Notes
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[1]
Carl Schmitt, Der Begriff des Politischen (1927), Munich, Duncker & Humblot, 1932?; trad. fr. La Notion de politique, M.-L. Steinhauser, Paris, Flammarion, 1992, pp. 70-71.
-
[2]
Ibidem, p. 71.
-
[3]
Dolf Sternberger, Drei Wurzeln der Politik, Francfort-sur-le-Main, Insel Verlag, 1978?; trad. it. R. Scognamiglio, Le tre radici della politica, Bologne, Il Mulino, 2001, p. 9.
-
[4]
Nicole Loraux, La Cité divisée. L’oubli dans la mémoire d’Athènes, Paris, Payot, 1997, p. 41.
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[5]
Ibidem, p. 27.
-
[6]
Voir Manfred Riedel, Metaphysik und Metapolitik. Studien zu Aristoteles und zur politischen Sprache der neuzeitlichen Philosphie, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1975.
-
[7]
Joachim Ritter, Metaphysik und Politik. Studien zu Aristoteles und Hegel, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1969.
-
[8]
Hegel, Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte (1822-3), Hambourg, Meiner Verlag, 1968?; trad. it. S. Dellavalle, Filosofia della storia universale, Turin, Einaudi, 2001, p. 346.
-
[9]
Voir Roberto Esposito, Due. La macchina della teologia politica e il posto del pensiero, Turin, Einaudi, 2013.
-
[10]
Voir Ernst Hartwig Kantorowicz, The King’s Two Bodies. A Study in Mediaeval Political Theology, Princeton University Press, 1957.
-
[11]
Carl Schmitt, «?Der Gegensatz von Parlamentarismus und moderner Massendemokratie?» (1926), in Positionen und Begriffe im Kampf mit Weimar-Genf-Versailles, 1923-1939 (1940), Berlin, Duncker & Humblot, 1994, p. 67.
11. Quelle est l’essence de la politique ? Et une telle essence existe-t-elle ? La grande philosophie européenne n’a jamais cessé de se poser la question – ne serait-ce que parce qu’elle n’a jamais su formuler une réponse convaincante. Lorsque Carl Schmitt l’énonce pour la première fois dans une forme directe dans son célèbre essai sur le « politique », il fait comprendre d’emblée que par « essence » il n’entend pas une définition complète ni un contenu particulier. L’essence est le paradigme qui rend compréhensible ce qu’est la politique dans son caractère ultime parce que premier. Ce n’est pas par hasard que l’autre terme auquel l’auteur fasse appel soit le terme d’« origine ». Après avoir repéré l’élément constitutif de la politique dans le conflit, il explique que « tout comme le terme d’ennemi, le terme de lutte à son tour doit être ici entendu dans le sens d’origine absolue [1] ». Cela revient pour lui à exclure l’interprétation belliciste de son propos : une attitude visant à éviter la guerre peut être elle aussi essentiellement politique – à condition toutefois d’être portée par la même intensité polémique que le conflit à éviter : « La guerre n’est donc ni un but ni un dessein, ni même simplement le contenu de la politique, mais elle en est le présupposé toujours présent en tant que possibilité réelle [2]. »
2Mais que signifie, pour Schmitt, le terme de « présupposé » ? Ce terme n’a aucune signification temporelle. Le « présupposé » n’est pas ce qui vient avant, anticipant dans le temps ce qui vient après. Ce n’est pas un événement, un fait – mais un négatif, une fracture dans laquelle le temps se comprime et se reconstitue, le long de lignes situées en dehors de la simple chronologie. Plutôt que moment initial d’une série d’épisodes, il est ce qui, « en se retirant, ouvre la possibilité de leur réalisation. Il se présente moins comme une origine pleine, que comme un point vide qui soutient ce à quoi il donne » lieu, qui en permet la réalisation tout en en compromettant la stabilité. Le présupposé de la politique, chez Schmitt, est l’énergie conflictuelle constituante, mais aussi la force destructrice qui menace de renverser l’ordre constitué. Il est ce que l’ordre continue de porter en lui-même comme une sorte de faille intérieure, ce qui d’un côté produit l’ordre et de l’autre risque de le détruire. En ce sens, le conflit est antérieur mais il peut aussi être postérieur à ce dont il est l’origine. Il est l’élément d’où naît l’ordre, mais aussi celui dans lequel il peut s’abîmer. L’essence du politique est alors l’hiatus temporel qui connecte – tout en les mettant en tension – possibilité et réalité, passé et présent, origine et actualité – le trait contemporain de l’origine et le visage originaire de l’actualité.
