon paru dans Le Monde du 5 mars 1984. La version de cet entretien publiée dans les archives en ligne du journal Le Monde contient une transcription de l’entretien moins détaillée, et apparemment plus fautive, que la version dactylographiée archivée dans le fonds Jules-Vuillemin. La version mise en ligne évoque notamment une «?prédominance de la philosophie anglaise?» en France, ce qui est diamétralement opposé au propos de Vuillemin.
-
[14]
Ce cours de 1951-1952 est conservé dans le volume V1 de la bibliothèque des Archives Jules Vuillemin, compilé par Catherine Fabre.
-
[15]
Il s’agit notamment de Pierre Samuel, membre de Bourbaki, explicitement remercié dans Mathématiques et métaphysique chez Descartes (1960) et La Philosophie de l’algèbre (1962).
-
[16]
Jules Vuillemin, Le Miroir de Venise, Paris, Julliard, 1965, pp. 47 sq.
-
[17]
Ibidem, p. 52.
-
[18]
Descartes, Minuit, Cahiers de Royaumont, 1957.
-
[19]
Jules Vuillemin, Physique et métaphysique kantiennes, Paris, Puf, 1955.
-
[20]
Jules Vuillemin, Mathématiques et métaphysique chez Descartes, Paris, Puf, 1960.
-
[21]
Leçons sur la première philosophie de Russell, Avertissement, p. 6.
-
[22]
Ibidem, p. 5.
-
[23]
La Philosophie analytique, Paris, Minuit, 1962?; le colloque eut lieu du 8 au 13 avril 1958.
-
[24]
Les virgules autour de «?sans exagérer beaucoup?» ont été ajoutées à la main.
-
[25]
Nous corrigeons la coquille?: «?je vous vous?».
-
[26]
Nous rétablissons le trait d’union manquant entre les mots «?quelques-uns?».
-
[27]
Si les Actes parurent en 1962, le colloque eut lieu du 8 au 13 avril 1958. Cf. La Philosophie analytique, Paris, Minuit, 1962.
-
[28]
Au lieu de?: «?historique?».
-
[29]
Nous corrigeons la coquille?: «?au-moins?».
-
[30]
Au lieu de?: «?commente?».
-
[31]
Au lieu de?: «?l’aliénation, l’objet?».
-
[32]
Au lieu de?: «?de?».
-
[33]
Le texte dactylographié comportait les mots?: «?das Wahre das ist das Gauze?». Vuillemin a corrigé «?Gauze?» en «?Ganze?» mais n’a pas vu la répétition du «?das?».
-
[34]
Au lieu de?: «?preuves?».
-
[35]
Au lieu de?: «?de?».
-
[36]
Au lieu de?: «?La philosophie?».
-
[37]
Nous corrigeons la coquille?: «?nuls?».
-
[38]
Le cadratin et la virgule ont été ajoutés à la main.
-
[39]
Le mot «?s’?» est écrit à la main en remplacement d’une virgule.
-
[40]
La virgule après le mot «?mathématiques?» est écrite à la main en remplacement du mot «?et?».
-
[41]
Le mot «?et?» a été ajouté à la main.
-
[42]
Les mots «?vieux sans doute, non pas vieilli?» ont été ajoutés à la main.
-
[43]
Au lieu de?: «?sept?».
-
[44]
Au lieu de la coquille?: «?apparaîr?».
-
[45]
Au lieu de?: «?six?».
-
[46]
Au lieu de?: «?soient?».
-
[47]
Au lieu de?: «?septième?».
-
[48]
Nous retirons une virgule fautive après le mot «?rapports?».
-
[49]
La virgule après le mot «?façon?» a été ajoutée à la main.
-
[50]
Le point d’exclamation après le mot «?philosophie?» est écrit à la main en remplacement d’un point.
-
[51]
Le point après le nom «?Einstein?» est écrit à la main en remplacement d’un point-virgule.
-
[52]
Vuillemin a tracé un crochet ouvrant en début de ligne pour montrer que les lignes qui suivent constituent un nouvel alinéa, et non la suite du précédent.
-
[53]
Nous remplaçons le point-virgule fautif par une virgule après le mot «?Logicisme?».
-
[54]
Nous corrigeons la coquille?: «?Was sind und vollen [sic] die Tahlen? ?». Vuillemin n’a corrigé à la main que le mot «?Zahlen?».
-
[55]
Les virgules ont été ajoutées à la main autour de «?philosophiquement?».
-
[56]
Les expressions grecques ont été écrites à la main. Nous corrigeons le mot ?????, que Vuillemin a écrit avec un accent grave.
-
[57]
Au lieu de?: «?classe?».
-
[58]
Au lieu de la coquille?: «?cmpliquée?».
-
[59]
Il s’agit ici des Principia Mathematica et non plus, comme précédemment, des Principles of Mathematics.
-
[60]
Les virgules autour des mots «?dans l’enseignement que j’avais reçu?» ont été ajoutées à la main.
-
[61]
Nous remplaçons la virgule fautive par un point après le mot «?forme?».
-
[62]
Au lieu de?: «?obligeaient?».
-
[63]
La virgule après le mot «?différent?» est écrite à la main en remplacement d’un point-virgule.
-
[64]
Au lieu de?: «?quatrième?».
-
[65]
Au lieu de?: «?sixième?».
-
[66]
Nous corrigeons la coquille?: «?au-moins?».
-
[67]
Nous rétablissons le pluriel manquant au mot «?propriétés?».
-
[68]
Le texte contient un cadratin entouré d’espaces («?classe – une?») au lieu d’un trait d’union collé aux mots («?classe-une?»), signe que le dactylographe a copié cette phrase sans en comprendre la syntaxe.
-
[69]
Au lieu de?: «?septième?».
-
[70]
Le manuscrit dactylographié comporte les mots «?elle – même?», avec un cadratin entouré d’espaces. La virgule qui suit a été ajoutée à la main.
-
[71]
Au lieu de la coquille?: «?résulut?».
-
[72]
La virgule après le mot «?objet?» a été ajoutée à la main.
-
[73]
Il s’agit derechef des Principia Mathematica.
-
[74]
Les mots «?pas non plus?» ont été ajoutés à la main.
-
[75]
Au lieu de?: «?types?».
-
[76]
Nous remplaçons le point fautif par une virgule après le mot «?classiques?».
-
[77]
Au lieu de la coquille?: «?de maximis et des minimis?».
-
[78]
Nous remplaçons le point fautif par un point d’interrogation après le mot «?programme?».
-
[79]
Le cadratin a été écrit à la main en remplacement d’une virgule.
-
[80]
Les virgules après les mots «?c’est là?» et «?philosophie?» ont été ajoutées à la main.
-
[81]
Émile Benveniste, «?La classification des langues?», in Problèmes de linguistique générale I, Paris, Gallimard, 1966, pp. 117-118.
-
[82]
Vuillemin saute ici quelques mots sans le signaler par des points de suspension.
-
[83]
Nous corrigeons la coquille?: «?rzsulte?».
-
[84]
Les guillemets ont été ajoutés à la main sous forme de chevrons.
-
[85]
N’ayant apparemment pas reconnu le mot «?bantou?», le dactylographe a laissé un blanc?; le mot est écrit à la main par Vuillemin. La parenthèse est absente du texte de Benveniste.
-
[86]
Comme précédemment, les guillemets ont été ajoutés à la main.
-
[87]
Ces deux mots sont collés dans le manuscrit dactylographié et séparés par un signe tracé à la main.
-
[88]
Le manuscrit dactylographié comporte le mot «?de?» au lieu du mot «?ne?» utilisé par Benveniste.
-
[89]
Au lieu de?: «?d’énumération?».
-
[90]
Le titre exact de l’article d’Émile Benveniste est «?La philosophie analytique et le langage?», in Problèmes de linguistique générale I, op. cit.
-
[91]
Nous corrigeons la coquille?: «?maintinenne?».
-
[92]
Les guillemets ont été ajoutés à la main.
-
[93]
Les mots sont collés dans le manuscrit?: «?linguistiquesqu’on?».
-
[94]
La virgule après le mot «?discours?» a été ajoutée à la main.
-
[95]
On lit «?emprunte – t – il?», avec des cadratins entourés d’espaces.
-
[96]
Nous rétablissons le tréma manquant sur le mot «?ambiguïté?».
-
[97]
Les mots «?dans le jeu de langage?» ont été ajoutés à la main.
-
[98]
Ce dernier mot a été souligné à la machine, puis le soulignement a été rayé à la main.
-
[99]
Le mot «?qu’?» a été ajouté à la main.
