Notes
-
[1]
M. Heidegger, Sein und Zeit (1927), Tübingen, Niemeyer, 198414.
-
[2]
E. Husserl, Erste Philosophie (1923/1924). 2. Teil: Theorie der phänomenologischen Reduktion, Rudolf Boehm (ed.), La Haye, Martinus Nijhoff, 1959, Hua VIII, p. 124; trad. de A. L. Kelkel, Philosophie première 2. Théorie de la réduction phénoménologique, Paris, puf, 1972, p. 173-4.
-
[3]
R. Adolphs, Emotion, Social Cognition, and the Human Brain, in T. Cacioppo and G. G. Berntson (a cura di), Essays in Social Neuroscience, Londres, mit, 2004, p. 125.
-
[4]
E. Husserl, Aus den Vorlesungen Grundprobleme der Phänomenologie. Winter-semester 1910/11, in Zur Phânomenologie der Intersubjektivität, Texte aus dem Nachlaß: Erster Teil 1905-1920, I. Kern (ed.), La Haye, Martinus Nijhoff, 1973, Hua XIII, p. 188; trad. de J. English, Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, Paris, puf, 1991, p. 205.
-
[5]
E. Thompson, A. Lutz & D. Cosmelli, Neurophenomenology: an Introduction for Neurophilosophers, in A. Brook & K. Akins (ed. by), Cognition and the Brain. The Philosophy and Neuroscience Movement, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, respectivement p. 46 et 69.
-
[6]
A. Damasio, Looking for Spinoza. Joy, Sorrow and Feeling Brain, Londres, Vintage, 2004, p. 115.
-
[7]
G. Piana, Elementi di una dottrina dell’esperienza. Saggio di filosofia fenomenologica, Milan, Il Saggiatore, 1978, p. 10.
-
[8]
E. Husserl, Zur Phänomenologie der Intersubjektivität. Texte aus dem Nachlaß: Zweiter Teil: 1921-1928, I. Kern (ed.), Hua XIV, La Haye, Martinus Nijhoff, 1973, p. 357.
-
[9]
J.-P. Sartre, L’être et le Néant, Paris, Gallimard, 2007, p. 290-291.
-
[10]
H. Rickert, Der Gegenstand der Erkenntnis, Tübingen, Mohr, 19042, p. 176.
-
[11]
H. Rickert, Zwei Wege der Erkenntnistheorie, in Kant-Studien, 1909, p. 178.
-
[12]
Paul Stern, Das Problem der Gegebenheit, Berlin, Cassirer, 1903, p. 23.
-
[13]
C. Romano, Au cœur de la raison, la phénoménologie, Paris, Gallimard, 2010, p. 733.
-
[14]
E. Husserl, Logische Untersuchungen. Zweiter Band: Untersuchungen zur Phänomenologie und Theorie der Erkenntnis. Erster Teil, Husserliana Bd. XIX/1, U. Panzer (ed.), La Haye, Martinus Nijhoff, 1984, p. 240; tr. fr. de H. Elie, A. L. Kelkel et R. Schérer, Recherches logiques, Paris, puf, 1962, II, 1, p. 18.
-
[15]
Hua XIX/1, p. 242 ; trad. citée, II, 1, p. 21.
-
[16]
Hua XIX/1, p. 242-243 ; trad. citée, II, 1, p. 22.
-
[17]
E. Husserl, Ding und Raum. Vorlesungen 1907, Ulrich Claesges (ed.), La Haye, Martinus Nijhoff, 1973, Hua XVI, p. 197; trad. de J.-F. Lavigne, Chose et espace. Leçons de 1907, Paris, puf,1989, p. 236.
-
[18]
E. Husserl, Die Bernauer Manuskripte über das Zeitbewusstsein (1917-18), Husserliana, Bd. XXXII, R. Bernet et D. Lohmar (eds.), Dordrecht, Kluwer, 2001, p. 7.
-
[19]
E. Husserl, Natur und Geist. Vorlesungen Sommersemester 1927, Husserliana, Bd. XXXII, M. Weiler (ed.), Dordrecht, Kluwer, 2001, p. 147.
