Couverture de LEPH_142

Article de revue

Delectatio interior plaisir et pensée selon Augustin

Pages 201 à 217

Notes

  • [1]
    Conf., I, 1, 1.
  • [2]
    Trin., VIII, 4, 6.
  • [3]
    Enarr. in Ps. 7, 9.
  • [4]
    Enarr. in Ps. 7, 11.
  • [5]
    Conf., XIII, 8, 9.
  • [6]
    Voir, Trin., XIV, 8, 11 : « Ce qui fait qu’elle [i. e. l’âme rationnelle, mens] est image (imago), c’est qu’elle est capacité (capax) de Dieu, qu’elle peut participer (particeps) à Dieu. » Et aussi XIV, 12, 15, où se trouvent à nouveau identifiées capacitas et puissance de participatio.
  • [7]
    Conf., I, 2, 2.
  • [8]
    Ibid., I, 1, 1.
  • [9]
    Voir Conf., I, 5, 5 : « Qui me donnera de reposer (adquiescere) en toi ? Qui me donnera que tu viennes dans mon cœur et que tu l’enivres, afin que j’oublie mes maux, et que j’embrasse mon unique bien (unum bonum meum), toi ? »
  • [10]
    Ibid., I, 6, 6.
  • [11]
    Epist. 140, 3 (à Honorat, 411-412).
  • [12]
    Voir J.-L. Chrétien, « Saint Augustin et le grand large du désir » in La Joie spacieuse. Essai sur la dilatation, Paris, Minuit, 2007, pp. 33-63.
  • [13]
    Enarr. in Ps. 118, s. 10, 6. Voir aussi Contra duas epistulas pelagianorum, I, 9, 15 : « poenae formidine, non dilectione et delectatione iustitiae ».
  • [14]
    Enarr. in Ps. 7, 11.
  • [15]
    Serm. 34, 2.
  • [16]
    Enarr. in Ps. 41, 3.
  • [17]
    Enarr. in Ps. 32, s. 2, 6.
  • [18]
    Enarr. in Ps. 4, 3.
  • [19]
    Lib. arb., II, 13, 35-36. Trad. G. Madec, Dialogues philosophiques, BA 6, Paris, Institut d’études augustiniennes, 1999, pp. 339-341.
  • [20]
    Conf., X, 22, 32 et 23, 33.
  • [21]
    Doct. christ., I, 33, 37, La Doctrine chrétienne, trad. I. Bochet, BA 11/2, Paris, Institut d’études augustiniennes, 1997, p. 125.
  • [22]
    Voir, par exemple, Enarr. in Ps. 4, 8 : « ad gaudium perfruendum ».
  • [23]
    Elles sont proposées principalement en Div. quest. 83, qu. 30 ; Civ. Dei, XI, 25 ; Trin., X, 10, 13 et X, 11, 17 ; Doctr. christ., I, 4, 4. On ne relève pas d’évolution dans la conception que s’en fait Augustin ; toutes disent la même chose, mais sous des angles et avec des nuances divers, selon les nécessités de l’exposé.
  • [24]
    Voir, notamment, les passages suivants : « Nous jouissons (fruimur) de ce que nous connaisons, quand la volonté s’y complaît et s’y repose (se ipsa delectata conquiescit) » (Trin., X, 10, 13) ; « Celui qui jouit [d’une chose] en use (omnis qui fruitur utitur) : il en dispose au gré de sa volonté, afin d’en éprouver du plaisir (cum fine delectationis) » (Trin., X, 11, 18) ; « On dit que nous jouissons d’une chose dont nous tirons du plaisir (frui ergo dicimur ea re de qua capimus voluptatem) » (Div. Quaest., qu. 30) ; « C’est dans un sens très voisin que l’on emploie “jouir” (frui) et “user avec plaisir” (cum delectatione uti) » (Doct. christ., I, 33, 37) ; « Jouir (frui) se dit d’une chose qui nous plaît par elle-même (nos per se ipsa delectat) sans être rapportée à une autre » (Civ. Dei, XI, 25).
  • [25]
    Div. Quaest. 83, qu. 35, 1.
  • [26]
    Doct. christ., I, 5, 5 : « Les réalités donc dont nous devons jouir (res igitur, quibus fruendum est), c’est le Père, le Fils, l’Esprit saint, qui sont aussi la Trinité. »
  • [27]
    Doct. christ., I, 33, 37.
  • [28]
    « Dieu est pour nous la somme des biens, Dieu est pour nous le souverain bien (Bonorum summa Deus nobis est. Deus nobis est summum bonum) » (Mor. Eccl. cath., 8, 13) ; « Dieu est Vérité (Sap. 9, 15). Car il est écrit que “Dieu est lumière” (1 Jn 1, 5), non la lumière que voient nos yeux, mais celle que voit le cœur, lorsque tu entends dire : c’est la vérité » (Trin., VIII, 2, 3) ; « Dieu bien suprême et mon vrai bien (Deus summum bonum et bonum verum meum) » (Conf., II, 6, 12) ; etc.
  • [29]
    Enarr. in Ps. 4, 8.
  • [30]
    Ver. relig., 44, 82. Par créatures raisonnables autres que l’homme, Augustin désigne les anges. Trad. J. Pégon et G. Madec (modifiée), La foi chrétienne, BA 8, Paris, Desclée de Brouwer, 1982, pp. 147-149.
  • [31]
    Trin., VIII, 7, 10 : « Le véritable amour (vera dilectio), c’est de nous attacher à la vérité pour vivre dans la justice. »
  • [32]
    Conf., X, 27, 38.
  • [33]
    La vérité augustinienne est donc essentiellement non-théorétique, ainsi que l’a bien vu J.-L. Marion : Au lieu de soi, Paris, Puf, Epiméthée, 2008, pp. 152 sq.
  • [34]
    Retr., I, 6.
  • [35]
    Rm 1, 20 : « Ce qu’il y a d’invisible depuis la création du monde se laisse voir à l’intelligence travers ses œuvres » (Vulgate : « Invisibilia enim ipsius a creatura mundi per ea quae facta sunt intellecta conspiciuntur »).
  • [36]
    Ord., II, 4, 14. L’Ordre, BA 4/2, Paris, Institut d’études augustiniennes, 1997, trad. J. Doignon, p. 203.
  • [37]
    Conf., X, 23, 33.
  • [38]
    Solil., II, 1, 1. Les Soliloques, in saint Augustin, Œuvres, I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1998, trad. S. Dupuy-Trudelle, p. 218.
  • [39]
    Quant. anim., 33, 76. N’oublions pas que c’est « par degrés (gradatim), en effet, [que] l’âme se dirige vers la conduite et le genre de vie les meilleurs, non plus par la foi seule, mais par la certitude de la raison (certa ratione) » (Ord., II, 19, 50).
  • [40]
    « neque iam gradus, sed quaedam mansio », Quant. anim., 33, 76.
  • [41]
    Ibid.
  • [42]
    « […] l’amour pur et sincère, par lequel les âmes dotées de sciences et embellies par la vertu s’unissent à l’intellect par la philosophie et, non seulement évitent la mort, mais encore jouissent de la vie la plus heureuse » (Ord., I, 8, 25).
  • [43]
    Doct. christ., I, 33, 37.
  • [44]
    Conf., X, 9, 16. Et 10, 17 : « non pas leurs images, mais elles-mêmes (non imagines earum, sed ipsas) ».
  • [45]
    Conf., X, 21, 30.
  • [46]
    Conf., X, 15, 23.
  • [47]
    Trin., VIII, 6, 9.
  • [48]
    Mag., 40. trad. E. Bermon, La Signification et l’enseignement. Commentaire du De Magistro de saint Augustin, Paris, Vrin, 2007.
  • [49]
    Solil., I, 2. Voir aussi Serm. 284, 1 : « Unde homini illuminatio, nisi ab aeterno lumine ? » et Conf., X, 23, 33 : « … qui Veritas es, Deus, illuminatio mea… ».
  • [50]
    Voir l’Enarr. in Ps. 118, 18, 4 : « Dieu, donc, qui est la lumière (lux), illumine (illuminat) lui-même les âmes pieuses, afin qu’elles comprennent (intellegant) les choses divines qui leur sont dites (dicuntur) ou montrées (ostenduntur). (…) Dieu (…) a fait à l’homme un esprit raisonnable et intelligent (mentem rationalem atque intellectualem), par lequel il puisse saisir sa lumière (qua posset capere lumen eius). »
  • [51]
    Voir supra, les citations de Trin., VIII, 2, 3 et Enarr. in Ps. 4, 8. Mais on pourrait multiplier les exemples.
  • [52]
    Ord., II, 5, 14.
  • [53]
    Solil., II, 20, 35.
  • [54]
    Voici ce qu’en dit encore le De ordine : « Car la science (eruditio) des disciplines libérales bien mesurée et retenue (modesta sane atque succinta) produit, en vue d’embrasser la vérité, des amants (amatores) plus allègres, plus persévérants, plus fervents, afin que leur désir soit plus ardent, leur assiduité plus constante, leur attachement plus délicat : voilà ce qu’on appelle, Licentius, la vie heureuse » (Ord., I, 8, 24).
  • [55]
    Conf., IV, 16, 30.
  • [56]
    Voir le jugement que portent bien des années plus tard sur le De ordine les Retractationes, où Augustin regrette d’avoir dans ce traité « trop attribué aux sciences libérales, que beaucoup de saints ignorent tout à fait, et que certains connaissent sans être des saints » (Retr., I, 3, 2).
  • [57]
    Les deux termes peuvent en effet être tenus pour de stricts synonymes. Augustin les identifie expressément dans le Serm. 53, 10, 11 : « […] cum nihil sit aliud caritas quam dilectio », ainsi qu’en Div. quaest. 83, qu. 36, 1 et qu. 35, 2.
  • [58]
    Mt 22, 37 (déjà en écho à Dt 6, 5) et Rm 8, 28.
  • [59]
    Mor. Eccl. cath., I, 11, 18. Ce traité date de 388.
  • [60]
    On se reportera à la présentation complète de la notion par André Labhardt, Art. « Curiositas », in C. Mayer (Dir.), Augustinus-Lexikon, Bâle, Verlag Schwabe & Co. AG, 1996, vol. 2, Fasc. 1/2, col. 188-195. Cette notice est accompagnée de références bibliographiques nombreuses et précises.
  • [61]
    « Que désire (appetit) la curiosité, sinon la connaissance (cognitionem) ? » (Ver. relig., 52, 101). Trad. J. Pégon et G. Madec (modifiée), op. cit., p. 173.
  • [62]
    « La curiosité cherche à prendre les apparences de la passion de savoir (curiositas affectare videtur studium scientiae) » (Conf., II, 6, 13) ; si la « vaine et curieuse convoitise (vana et curiosa cupiditas) […] s’affuble du nom de connaissance et de science (nomine cognitionis et scientiae) », elle n’en témoigne pas moins d’un incontestable « désir de connaître (appetitu noscendi) » (Conf., X, 35, 54).
  • [63]
    Ver. relig., 49, 94. Ibid., p. 163. Traduction modifiée.
  • [64]
    Util. cred., IX, 22. Ibid., p. 257. Notons que, dans ce passage, cupiditas n’est pas à entendre au sens seulement négatif, que le terme revêt le plus souvent. En tant qu’elle est essentiellement un mouvement de la volonté (« motus animi », voir Div. Quaest. 83, qu. 35, 1 et Doctr. christ., III, 16) la cupiditas est parfois considérée par Augustin comme une puissance médiane, qui peut alors être prise en bonne ou mauvaise part (voir notamment le Serm. 32, 22 ; Civ. Dei XIV, 7, 2 ainsi que les autres passages donnés en ce sens par G. Bonner, Art. « Cupiditas », in Augustinus-Lexikon, op. cit., § 4, col. 167-168). C’est le cas ici, lorsqu’elle est attribuée au studiosus. Le curieux, au contraire, est celui qui se jette sur les questions à examiner, sans suivre l’ordo disciplinarum, et perd ainsi de vue la fin véritable à quoi doit viser l’étude des sciences libérales (voir Ord., II, 5, 17).
  • [65]
    « Les curieux, qui ont une sagesse terrestre, et qui explorent avec un œil terrestre les réalités spirituelles » (Gen. c. manic., II, 26, 40). Trad. P. Monat, BA 50, Paris, IEA, 2004, p. 373. Voir aussi Conf., V, 3, 4.
  • [66]
    « Une curiosité vaine laisse notre esprit épuisé de faim et de soif » (Ver. relig., 51, 100).
  • [67]
    Voir Mus., VI, 13, 39 : « la curiosité, ennemie de la paix (…) et incapable, du fait de sa vanité, d’atteindre la vérité (vanitate impos veritatis) » ; et Conf., V, 3, 5 : « Mais la vérité, ouvrière de ta création, ils ne la cherchent pas pieusement : c’est pourquoi ils ne la trouvent pas. »
  • [68]
    Conf., XIII, 21, 31. Voir aussi Mor. Eccl. cath., I, 21, 38.
  • [69]
    Conf., V, 4, 7.
  • [70]
    Cité, par exemple, en Doct. christ., II, 41, 62.
  • [71]
    Gen. c. manich., II, 27, 41 : « … per plenitudinem scientiae, quod est caritas ».
  • [72]
    Voir Civ. Dei, XI, 27, 2 : « […] cette lumière incorporelle qui s’irradie en quelque sorte dans notre esprit, pour nous permettre de porter sur toutes ces choses un jugement droit (recte iudicare) ; car c’est dans la mesure où nous la possédons que nous en sommes capables. » Trad. G. Madec, La Cité de Dieu, Paris, Institut d’études augustiniennes, Nouvelle bibliothèque augustinienne, 1994, vol. II/1, p. 54.
  • [73]
    Lib. arb., II, 12, 34. Trad. G. Madec, op. cit., p. 339.
  • [74]
    Ibid.
  • [75]
    Trin., VIII, 3, 4.
  • [76]
    Solil., I, 1, 3.
  • [77]
    Conf., IV, 12, 18.
  • [78]
    Ver. relig., 39, 73, op. cit., pp. 129-131. Trad. modifiée.
  • [79]
    Ibid.
  • [80]
    Ibid.
  • [81]
    Relire en ce sens, par exemple, le récit de la contemplation d’Ostie (Conf., IX, 10, 23-25) ou cette « je ne sais quelle douceur (nescio quam dulcedinem) » de Conf., X, 40, 65.
  • [82]
    « Que les choses supérieures seules nous réjouissent. Le plaisir est comme le poids de l’âme (delectatio quippe quasi pondus est animae). Le plaisir met l’âme en ordre (delectatio ergo ordinat animam.) Où est la jouissance, là est le trésor » (Mus., VI, 11, 29). À rapprocher de Conf., XIII, 9, 10 : « Mon poids, c’est mon amour (pondus meum amor meus). »
  • [83]
    « C’est l’amour qui porte l’âme comme vers le lieu où elle tend ; or, le lieu de l’âme (…) est dans la délectation (locus animae… est… in delectatione) où elle se réjouit d’être parvenue par l’amour ; mais délectation funeste si elle procède de la convoitise, pleine de fruits si elle procède de la charité » (Enarr. in Ps. 9, 15).
  • [84]
    Mus., VI, 15, 52 (Non enim amor temporalium rerum expugnaretur, nisi aliqua suavitate aeternarum).