3Mais ainsi la question de départ se pose à nouveau. De quoi est fait le politique ? Quelle est sa « matière » première ? D’où vient cette énergie qui, ayant permis l’instauration de l’ordre, menace de le désagréger ? On sait que la réponse de Schmitt aboutit à l’opposition entre ami et ennemi. Ce qui rend pensable l’unité politique, c’est la ligne d’inimitié qui l’op pose à l’autre. Cette réponse a paru à de nombreux interprètes d’une part unilatérale, car trop orientée du côté du conflit ; d’autre part incomplète parce qu’incapable de rendre compte d’une dynamique plus complexe, qui, avec l’exclusion, impliquer it également le principe d’inclusion. Il y a à sa base une dialectique bipolaire qui ne permet pas de position tierce. Si l’unité politique est l’issue d’une hostilité présupposée, tout le champ du politique apparaît divisé en deux parties symétriques séparées par une ligne unique qui partage un dedans et un dehors. Le fait que le contraste puisse se multiplier à l’infini n’en change pas le caractère binaire. Aussi nombreux que soient les fronts du conflit, chacun d’entre eux reproduit le même schéma dichotomique. Voilà pourquoi l’horizon du politique est aplati sur une dimension unique divisée en deux zones opposées.
4C’est une objection de ce genre que Dolf Sternberger a faite à Schmitt. Tout comme Schmitt, il ouvre son livre sur les trois racines de la politique en posant la question d’où nous sommes parti : « La politique, écrit-il, est notre destin. Mais savons-nous ce qu’est la politique [3] ? » Il en refuse à son tour toute définition générale. Le fait que l’on puisse repérer trois racines de la politique, relatives à trois saisons diverses – la Politologik grecque, la Dämonologik moderne et l’Eschatologik révolutionnaire – atteste qu’il n’existe pas pour lui un modèle unique, valide à jamais, de l’agir politique. Mais justement, cette irréductible différence sur le plan historique et sémantique exige une déclinaison unitaire de ce que l’on nomme « politique ». Dans sa définition, Sternberger s’éloigne nettement de la position de Schmitt, finissant par la renverser. Non seulement l’essence du politique n’est pas constituée par le conflit, mais elle est liée à l’idée de paix. Certes, par ce terme de « paix », on peut entendre et l’on a entendu au cours du temps des choses très différentes : la « paix » peut désigner le gouvernement partagé de la polis, selon la conception aristotélicienne, la domination du prince décrite dans les pages les plus âpres de Machiavel ou la rédemption de la société défendue par saint Augustin. Mais, dans chacune de ces versions, la paix reste la matrice, l’objet et le but de la politique.
5Chez Sternberger aussi le terme décisif, celui qui soutient tout le discours, est celui d’« origine ». Si l’on veut saisir le caractère d’une époque, il faut en définir « le phénomène originaire » (Urphänomenon). Voilà pourquoi la recherche philosophique sur la politique se présente comme une véritable archéologie, à même de remonter, au-delà de toutes les informations produites par le temps, à l’image primaire (Urbild) d’où elles sont dérivées. Mais le rappel à l’origine chez Sternberger a aussi une autre valeur, qui concerne le primat de la racine première – la racine aristotélicienne de la Politologik – sur toutes les autres. Bien que déterminée par une situation historique particulière, et donc non reproductible dans des phases différentes, cette racine constitue la référence unique de tout agir politique éthiquement orienté. Seul le régime grec de la polis a représenté une forme universellement reconductible de la vocation pacifique de la politique.