L’apparaître de la significativité
1L’essor rapide des sciences cognitives semble interroger la phénoménologie sous de multiples rapports. Un programme de recherche se développe en vertu duquel les problèmes de la socialité, de l’éthique, de l’esthétique, des conduites économiques, de l’expérience religieuse, du penser logique et scientifique deviendraient compréhensibles dans leur structure à la condition que nous analysions de quelle manière le cerveau contrôle nos comportements et notre sentir. Dans les pages qui suivent, nous voudrions aborder la question de savoir dans quelle perspective et à l’intérieur de quelles limites une discussion entre phénoménologie et sciences cognitives peut avoir un sens, et suivant quelle méthode la philosophie phénoménologique peut entrer en contact avec les sciences de l’esprit.
2Nous pouvons formuler notre question de la manière suivante : le projet de reconduire l’ordre de la manifestation, qui est l’ordre du sens, aux structures cérébrales a-t-il un sens ? On pourrait répondre de la manière suivante : les neurosciences nous donnent enfin l’occasion de traiter de manière scientifique des thèmes auparavant inaccessibles à l’analyse objective. De nombreuses expériences sur lesquelles les philosophes spéculaient auparavant peuvent aujourd’hui être ramenées sur un terrain davantage contrôlable, c’est-à-dire reconduites à leur soubassement neurophysiologique. En ce sens, les neurosciences semblent se présenter comme une espèce de philosophie première.
3Puisque de nombreux philosophes qui se sont tournés vers les neurosciences et ont manifesté pour elles de l’intérêt s’inspirent de la « phénoménologie », on a pu en conclure que les nouvelles découvertes des neurosciences exigeaient de naturaliser la phénoménologie. Ainsi, un courant qui s’est caractérisé comme « neurophénoménologie » s’est développé à partir des travaux de Varela. Cette perspective n’a rien d’évident, et cela, d’autant moins que la phénoménologie est née comme une puissante réaction à la naturalisation de l’esprit. En effet, dans le cadre de la phénoménologie, les objets, le monde et les autres ne sont pas dans notre esprit, mais ils sont ce vers quoi l’esprit est dirigé, de sorte que leur mode d’apparaître ne peut être reconduit à la constitition interne de notre esprit.
4Nous devons alors nous demander : pour résoudre les problèmes qui sont les siens la recherche philosophique doit-elle emprunter ses fondements aux neurosciences ? Si l’on répond affirmativement à cette question, on risque de confondre des niveaux différents de discours, de construire une espèce de nouveau psychologisme biologisant, et ainsi de revenir à une conception non intentionnelle de la vie de la conscience. On peut mettre en lumière ce que cela signifie en faisant retour à notre vie cognitive.
5Si nous analysons certaines formes de raisonnement logique, nous pouvons adopter deux attitudes. La première consiste à nous demander : pourquoi pensons-nous de cette manière ? Si nous adoptons ce point de départ, il est probable que nous soyons conduits en direction d’un psychologisme ou d’un biologisme. Sans doute ferons-nous alors appel à des structures de notre cerveau. Et cette démarche peut même avoir un sens (tout au moins au début). Les difficultés commencent lorsque nous utilisons cette analyse neurophysiologique pour répondre à une question entièrement différente : quelle est la validité de ces formes de raisonnement ?