-
[100]
Au lieu de?: «?science?».
Présentation
I. Présentation du manuscrit
1 Le texte de Jules Vuillemin intitulé « Un Français peut-il encore comprendre les philosophes d’outre-Manche ? » est conservé à Nancy dans le fonds Jules-Vuillemin, confié par Gudrun Vuillemin, Françoise Létoublon et Jean Vuillemin, respectivement épouse et enfants du philosophe, aux Archives Henri-Poincaré [1]. Les premiers cartons de documents, numérotés par des chiffres arabes, sont arrivés en septembre 2003, d’autres, numérotés pour l’essentiel en chiffres romains, en novembre 2009.
2 Le manuscrit que nous publions aujourd’hui est archivé dans la boîte 0, chemise 4. La boîte 0 contient des documents antérieurs à un classement numéroté datant environ de 1980 ; on y trouve des documents de 1952, 1957, 1963, 1966-1968, 1973, 1980.
3 Le document se présente sous la forme d’un manuscrit dactylographié de seize pages numérotées, à l’exception de la première ; le texte est imprimé à l’encre noire et corrigé à l’encre bleue d’un stylo à bille. Les Archives Jules-Vuillemin ne possèdent aucune autre version du texte, dont il a pourtant d’abord dû exister au moins une version manuscrite. Vuillemin avait en effet coutume d’écrire une première version de ses textes à la main, de les faire ensuite taper à la machine – dans ses premières années au Collège de France par l’équipe des secrétaires, à partir d’octobre 1979 par son assistante Catherine Fabre, et à la fin des années 1990 sur ordinateur par son épouse Gudrun – avant de les corriger à la main, les textes faisant parfois l’objet de plusieurs allers-retours entre dactylographie et correction manuelle.
4 Les coquilles du texte dactylographié montrent que la personne qui l’a tapé n’était guère familière avec les sujets techniques qu’il aborde, n’ayant pas reconnu le mot « bantou » ni la notion russellienne de « classe-une ». Il ne peut pas s’agir de Vuillemin lui-même, qui n’a jamais tapé à la machine, et encore moins de Gudrun Vuillemin-Diem, son épouse à partir de décembre 1967, qui, philologue et allemande, n’eût pas commis d’erreur dans chaque locution latine ou allemande. Ce texte étant bien antérieur à l’arrivée de Catherine Fabre, il a probablement été tapé par l’une des secrétaires du Collège de France [2].
5 Toutes les annotations manuelles sont de la main de Vuillemin. Ce sont essentiellement des corrections de coquilles orthographiques ou typographiques, dont seules quelques-unes ont échappé à sa vigilance. Les ajouts, rares et mineurs, laissent supposer qu’il s’agit d’un état relativement stable de la rédaction, sinon d’une version définitive. Vuillemin écrit à la main les quelques mots laissés en blanc par le dactylographe, quand celui-ci ne les a pas reconnus ou quand il ne pouvait les taper pour des raisons techniques : ainsi du mot « bantou » et des locutions grecques. La seule modification non triviale concerne le décompte des principes relevés par Vuillemin dans la philosophie de Russell : de sept ils passent à six, l’un d’eux se dédoublant.
6 Selon les indications laissées par Gudrun Vuillemin, qui a établi le catalogue détaillé des manuscrits pour les Archives Vuillemin, le texte serait celui d’une conférence prononcée à la Maison française d’Oxford en 1966 ou 1967. De fait, l’Annuaire du Collège de France mentionne, certes laconiquement, des conférences prononcées pendant l’année scolaire 1966-1967 dans les universités de Londres et d’Oxford ; peut-être la même conférence a-t-elle été prononcée deux fois. Tous les éléments du texte accréditent cette datation. Outre la mode structuraliste, le texte cite les Problèmes de linguistique générale d’Émile Benveniste [3], recueil paru en 1966. Le texte est par ailleurs probablement antérieur à mai 1968 : après les « événements », Vuillemin n’eût pas écrit que « la violence et l’extrémisme dans les paroles n’engagent pas réellement les actions » sans se faire un plaisir d’étriller l’engagement politique d’une jeunesse inconséquente, telle qu’il la décrit dans Rebâtir l’Université [4] en 1968. Le document semble ainsi bien avoir été rédigé entre 1966 et 1968. Après avoir été enseignant au lycée Victor-Hugo de Besançon (1943-1944), chercheur au CNRS (1944-1950) et professeur à l’université de Clermont-Ferrand (1950-1962), Vuillemin était alors professeur au Collège de France (1962-1990).
7 La Maison française d’Oxford, où Vuillemin semble avoir prononcé cette conférence, est un centre de recherche scientifique fondé sous la responsabilité du Ministère des Affaires étrangères, de l’Université de Paris et de l’Université d’Oxford au lendemain de la Seconde Guerre mondiale [5]. L’institution entendait sceller l’amitié franco-britannique par des échanges académiques et scientifiques, en invitant notamment des chercheurs et intellectuels français à exposer leurs travaux. Elle fut créée sur l’initiative de l’archéologue français Claude Schaeffer, qui enseigna au Collège de France de 1954 à 1969 [6] et était donc collègue de Vuillemin à la date qui nous intéresse.
8 Destiné à une communication orale, le texte ne contient aucune note de bas de page. Toutes celles que l’on trouve dans la transcription proposée ici sont de notre fait ; nous y avons indiqué systématiquement les modifications manuelles de Vuillemin et toutes les coquilles orthographiques ou typographiques que nous avons corrigées et qui ne tenaient pas aux limites intrinsèques de la machine à écrire (accents sur les majuscules, lettre « œ », guillemets français). Nous avons noté en italiques ce qui est souligné dans le manuscrit. Les nombres inscrits entre crochets sont les numéros de pages du manuscrit original.
II. Commentaire
9 Le texte de la conférence est en lien direct avec l’œuvre publié par Vuillemin au cours des mêmes années. Les deux premières sections, où Vuillemin oppose les styles philosophiques anglais et français avant de décrire les principes de la philosophie de Russell, rappellent presque textuellement les remarques amères des Leçons sur la première philosophie de Russell [7] (1968) et la seconde partie du même ouvrage [8]. La troisième section, qui traite des rapports entre l’abstraction et le monde sensible, sera développée dans La Logique et le monde sensible [9] (1971). Enfin, la discussion avec Benvéniste sur les catégories aristotéliciennes fera l’objet d’une étude dans De la Logique à la théologie [10] (1967). La conférence anglaise est comme un condensé de l’activité intellectuelle de Vuillemin à la fin des années 1960, centrée sur un dialogue permanent entre l’étude de la tradition philosophique et des développements récents d’une philosophie analytique attentive à l’état des sciences.
10 Dans ce texte rédigé à la première personne, Jules Vuillemin se présente devant son auditoire sous les traits d’un philosophe français faisant face à des philosophes anglais. Mais si l’usage de la deuxième personne montre qu’il suppose ses hôtes tellement familiarisés à la philosophie analytique de Russell et d’Austin que l’on peut sans réserve les y identifier (« je suis insensiblement passé des difficultés que j’éprouve à celles que je vous prête »), l’usage de la première montre que l’orateur refuse pour sa part de se reconnaître dans la philosophie de sa nation : « Je ne saurais prétendre m’accorder vraiment aux intérêts de la partie que je représente. » Vuillemin se portraiture ainsi en philosophe transfuge, outré par l’état sociologique de la philosophie française et convaincu par la méthodologie générale – à défaut de l’être par tous les résultats – de la philosophie qu’il appelle indifféremment « analytique » ou « anglaise ».
11 Selon une habitude qui le caractérise, Vuillemin ne cite les noms que des philosophes qu’il défend, laissant dans l’anonymat ceux qu’il pourfend. Quels sont les philosophes français qui ne jurent que par Nietzsche, Hegel, Marx, Husserl, Heidegger et Freud ? Le lecteur réduit aux devinettes pourrait, songeant à la ferveur de l’été 1966, envisager les figures d’Althusser, Derrida, Lacan et Barthes. Mais le § 68 du Russell, contemporain de ce texte, vise explicitement les existentialistes et les marxistes [11], au risque d’un certain décalage historique entre le symptôme et le diagnostic : la Critique de la raison dialectique de Sartre (1960), qui voyait dans la conciliation de l’existentialisme et du marxisme l’ultime enjeu de la pensée philosophique, était devenue en 1966 un combat d’arrière-garde. Comment comprendre ce décalage ?