6Mais les choses se passent-elles vraiment ainsi ? Peut-on effectivement rapporter les catégories politiques grecques à la paix ? Sternberger lui-même, en accord avec les analyses de Hannah Arendt sur la vita activa, souligne que l’isonomie athénienne dépend de la division nette entre l’avenir de la polis et de celui de l’oikos. Mais le lien qui s’établit entre unité et division est bien plus complexe. Les deux termes ne doivent point être opposés en une forme qui se limite à exclure réciproquement l’unité interne et le conflit extérieur.
7C’est ce que soutient Nicole Loraux dans un volume qui annonce dès son titre – La cité divisée – sa thèse de fond. Ici encore, au-delà de la référence à la polis grecque, c’est l’essence du politique qui est en jeu. Loraux la repère dans une sorte de superposition entre ordre et conflit. La politique telle qu’elle se définit en Grèce résulte du travail d’effacement du conflit de la part de l’ordre qui en est le résultat. Décisive en ce sens est la pratique de l’amnistie, telle qu’elle se vérifiait en 403 a. J.-C., lorsque, après l’expulsion par les démocrates des trente tyrans, il fut demandé aux citoyens d’Athènes d’oublier la guerre civile. Cet acte d’oubli définit justement, pour l’auteure, le caractère essentiel du politique. Ce dernier n’est pas constitué par la guerre, comme le voudrait Schmitt, ni par la paix comme le soutient Sternberger, mais plutôt par un ordre fondé sur le refoulement du conflit. « Politikos – conclut Loraux – est le nom de ce qui sait accepter l’oubli [4]. » Il y a dans cette définition quelque chose qui dépasse le scénario athénien et caractérise de façon souterraine l’horizon politique dans sa totalité. Comme l’enseigne l’histoire moderne, l’identité nationale se construit toujours à travers le refus d’un traumatisme collectif, l’élaboration d’un deuil qui recoud – et assainit – une plaie insoutenable.
8Loraux met en lumière le caractère paradoxal de ce dispositif qui complique le caractère linéaire de la dialectique binaire entre le dedans et le dehors, la guerre extérieure et la paix interne. La lutte avec l’étranger ne suffit pas à créer une paix durable. Il faut aussi l’expérience, ensuite niée, d’une fracture interne de l’unité politique elle-même – ce que l’auteure définit comme « le lien de la division ». L’amnistie de 403 marque une date symbolique dans l’histoire du politique, d’une part parce qu’elle se situe à son origine, d’autre part parce qu’elle se répète périodiquement lorsqu’un ordre doit s’établir. Ainsi le politique se révèle-t-il essentiellement antinomique, comme l’est justement l’injonction d’oublier. Le serment de « ne pas évoquer le désastre [5] » est une perte de mémoire voulue, un hiatus creusé intentionnellement à l’intérieur d’un souvenir. À cette intention, correspond le décret singulier d’effacer le jour du combat du calendrier. C’est ce que l’on peut définir comme une « commémoration négative » : non pas un silence, mais l’interdiction de commémorer, une loi qui ordonne de ne pas se souvenir. C’est comme si l’on voulait activer une désactivation ou affirmer une négation. Sans que toutefois l’élément nié – c’est-à-dire le conflit – ne quitte jamais la scène.
9Bien que refoulé, et justement en tant que tel, celui-ci reste au cœur du dispositif. Par rapport à Schmitt et à Stenberger, Loraux produit un véritable changement de paradigme : paix et guerre, ordre et conflit, unité et division ne sont pas situés l’un en face de l’autre, mais l’un dans l’autre – conflit dans l’ordre, ordre du conflit. On peut mettre l’accent tant sur le premier terme que sur le second – sur le lien constitué par le combat ou sur la conflictualité qui est latente dans le lien. Mais ce qui compte, c’est le nœud qui les joint en un bloc de sens unique. Pour avancer une première réponse à la question d’où nous sommes partis, je pourrais dire que l’essence métapolitique de la politique réside dans sa capacité d’unir ce qui est divisé, de faire de l’unité la forme de la dualité.