1Les Confessions s’ouvrent sur une louange, sur le désir qui la suscite, et sur le plaisir qui y est pris : « Te louer, voilà ce que veut un homme (...). C’est toi qui le pousses (tu excitas) à prendre plaisir à te louer (ut laudare te delectet) parce que tu nous as faits orientés vers toi (fecisti nos ad te) et que notre cœur est sans repos (inquietum) tant qu’il ne repose (requiescat) pas en toi (in te) [1]. » Cette mention du plaisir (delectare) à la première page des Confessions est plus riche d’enseignement qu’il pourrait n’y paraître à première vue. D’abord, point essentiel, il y a un plaisir non seulement licite mais inspiré par Dieu même (tu excitas). Ensuite, ce plaisir est indissociable de la condition humaine comme créature raisonnable finie, faite pour, en vue et en direction (ad) de Dieu. Enfin, le plaisir de la créature trouve son accomplissement final en (in) Dieu, dans un repos ayant remplacé l’inquiétude. Lignes décisives, car elles inscrivent toute la pensée augustinienne du plaisir dans une transitivité essentielle de la créature en vue de Dieu. Cela invite à voir dans le plaisir une voie, ou une composante déterminante de la condition de créature en tant que celle-ci est en chemin, in via. Le plaisir est intrinsèque à l’âme pour autant qu’il en exprime la destination inscrite dans le ad Deum. Posons d’emblée une hypothèse que le corps de cette étude devra se mettre en mesure de tester : si cette destination est le fait, en l’homme, de sa raison, alors, c’est de l’esprit, et de lui seul, que devra relever le plaisir capable de faire transiter l’homme en direction de son auteur. À travers cette nécessaire prise en considération de la pensée, il s’agira dans les pages qui suivent de déterminer quel rôle revient au plaisir dans la trajectoire vers Dieu et son aboutissement en Dieu. Sur le terrain strictement philosophique, cela n’est pas sans conséquence pour une pensée de l’ego. Si le moi ne se réalise qu’en s’approchant de son créateur et en se dépassant vers lui, et si cette approche emprunte la voie du plaisir, il faudra alors reconnaître dans le plaisir le principe actif de l’élaboration du moi (reformatio).