12 Dans l’opposition des deux styles philosophiques, les lecteurs assidus de Vuillemin reconnaîtront peut-être le récit à la troisième personne d’un itinéraire intellectuel. Lorsqu’il énumère les auteurs, du reste tous de langue allemande, dont l’influence est si néfaste sur la philosophie française, on croirait parcourir la bibliographie de L’Être et le Travail [12] (1949) et des articles publiés entre 1947 et 1952. En 1984, l’ancien collaborateur des Temps modernes confiait ainsi :
13 Quand j’étais étudiant nous nous trouvions sous l’influence grandissante de l’existentialisme, qui nous a tous marqués. D’abord à cause de la personnalité de Sartre et de Merleau-Ponty. Et puis, à cause des circonstances de la guerre, l’engagement nous semblait comme le pain et le vin. L’absence aussi de formation scientifique sérieuse et la prédominance, assez constante en France, de la philosophie allemande sur la philosophie anglaise nous pré-adaptait à l’existentialisme [13].
14 Au début de ses années d’enseignement à Clermont-Ferrand, Vuillemin consacrait encore des cours à « La Psychologie industrielle au niveau du Capital de Marx [14] », signe qu’il s’adonna avec passion aux travers qu’il dénoncerait plus tard.
15 La découverte des mathématiques fut l’occasion d’une rupture avec ce style philosophique : « Quand j’ai été nommé à Clermont, j’ai fréquenté des collègues scientifiques [15] et j’ai commencé là, bien tardivement et partiellement, mon éducation en mathématiques et en physique. » C’est paradoxalement en prenant congé de l’existentialisme que Vuillemin découvrit la déréliction : le Miroir de Venise décrit la solitude soudaine et les inimitiés condescendantes que lui valut sa trahison [16]. Au désarroi de cette époque s’ajouta la saine sévérité d’un Gueroult balayant d’un revers de main les études « publiées dans le goût du jour » auxquelles le jeune Vuillemin était « attaché comme tout auteur à ses petits », et lui disant :
16 que, si l’art oratoire est une chose, la démonstration des idées en est une autre, que j’avais confondu les genres à l’exemple des auteurs à succès et que je ne produirais rien de bon si je continuais à écrire de la sorte, en faisant fi de toute méthode.
18 Selon ses déclarations de 1984, Vuillemin s’intéressa aux mathématiques pour vérifier l’interprétation proposée par Gueroult dans Descartes selon l’ordre des raisons (1953) et débattue lors du colloque de Royaumont du 19 au 24 novembre 1955 [18]. Les années clermontoises furent ainsi l’occasion d’un tournant dans l’œuvre de Vuillemin : il adopta tout à la fois le ton démonstratif, la méthode structurale et l’objet scientifique.
19 Si l’on veut bien nous pardonner ce recours à la méthode génétique, l’éclairage des années clermontoises permet de mieux comprendre le tour de force sur lequel nous attirons l’attention du lecteur : l’assimilation par Vuillemin, dans la conférence anglaise, des œuvres de Gueroult et de Russell en une même tendance, alors que le premier, probablement inconnu des auditeurs anglais de l’époque, n’a jamais été compté parmi les philosophes analytiques, et qu’il n’est pas trivial que l’Exposition critique de la philosophie de Leibniz (1900) ait fait du second un historien structural de la philosophie. Mais l’association de Gueroult à la philosophie analytique permet à Vuillemin de présenter sous une forme géographique et sociologique ce que l’on pourrait tout aussi bien lire comme un récit historique et biographique, l’opposition synchronique de deux styles nationaux cachant ainsi, en l’anonymisant, le récit d’un itinéraire personnel.
20 Ce que décrit la genèse a aussi des raisons structurelles. Si Vuillemin associe Gueroult et Russell, c’est parce qu’il tire de leurs œuvres respectives un enrichissement mutuel de la philosophie et des sciences. Russell est à la fois le philosophe qui a importé en philosophie des méthodes logiques et mathématiques, et qui, « poussant la réduction [des mathématiques] jusqu’aux notions logiques, en montrait pour la première fois [...] la rationalité » ; il a ainsi mis au jour la philosophie immanente aux mathématiques et jeté les bases de celle qu’elles rendaient possible à leur tour. Cette solidarité entre science et philosophie est très précisément ce que la méthode structurale permet de décrire rigoureusement : « Je tentai d’analyser ce livre [les Principles of Mathematics] – en lui appliquant la méthode que je tenais de M. Gueroult. » Ainsi le Russell est-il à voir, non comme une conversion soudaine à la philosophie analytique, mais comme le prolongement naturel de Physique et métaphysique kantiennes [19] (1955) et de Mathématiques et métaphysique chez Descartes [20] (1960) :
21 J’ai tenté naguère d’étudier les métaphysiques de Kant et de Descartes en les rapportant respectivement aux principes de la physique de Newton et aux méthodes de la géométrie algébrique. J’ai procédé de façon analogue dans ces leçons en rapportant la philosophie de Russell à la logique formelle conçue comme fondement de la théorie des ensembles [21].
22 Les méthodes de Russell et de Gueroult, quelque différentes qu’elles soient, permettent à celui qui les utilise de façon complémentaire de mettre au jour un lien vivant entre philosophie et science, fondé sur une haute exigence démonstrative. Ce lien était celui que revendiquait la Philosophie de l’algèbre (1962), tout en refusant de laisser à quelque science que ce soit – fût-ce la logique – les clefs de la philosophie.
23 Selon le diagnostic de Vuillemin, la France se trouve alors, à l’exception notable d’Émile Benveniste, dans une ignorance de la philosophie anglaise à laquelle n’ont pu remédier ni les traductions de Russell, épuisées sans avoir été lues [22], ni la publication des Actes du colloque de Royaumont de 1958, révélateurs d’une profonde incompréhension entre un Merleau-Ponty demandant « notre programme n’est-il pas le même ? » et un Ryle répondant sèchement : « J’espère que non » [23].
24 D’un Royaumont à l’autre, le texte présenté ici montre l’unité des deux Vuillemin : le théoricien des systèmes philosophiques, héritier de Gueroult, et le philosophe des sciences qui contribua à importer en France les méthodes et problèmes de la philosophie analytique. Ce n’est qu’en avançant de conserve que l’histoire structurale de la philosophie et l’étude des sciences, l’une comme l’autre décrivant les produits les plus achevés de la raison, contribueront à ce qui est appelé ici, comme dans la Conclusion de la Philosophie de l’algèbre, la « critique générale de la raison pure ».
Un Français peut-il encore comprendre les philosophes d’outre-Manche ?
25 [1] Rousseau décrit-il convenablement l’état de nature en disant que les relations entre les hommes y sont comme nulles ? S’il en est ainsi, on peut, sans exagérer beaucoup [24], dire que les philosophes français vivent à l’égard des philosophes anglais dans l’état de nature et ce n’est pas une mince affaire que la mienne, puisque je suis convié à examiner comment et pourquoi un contrat ancien a été rompu et s’il est possible d’établir un nouveau contrat. Je suis d’autant moins qualifié pour le faire que je suis, comme chacun, juge et partie, mais juge d’autant plus contestable que je ne saurais prétendre m’accorder vraiment aux intérêts de la partie que je représente. J’ai donc à vous remercier vivement de l’honneur que vous me faites aujourd’hui, mais d’un honneur délicat et périlleux, du genre de ceux qui, à moins de raisonner en fausse position, obligent à un ton personnel et parfois polémique peu convenable sans doute à la sérénité d’un philosophe.
26 J’essaierai d’abord d’assigner quelques raisons à l’ignorance de fait, dont les Français font preuve à l’égard des philosophes anglais d’aujourd’hui. Puis, je vous [25] dirai comment, pour ma part, j’ai rencontré la philosophie de Russell et ce que j’en retiens. J’examinerai ensuite quelques-uns [26] des points critiques qui m’empêchent d’accepter cette philosophie dans son intégralité. Enfin l’analyse même de ces raisons me conduira à certains problèmes qui me paraissent très voisins de ceux qu’étudie la philosophie analytique.
I
27 La seule contribution importante des Français aux questions de la philosophie anglaise actuelle est celle d’un linguiste – sur laquelle je reviendrai –, M. Benveniste qui, après le congrès de Royaumont de 1962 [27], a consacré un article important à la philosophie analytique et au performatif d’Austin.
28 [2] Je ne chercherai pas les causes de cette situation. Qu’il suffise de noter que, pour étrange qu’elle soit objectivement, elle n’étonne probablement que ceux qui ont déjà pris leurs distances.
29 Il me suffira donc de vous dire comment j’en suis venu à m’étonner.
30 La philosophie dans laquelle j’ai été nourri n’a, je le crains, pas grand chose de commun avec la tradition anglaise dont elle diffère par le ton, par la méthode et par l’objet, mais j’ajoute qu’elle me paraît également étrangère à la tradition propre à mon pays.