102. Mais que doit-on entendre maintenant par « métapolitique » et quel est le rapport de celle-ci avec ce que nous avons défini comme « l’essence » de la politique ? Le terme a été forgé à la fin du xviiie siècle par l’historien allemand August Ludwig von Schlözer . Il a ensuite été repris, avec des significations hétérogènes, par des auteurs tels que De Maistre, Comte, Dilthey – jusqu’à ce que Manfred Riedel en fournisse une formulation plus précise. Celui-ci entend par « métapolitique » la présence inconsciente de présupposés métaphysiques à l’intérieur des conceptions politiques [6]. Celle-ci peut être relevée chez des auteurs anciens et modernes à partir d’Aristote. Si l’on examine sa Politique, il apparaît qu’elle contient des théorèmes dérivant non pas de la philosophie pratique ni de l’éthique, mais justement de la métaphysique, et plus précisément de l’idée de nature. Physis, pour Aristote, est un concept plurivoque qui renvoie d’un côté à la genèse d’un processus, de l’autre à son telos ultime. Ce n’est qu’au moment de son accomplissement qu’un phénomène se montre pour ce qu’il est, selon son ousia et son eidos. Si l’on transpose ce dispositif dans le domaine de la politique, comme le fait justement Aristote, on obtient une procédure logique singulière selon laquelle la polis, qui du point de vue génétique, succède à la maison, à la famille, au village, en constitue en même temps la signification originaire.
11Seule la polis, créée non pour survivre (zen) mais pour vivre bien (eu zen), situe l’homme dans la forme de vie qui lui est propre. De cette façon, l’homme est d’une part le sujet de la polis – celui qui, à partir de formes primitives d’association, l’a instaurée ; d’autre part il en dépend de façon essentielle, vu que l’homme n’est « homme » au sens plein du terme que dans ce cadre. C’est ainsi que ce qui vient en dernier, le résultat d’un processus, en constitue le caractère constitutif. D’où un double effet de légitimation et d’exclusion. D’un côté, la polis telle qu’elle s’est historiquement formée prend l’aspect d’un modèle qui existe déjà naturellement. D’autre part, sur cette base, elle exclut quiconque ne s’y conforme pas parfaitement. À l’univers de la polis n’appartiennent que les citoyens qui se suffisent à eux-mêmes, tandis que les autres, comme les esclaves, ne s’y rapportent que sous une forme incomplète et imparfaite.
12Ils sont à la fois dans la polis et en dehors. En dedans, parce qu’ils sont utiles à la conservation matérielle des classes gouvernantes, en dehors, parce qu’ils n’ont pas les droits de ces dernières. C’est ici justement que s’articule le court-circuit entre politique et métaphysique. Vu que, pour la métaphysique aristotélicienne, est un « étant » uniquement ce qui est à même de subsister par soi-même, ceux qui subsistent pour les autres n’entrent dans cette catégorie que de façon défectueuse et inessentielle. Ils sont inclus d’une façon qui en quelque sorte les exclut. Nous arrivons ainsi au cœur du dispositif métapolitique. Celui-ci consiste non seulement à invertir le rapport entre l’avant et l’après ou entre la cause et l’effet, mais aussi à donner à un seul côté le rôle du tout. À faire du tout – la polis – la propriété d’une partie. Nous pouvons ainsi parvenir à une formulation plus complète que la précédente : l’élément métapolitique de la politique est la tendance à unifier une dualité à travers l’inclusion excluante de l’autre. Cette dernière apparaît ainsi à la fois inclue et exclue – comme cette portion de citoyenneté admise dans la cité mais privée de tout droit politique. L’essence du politique est non pas dans le conflit ni dans la paix en tant que tels, mais dans le nœud qui joint de façon antinomique inclusion et exclusion.