2Une fois resituée dans l’élément qui est le sien – c’est-à-dire la transitivité de l’homme fait ad Deum –, la pensée augustinienne du plaisir se laisse articuler selon un certain nombre de propositions très simples, dont l’enchaînement se présente comme contraignant. On peut les rappeler sommairement dans l’ordre suivant : (1) Rien ne suffit à la créature humaine que Dieu seul, par qui et en vue de qui elle a été créée. (2) Il ne faut, en conséquence, jouir que de Dieu. (3) Or, Dieu est esprit – « n’est pas un corps, pour être cherché avec les yeux de la chair » – et ne peut être approché et « vu que par l’esprit (mente) » [2]. (4) Donc, l’authentique et véritable jouissance est nécessairement d’ordre spirituel et pensant. Ces quelques principes forment le sol ferme et constant à partir duquel Augustin conçoit le bien-être de l’homme, sa joie, son bonheur présent ou futur. Il faut alors noter ce fait capital que la question de la pensée se trouve par là, et d’emblée, intrinsèquement liée à celle du plaisir. Si ce dernier ne saurait en effet, sous sa forme la plus pure, être que spirituel, il n’en est pas moins vrai, réciproquement, que la pensée a par essence le plaisir pour fin : « Le but de nos soins est en effet le plaisir (finis enim curae delectatio est), car chacun s’efforce par ses soins et ses pensées (curis et cogitationibus) de parvenir à son plaisir (ut ad suam delectationem perveniat) [3]. » Une telle assertion n’a rien, dans son contexte, d’une condamnation, et à aucun moment Augustin ne préconise une dissociation du plaisir et de la pensée. Bien au contraire, il les lie de la façon la plus étroite et la plus nette qui soit en une formule qui les établit l’un en l’autre : « Là où est la pensée, là aussi est le plaisir (ubi cogitatio ibi et delectatio est) [4]. »

3Reprenons à partir de là les différents éléments qui conduisent à une reconnaissance du plaisir authentique et véritable comme étant d’essence strictement intellectuelle et spirituelle. L’inquietudo sur laquelle s’ouvraient les Confessions trouve au livre XIII son explicitation :

4

Oui, jusque dans cette misérable inquiétude (inquietudine) des esprits (…) tu montres suffisamment combien tu as fait grande la créature raisonnable (rationalem creaturam), puisque rien absolument ne lui suffit pour son bienheureux repos, de tout ce qui est moindre que toi, et donc même pas elle-même à elle-même [5].

5Si rien ne suffit à l’homme, c’est, comme le rappellent ces lignes, en tant qu’il est doué de pensée et de raison. Augustin ne conçoit la pensée comme lieu du plaisir que dans la mesure où elle est aussi, de par sa nature même, le creux laissé en moi par la divinité, la marque en moi de son infinité, à l’image de laquelle je suis [6], et que rien dans le monde ne saurait égaler ni combler. C’est sa capacité même, au sens presque physique du terme, comme contenance et volume, qui fait de l’esprit humain le lieu d’une insatisfaction et d’une inquiétude essentielles. Le fait de pouvoir, dans une certaine mesure, accueillir Dieu, participer à lui, voilà tout le malheur de l’homme pécheur quand tout le distrait et le détourne de cette originaire vocation. Le paradoxe sur lequel repose l’inquietudo est ainsi celui d’une capacitas ordonnée aux dimensions du divin, mais rendue étroite par l’obscurcissement du cœur, les tentations et, en somme, par tout ce qui constitue la condition de l’homme après la chute. Quand Augustin demande, « et quel lieu y a-t-il en moi où puisse venir en moi mon Dieu ? (…) Y a-t-il quelque chose en moi qui te contienne ? (…) D’où peux-tu venir en moi [7] ? », c’est en tant qu’il est lui-même « un homme qui partout porte sur lui sa mortalité, partout porte sur lui le témoignage de son péché [8] ». C’est pourquoi, tout en reconnaissant en soi-même l’immensité insondable de son désir, que Dieu lui-même et lui seul, unique bien à sa mesure, pourrait combler [9], Augustin peut d’un même souffle en déplorer l’étroitesse : « Bien étroite (angusta) est la maison de mon âme pour que tu viennes y loger : qu’elle se dilate grâce à toi [10] ! » Dans cette capacité impuissante ou cet infini resserré – si tant est que de tels oxymores permettent d’évoquer, même imparfaitement, le paradoxe qui fait toute l’inquiétude native de l’âme, la primitive instabilité de l’homme pécheur – se trouve le site existentiel du plaisir.

6De ce site déterminé par la pensée, avec ses pouvoirs et ses attentes, mais aussi ses limitations et ses tentations, partent deux voies, que résume parfaitement Augustin dans une lettre :

7

Car il y a en l’homme une âme raisonnable (anima rationalis), mais ce qui importe pour lui est l’usage de sa raison (rationis usum), et vers quoi de préférence tourner (convertat) sa volonté. Est-ce vers (ad) les biens de la nature visible et inférieure, ou vers les biens de la nature invisible et supérieure ? Autrement dit, est-ce afin de jouir (ut fruatur) du corps et du temps, ou bien de jouir de Dieu et de l’éternité ? Car elle [i.e. l’âme raisonnable] se trouve placée en une sorte de position médiane (in quadam quippe medietate posita est), ayant au-dessous d’elle la créature corporelle, et au-dessus d’elle son propre créateur et celui des corps [11].

8Le plaisir est le drame de l’âme douée de raison, puisqu’avec lui se décide son orientation vers les biens terrestres, ou au contraire vers les spirituels. Il serait alors bien simple, dira-t-on, de condamner le plaisir, purement et simplement, d’en faire quelque chose d’extérieur à la moralité et à la destination de l’homme à Dieu, par exemple à partir d’une stricte pensée de la raison et du devoir. De tels chemins ont bien sûr été frayés, et la tradition philosophique ne les méconnaît pas, mais tel n’est pas celui qu’emprunte Augustin. Jamais chez lui on ne lit de désaveu du plaisir en tant que plaisir, mais seulement comme plaisir pris à ceci ou à cela (aux choses inférieures ou aux supérieures), relevant de tel amour ou de tel autre (cupiditas ou caritas) – c’est-à-dire selon ses objets et selon sa qualité ou son orientation. Mieux encore, le plaisir s’impose comme un élément central de la vie morale par laquelle l’homme peut se rapprocher de son auteur. Les Confessions parlaient de l’étroitesse de l’âme et appelaient à son élargissement, sa dilatation, pour que celle-ci devienne capable d’accueillir Dieu [12]. Or, seul le plaisir est en mesure d’accroître la capacité spirituelle :

9

La dilatation du cœur, c’est le plaisir pris à la justice (cordis dilatatio, iustitiae est delectatio). Et celui-ci est un don de Dieu, pour que, dans ses préceptes, nous ne soyons pas serrés d’angoisse (angustemur) par peur des châtiments, mais pour que nous nous dilations dans l’amour et le plaisir de la justice (sed dilectione et delectatione iustitiae dilatemur) [13].

10Un précepte demeure un impératif simplement extérieur et formel s’il n’est pas aimé pour lui-même et pour les fruits qu’il porte. En outre, il ne pourra pas être durablement suivi car, sous cette forme comminatoire, le précepte s’avère incapable de transformer favorablement le cœur, qui ne se dilate que dans la joie des plaisirs pris à ce qui est aimé, et se resserre dans les angoisses. Si le plaisir est l’agent de l’élargissement de l’âme, et si en outre il n’y a de plaisir que pris auprès de ce qui est aimé, la question centrale devient alors la suivante : que faut-il aimer ? L’affirmation à valeur universelle selon laquelle « le but de nos soins est le plaisir [14] » s’identifie à cette autre : « il n’est personne qui n’aime pas » – à condition de ne pas négliger son corollaire : « mais il convient de rechercher ce qu’il faut aimer (Nemo est qui non amet, sed quaeritur quid amet) » [15]. Augustin s’engage ainsi dans la voie traditionnelle, aussi bien philosophique que religieuse, d’une critique des plaisirs, c’est-à-dire d’une entreprise d’évaluation, de distinction et de sélection. Mais son extrême originalité sur ce terrain tient au fait que le plaisir est désormais conçu comme l’agent d’une transformation de l’ego dont il contribue à restaurer la puissance de participation à son auteur divin. D’où la ferveur avec laquelle l’évêque d’Hippone invite à la delectatio, pour autant que celle-ci est portée par l’amour de Dieu. Les Commentaires des Psaumes abondent en injonctions de cette sorte :

11

Et tu cherches peut-être d’où tu prendras ton plaisir (quaeris… unde delecteris). Désire ce qui pourra te plaire (desidera unde delecteris), désire les sources d’eau vive. Dieu a de quoi te rassasier, et il comble celui qui vient à lui (ad se) [16].
Il y a un certain plaisir en Dieu (est quaedam voluptas in Domino), où nous trouverons le véritable sabbat, le vrai repos (requies). Aussi est-il dit : « Mets en Dieu tes plaisirs (delectare in Domino), et il te donnera ce que réclame ton cœur (Ps 36, 4) ». Qui en effet peut charmer autant que celui qui a fait toutes les choses qui nous charment [17] ? (Quis enim sic delectat, quam ille qui fecit omnia quae delectant ?)

12Voici atteint le point central de la pensée augustinienne du plaisir : celui-ci ne doit être trouvé et éprouvé qu’en Dieu. Avant d’examiner avec plus de précision ce que peut signifier cet « in domino delectare », relevons que, lors d’une telle mise à l’écart de tous les biens de la création au seul bénéfice du créateur, c’est la question de la pensée qui fait retour. Le critère discriminant est en effet pour Augustin la vérité – et sa forme suprême, la deuxième personne de la Trinité – laquelle ne se laisse approcher que par la pensée rationnelle :

13

Pourquoi vouloir trouver le bonheur dans des choses dérisoires ? Seule la vérité rend heureux, elle par qui toutes choses sont vraies. (…) Pourquoi donc vous laissez-vous retenir par l’amour des choses temporelles ? Pourquoi rechercher les dernières des réalités comme si elles étaient primordiales [18] ?
Voici devant toi la Vérité elle-même ; embrasse-la, si tu le peux, et qu’elle fasse ta joie. « Mets en Dieu tes plaisirs (delectare in Domino), et il te donnera ce que réclame ton cœur. » (Ps 36, 4) Car que réclames-tu davantage que d’être heureux ? Et qui est plus heureux que celui qui jouit (fruitur) de la Vérité inébranlable, immuable, parfaite ? (…) Puisque c’est dans la Vérité que l’on connaît et que l’on possède le bien suprême et que cette Vérité est la Sagesse, regardons et possédons en elle le bien suprême et jouissons-en (perfruamur). Car il est heureux, celui qui jouit (fruitur) du bien suprême [19].