31 On reprochait souvent au Français le fétichisme de l’ordre, de la clarté et de la distinction. S’ils nous font justice, ceux qui nous lisent ne peuvent continuer de nous tenir cette rigueur. Nous avons emprunté, mais fait nôtre l’historicisme [28], la profondeur, l’obscurité et ce « ton nouveau » que Kant stigmatisait déjà chez ses successeurs. Des influences diverses et parfois contraires se joignent ; elles viennent de Nietzsche, de Hegel et de Marx, de Husserl et de Heidegger, de Freud, mais, en commun, elles ont au moins [29] une allure ésotérique si différente des styles descriptif ou démonstratif propres à Montaigne ou Descartes.
32 Il est difficile de trouver un trait de méthode commun à toutes ces tendances. Mais si l’on accepte de décrire l’attitude d’une philosophie en désignant ce qu’elle rejette, il est aisé de constater alors que toute forme d’empirisme est tenue chez nous en mépris. Sans doute est-ce un trait de caractère peut-être assez permanent chez les Français de s’indigner des choses plutôt que de les accepter. Mais, dans les circonstances présentes, l’opposition à l’empirisme obéit à une maxime générale et consciente [30] : que tout ce qui est de l’ordre de l’expérience ou qui peut être vérifié ou falsifié de quelque façon n’appartient pas au domaine du philosophe. Ce n’est pas que l’empirisme soit une doctrine fausse. C’est qu’il est une doctrine dépourvue de sens. À certains égards, cette attitude accepte la critique des positivistes, mais pour conclure que la signification et la valeur, thèmes propres à la philosophie, sont au-delà de toute possibilité de l’expérience, qu’elles constituent l’objet d’un savoir propre, que [3] ce savoir n’a pas à passer par les détours de l’analyse, qu’il est étranger à toute science exacte, quand il ne leur est pas ennemi, ne voyant en elles que des projections de l’action, des formes de la servitude et de l’aliénation. L’objet [31] de cette philosophie, c’est évidemment l’Absolu. On le nomme diversement, comme cela a toujours été le cas : c’est l’Histoire, ou le Logos ou la Structure ou parfois Dieu. C’est souvent le tout et [32] l’adage hégélien : das Wahre ist das Ganze [33] sert alors à combattre l’analyse destructrice de la Vie et de la Vérité.
33 Enfin il est un critère du succès philosophique en France qui fait apercevoir clairement les implications religieuses cachées d’une discipline qui, le plus souvent, refuse même les formes [34] extérieures des démarches propres à [35] la connaissance objective. Un philosophe [36] trouve une audience d’autant plus large qu’il conteste plus radicalement la société et le monde où il vit. De la misologie au prophétisme, il n’y a qu’un pas. Il est vrai que toute philosophie est critique et même polémique par nature. Mais il faut distinguer les désaccords qu’on peut formuler dans une même langue et donc à partir d’un même cadre de référence, d’un même code admis par tous, et les désaccords qui mettent en question le code lui-même. Il en va en philosophie comme en politique. Une démocratie vit des affrontements, mais quand ces affrontements mettent en cause le principe même de la démocratie – comme c’est encore le cas dans presque toutes les démocraties continentales –, la situation est toute différente de ce qu’elle est là où ils sont contenus dans des limites convenues. J’ajoute que cette scission de la société et de ce qu’on convient d’appeler philosophie s’exprime avec d’autant plus de virulence que – les circonstances étant ce qu’elles sont et les probabilités de grands changements venus de l’intérieur étant nulles [37] –, [38] la violence et l’extrémisme dans les paroles n’engagent pas réellement les actions.
34 C’est ce sentiment du décalage entre ce qu’on disait et ce qu’on faisait qui m’a personnellement conduit à m’étonner de ce qui, à d’autres, paraît naturel. Un doute de ce genre conduit l’esprit à demander d’abord qu’on revienne à la simplicité et à la clarté du style, en sorte de n’admettre dans la langue philosophique que les [4] expressions techniques qu’elle emprunte aux sciences. Ensuite, pour retrouver le cadre de référence perdu, on se tourne naturellement vers l’histoire de la philosophie. Les travaux de M. Gueroult – sur Fichte, sur Leibniz, sur Descartes, sur Malebranche – offraient l’exemple d’une méthode originale permettant d’apercevoir comment naît la syntaxe d’une philosophie. En général, les historiens recensent les idées d’un philosophe, analysent leurs filiations avec d’autres pensées et leur évolution sous la pression des événements et des dialogues. Gueroult nous place au cœur d’une philosophie en explicitant les divers types de liaisons formelles entre les idées. Soit la démonstration de l’existence de Dieu dans les Méditations de Descartes. Il existe trois preuves, deux par les effets, une par le concept (preuve ontologique). Les historiens apercevaient ici soit des arguments indépendants, soit des variations sur un même thème ; au contraire, une fois qu’on tient compte de l’ordre des raisons dans les Méditations, on voit que la preuve ontologique perd toute autonomie et tire toute sa validité de la preuve par les effets.
35 Déployer un système philosophique devant l’esprit et éprouver sa cohérence interne est une chose. C’en est une autre d’examiner s’il [39] est vrai, c’est-à-dire d’analyser ses défauts de cohérence s’il en est, le rapport qu’il entretient avec le réel et la part de ce réel qu’il recouvre. C’est l’examen de ces questions qui m’a fait bien involontairement rencontrer les mathématiques et les sciences exactes. J’ai cru apercevoir, par exemple, que les difficultés et les limitations propres aux systèmes philosophiques de Descartes et de Kant provenaient pour le premier de l’étroitesse de sa conception des fonctions en Géométrie et pour le second de la conjonction d’une théorie de l’expérience possible empruntée pour l’essentiel à Newton et d’une théorie des Mathématiques réduites à Euclide. En particulier, il me sembla que si l’on s’affranchissait de ces limitations arbitraires, comme nous y invitent les sciences d’aujourd’hui, on se libérait du même coup d’évidences [5] philosophiques que je retrouvais vivaces dans la philosophie contemporaine particulièrement en France. Par exemple, Descartes et Kant admettent qu’il y a une seule sorte de mathématiques [40], que les mathématiques sont distinctes essentiellement de la logique, et [41] qu’elles procèdent synthétiquement (bien qu’ils s’opposent sur la définition de la synthèse) ; Descartes en conclut à la mathesis universalis et postule les analogies de l’algèbre métaphysique et Kant en conclut au rejet de toute métaphysique théorique. Mais ces deux conclusions cessent d’être fondées si l’on met en question leurs prémisses.
II
36 C’est au moment où je me fus persuadé de l’importance pour le philosophe des mathématiques ou plutôt de la question de leur fondement que je lus les Principles de Russell.
37 La fécondité, la subtilité, la beauté (qu’on pense au dernier paragraphe qui des principes du Calcul propositionnel à ceux de la Mécanique de Hertz dessine l’épopée logiciste) de ce livre vieux sans doute, non pas vieilli [42] m’arrêtèrent de longues années.
38 J’y retrouvais d’abord le moyen de renouer avec l’idéal grec de la spéculation. Cantor avait libéré les mathématiques du carcan des spécialisations ; Russell, poussant la réduction jusqu’aux notions logiques, en montrait pour la première fois – car comme beaucoup j’ai connu Frege par Russell – la rationalité. Je reprenais confiance dans les forces de la pensée : je constatais avec mélancolie que, Couturat oublié, il m’avait fallu remonter à une parution anglaise de 1903, pour retrouver ce cadre de pensée qui m’avait fait, jusque-là, défaut.
39 Je tentai d’analyser ce livre – en lui appliquant la méthode que je tenais de M. Gueroult. Je parvins à isoler six [43] principes – dont l’indépendance n’est pas rigoureuse mais apparaît [44] chaque fois qu’il est possible de construire des philosophies où cinq [45] d’entre eux sont [46] retenus non le sixième [47], et, en un sens, on peut regarder [6] l’évolution de Russell comme la réalisation de certaines de ces philosophies.