13Cependant cette conception ne vaut-elle que pour Aristote, ou vaut-elle également pour toute la conception politique occidentale ? Pour Riedel, le rapport métapolitique entre politique et métaphysique trace une ligne qui arrive à Hobbes pour s’interrompre avec Kant. Avec ce dernier, la politique s’émancipe du principe métaphysique, mettant à égalité tous les hommes. C’est là, du moins, ce que la philosophie politique moderne raconte d’elle-même.
14Mais en est-il vraiment ainsi ? Peut-on vraiment dire que la relation entre politique et métaphysique s’interrompt avec la modernité ? Et cette rupture est-elle constituée par la philosophie allemande telle qu’elle se développe entre Kant et Hegel ? Dans Métaphysique et politique [7] de Joachim Ritter, livre bien connu de Riedel, la réponse se révèle moins évidente, ce qui se voit dans l’objet même du livre constitué justement par le rapport entre Aristote et Hegel.
15Ce qui unit ces philosophes, en dépit de leurs évidentes différences, est justement cette relation entre politique et métaphysique qui, selon Riedel, s’interrompt avec Kant. Il est vrai qu’Hegel rompt tout lien avec l’univers naturel, exposant l’histoire à l’épreuve de la scission. Mais toute sa philosophie est à la recherche d’une unité plus profonde exprimée par la mondanisation du divin. Sous cet aspect, Hegel, loin d’éliminer le présupposé métaphysique, le rétablit en termes théologico-politiques. Sa philosophie de l’histoire tout entière apparaît marquée par celle-ci. L’universel que l’histoire moderne porte à son accomplissement y est introduit par le christianisme. Le temps historique, et même le temps préhistorique qui ne le connaît pas encore, est orienté dès le début vers celui-ci. C’est ainsi que se confirme le principe métapolitique de l’inclusion du tout dans la partie. Une partie de l’histoire, fécondée par la révélation chrétienne, absorbe dans son telos tout ce qui la précède.
16Ce mécanisme logique d’appropriation de l’altérité est à la base de l’idée hégélienne d’Occident. Qu’est-ce que l’Occident, pour Hegel, sinon une partie du monde visant à se constituer comme un tout à travers l’intégration subalterne des autres cultures ? Et ceci tant sur le plan temporel que spatial. De même que l’ère chrétienne absorbe en elle toute l’histoire qui précède, l’Occident à son tour inclut dans ses confins le monde entier, excluant ce qui ne lui est pas conforme. Dans la définition de la politique hégélienne, ce lien entre universalisme et exclusion – le caractère excluant de chaque universel – est décisif. Tous les universaux réalisés dans l’histoire de l’Occident sont à la fois le produit et la capture d’une partie exclue. Hegel explicite ce fait quand il soutient que tout peuple apparu sur la scène de l’histoire universelle « doit assimiler l’élément étranger et expulser de lui-même ce qui est destiné à rester étranger [8] ». Il y a dans ce concept quelque chose qui dépasse les limites du texte hégélien pour se projeter jusqu’à nous. D’où la possibilité d’extraire une réponse encore plus précise à la question initiale : l’essence métapolitique de la politique réside dans la tendance d’une partie à occuper l’espace du tout, en soumettant l’autre à sa propre domination.
173. Il n’est pas possible ici de motiver cette thèse de façon exhaustive. Si nous voulons suivre le parcours tracé par Hegel, nous pouvons faire référence aux trois régimes – grec, romain et germanique – qui se succèdent dans sa philosophie de l’histoire. Dans chacun de ces régimes, on retrouve une catégorie constitutive dans laquelle se condense le présupposé métapolitique de la politique, sous des formes certes diverses mais que l’on peut toujours reconduire à la superposition de la partie et du tout.