14Jouir de la vérité en tant qu’elle est Dieu, telle est aussi la façon dont les Confessions définissent la vie heureuse : « Et la vie heureuse, la voilà, éprouver de la joie (gaudere) pour toi, de toi, à cause de toi (ad te, de te, propter te). (…) La vie heureuse est la joie née de la vérité (gaudium de veritate) [20]. » Ainsi se dessine une série d’équivalences qui permet d’unir terme à terme « prendre plaisir » (delectare) et « aimer » (amare, diligere), « se réjouir » (gaudere) et « jouir » (frui). La première équivalence autorise à reconduire radicalement l’ensemble des considérations augustiniennes relatives au plaisir à sa pensée de l’amour, c’est-à-dire au centre de toute son entreprise pensante : « Quand un objet qu’on aime (quod diligitur), en effet, est présent (adest), il apporte aussi nécessairement du plaisir (delectationem) avec lui [21]. » Que la joie (gaudium) soit alors dans la jouissance (fruitio) [22] revêt à son tour un sens éminent dans la mesure où le couple jouir-user (frui-uti) a fait l’objet de déterminations nombreuses et précises au fil de l’œuvre, et peut être dit régir l’ensemble de l’éthique augustinienne. Sans passer ici en revue toutes ces définitions [23], il faut mentionner le fait que le jouir (frui) se trouve systématiquement qualifié en termes de plaisir (delectatio, voluptas) [24] et finalement, conséquence directe de ce qui précède, d’amour : « Non autem fruitur, si non amat[25]. » On voit que la terminologie augustinienne, pour être précise, n’exclut pas certains chevauchements ou recouvrements majeurs entre termes adjacents, et cela est particulièrement vrai dans le cas du lexique exprimant le plaisir, la jouissance et la joie. Étudier ces recoupements – qui ne sont en rien des confusions –, c’est mettre au jour la cohérence et la profonde unité de la doctrine augustinienne.

15De ces clarifications, il ressort que le problème posé par tout plaisir est celui de la jouissance (fruitio) en tant que celle-ci constitue un arrêt. Et c’est bien cela qui permet, en dernière instance, d’expliquer pourquoi Augustin affirme qu’il ne faut jouir que de Dieu [26]. Prise comme telle, semblable assertion pourrait passer pour un mépris de la création, et pour une ignorance coupable de la bonté qui s’y manifeste. Il n’en est rien, pourtant, dès lors qu’on garde à l’esprit le fait que, dans la jouissance de son objet, le plaisir s’en tient à ce qu’il aime, s’y arrête, et ne va pas au-delà. Jouir d’autre chose que de Dieu, cela veut dire ne pas porter jusqu’à Dieu son amour, et s’en tenir à un élément – quelque beau et aimable qu’il soit dans son genre – du monde créé. Le traité de La doctrine chrétienne, où se trouve clarifiée la distinction entre user et jouir, établit de la sorte une opposition nette entre d’une part uti-transire-referre, et de l’autre frui-permanere-inhaerere :

16

Mais si tu vas au-delà (transieris) de ce plaisir (delectationem), et si tu le rapportes (rettuleris) à ce en quoi l’on doit se fixer (ubi permanendum est), tu en useras, et ce sera par un emploi abusif et non au sens propre qu’on dira que tu en jouis. Si tu t’attaches (inhaeseris) à lui au contraire, et y demeures (permanseris), plaçant en lui le degré suprême de ton allégresse (laetitia), alors ce sera en toute vérité et au sens propre qu’on devra dire que tu en jouis ; ce qu’on ne doit chercher que dans la Trinité, c’est-à-dire dans le bien suprême et immuable [27].

17S’il ne faut s’attacher qu’à Dieu, et demeurer en lui, comment cela se fera-t- il ? Dieu, nous l’avons rappelé, est pour Augustin le Bien, la Vérité [28]. Ce sera donc par l’esprit en tant qu’il voit et connaît : « Voilà pour l’homme le bien total et véritable (totum hominis et verum bonum), cette lumière qu’on ne peut voir par les yeux, mais seulement par l’esprit (mente conspicitur) [29]. » Il n’est rien qui donne plus de plaisir que la jouissance du bien suprême et, en tant que ce dernier est aussi identiquement la vérité la plus haute, ne doit-on pas convenir que tout le plaisir de la créature relèvera de la connaissance ? La voie du plaisir, par quoi se trouve atteinte la fruitio Dei, est identiquement la voie du connaître.

18Le « ad te », s’il destine bien la créature au plaisir suprême conçu comme repos en Dieu (in te), a néanmoins trait à la connaissance, c’est-à-dire à la vision de la vérité, en quoi consiste précisément ce plaisir. Cela est explicitement établi dans un important passage du traité sur La vraie religion (390), qui précise la manière dont Augustin entend le ad sur lequel s’ouvriront, dix ans plus tard, les Confessions :

19

Il est des êtres qui sont non seulement par elle[i.e. la Forme suprême, forma, qui est Dieu], mais pour elle (ad ipsam) : ainsi, toute créature raisonnable et intelligente (omnis rationalis et intellectualis creatura), l’homme entre autres, que l’on dit à juste titre fait à l’image et à la ressemblance de Dieu, car sans cela il serait incapable de porter sur la Vérité immuable le regard de son esprit (mente conspicere). Les autres ont été faits par elle (per ipsam), mais non pour elle (ad ipsam) [30].

20N’assiste-t-on pas ici à l’imposition d’un idéal théorétique, faisant porter l’accent sur la vérité et sur la raison, qui viendrait se substituer brutalement à toute pensée du plaisir et de l’amour ? Nullement, si l’on s’avise, une fois encore, de l’intrication extrême dans laquelle se trouvent toutes ces dimensions. Pour Augustin, il n’est en réalité pas de connaissance digne de ce nom qui ne se vive également comme amour de ce qu’elle connaît [31], et comme plaisir pris à ce qu’elle aime, dans la mesure où la connaissance est contact et saisie de l’objet connu. Quand il s’agit de réalités saisissables par la seule pensée, jouir, c’est connaître ce qu’on aime ; aimer, c’est jouir de ce qu’on connaît ; et connaître, c’est jouir de ce qu’on aime. Une vérité qui ne plaît pas ne saurait être aimée. Or, si elle n’est pas aimée – et toutes les Confessions sont le récit de ce retard : « Bien tard je t’ai aimée (Sero te amavi) [32] ! » – c’est qu’elle n’est pas encore vue comme vérité (puisque la vérité, qui est Dieu, est essentiellement aimable) [33]. Et enfin, si elle n’est pas vue comme vérité, elle ne saurait donc en aucun cas être comprise dans son contenu, intellectuellement saisie. Il s’ensuit de là que le plaisir – préparé, guidé et éclairé par un amour bien dirigé – est une dimension essentielle de la vérité lorsque celle-ci est atteinte par la créature raisonnable finie. Chercher Dieu, c’est s’adonner au pur plaisir intellectuel que prodigue la connaissance quand elle s’attache à la vérité par amour.

21Tel est le sens des efforts qu’Augustin, à l’orée de sa carrière philosophique, consacra à l’étude et à la présentation philosophique des « arts libéraux » (grammaire, rhétorique, dialectique, musique, géométrie, arithmétique, astronomie, philosophie), projet dont il rend compte rétrospectivement, vers la fin de sa vie – dans ses Rétractations, rédigées en 426-427 –, de la façon suivante :

22

Vers le même temps, lorsque j’étais à Milan, me disposant à recevoir le baptême, je tentai aussi d’écrire les Livres des arts libéraux (Disciplinarum libros), interrogeant ceux qui étaient avec moi et à qui ne répugnaient pas des études de ce genre. Mon désir était de parvenir ou de conduire, comme à pas sûrs, aux choses incorporelles par les choses corporelles (per corporalia cupiens ad incorporalia quibusdam quasi passibus certis vel pervenire vel ducere) [34].

23C’est donc en quelque sorte une réalisation méthodique du programme paulinien tel que formulé dans l’Épitre aux Romains [35] qu’entreprenait à cette date Augustin. L’édifice des sciences ou « disciplines libérales » n’est lui-même envisagé que comme un cursus susceptible d’acheminer celui qui s’y adonne vers la vérité sous sa forme la plus haute et la plus pure :

24

Encore dans la musique, la géométrie, les mouvements astraux, les lois des nombres l’ordre règne si bien que, si l’on désire voir (videre desideret) pour ainsi dire, sa source et même son sanctuaire, on le trouve dans ces études ou par elles on y est amené (ducatur) sans faire erreur. Une instruction (eruditio) comme celle-là, si l’on en use avec mesure (moderate utatur) (car rien n’est plus à craindre ici que l’excès), nourrit pour la philosophie un soldat ou même un chef capable, à son gré, de s’envoler vers (ad) cette mesure suprême, au-delà de laquelle il ne peut ni ne doit ni ne veut rien chercher (…) [36].