40 Le premier des principes est celui des relations externes. Je l’avais bien aperçu dans l’essai que Russell avait consacré à Leibniz. Je n’avais pas, avant d’avoir lu les Principles, compris : 1°) qu’une Logique sans théorie des relations (telle celle de Peano) ne peut remplir le programme logiciste et qu’il y a là, comme le démontrera plus tard Church, un point de rupture dans la puissance des systèmes ; 2°) qu’un système qui tient pour fondamentale la seule prédication et qui réduit les relations à des propriétés internes parvient difficilement à maintenir la pluralité des substances – puisque leurs rapports [48] sont, en quelque façon [49], des êtres de raison – et que le monisme est la conséquence assez naturelle du préjugé des relations internes ; 3°) que la science n’est possible que s’il existe des critères de vérité qui n’enveloppent pas l’affirmation que le vrai soit le tout, bref, si l’atomisme logique peut s’appliquer dans quelque mesure : la critique que Russell fait de Hegel me parut s’appliquer à la lettre à l’essentiel de la philosophie française actuelle. Dois-je ajouter que l’un des motifs qui me confirma dans l’étude de Russell fut cette critique constante de soi que je découvrais dans son œuvre ? Il y avait donc des événements et des raisons qui falsifiaient une philosophie [50] ! Ainsi de la théorie d’Einstein [51]. Tout à l’opposé de Bergson, dans Durée et simultanéité, Russell abandonna la conception qu’il avait développée naguère de l’espace sur le modèle de Helmholtz-Lie et l’image absolue de l’espace, du temps et du mouvement sur laquelle se terminaient les Principles.
41 La [52] leçon que contient le second principe, celui du Logicisme [53], peut s’illustrer sur un exemple. Référons-nous à la définition logiciste du nombre, ou, pour être plus précis, à la définition logiciste du nombre ordinal. Lorsqu’il établit la théorie des progressions, Russell, comparant sa propre définition, et celle que Dedekind donne des ordinaux dans Was sind und was sollen die Zahlen? [54], remarque que la théorie des progressions n’utilise que les propriétés sérielles des ordinaux (celles qui correspondent à la définition implicite des axiomes dedekindiens ou peaniens), non leurs propriétés [7] logiques, qui répondent à la définition logiciste.
42 Lorsque le dernier Wittgenstein critiquera le logicisme en notant que le mathématicien n’utilise pas dans son jeu de langage la définition logiciste, il ne fera que retrouver une distinction russellienne. Or cette distinction, philosophiquement [55], est fondamentale. Ou bien l’on pense en effet que la définition doit correspondre à l’usage et que l’analyse consiste à amener à la conscience claire et réfléchie les données implicites dans l’emploi d’une expression ; on aperçoit alors dans la conscience immédiate le critère de la vérité de l’analyse ; et, selon qu’on se placera à tel ou tel niveau des Mathématiques – au niveau de la simple énumération ou au niveau de la théorie des progressions –, on parviendra d’ailleurs à des définitions différentes du nombre ordinal : ici une définition « intuitionniste », là une définition implicite et formaliste, le changement dans l’emploi et le jeu de langage conduisant à réformer la définition elle-même ou à la compléter. Ou bien, au contraire, avec Frege et Russell, on pose que la définition doit correspondre à l’analyse de la réalité, quitte à s’éloigner du point de vue de la conscience et de l’usage : on refuse de faire de ce qui est premier ?? ?????? le critère de ce qui est premier ???? ????? [56]. D’une entité on n’admet qu’une seule définition, donnée une fois pour toutes, selon la vérité de la chose [57]. Que cette définition soit compliquée [58] et même qu’elle ne regroupe pas les impressions de la conscience engagée dans le jeu du langage n’a pas d’importance, si elle est fondée sur une construction claire et distincte de la réalité. Ici, l’analyse est réelle et non plus phénoménologique. Les mathématiciens s’étonnent parfois de trouver, dans les P. M. [59], les définitions de 0 et de 1 au terme de tant d’efforts. C’est leur droit, engagés qu’ils sont dans leur science. Mais que serait la philosophie sans la distance qu’elle exige à l’égard de l’action sur le réel pour percevoir les éléments du réel ? Tel est le sens du principe du logicisme, qui retrouve d’anciennes leçons sur la différence entre le point de vue de ma science et le point de vue de la chose et sur la subordination de celui-là à celui-ci.
43 [8] Le troisième principe est celui du réalisme. C’était un article de foi, dans l’enseignement que j’avais reçu [60], que les propositions n’étaient que l’expression des jugements, un jugement se réduisant à son tour à une action de l’entendement. La théorie kantienne, qui pose une Handlung des Verstandes au principe non seulement de la relation, mais aussi de la prédication, était admise sans contestation. Les Principles me révélèrent le réalisme de Moore : les éléments de la proposition étaient des termes réels, Socrate et non l’idée ou la représentation de Socrate. Composée de faits, la réalité ne résultait pas d’une projection transcendantale ou psychologique, que j’avais toujours éprouvé de la gêne à admettre. Rendue à ses rapports avec les Mathématiques, la philosophie recouvrait ainsi l’intégralité de son domaine : elle cessait de se présenter comme une analyse de la conscience pour revendiquer l’analyse de la réalité, considérée dans sa forme [61]. Certes, en 1903, Russell admettait une prolifération d’entités, mais elles se fondaient toutes en fin de compte sur la réalité ultime des faits, à laquelle on reviendra tout naturellement quand les antinomies obligeront [62] à renoncer à cette luxuriance. C’est ce qui marque son analyse, lorsqu’il insiste sur la spécificité du verbe, lien entre les éléments de la proposition et support de l’assertion. Lorsqu’on compare les Principles aux Grundgesetze de Frege, on constate que le réalisme fregeen est d’un type différent [63], pour lequel l’élément de la réalité est non pas le fait, mais la chose, toute la construction du logicisme devant finalement être fondée sur l’identité entre choses, et les choses primitives étant le vrai et le faux. La démarche russellienne me paraît plus naturelle, en faisant du vrai et du faux des propriétés des propositions dans leur rapport avec les faits.
44 Ce troisième [64] principe se subdivise. Il convient de reconnaître la réalité des propriétés et celle des relations. Elles sont irréductibles. En 1903, Russell va même jusqu’à définir les classes par leur extension et les relations par leur compréhension. Et c’est assez récemment que, placé devant le problème des particuliers égocentriques, il tentera de réduire la substance à la relation, sans y parvenir, je crois, pour des raisons sur lesquelles je reviendrai.
45 [9] Russell conçut d’abord un réalisme naïvement réfléchi dans la langue bien faite qu’il s’efforçait de constituer. Il est notable qu’en 1903 il énonce un cinquième [65] principe, le principe du parallélisme logico-grammatical, en vertu duquel tous les mots de la langue logique ont une signification sauf les mots dénotants. Russell fournissait ainsi le principe d’une analyse méthodique de la réalité, au moins [66] quant à sa forme, en ses constituants : individus, propriétés [67], relations en compréhension, classes, relations en extension. L’exception des mots dénotants permettait d’ailleurs de remarquer que la proposition « tous les hommes sont mortels » ne porte pas sur la classe-une [68] de l’humanité, mais sur les hommes comme classe plurale. Avec un sens juste de ce que requièrent les Mathématiques, Russell ajoutait toutefois que cette réduction ne permettait d’éliminer les classes-unes que lorsque la quantification ne portait pas sur les prédicats eux-mêmes.
46 En tout cas, une tension s’établissait entre le principe du parallélisme logico-grammatical et le sixième [69] principe ou principe de parcimonie, nécessaire pour conduire à son terme l’analyse. On peut remarquer que, chez Russell, cette tension s’accompagne d’incertitudes concernant la distinction de la langue-objet et de la métalangue. C’est que le langage n’est pour rien dans la construction de la forme du monde : il la reflète simplement et complètement et s’il est bien construit 1o) à chaque mot correspond un constituant du monde ; 2o) chaque expression de la langue doit être fermée sur elle-même [70], au point qu’aux axiomes du Calcul propositionnel, Russell préfixe des clauses précisant que les symboles utilisés sont précisément des propositions.
47 La découverte des antinomies fit apercevoir et la nécessité d’une analyse en un sens nouveau et plus fort que celui de l’analyse au sens réaliste, qu’on avait pratiquée jusqu’alors, et le caractère réflexif de tout langage cohérent et suffisamment riche, la réflexivité ayant pour conséquence l’impossibilité d’une objectivation totale.