18En ce qui concerne le monde grec, l’universel qui en provient est l’universel de la démocratie. On a déjà vu que la polis est divisée par la différence entre les citoyens qui sont dotés de droits politiques et tous les autres qui sont destinés à garantir la conservation des premiers. Mais l’inclusion du tout dans la partie, avec l’effet de domination qui en dérive, ne se limite pas à ce premier clivage. Il concerne également le régime démocratique tel qu’Athènes le théorise et le pratique. Le demos, plus que l’ensemble des citoyens, apparaît comme une composition bipolaire dans laquelle une partie tend à s’identifier avec le tout, occupant le domaine de l’autre. Dans la définition que donnent les défenseurs grecs du modèle démocratique, ce dernier oscille toujours entre deux significations différentes qui renvoient d’un côté au tout et de l’autre à la plupart. D’une part, le demos se compose de tous ceux qui sont dotés du droit de citoyenneté, de l’autre il correspond à la catégorie sociale des pauvres et des petits propriétaires terriens. Toujours numériquement inférieur à la totalité qu’il dit représenter, il ne coïncide jamais avec lui-même. Dans les situations historiques considérées, il est toujours inférieur en nombre à l’ensemble de tous les citoyens.
19Mais ce qui compte davantage, c’est qu’au moment des choix, l’assemblée est toujours partagée en deux parties, chacune tendant à englober l’autre pour avoir la majorité. Selon le récit d’Hérodote, dans les mots que prononce Otanès pour défendre l’isonomie contre les partisans de la monarchie et de l’oligarchie, cette nécessité prend la forme d’un paradoxe apparent : « Glorifions la multitude : dans le beaucoup en effet on retrouve le tout » (en gar tô pollô eni ta panta) (III, 80.30-31). Mais comment le tout peut-il entrer dans le beaucoup ? Et comment le plêthos, la majorité, peut-il équivaloir à la totalité sans effacer le rôle de la minorité ? Cette sentence met en lumière plus que toute autre la façon dont fonctionne la machine métapolitique de l’Occident [9] : en superposant la partie au tout, cette machine la prive de toute signification politique.
20Alors que dans le régime grec, l’universel qui exprime la fonction d’inclusion excluante est le demos, à Rome c’est la persona juridique. C’est cette dernière qui représente, dans le langage technique du droit, la modalité qui gouverne les rapports entre les hommes à travers les choses. C’est là un aspect évident dès la summa divisio qui ouvre les Institutiones de Gaius, pour qui les hommes libres aussi bien que les serfs font partie des personnes. Si l’on tient compte du fait qu’à Rome, ces derniers sont privés de tout attribut juridique et sont réduits à l’état de chose, on peut saisir le caractère singulier conféré au paradigme de la personne. La « personne » en droit romain est le genre capable d’inclure aussi en soi ce qui en réalité exclut – c’est-à-dire ces hommes qui n’ont aucun caractère personnel, parce qu’ils sont assimilés aux choses. C’est ainsi qu’une catégorie comme celle de personne se dilate au point d’inclure en soi son propre contraire. Le concept de personne est, en somme, le dispositif métapolitique qui unifie le droit à travers l’inclusion formelle de la partie exclue de facto. Tout le ius romain se structure par divisions successives et reliées entre elles qui incorporent au fur et à mesure un type différent d’homme, créant une infranchissable distance par rapport à lui.
21La catégorie générale qui gouverne le discours politique depuis le monde médiéval jusqu’à la première modernité est la catégorie de corps. Tout comme la notion romaine et chrétienne de personne, la notion de corps se dédouble à son tour en deux entités – l’une de caractère immortel et l’autre de caractère mortel. La théorie du double corps du roi, que Kantorowicz situe à l’origine de la philosophie politique moderne en constitue la formulation la plus explicite [10]. Une fois encore, comme pour le demos grec, la catégorie de corps devient le lieu d’inclusion excluant une partie propre. En faisant du corps mortel du roi l’enveloppe d’un corps dynastique plus durable, la politique occidentale lie éternité et temps en un unique segment théologico-politique. Si l’on se rapporte à l’image représentée sur la couverture du Léviathan fait d’innombrables petits hommes soudés en un corps gigantesques, on a la plus parfaite idée de cette incorporation excluante. Au moment même où les individus confient leurs droits à l’État Léviathan, ils y sont inclus selon une modalité qui les exclut du pouvoir. Ils autorisent le grand corps qui les représente à se faire unique acteur d’actions échappant complètement à leur contrôle.