25La « joie prise à la vérité (gaudium de veritate) [37] » en quoi consiste la vie heureuse, a donc d’abord pu prendre la forme, pour le jeune Augustin, d’une pieuse étude des vérités du monde créé, pour autant qu’en elles se révèle et s’affirme la Vérité du créateur. La vie heureuse est ainsi plaisir de l’intelligence éprouvé dans la compréhension des vérités que lui dévoilent les sciences :

26

Car, puisque tu crois que personne n’est malheureux par la science (neminem scientia miserum esse) – d’où il ressort que probablement l’intelligence rend heureux (ut intellegentia efficiat beatum) – c’est que tu veux être, vivre, et comprendre, mais être pour vivre, et vivre pour comprendre (vivere ut intellegas) [38].

27Le but ultime visé par ce biais n’est en aucun cas d’accumuler sans fin les connaissances, mais bien de parvenir « à la vision même et à la contemplation de la vérité (in ipsa visione atque contemplatione veritatis) », qu’un opuscule de la même période désigne comme « septième et dernier degré (gradus) de l’âme » [39]. Terme de l’âme et de ses progrès, accomplissement de la destination de la créature humaine, non plus tant degré que « séjour (mansio) [40] », ce dernier stade dans l’approche est aussi le lieu du plus haut plaisir, de nature strictement intellectuelle : « Comment dirai-je les joies (gaudia), la jouissance (perfructio) de ce bien suprême et vrai, souffle de sérénité et d’éternité [41] ? » La science, et la manière de vivre qui l’accompagne – tel le groupe composé autour d’Augustin à Cassiciacum –, parce qu’elle est participation aux vérités qui font corps avec la Vérité, devient ainsi un synonyme de la vie heureuse [42], c’est-à-dire du plaisir à la fois le plus intense et le plus noble qui puisse être atteint en cette vie.

28Il faut pourtant s’interroger davantage sur ce privilège accordé à la saisie des réalités intellectuelles. Outre leur vérité, à quoi tient exactement le plaisir qu’elles engendrent ? Ou plutôt, et la question sera peut-être ainsi mieux posée : que doit être la vérité pour revêtir ainsi les attributs du plaisir ? On se souvient que le plaisir a été dit avoir pour condition la présence de ce qui est aimé : « Quand un objet qu’on aime (quod diligitur), en effet, est présent (adest), il apporte aussi nécessairement du plaisir (delectationem) avec lui [43]. » C’est précisément sur ce terrain que le vrai s’impose comme l’objet par excellence offert à la saisie subjective. Si la connaissance est le lieu même de la vie heureuse comme « joie prise à la vérité », c’est dans la mesure où la vérité est la seule chose qui ne se dérobe pas à son appropriation par l’âme. Les corps aimés, quand bien même on parviendrait à se ménager un accès jusqu’à eux, demeurent un temps, puis disparaissent, dépérissent, ou peut-être tout simplement lassent ; mais il n’en va pas autrement des impressions, sensations, sentiments, qui nous quittent aussitôt que vécus, et que l’on s’efforce, souvent en vain, par maints artifices, de retenir ou de rappeler ; les réalités de la mémoire empirique, sans parler de celles de l’imagination, ont certes leur charme, mais elles ne sont que des images… Qu’y a-t-il donc de bon qui puisse offrir cette densité de présence, entière et stable, cette permanence concrète et quasi solide, laquelle sera toujours pour Augustin seule à même d’assurer un plaisir intense et durable ? Le livre X des Confessions répond : « Toutes les connaissances des sciences libérales ». En effet, dans ce cas précis, « ce ne sont pas leurs images, mais les choses elles-mêmes (res ipsas) que je porte en moi [44] », et « celui qui les possède dans sa connaissance ne va pas chercher encore à les atteindre [45] ». Le propre de toute réalité intelligible, c’est de s’offrir elle-même à l’intelligence, sans phantasme ni voile, ni dérobade, telle quelle. Ainsi, par exemple, lorsque « je nomme les nombres par lesquels nous nombrons ; les voici dans ma mémoire, non pas leurs images, mais eux-mêmes [46] ». Mais on pourrait en dire autant du concept de justice, lorsqu’il est adéquatement saisi par la raison. Car alors, ce n’est pas une image du souvenir ou de l’imagination qui se présente au regard de mon esprit en l’absence de ce qui est représenté, mais, dans le juste, « je distingue une certaine chose présente (praesens quiddam cerno), je la distingue en moi, encore que je ne sois pas ce que je distingue [47] ». Finalement, comme le disait déjà avec toute la rigueur requise Augustin en 386, dans le dialogue Le Maître, il n’y a de véritable jouissance que des vérités de raison, c’est-à-dire de ce qui s’offre directement et en pleine présence au regard de l’intellect :

29

Mais lorsqu’il est question des choses que nous apercevons par l’esprit (mente conspicimus), c’est-à-dire par l’intellect et par la raison (intellectu atque ratione), nous disons assurément les choses que nous voyons présentes dans la lumière intérieure de la vérité (quae praesentia contuemur in illa interiore luce veritatis), dont est illuminé (illustratur) et dont jouit (fruitur) celui qu’on appelle l’homme intérieur (homo interior) [48].

30Ces derniers mots doivent néanmoins retenir l’attention, car ils contiennent une nuance discrète, mais essentielle, à partir de laquelle va s’imposer à Augustin une certaine critique de l’attitude connaissante en tant que celle-ci demeure rivée à l’objet connu par et dans les sciences. En effet, il n’est pas dit ici que ce sont des vérités que jouit « l’homme intérieur », mais bien de la lumière intérieure de la vérité dont l’homme est illuminé. Le point est d’importance, parce qu’il a trait à la célèbre doctrine augustinienne de l’illumination. Rappelons-en d’un mot le contenu. L’« illumination », qui rend compte de la possibilité pour l’homme de participer au vrai, ne désigne pas un état mystique lors duquel nous verrions « face à face » (I Cor 13, 12) la lumière même de la Vérité mais l’aperception de ce qui est vrai, qui se fait elle-même dans cette lumière, par laquelle seule est vrai tout ce qui est vrai. Tout homme est donc « illuminé », éclairé, en tant qu’il est capable de pensée vraie. Lorsqu’il pense vrai – nous sommes ici sur le terrain des vérités de raison, et non d’une constatation d’ordre empirique – il ne fait que recueillir et reconnaître, par un acte intellectuel qui lui incombe en propre, la Vérité sous la lumière de laquelle se déroule le droit exercice de sa raison. L’universalité de toute vérité lui vient de ce qu’elle n’est pas nôtre, mais d’emblée et toujours divine. En ce sens, nous ne « faisons » jamais la vérité, mais nous la trouvons. Qu’est-ce alors que « trouver », si ce n’est pas atteindre la Vérité comme telle ? C’est voir la vérité, non pas absolument, mais dans la mesure seulement où elle est vérité de ce qui est perçu comme vrai par l’esprit au moment où il le pense. Or, cette vérité, dont l’homme – singulier et fini – n’est pas lui-même le critère, il doit la tenir d’un autre, de Dieu, « père de notre illumination (pater illuminationis nostrae) » comme le dit la prière liminaire des Soliloques[49]. La présence n’est pas celle de la lumière elle-même en tant que source, mais seulement de son éclat sur nous, et sur les choses pensées par nous. Percevoir comme vrai, c’est juger comme vrai, à l’aune d’un critère qui se situe au-delà de notre intelligence, mais qui l’éclaire, et sans quoi elle serait sans puissance, parce qu’elle ne verrait rien [50].

31On ne saurait trop insister sur cette compréhension de la connaissance à partir de la comparaison avec une lumière – ici toute spirituelle – qui a sa source en Dieu, et ruisselle jusque sur les esprits humains, les rendant capables de percevoir des vérités. Il a été rappelé plus haut que, suivant en cela 1 Jn 1, 5, Augustin pense Dieu comme lumière, et celle-ci, par conséquent, comme le bien suprême vers lequel tendent les intellects créés, parce que cette lumière « a été gravée » (Ps 4, 7) sur eux [51]. Dans une telle configuration, rien ne serait plus préjudiciable à la créature raisonnable que de prendre pour la lumière même ce qui n’est en fait que son reflet sur la chose éclairée. Or, tel est bien le risque constant auquel s’expose la pratique des sciences et le goût du savoir. Ce savoir (eruditio), avertissait déjà Augustin dans le passage cité de L’ordre, ne vaut que « si l’on en use avec mesure (moderate utatur) (car rien n’est plus à craindre ici que l’excès) [52] ». Et la toute fin des Soliloques apporte une précision encore plus nette, puisqu’il y est dit que « ceux qui ont été bien éduqués par les disciplines libérales (qui bene disciplinis liberalibus eruditi) », quelles que soient leurs découvertes en matière de science, « n’en sont cependant pas satisfaits (nec tamen contenti sunt) et ne s’en tiennent (nec se tenent) pas là jusqu’à ce qu’ils aient contemplé (intueantur) dans toute son ampleur et dans toute sa plénitude le visage tout entier de la vérité (totam faciem veritatis) dont la splendeur rayonne déjà à travers les arts » [53]. Se tenere étant ici synonyme de permanere ou inhaerere en quoi a été dite consister la jouissance (frui), c’est donc que les disciplines ou « arts » libéraux ne valent et ne doivent être cultivés, dans la perspective augustinienne, que comme autant d’étapes dans le parcours d’une « exercitatio animi » qui a pour fin de disposer peu à peu l’âme à la lumière, d’inviter au désir du « face-à-face », de nourrir la delectatio Dei[54] – bref, ils sont objet d’usage (usus), et non de jouissance (fruitio). La jouissance des vérités n’est pas encore la « joie prise à la vérité ». Et, dans la mesure où elle comprend quelque chose comme du vrai, mais s’y attarde, s’y délecte, y demeure et s’y tient sans plus de souci de la Vérité, une telle jouissance prise aux sciences libérales peut même enfin être qualifiée franchement de mauvaise, ainsi que n’hésitera pas à le faire Augustin dans les Confessions :

32

Et à quoi me servait-il que, tous ces livres de sciences dites libérales, moi qui étais alors l’esclave de mes convoitises mauvaises (malarum cupiditatum), je les eusse lus et compris par moi-même, autant que j’en ai pu lire ? Je trouvais de la joie (gaudebam) dans ces lectures et je ne savais pas d’où venait tout ce qu’il y avait là de vrai et de certain. Car j’avais le dos à la lumière (ad lumen), et le visage dirigé vers les objets éclairés (ad ea quae inluminantur) ; aussi mon visage lui-même, qui les voyait éclairés, n’était pas éclairé [55].