48 On sait comment l’article sur la dénotation en 1905 résolut [71] le problème de [10] l’analyse. La solution de Russell est très particulière en ce qu’il refuse à la fois le formalisme, c’est-à-dire un procédé de convention qui assignerait une fois pour toutes telle entité à une description sans objet [72], et l’intuitionnisme, c’est-à-dire l’abandon du primat de l’être par rapport à la connaissance. Pour être logicien, dit Russell, il est besoin d’un sens solide de la réalité, qui implique qu’on se méfie des mots sans pour autant restreindre la réalité à ce qui paraît constructible par nous. C’est dire que les procédés de l’analyse ne sauraient revêtir une forme a priori et régulière. Lorsque Carnap assigne aux descriptions définies un sens et une référence – celle-ci étant éventuellement la classe nulle –, il dote le langage d’une procédure universelle simple et mécanique. L’esprit des P. M. [73] n’est pas celui-ci. L’analyse, parce qu’elle ne saurait se dissocier de l’appréciation de ce qui est réel, ne peut pas non plus [74] se dissocier des tâtonnements et des inventions de l’intelligence. Le réalisme des faits ne sait pas a priori, parmi les éléments que le langage lui propose comme constituants des propositions, distinguer lesquels sont des éléments authentiques et lesquels sont des constructions nominalistes. Cette incertitude, cette invention et cette démarche me paraissent propres à la philosophie.
49 Quant au problème de la réflexivité du langage et des solutions à donner aux antinomies, il contient, en dépit des railleries de Poincaré (« la logistique était stérile ; elle a produit la contradiction »), une question fondamentale de la philosophie. Pourquoi la raison pure aboutit-elle à des contradictions ? Y a-t-il entre ces contradictions et, par exemple, celles que décrit Kant dans la dialectique de la raison pure, des relations définies ? La métaphysique rationnelle classique ne résulte-t-elle pas d’une sorte de projection des antinomies, parallèle à la projection qu’enveloppe l’idée de mathesis universalis ?
50 Quelles solutions peut-on apporter aux antinomies ? L’idée d’une cri- tique générale de la raison pure est liée à cette question. Or, ici encore, Russell dans un [11] article mémorable de 1905 a ouvert une voie que les philosophes auraient intérêt à fréquenter. Il présente trois solutions possibles aux antinomies : limitation de grandeur, zig-zag, pas de classes [75]. C’est dire qu’à l’intérieur du seul logicisme, les amendements à proposer peuvent déter- miner des systèmes différents, de force et de portée déterminées selon le degré des restrictions propres à assurer la sécurité du raisonnement. C’est dire que, dans son exercice, la raison peut emprunter plusieurs voies qu’il conviendrait de mieux connaître.
51 Les métaphysiciens classiques [76], Malebranche et Leibniz, imaginaient Dieu aux prises avec la création, usant de fonctions de compatibilité pour tempérer les abîmes et concilier la justice et la charité, la richesse des œuvres et l’économie des moyens, ou créant un calcul de maximis et de minimis [77] pour choisir entre les mondes possibles. Ils supposaient la solution unique. Russell est le premier, je crois (quoiqu’il semble avoir abandonné cette idée) à avoir découvert que le démiurge-mathématicien doit résoudre une fonction à plusieurs solutions, peut-être à une infinité de solutions possibles et que, du fait des antinomies, la raison se trouve affrontée à la pluralité des fondements des mathématiques.
III
52 Les points critiques, dans cette admirable et mouvante construction, vous les connaissez mieux que moi. Comment définir les individus d’un système ? À quel ordre de la réalité ou du langage assigner les types ? Que faire des axiomes de l’infini et du choix, nécessaires pour remplir le programme [78] ?
53 Je signalerai, pour ma part, deux autres points, qui se situent non pas sur le plan des fondements des mathématiques ou, pour reprendre le langage kantien, sur le plan métaphysique, mais sur celui des rapports entre les mathématiques et le monde sensible, sur le plan transcendantal de la possibilité du monde sensible.
54 Lorsqu’on fait l’histoire des théories modernes de l’abstraction sensible, [12] de Whitehead et Russell à Goodman en passant par Nicod et Carnap, on rencontre, en effet, deux problèmes insolubles.
55 Le premier est celui de la construction d’une relation sensible possédant la transitivité, qui permet et de distinguer des classes disjointes de qualités et d’induire un ordre sur ces classes. Or ou bien on suppose le problème résolu ou bien, si l’on part des relations empiriques données – appelons-les les relations humiennes, la contiguïté, le contraste, la ressemblance – [79] on ne peut jamais rejoindre la transitivité formelle nécessaire pour disjoindre et ordonner des classes de qualité. Peut-être est-ce là la raison des difficultés qui ont pressé Russell de chercher sans peut-être y parvenir à éliminer la substance au profit de la relation.
56 En second lieu, on ne peut pas trouver de critère répondant à la question : Qu’est-ce qu’une donnée sensible ? parce qu’on se heurte au problème du caractère privé et solipsiste de ces données. En particulier, les constructions russelliennes semblent retrouver l’oscillation entre monadisme et monadologie, espace d’un point de vue et espace de tous les points de vue, qu’on a justement reprochée à Leibniz. Et l’on sait, chez Carnap, que c’est un décret, non une analyse qui fait qu’on substitue une langue de choses à une langue des apparences.
57 C’est à ce propos que la philosophie analytique, au sens que ces mots ont reçu ici même, permet, en les pesant autrement, de formuler avec exactitude et précision les problèmes de la pensée inexacte et imprécise, qui défient l’analyse conforme aux prescriptions proprement logistiques du mot.
58 Nous n’avons pas, en effet, à postuler de sensations privées si d’emblée nous nous référons aux formes qui les organisent, à savoir au langage naturel et à ses jeux. Quelles sortes de publicités possèdent ces jeux ? Comment la représentation, la communication et l’expression les constituent-elles, voici le genre de problèmes qui paraissent requérir l’analyse du langage.
59 Quant à la question de construire la transitivité à partir des qualités sensibles, elle est implicite dans la description des catégories de la langue et l’on [13] peut penser que, pour difficile qu’elle soit, elle n’excède pas la portée de la méthode analytique.
IV
60 On a souvent, en France, reproché à l’École d’Oxford de fonder ses analyses sur la seule langue anglaise : c’est là, dit-on, confondre langue et langage, philologie et philosophie [80], et généraliser sans raison à l’esprit humain des observations contingentes et particulières.
61 Ce reproche ne me paraît pas légitime. Il ignore d’abord que toute langue peut traduire n’importe quelle autre langue et que, de ce fait, on y peut toujours établir une distinction entre forme et fonction, entre ce qui relève d’une expression particulière et ce qui relève d’une signification universelle. En d’autres termes, l’existence d’une langue implique celle d’autres langues et, par la vertu de cette pluralité, chaque langue se réfléchit sur elle-même en suggérant la distinction que les langues formelles achèveront entre la langue-objet et la métalangue.
62 Il ignore, en second lieu que toute langue possède, à quelque degré, la capacité de se critiquer, c’est-à-dire de retrouver les fonctions du langage derrière les critères formels. Il faut abandonner, écrit Benveniste (Problèmes de linguistique générale, p. 117 [81]), « ce principe [82] qu’il n’y a de linguistique que du donné, que le langage tient intégralement dans ses manifestations effectuées. S’il en était ainsi, la voie serait définitivement fermée à toute investigation profonde sur la nature et les manifestations du langage. Le donné linguistique est un résultat, et il faut chercher de quoi il résulte [83]… On peut montrer… que tous les systèmes variés de “classes nominales [84]” (dans les langues bantou [85]) sont fonctionnellement analogues aux divers modes d’expression du “nombre grammatical [86]” dans d’autres types de langues, et que des procédés linguistiques matérialisés en formes très dissemblables sont [87] à classer ensemble au point de vue de leur fonction ». La conclusion de Benveniste me paraît pouvoir être acceptée par la philosophie analytique tout entière : « Encore faut-il [14] commencer par voir au-delà de la forme matérielle et ne [88] pas faire tenir toute la linguistique dans la description des formes linguistiques » (ibid., p. 118).
63 Mais alors se pose une question autrement sérieuse, qui est celle de la méthode propre à l’analyse.
64 Dans l’univers formel, cette méthode doit sa simplicité à certaines propriétés de la langue : par exemple l’extensionalité pour le traitement russellien des descriptions, l’énumération [89] exhaustive et claire des « conventions sémantiques » pour la définition de la « structure intensionnelle » chez Carnap. Qu’en est-il quand on passe à l’analyse des jeux de langage ?