22Le processus de dépolitisation aujourd’hui à son apogée prend racine dans ce lien entre la structure de la représentation et l’exclusion – le représenté est exclu de fait de la représentation qu’il détermine pourtant. Dans le passage de l’absolutisme au libéralisme, puis du libéralisme à la démocratie, qui transforme la signification de tout le lexique politique moderne, cette antinomie constitutive n’est absolument pas dépassée. Tout se passe comme si les trois universaux occidentaux du demos grec, de la persona romaine et du corpus médiéval s’étaient joints en un unique dispositif métapolitique.
23Certes, chacun d’eux apparaît profondément transformé sur le plan historique et lexical. Mais quelque chose de leur formulation originaire refait surface au xxe siècle avec des effets spectraux. Nous ne reviendrons pas sur le pli thanatopolitique que la théorie du corps politique a pris dans l’Europe des années 1930. Mais le concept de démocratie à son tour n’a pas su s’émanciper du dispositif d’inclusion excluante qui en a caractérisé l’origine. Quand Schmitt en est à affirmer que « la force d’une démocratie se montre quand elle est capable d’éliminer et d’éloigner l’étranger et la différence qui menace l’homogénéité [11] », il ne fait que pousser à ses plus extrêmes conséquences le présupposé métaphysique dont la politique contemporaine n’a pas su se libérer. Qu’on l’appelle métaphysique, métapolitique ou bien théologie politique, c’est finalement secondaire par rapport à l’exigence, désormais inéluctable, d’ouvrir une nouvelle phase de réflexion sur la politique. Ses contenus n’ont rien de clair, ni ses contours. Ce que l’on peut dire, je crois – c’est qu’on doit la construire dans le revers des catégories examinées jusqu’ici, les catégories de peuple, de personne et de corps. Les paradigmes de communauté, d’impersonnel et de biopolitique affirmative, catégories sur lesquelles j’ai travaillé ces dernières années, malgré leur incomplétude, veulent aller dans cette direction.
Notes
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[1]
Carl Schmitt, Der Begriff des Politischen (1927), Munich, Duncker & Humblot, 1932?; trad. fr. La Notion de politique, M.-L. Steinhauser, Paris, Flammarion, 1992, pp. 70-71.
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[2]
Ibidem, p. 71.
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[3]
Dolf Sternberger, Drei Wurzeln der Politik, Francfort-sur-le-Main, Insel Verlag, 1978?; trad. it. R. Scognamiglio, Le tre radici della politica, Bologne, Il Mulino, 2001, p. 9.
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[4]
Nicole Loraux, La Cité divisée. L’oubli dans la mémoire d’Athènes, Paris, Payot, 1997, p. 41.
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[5]
Ibidem, p. 27.
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[6]
Voir Manfred Riedel, Metaphysik und Metapolitik. Studien zu Aristoteles und zur politischen Sprache der neuzeitlichen Philosphie, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1975.
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[7]
Joachim Ritter, Metaphysik und Politik. Studien zu Aristoteles und Hegel, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1969.
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[8]
Hegel, Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte (1822-3), Hambourg, Meiner Verlag, 1968?; trad. it. S. Dellavalle, Filosofia della storia universale, Turin, Einaudi, 2001, p. 346.
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[9]
Voir Roberto Esposito, Due. La macchina della teologia politica e il posto del pensiero, Turin, Einaudi, 2013.
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[10]
Voir Ernst Hartwig Kantorowicz, The King’s Two Bodies. A Study in Mediaeval Political Theology, Princeton University Press, 1957.
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[11]
Carl Schmitt, «?Der Gegensatz von Parlamentarismus und moderner Massendemokratie?» (1926), in Positionen und Begriffe im Kampf mit Weimar-Genf-Versailles, 1923-1939 (1940), Berlin, Duncker & Humblot, 1994, p. 67.