33Un tel renversement de perspective [56] étonnera. Ne vient-on pas de passer, chez le même auteur, et parfois à l’intérieur des mêmes œuvres, d’un discours qui envisage la connaissance s’illustrant dans la pratique des « sciences libérales » comme plaisir pris à la vérité, à un autre qui voit en elle une forme particulièrement insidieuse d’erreur ? Semblable retournement ne fait pourtant que porter à maturité l’immense exigence dont est dès son début porteuse la pensée augustinienne de l’amour devant être voué au seul Dieu-Vérité (caritas, dilectio[57]). La mention faite de la convoitise (cupiditas) dans le passage cité à l’instant suffit à décrire la défaillance dont fait preuve tout attachement exclusif aux vérités issues des disciplines du savoir – elle est un fléchissement de l’amour qui ne se porte plus vers sa destination la plus essentielle et la plus haute. Le plaisir intellectuel pris à toute vérité n’est juste et salutaire que s’il est animé par le désir de la vérité divine. Invoquons enfin un dernier passage, issu de l’un des premiers écrits anti-manichéens, et donc du début de la carrière d’Augustin. On y constate que le bonheur intellectuel, éprouvé dans le rapport à la vérité comme lumière, est déjà intégralement déterminé à partir du commandement d’amour :

34

La poursuite (secutio) de Dieu, c’est le désir de bonheur (beatitatis appetitus) ; son acquisition (adsecutio), c’est le bonheur même. Mais c’est en l’aimant (diligendo) que nous le poursuivons (sequimur). Le rechercher, ce n’est pas devenir entièrement ce qu’il est lui-même, mais nous faire proches (proximi) de lui, le toucher (contingentes) d’une manière extraordinaire et intellectuelle (mirifico et intelligibili modo), devenir entièrement illuminés et environnés (illustrati atque comprehensi) de sa vérité et de sa sainteté. En effet, il est la lumière elle-même (ipsum lumen) et c’est par lui seul que nous pouvons être éclairés. Tel est alors « le grand et le premier commandement » qui conduit à la vie heureuse : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton cœur (toto corde), de toute ton âme (anima) et de tout ton esprit (mente) : car tout se change en bien pour ceux qui aiment Dieu [58]. » (…) Si donc tout se change en bien pour ceux qui aiment Dieu, le souverain bien, que l’on dit aussi parfait, personne ne discute le fait qu’il doive non seulement être aimé, mais encore être aimé de telle façon que nous ne devions rien aimer davantage (ut nihil amplius diligere debeamus) [59].

35Tout le reste, tout plaisir pris à la connaissance ou au maniement des vérités comme telles n’est que convoitise (cupiditas) et curiosité (curiositas), c’est-à- dire dévoiement de la créature et détournement (aversio) loin de Dieu. L’analyse augustinienne de la curiosité est trop célèbre pour qu’il soit ici nécessaire de nous y attarder [60]. Les pages qui précèdent en ont du reste sans la nommer précisé le contenu. Le mot ne dit pas autre chose qu’un plaisir de connaître non accompagné de dilectio ou de caritas, donc non rapporté à Dieu. La curiosité, elle aussi, veut la vérité [61] ; tout son risque tient d’ailleurs précisément au fait qu’elle est un comportement s’apparentant à s’y mé-prendre [62] à cette « joie née de la vérité » en quoi a été dite consister l’authentique vie heureuse : « La curiosité (…), que recherche-t-elle (quaerit) d’autre que la joie prise à la connaissance des choses (de rerum cognitione laetitiam) ? Et quoi de plus admirable, quoi de plus beau que cette même vérité à laquelle tout chercheur, évidemment, souhaite parvenir (…) [63] ? » S’il y a ainsi une distinction à établir entre deux rapports au savoir – l’un « curieux (curiosus) », l’autre « studieux (studiosus) » –, ce n’est certainement pas en considération de l’ardeur mise à connaître que le partage pourra être effectué, car « tous deux obéissent à un grand désir d’apprendre (magna cupiditate noscendi) » [64]. En réalité, si l’on veut sommairement caractériser la curiosité telle que la comprend Augustin, trois choses peuvent en être dites : elle déforme et falsifie son objet en le considérant d’un regard dépourvu de tout amour pour Dieu [65] ; elle ne rassasie pas celui qui s’y adonne [66] ; enfin, elle manque tout à fait ce qu’elle prétend viser : la vérité [67]. Augustin ne condamne donc nullement l’étude, la connaissance, ni le plaisir qui y est pris, mais c’est l’orientation de cette passion de connaître qu’il ne cesse d’interroger. Le plaisir intellectuel relevant de l’errance de la cupiditas n’appelle pas sa condamnation mais bien sa conversion selon la caritas. Ainsi, il est tout à fait possible de prendre plaisir aux vérités telles qu’elles s’incarnent dans le monde créé, et cela sera donné à ceux « … qui n’exploreront la nature temporelle que dans la mesure où cela suffit pour contempler l’éternité devenue intelligible à partir de ce qui a été fait (Rm 1, 20) [68] ». Pour Augustin, il n’y a finalement pas de plaisir intellectuel authentique qui ne soit en même temps et essentiellement action de grâce, plaisir spirituel, relativisant par là considérablement le rôle à accorder aux connaissances positives issues des disciplines du savoir :

36

Car il est malheureux, l’homme qui connaît (scit) toutes ces vérités mais ne te connaît (nescit) pas ; bienheureux au contraire qui te connaît, même s’il ne les connaît pas. Quant à celui qui te connaît (novit) toi, et elles aussi, ce n’est pas à cause d’elles qu’il est plus heureux, mais à cause de toi seul, qu’il est heureux, si, te connaissant (cognoscens), il te glorifie tel que tu es, et rend grâces, et ne se dissipe pas dans la vanité de ses pensées (cogitationibus) [69].

37« La science enfle, la charité édifie » (I Cor 8, 1) [70]. La parole de Paul vaut ainsi pour toute l’appréciation augustinienne du savoir. Pour lui comme pour l’Apôtre, c’est la charité, et elle seule, qui est la plénitude de la science [71]. Le plaisir de l’intelligence n’est pas une fin en soi. Ce qui fait la fine pointe de la vie de l’ego, c’est sa jouissance en Dieu, en laquelle s’abolit son inquiétude et se résout sa finitude. Là se situe et s’éprouve sa plus haute concrétude affective. Mais dire que l’ego est avant tout désir de jouissance, c’est le définir par le désir et l’amour autant, sinon plus, que par la raison. Augustin, dans sa critique d’un certain rapport idolâtre aux disciplines libérales et aux découvertes du savoir, ne nous invite pourtant pas au sommeil de la raison, et encore moins à l’ignorance. C’est que la raison bien comprise, dans son usage droit et sa légitime jouissance, dans l’actualisation de tous ses pouvoirs et l’entière ampleur de sa capacitas, ne se réduit nullement à une production de jugements vrais dont l’assemblage constituerait une science. Le jugement droit n’est autre que la saisie active d’une vérité dans la lumière incréée qui l’éclaire aux yeux de l’intellect créé [72]. Les jugement vrais, que produit et articule toute authentique science, ne sont ainsi que le résultat d’un bon usage des règles du jugement lui-même, règles reçues et non produites : « Nous formons ces jugements d’après ces règles intérieures de la vérité (illas interiores regulas veritatis) que nous voyons en commun ; mais de ces règles personne ne juge d’aucune façon [73]. » Si connaître, c’est juger, et si juger implique la mise en jeu de vérités éternelles, ne faut-il pas alors interrompre tout travail du jugement pour se tourner vers ces formes elles-mêmes, antérieures à tout acte de l’intellect qui les sollicite ? « Entière et incorruptible, [la vérité] réjouit (laetificet) de sa lumière ceux qui sont tournés (conversos) vers elle, et elle frappe de cécité ceux qui se sont détournés d’elle (aversos) [74]. » La jouissance la plus haute de l’esprit rationnel advient quand sont prises en vue et aimées, non les choses qui tombent sous les règles de la pensée permettant de les juger, mais ces règles elles-mêmes : « Tel est le bien de l’âme qu’il nous faut chercher ; non celui qu’on survole par le jugement (cui supervolitet judicando), mais celui auquel on s’attache par amour (cui haerat amando). Et quel est-il sinon Dieu [75] ? »