65 La difficulté apparaît clairement à propos du performatif d’Austin. Après avoir montré, sur des formes spécifiques, le jeu de l’opposition constatif/performatif, Austin, de façon caractéristique, décrit les malheurs (infelicities) des emplois formels des expressions. M. Benveniste, qui paraît ignorer le but de cette description, id est la théorie de la force illocutionnaire, défend pour ainsi dire, dans cette rareté qu’est l’article qu’il a consacré à la Philosophie analytique du langage [90], Austin contre lui-même. Et il conclut ainsi (ibid., p. 276) : « Nous ne voyons donc pas de raison pour abandonner la distinction entre performatif et constatif. Nous la croyons justifiée et nécessaire, à condition qu’on la maintienne [91] dans les conditions strictes d’emploi qui l’autorisent, sans faire intervenir la considération du “résultat obtenu [92]” qui est source de confusion. Si l’on ne se tient pas à des critères précis d’ordre linguistique et formel, et en particulier si l’on ne veille pas à distinguer sens et référence, on met en danger l’objet même de la philosophie analytique, qui est la spécificité du langage dans les circonstances où valent les formes linguistiques qu’on [93] choisit d’étudier. La délimitation exacte du phénomène de langue importe autant à l’analyse philosophique qu’à la description linguistique, car les problèmes du contenu, auxquels s’intéresse plus particulièrement le philosophe, mais que le linguiste ne néglige pas non plus, gagnent en clarté à être traités dans des cadres formels. »
66 [15] Je n’examine pas ici si M. Benveniste rend justice à Austin, lequel paraît bien distinguer la force translocutionnaire et la force illocutionnaire du discours [94], et ainsi conserver l’opposition du sens et de la référence au sens très particulier que M. Benveniste donne à ces mots. Je n’examine surtout pas si M. Benveniste reste cohérent avec lui-même. Il a distingué d’abord forme et fonction, mais il semble ensuite exiger comme critère de la fonction des conditions strictes d’emploi, c’est-à-dire des conditions qui relèvent de la forme et de la langue.
67 Mais ces critiques et ces incertitudes révèlent un problème. Si la philosophie analytique du langage doit distinguer forme et fonction, quel est le critère propre d’une fonction ? Ce critère n’appartient pas à la langue, par exemple à la langue anglaise. Il est de l’ordre du langage. Mais comment une langue peut-elle se critiquer ? Quelle est la méthode du philosophe, puisque le philosophe ne peut pas accepter a priori les critères du grammairien ? À quelle faculté emprunte-t-il [95] sa critique ?
68 On peut illustrer ce problème sur un exemple emprunté encore à M. Benveniste. Dans un article intitulé « Catégories de pensée et catégories de langue » (ibid., pp. 63-74), l’auteur analyse le système des catégories d’Aristote. Il y montre à l’œuvre l’esprit de la langue grecque. Ce qu’il ne montre pas, c’est la raison pour laquelle Aristote a choisi telle ou telle catégorie de la langue, non telle autre. Or, dans ce cas précis, il paraît bien que le Philosophe se soit référé à la théorie qu’il se faisait du mouvement et de l’univers pour mettre en ordre les catégories.
Conclusion
69 Je ne crois pas que ces quelques réflexions aient répondu à la question inscrite dans le titre de mon exposé.
70 Voulant dire à quel propos j’avais découvert quelques aspects de la philosophie anglaise, il me semble que j’aboutis à autre chose, au problème du critère de cette [16] philosophie, qui est peut-être le problème du critère de la philosophie en général.
71 Russell m’a paru défendre à bon droit l’autonomie de la définition logiciste par rapport à toute réduction à la Wittgenstein qui l’asservirait à l’analyse des cas d’emploi. Il en résultait un décalage inévitable entre le point de vue de la conscience philosophique et celui de la conscience vulgaire, entre la façon dont nous parlons quand nous employons une description et ce que nous pensons alors, entre l’analytique et l’immédiat.
72 Or le même décalage reparaît au niveau de l’analyse du langage commun. L’emploi linguistique est une chose ; les conditions non linguistiques de cet emploi – le temps, le lieu, le rite par lequel un performatif accomplit un acte dans et par une parole – en sont une autre.
73 Les emplois sont une forme à la fois ambiguë et potentielle de conscience. L’analyse les éclaire, les révèle, les actualise, mais leur ajoute toujours quelque chose en faisant voir leur ambiguïté [96] et les limites de leur légitimité. C’est là qu’intervient ce sens solide de la réalité qu’invoque Russell, ce bon sens si bien partagé au dire de Descartes.
74 Revenant ainsi à moi, voici que j’ai changé les termes du discours et renversé les rôles dans le jeu de langage [97] et je suis insensiblement passé des difficultés que j’éprouve à celles que je vous prête.
75 Je ne sais si vous consentirez à regarder ce transfert de perplexité comme une forme de compréhension. Pour ma défense, j’invoquerai seulement, outre mon ignorance personnelle [98], qui n’a assurément pas de quoi vous émouvoir, celle qui s’attache à toute situation semblable à celle qu’est la mienne devant vous. Car qu’on [99] se demande comment on peut être persan ou anglais, on ne s’interroge peut-être que sur soi-même lorsqu’on croit s’interroger sur autrui et l’on n’est jamais assuré, lorsqu’il faut traduire dans la sienne [100] une langue étrangère, d’atteindre le langage qui, avant la tour de Babel, rendait la philosophie aisée et peut-être inutile.
Notes
-
[1]
Laboratoire d’Histoire des Sciences et de Philosophie – Archives Henri-Poincaré (UMR 7117). L’auteur de ce texte souhaiterait remercier Gudrun Vuillemin et Catherine Fabre, qui ont patiemment répondu à ses questions. On trouvera un récit détaillé de la création du fonds Jules-Vuillemin dans le texte de Gudrun Vuillemin, «?La Création des Archives Jules Vuillemin. Remerciements à Gerhard Heinzmann?», in Construction. Festschrift for Gerhard Heinzmann, éd. Pierre-Édouard Bour, Manuel Rebuschi et Laurent Rollet, Londres, College Publication, 2010, pp. 683-687. Le site des Archives Jules-Vuillemin se trouve à l’adresse http://poincare.univ-lorraine.fr/fr/archives-jules-vuillemin.
-
[2]
Les textes dactylographiés des années 1960 ont manifestement été tapés sur plusieurs machines différentes. En particulier, celle qui a servi pour le texte que nous présentons ici n’est probablement pas celle sur laquelle a été tapé, à la même époque, le second volume de la Philosophie de l’algèbre, dont les «?b?» sont systématiquement effacés.
-
[3]
Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966.
-
[4]
Jules Vuillemin, Rebâtir l’Université, Paris, Fayard, 1968.
-
[5]
Le site officiel de la Maison française d’Oxford (http://www.mfo.ac.uk/) propose un historique détaillé de l’institution.
-
[6]
Will Ernest, «?Nécrologie?: Claude Schaeffer (1898-1982)?», in Syria, t. LX, fascicule?3-4, 1983, pp. 343-345.
-
[7]
Jules Vuillemin, Leçons sur la première philosophie de Russell, Paris, Aubier, 1968. Voir en particulier l’Avertissement, le § 36 (sur l’influence néfaste du hegelianisme) et le § 68 (sur la philosophie contemporaine). Dans l’Avertissement, Vuillemin déplore «?l’état de la philosophie française, son dédain et son ignorance de la pensée anglo-saxonne, de la logique et, généralement, de tout style un peu exact dans l’art de s’enquérir de la vérité?». Il esquisse également l’histoire de cette dérive dans l’article «?Perspective de la philosophie?», Janus n° 4, déc. 1964-janv. 1965?: Fichte, Schelling et Hegel ont causé la rupture de la science et de la philosophie, que Mme de Staël et Cousin ont importée en France.
-
[8]
Seule l’énumération des principes de la philosophie de Russell, que l’on voit varier entre la version dactylographiée et les corrections manuelles, a changé. Dans le livre sur Russell, Vuillemin décrit les principes 1) des relations externes et d’abstraction, 2) du réalisme, 3) du logicisme, 4) de parcimonie, 5) du parallélisme logico-grammatical. Dans le manuscrit de la conférence anglaise, le principe du logicisme est exposé avant celui du réalisme, et ce dernier se subdivise, comme dans l’ouvrage de 1968, en un réalisme des prédicats et un réalisme des relations.
-
[9]
Jules Vuillemin, La Logique et le monde sensible. Études sur les théories contemporaines de l’abstraction, Paris, Flammarion, 1971.
-
[10]
Jules Vuillemin, «?Le système des Catégories d’Aristote et sa signification logique et métaphysique?», in De la Logique à la théologie. Cinq études sur Aristote, Paris, Flammarion, 1967.
-
[11]
Leçons sur la première philosophie de Russell, § 68, p. 333.
-
[12]
Jules Vuillemin, L’Être et le Travail. Les conditions dialectiques de la psychologie et de la sociologie, Paris, Puf, 1949.
-
[13]
Entretien avec Didier Éribon paru dans Le Monde du 5 mars 1984. La version de cet entretien publiée dans les archives en ligne du journal Le Monde contient une transcription de l’entretien moins détaillée, et apparemment plus fautive, que la version dactylographiée archivée dans le fonds Jules-Vuillemin. La version mise en ligne évoque notamment une «?prédominance de la philosophie anglaise?» en France, ce qui est diamétralement opposé au propos de Vuillemin.
-
[14]
Ce cours de 1951-1952 est conservé dans le volume V1 de la bibliothèque des Archives Jules Vuillemin, compilé par Catherine Fabre.
-
[15]
Il s’agit notamment de Pierre Samuel, membre de Bourbaki, explicitement remercié dans Mathématiques et métaphysique chez Descartes (1960) et La Philosophie de l’algèbre (1962).
-
[16]
Jules Vuillemin, Le Miroir de Venise, Paris, Julliard, 1965, pp. 47 sq.
-
[17]
Ibidem, p. 52.
-
[18]
Descartes, Minuit, Cahiers de Royaumont, 1957.
-
[19]
Jules Vuillemin, Physique et métaphysique kantiennes, Paris, Puf, 1955.
-
[20]
Jules Vuillemin, Mathématiques et métaphysique chez Descartes, Paris, Puf, 1960.
-
[21]
Leçons sur la première philosophie de Russell, Avertissement, p. 6.
-
[22]
Ibidem, p. 5.
-
[23]
La Philosophie analytique, Paris, Minuit, 1962?; le colloque eut lieu du 8 au 13 avril 1958.
-
[24]
Les virgules autour de «?sans exagérer beaucoup?» ont été ajoutées à la main.
-
[25]
Nous corrigeons la coquille?: «?je vous vous?».
-
[26]
Nous rétablissons le trait d’union manquant entre les mots «?quelques-uns?».
-
[27]
Si les Actes parurent en 1962, le colloque eut lieu du 8 au 13 avril 1958. Cf. La Philosophie analytique, Paris, Minuit, 1962.
-
[28]
Au lieu de?: «?historique?».
-
[29]
Nous corrigeons la coquille?: «?au-moins?».
-
[30]
Au lieu de?: «?commente?».
-
[31]
Au lieu de?: «?l’aliénation, l’objet?».
-
[32]
Au lieu de?: «?de?».
-
[33]
Le texte dactylographié comportait les mots?: «?das Wahre das ist das Gauze?». Vuillemin a corrigé «?Gauze?» en «?Ganze?» mais n’a pas vu la répétition du «?das?».
-
[34]
Au lieu de?: «?preuves?».
-
[35]
Au lieu de?: «?de?».
-
[36]
Au lieu de?: «?La philosophie?».
-
[37]
Nous corrigeons la coquille?: «?nuls?».
-
[38]
Le cadratin et la virgule ont été ajoutés à la main.
-
[39]
Le mot «?s’?» est écrit à la main en remplacement d’une virgule.
-
[40]
La virgule après le mot «?mathématiques?» est écrite à la main en remplacement du mot «?et?».
-
[41]
Le mot «?et?» a été ajouté à la main.
-
[42]
Les mots «?vieux sans doute, non pas vieilli?» ont été ajoutés à la main.
-
[43]
Au lieu de?: «?sept?».
-
[44]
Au lieu de la coquille?: «?apparaîr?».
-
[45]
Au lieu de?: «?six?».
-
[46]
Au lieu de?: «?soient?».
-
[47]
Au lieu de?: «?septième?».
-
[48]
Nous retirons une virgule fautive après le mot «?rapports?».
-
[49]
La virgule après le mot «?façon?» a été ajoutée à la main.
-
[50]
Le point d’exclamation après le mot «?philosophie?» est écrit à la main en remplacement d’un point.
-
[51]
Le point après le nom «?Einstein?» est écrit à la main en remplacement d’un point-virgule.
-
[52]
Vuillemin a tracé un crochet ouvrant en début de ligne pour montrer que les lignes qui suivent constituent un nouvel alinéa, et non la suite du précédent.
-
[53]
Nous remplaçons le point-virgule fautif par une virgule après le mot «?Logicisme?».
-
[54]
Nous corrigeons la coquille?: «?Was sind und vollen [sic] die Tahlen? ?». Vuillemin n’a corrigé à la main que le mot «?Zahlen?».
-
[55]
Les virgules ont été ajoutées à la main autour de «?philosophiquement?».
-
[56]
Les expressions grecques ont été écrites à la main. Nous corrigeons le mot ?????, que Vuillemin a écrit avec un accent grave.
-
[57]
Au lieu de?: «?classe?».
-
[58]
Au lieu de la coquille?: «?cmpliquée?».
-
[59]
Il s’agit ici des Principia Mathematica et non plus, comme précédemment, des Principles of Mathematics.
-
[60]
Les virgules autour des mots «?dans l’enseignement que j’avais reçu?» ont été ajoutées à la main.
-
[61]
Nous remplaçons la virgule fautive par un point après le mot «?forme?».
-
[62]
Au lieu de?: «?obligeaient?».
-
[63]
La virgule après le mot «?différent?» est écrite à la main en remplacement d’un point-virgule.
-
[64]
Au lieu de?: «?quatrième?».
-
[65]
Au lieu de?: «?sixième?».
-
[66]
Nous corrigeons la coquille?: «?au-moins?».
-
[67]
Nous rétablissons le pluriel manquant au mot «?propriétés?».
-
[68]
Le texte contient un cadratin entouré d’espaces («?classe – une?») au lieu d’un trait d’union collé aux mots («?classe-une?»), signe que le dactylographe a copié cette phrase sans en comprendre la syntaxe.
-
[69]
Au lieu de?: «?septième?».
-
[70]
Le manuscrit dactylographié comporte les mots «?elle – même?», avec un cadratin entouré d’espaces. La virgule qui suit a été ajoutée à la main.
-
[71]
Au lieu de la coquille?: «?résulut?».
-
[72]
La virgule après le mot «?objet?» a été ajoutée à la main.
-
[73]
Il s’agit derechef des Principia Mathematica.
-
[74]
Les mots «?pas non plus?» ont été ajoutés à la main.
-
[75]
Au lieu de?: «?types?».
-
[76]
Nous remplaçons le point fautif par une virgule après le mot «?classiques?».
-
[77]
Au lieu de la coquille?: «?de maximis et des minimis?».
-
[78]
Nous remplaçons le point fautif par un point d’interrogation après le mot «?programme?».
-
[79]
Le cadratin a été écrit à la main en remplacement d’une virgule.
-
[80]
Les virgules après les mots «?c’est là?» et «?philosophie?» ont été ajoutées à la main.
-
[81]
Émile Benveniste, «?La classification des langues?», in Problèmes de linguistique générale I, Paris, Gallimard, 1966, pp. 117-118.
-
[82]
Vuillemin saute ici quelques mots sans le signaler par des points de suspension.
-
[83]
Nous corrigeons la coquille?: «?rzsulte?».
-
[84]
Les guillemets ont été ajoutés à la main sous forme de chevrons.
-
[85]
N’ayant apparemment pas reconnu le mot «?bantou?», le dactylographe a laissé un blanc?; le mot est écrit à la main par Vuillemin. La parenthèse est absente du texte de Benveniste.
-
[86]
Comme précédemment, les guillemets ont été ajoutés à la main.
-
[87]
Ces deux mots sont collés dans le manuscrit dactylographié et séparés par un signe tracé à la main.
-
[88]
Le manuscrit dactylographié comporte le mot «?de?» au lieu du mot «?ne?» utilisé par Benveniste.
-
[89]
Au lieu de?: «?d’énumération?».
-
[90]
Le titre exact de l’article d’Émile Benveniste est «?La philosophie analytique et le langage?», in Problèmes de linguistique générale I, op. cit.
-
[91]
Nous corrigeons la coquille?: «?maintinenne?».
-
[92]
Les guillemets ont été ajoutés à la main.
-
[93]
Les mots sont collés dans le manuscrit?: «?linguistiquesqu’on?».
-
[94]
La virgule après le mot «?discours?» a été ajoutée à la main.
-
[95]
On lit «?emprunte – t – il?», avec des cadratins entourés d’espaces.
-
[96]
Nous rétablissons le tréma manquant sur le mot «?ambiguïté?».
-
[97]
Les mots «?dans le jeu de langage?» ont été ajoutés à la main.
-
[98]
Ce dernier mot a été souligné à la machine, puis le soulignement a été rayé à la main.
-
[99]
Le mot «?qu’?» a été ajouté à la main.
-
[100]
Au lieu de?: «?science?».