38Mais alors, ce Dieu, « lumière intelligible (intellegibilis lux) [76] », où le trouver, si ce n’est dans le monde qu’il a créé, si ce n’est dans l’exercice de ces règles du jugement par lesquelles la vérité ne nous est pas fermée ? « Où est-il ? Où la vérité a-t-elle de la saveur (ubi sapit veritas) ? » La réponse augustinienne est demeurée fameuse : « Il est dans l’intime du cœur (intimus cordi) [77]. » La vérité n’a goût et saveur que par sa présence en l’âme même de celui qui juge. C’est par elle que nous pouvons apprécier les choses que nous jugeons bonnes ou belles, justes ou vraies. Dès lors que nous en serons capables, faisons donc l’économie de ce détour par ce qui s’offre à nous au dehors, et tournons notre regard et notre amour vers la vérité qui illumine ce que nous sommes accoutumés à considérer comme notre bien. Tel est le mouvement auquel invite Augustin. Le plaisir vient-il d’une harmonie ? Est-il le résultat d’un accord ? Pourquoi demeurer parmi les accords vus, entendus, sentis, ou même conçus par le seul intellect ? Ils ne font que donner diversement corps à une harmonie que tous nous portons en nous-mêmes, en tant qu’apparentés à celui qui nous a faits : « Reconnais donc quelle est cette souveraine harmonie ! Ne va pas au dehors, rentre en toi-même ! C’est dans l’homme intérieur qu’habite la vérité [78]. » En cet espace intérieur, la transitivité de l’ego fait ad Deum trouve alors le champ libre pour son plein essor. Cet essor lui est donné par la transitivité du plaisir lui-même qui, loin de le faire se complaire dans les bornes étroites de son individualité créée, le pousse sans cesse à se transcender vers l’incréé en lui, dont il porte la trace :

39

Et, si tu ne trouves que ta nature, sujette au changement, va au-delà de toi-même (transcende te ipsum), mais, en te dépassant, n’oublie pas que tu dépasses ton âme qui réfléchit et, par conséquent, porte-toi vers la source lumineuse où s’éclaire la réflexion [79].

40Ce passage justement célèbre de La vraie religion est sans doute l’un de ceux où s’illustre avec le plus de clarté le terme auquel parvient la doctrine augustinienne. La transcendance successive des états du moi et le passage des niveaux de sa nature changeante culmine « dans un plaisir spirituel très haut (summa spirituali voluptate) » lors duquel est goûté « l’accord de l’homme intérieur avec celui qui habite en lui » [80].

41Au terme de ce parcours, lors duquel auraient pu être évoqués et analysés bien d’autres lieux classiques de l’augustinisme [81], il ressort que le plaisir n’est nullement adventice à l’âme humaine. Au contraire, émanant de sa finitude, gauchi par son péché, il en représente le drame, mais surtout la chance. En effet, une fois perçu ce qu’il faut aimer, une fois la volonté dirigée vers le « vrai bien », c’est le plaisir qui nous y porte et nous y attache, pouvant ainsi être qualifié de « poids de l’âme [82] » ou de « lieu de l’âme [83] ». La peregrinatio de l’homme vers Dieu n’a pas le plaisir seulement pour adversaire, lorsque celui-ci, comme tentation, se met en travers de sa route – pour autant qu’elle se rende capable de le goûter, elle l’a aussi pour allié : « On ne viendrait pas à bout de l’amour des choses temporelles s’il n’y avait une certaine suavité des choses éternelles [84]. »


Date de mise en ligne : 16/06/2014

https://doi.org/10.3917/leph.142.0201

Notes

  • [1]
    Conf., I, 1, 1.
  • [2]
    Trin., VIII, 4, 6.
  • [3]
    Enarr. in Ps. 7, 9.
  • [4]
    Enarr. in Ps. 7, 11.
  • [5]
    Conf., XIII, 8, 9.
  • [6]
    Voir, Trin., XIV, 8, 11 : « Ce qui fait qu’elle [i. e. l’âme rationnelle, mens] est image (imago), c’est qu’elle est capacité (capax) de Dieu, qu’elle peut participer (particeps) à Dieu. » Et aussi XIV, 12, 15, où se trouvent à nouveau identifiées capacitas et puissance de participatio.
  • [7]
    Conf., I, 2, 2.
  • [8]
    Ibid., I, 1, 1.
  • [9]
    Voir Conf., I, 5, 5 : « Qui me donnera de reposer (adquiescere) en toi ? Qui me donnera que tu viennes dans mon cœur et que tu l’enivres, afin que j’oublie mes maux, et que j’embrasse mon unique bien (unum bonum meum), toi ? »
  • [10]
    Ibid., I, 6, 6.
  • [11]
    Epist. 140, 3 (à Honorat, 411-412).
  • [12]
    Voir J.-L. Chrétien, « Saint Augustin et le grand large du désir » in La Joie spacieuse. Essai sur la dilatation, Paris, Minuit, 2007, pp. 33-63.
  • [13]
    Enarr. in Ps. 118, s. 10, 6. Voir aussi Contra duas epistulas pelagianorum, I, 9, 15 : « poenae formidine, non dilectione et delectatione iustitiae ».
  • [14]
    Enarr. in Ps. 7, 11.
  • [15]
    Serm. 34, 2.
  • [16]
    Enarr. in Ps. 41, 3.
  • [17]
    Enarr. in Ps. 32, s. 2, 6.
  • [18]
    Enarr. in Ps. 4, 3.
  • [19]
    Lib. arb., II, 13, 35-36. Trad. G. Madec, Dialogues philosophiques, BA 6, Paris, Institut d’études augustiniennes, 1999, pp. 339-341.
  • [20]
    Conf., X, 22, 32 et 23, 33.
  • [21]
    Doct. christ., I, 33, 37, La Doctrine chrétienne, trad. I. Bochet, BA 11/2, Paris, Institut d’études augustiniennes, 1997, p. 125.
  • [22]
    Voir, par exemple, Enarr. in Ps. 4, 8 : « ad gaudium perfruendum ».
  • [23]
    Elles sont proposées principalement en Div. quest. 83, qu. 30 ; Civ. Dei, XI, 25 ; Trin., X, 10, 13 et X, 11, 17 ; Doctr. christ., I, 4, 4. On ne relève pas d’évolution dans la conception que s’en fait Augustin ; toutes disent la même chose, mais sous des angles et avec des nuances divers, selon les nécessités de l’exposé.
  • [24]
    Voir, notamment, les passages suivants : « Nous jouissons (fruimur) de ce que nous connaisons, quand la volonté s’y complaît et s’y repose (se ipsa delectata conquiescit) » (Trin., X, 10, 13) ; « Celui qui jouit [d’une chose] en use (omnis qui fruitur utitur) : il en dispose au gré de sa volonté, afin d’en éprouver du plaisir (cum fine delectationis) » (Trin., X, 11, 18) ; « On dit que nous jouissons d’une chose dont nous tirons du plaisir (frui ergo dicimur ea re de qua capimus voluptatem) » (Div. Quaest., qu. 30) ; « C’est dans un sens très voisin que l’on emploie “jouir” (frui) et “user avec plaisir” (cum delectatione uti) » (Doct. christ., I, 33, 37) ; « Jouir (frui) se dit d’une chose qui nous plaît par elle-même (nos per se ipsa delectat) sans être rapportée à une autre » (Civ. Dei, XI, 25).
  • [25]
    Div. Quaest. 83, qu. 35, 1.
  • [26]
    Doct. christ., I, 5, 5 : « Les réalités donc dont nous devons jouir (res igitur, quibus fruendum est), c’est le Père, le Fils, l’Esprit saint, qui sont aussi la Trinité. »
  • [27]
    Doct. christ., I, 33, 37.
  • [28]
    « Dieu est pour nous la somme des biens, Dieu est pour nous le souverain bien (Bonorum summa Deus nobis est. Deus nobis est summum bonum) » (Mor. Eccl. cath., 8, 13) ; « Dieu est Vérité (Sap. 9, 15). Car il est écrit que “Dieu est lumière” (1 Jn 1, 5), non la lumière que voient nos yeux, mais celle que voit le cœur, lorsque tu entends dire : c’est la vérité » (Trin., VIII, 2, 3) ; « Dieu bien suprême et mon vrai bien (Deus summum bonum et bonum verum meum) » (Conf., II, 6, 12) ; etc.
  • [29]
    Enarr. in Ps. 4, 8.
  • [30]
    Ver. relig., 44, 82. Par créatures raisonnables autres que l’homme, Augustin désigne les anges. Trad. J. Pégon et G. Madec (modifiée), La foi chrétienne, BA 8, Paris, Desclée de Brouwer, 1982, pp. 147-149.
  • [31]
    Trin., VIII, 7, 10 : « Le véritable amour (vera dilectio), c’est de nous attacher à la vérité pour vivre dans la justice. »
  • [32]
    Conf., X, 27, 38.
  • [33]
    La vérité augustinienne est donc essentiellement non-théorétique, ainsi que l’a bien vu J.-L. Marion : Au lieu de soi, Paris, Puf, Epiméthée, 2008, pp. 152 sq.
  • [34]
    Retr., I, 6.
  • [35]
    Rm 1, 20 : « Ce qu’il y a d’invisible depuis la création du monde se laisse voir à l’intelligence travers ses œuvres » (Vulgate : « Invisibilia enim ipsius a creatura mundi per ea quae facta sunt intellecta conspiciuntur »).
  • [36]
    Ord., II, 4, 14. L’Ordre, BA 4/2, Paris, Institut d’études augustiniennes, 1997, trad. J. Doignon, p. 203.
  • [37]
    Conf., X, 23, 33.
  • [38]
    Solil., II, 1, 1. Les Soliloques, in saint Augustin, Œuvres, I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1998, trad. S. Dupuy-Trudelle, p. 218.
  • [39]
    Quant. anim., 33, 76. N’oublions pas que c’est « par degrés (gradatim), en effet, [que] l’âme se dirige vers la conduite et le genre de vie les meilleurs, non plus par la foi seule, mais par la certitude de la raison (certa ratione) » (Ord., II, 19, 50).
  • [40]
    « neque iam gradus, sed quaedam mansio », Quant. anim., 33, 76.
  • [41]
    Ibid.
  • [42]
    « […] l’amour pur et sincère, par lequel les âmes dotées de sciences et embellies par la vertu s’unissent à l’intellect par la philosophie et, non seulement évitent la mort, mais encore jouissent de la vie la plus heureuse » (Ord., I, 8, 25).
  • [43]
    Doct. christ., I, 33, 37.
  • [44]
    Conf., X, 9, 16. Et 10, 17 : « non pas leurs images, mais elles-mêmes (non imagines earum, sed ipsas) ».
  • [45]
    Conf., X, 21, 30.
  • [46]
    Conf., X, 15, 23.
  • [47]
    Trin., VIII, 6, 9.
  • [48]
    Mag., 40. trad. E. Bermon, La Signification et l’enseignement. Commentaire du De Magistro de saint Augustin, Paris, Vrin, 2007.
  • [49]
    Solil., I, 2. Voir aussi Serm. 284, 1 : « Unde homini illuminatio, nisi ab aeterno lumine ? » et Conf., X, 23, 33 : « … qui Veritas es, Deus, illuminatio mea… ».
  • [50]
    Voir l’Enarr. in Ps. 118, 18, 4 : « Dieu, donc, qui est la lumière (lux), illumine (illuminat) lui-même les âmes pieuses, afin qu’elles comprennent (intellegant) les choses divines qui leur sont dites (dicuntur) ou montrées (ostenduntur). (…) Dieu (…) a fait à l’homme un esprit raisonnable et intelligent (mentem rationalem atque intellectualem), par lequel il puisse saisir sa lumière (qua posset capere lumen eius). »
  • [51]
    Voir supra, les citations de Trin., VIII, 2, 3 et Enarr. in Ps. 4, 8. Mais on pourrait multiplier les exemples.
  • [52]
    Ord., II, 5, 14.
  • [53]
    Solil., II, 20, 35.
  • [54]
    Voici ce qu’en dit encore le De ordine : « Car la science (eruditio) des disciplines libérales bien mesurée et retenue (modesta sane atque succinta) produit, en vue d’embrasser la vérité, des amants (amatores) plus allègres, plus persévérants, plus fervents, afin que leur désir soit plus ardent, leur assiduité plus constante, leur attachement plus délicat : voilà ce qu’on appelle, Licentius, la vie heureuse » (Ord., I, 8, 24).
  • [55]
    Conf., IV, 16, 30.
  • [56]
    Voir le jugement que portent bien des années plus tard sur le De ordine les Retractationes, où Augustin regrette d’avoir dans ce traité « trop attribué aux sciences libérales, que beaucoup de saints ignorent tout à fait, et que certains connaissent sans être des saints » (Retr., I, 3, 2).
  • [57]
    Les deux termes peuvent en effet être tenus pour de stricts synonymes. Augustin les identifie expressément dans le Serm. 53, 10, 11 : « […] cum nihil sit aliud caritas quam dilectio », ainsi qu’en Div. quaest. 83, qu. 36, 1 et qu. 35, 2.
  • [58]
    Mt 22, 37 (déjà en écho à Dt 6, 5) et Rm 8, 28.
  • [59]
    Mor. Eccl. cath., I, 11, 18. Ce traité date de 388.
  • [60]
    On se reportera à la présentation complète de la notion par André Labhardt, Art. « Curiositas », in C. Mayer (Dir.), Augustinus-Lexikon, Bâle, Verlag Schwabe & Co. AG, 1996, vol. 2, Fasc. 1/2, col. 188-195. Cette notice est accompagnée de références bibliographiques nombreuses et précises.
  • [61]
    « Que désire (appetit) la curiosité, sinon la connaissance (cognitionem) ? » (Ver. relig., 52, 101). Trad. J. Pégon et G. Madec (modifiée), op. cit., p. 173.
  • [62]
    « La curiosité cherche à prendre les apparences de la passion de savoir (curiositas affectare videtur studium scientiae) » (Conf., II, 6, 13) ; si la « vaine et curieuse convoitise (vana et curiosa cupiditas) […] s’affuble du nom de connaissance et de science (nomine cognitionis et scientiae) », elle n’en témoigne pas moins d’un incontestable « désir de connaître (appetitu noscendi) » (Conf., X, 35, 54).
  • [63]
    Ver. relig., 49, 94. Ibid., p. 163. Traduction modifiée.
  • [64]
    Util. cred., IX, 22. Ibid., p. 257. Notons que, dans ce passage, cupiditas n’est pas à entendre au sens seulement négatif, que le terme revêt le plus souvent. En tant qu’elle est essentiellement un mouvement de la volonté (« motus animi », voir Div. Quaest. 83, qu. 35, 1 et Doctr. christ., III, 16) la cupiditas est parfois considérée par Augustin comme une puissance médiane, qui peut alors être prise en bonne ou mauvaise part (voir notamment le Serm. 32, 22 ; Civ. Dei XIV, 7, 2 ainsi que les autres passages donnés en ce sens par G. Bonner, Art. « Cupiditas », in Augustinus-Lexikon, op. cit., § 4, col. 167-168). C’est le cas ici, lorsqu’elle est attribuée au studiosus. Le curieux, au contraire, est celui qui se jette sur les questions à examiner, sans suivre l’ordo disciplinarum, et perd ainsi de vue la fin véritable à quoi doit viser l’étude des sciences libérales (voir Ord., II, 5, 17).
  • [65]
    « Les curieux, qui ont une sagesse terrestre, et qui explorent avec un œil terrestre les réalités spirituelles » (Gen. c. manic., II, 26, 40). Trad. P. Monat, BA 50, Paris, IEA, 2004, p. 373. Voir aussi Conf., V, 3, 4.
  • [66]
    « Une curiosité vaine laisse notre esprit épuisé de faim et de soif » (Ver. relig., 51, 100).
  • [67]
    Voir Mus., VI, 13, 39 : « la curiosité, ennemie de la paix (…) et incapable, du fait de sa vanité, d’atteindre la vérité (vanitate impos veritatis) » ; et Conf., V, 3, 5 : « Mais la vérité, ouvrière de ta création, ils ne la cherchent pas pieusement : c’est pourquoi ils ne la trouvent pas. »
  • [68]
    Conf., XIII, 21, 31. Voir aussi Mor. Eccl. cath., I, 21, 38.
  • [69]
    Conf., V, 4, 7.
  • [70]
    Cité, par exemple, en Doct. christ., II, 41, 62.
  • [71]
    Gen. c. manich., II, 27, 41 : « … per plenitudinem scientiae, quod est caritas ».
  • [72]
    Voir Civ. Dei, XI, 27, 2 : « […] cette lumière incorporelle qui s’irradie en quelque sorte dans notre esprit, pour nous permettre de porter sur toutes ces choses un jugement droit (recte iudicare) ; car c’est dans la mesure où nous la possédons que nous en sommes capables. » Trad. G. Madec, La Cité de Dieu, Paris, Institut d’études augustiniennes, Nouvelle bibliothèque augustinienne, 1994, vol. II/1, p. 54.
  • [73]
    Lib. arb., II, 12, 34. Trad. G. Madec, op. cit., p. 339.
  • [74]
    Ibid.
  • [75]
    Trin., VIII, 3, 4.
  • [76]
    Solil., I, 1, 3.
  • [77]
    Conf., IV, 12, 18.
  • [78]
    Ver. relig., 39, 73, op. cit., pp. 129-131. Trad. modifiée.
  • [79]
    Ibid.
  • [80]
    Ibid.
  • [81]
    Relire en ce sens, par exemple, le récit de la contemplation d’Ostie (Conf., IX, 10, 23-25) ou cette « je ne sais quelle douceur (nescio quam dulcedinem) » de Conf., X, 40, 65.
  • [82]
    « Que les choses supérieures seules nous réjouissent. Le plaisir est comme le poids de l’âme (delectatio quippe quasi pondus est animae). Le plaisir met l’âme en ordre (delectatio ergo ordinat animam.) Où est la jouissance, là est le trésor » (Mus., VI, 11, 29). À rapprocher de Conf., XIII, 9, 10 : « Mon poids, c’est mon amour (pondus meum amor meus). »
  • [83]
    « C’est l’amour qui porte l’âme comme vers le lieu où elle tend ; or, le lieu de l’âme (…) est dans la délectation (locus animae… est… in delectatione) où elle se réjouit d’être parvenue par l’amour ; mais délectation funeste si elle procède de la convoitise, pleine de fruits si elle procède de la charité » (Enarr. in Ps. 9, 15).
  • [84]
    Mus., VI, 15, 52 (Non enim amor temporalium rerum expugnaretur, nisi aliqua suavitate aeternarum).

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