6Si nous répondons en disant que ces formes de raisonnement sont valides parce que notre cerveau est fait d’une certaine manière, nous avons alors réduit la validité de ces lois à une configuration biologique factuelle, laquelle aurait pu être différente. Mais on risque de cette manière de confondre ce qui est pensé (le jugement au sens logique) et ce qui se produit dans notre cerveau (l’événement physiologique du juger). En effet, il est patent que lorsqu’on se demande si une loi logique (ou une loi physique) est vraie, on n’est pas en train de s’interroger pour savoir si le cerveau de quelqu’un fonctionne bien ; au contraire, ce qui se passe dans le cerveau, le nôtre ou celui d’autrui, n’est absolument pas pertinent ; ce que l’on se demande, alors, c’est à quelles conditions une assertion peut légitimement prétendre à une validité. Aussi le phénoménologue ne décrit-il aucune genèse empirique, il ne se demande pas comment les choses se sont déroulées en fait, mais il s’intéresse à une genèse transcendantale, il cherche à savoir quelles connexions lient entre eux l’expérience phénoménale et les formes supérieures de pensée (le jugement). Grâce à ce travail, il doit devenir possible de distinguer les concepts pleins, c’est-à-dire ceux qui possèdent un enracinement dans le monde de l’expérience, et les concepts vides, qui sont dépourvus d’un tel enracinement.
7Il convient donc de distinguer les événements mentaux et ce qui se manifeste en eux. Quand quelque chose se manifeste, on trouve d’un côté un acte intentionnel, qui évidemment doit avoir un corrélat psychique et même neurophysiologique (quelque chose doit se produire dans ma structure cérébrale), et de l’autre ce qui se manifeste. L’acte est quelque chose qui survient dans mon esprit, mais ce qui se manifeste n’est pas situé à l’intérieur de l’esprit, il est ce vers quoi ce dernier est dirigé. Ainsi, si je pense cinq fois de suite à la loi de Newton, j’ai cinq actes psychiques, et certainement, il doit bien y avoir des neurones qui ont dû s’activer à cinq reprises. Mais la loi de Newton n’est pas constituée par des neurones. Car tandis que ceux-ci se sont activés cinq fois, la loi de Newton ne s’en trouve en aucun cas multipliée.
8L’esprit possède donc une structure intentionnelle parce qu’il vise quelque chose qui n’est pas contenu en lui : quelque chose qui le transcende. C’est pourquoi l’analyse (phénoménologique) d’une loi logique, de la loi de Newton ou d’un objet esthétique ne doit pas nous reconduire vers ce qui se passe dans l’esprit, mais bien plutôt vers la structure interne de ce qui apparaît : comprendre pourquoi la loi de Newton se manifeste comme douée de validité signifie s’interroger sur les relations qui unissent entre elles ses parties.
9Il en découle une direction de recherche entièrement différente de celle du naturalisme. On ne peut accéder à la question « pourquoi pensons-nous ainsi ? » (question psychologique) qu’après avoir élucidé la structure de ce qui apparaît, et, par conséquent, après s’être demandé : pourquoi n’est-il pas possible de penser différemment ? La manière d’apparaître de la nécessité logique du penser doit donc nous amener à l’analyse de la nécessité psychologique, et non réciproquement. Par conséquent, les actes et événements mentaux ne deviennent accessibles pour l’analyse phénoménologique que pour autant qu’ils sont interrogés et décrits en tant que conditions subjectives de la manifestation de relations de sens douées de leurs propres lois d’organisation interne. L’acte n’en vient à faire partie de la phénoménologie qu’en tant que le lieu dans lequel un sens d’être se manifeste.
10Il y a là une démentalisation des actes, une considération purement phénoménologique (descriptive) de ceux-ci, puisqu’il s’agit simplement de décrire quelle est la structure que doit avoir une conscience pour qu’un certain monde puisse se manifester. C’est seulement dans cette mesure que l’analyse phénoménologique des actes devient une analyse transcendantale. Celle-ci nous fait comprendre que nous pensons de cette manière sur la base d’une contrainte interne à ce qui se manifeste, et nullement sur la base d’une nécessité psychobiologique.
11La confusion entre recherche psychologique/neuroscientifique et analyse phénoménologique peut en outre se faire jour dans la mesure où toutes deux attribuent au sentir une place privilégiée, si bien que l’on perd de vue le fait qu’on se rapporte au sentir ici et là selon deux attitudes fondamentalement différentes : d’un côté, il y a le sentir dans lequel un sens se manifeste, de l’autre le sentir sensoriel dans lequel aucun sens ne se manifeste, de sorte que nous ne sommes plus en présence d’un sentir intentionnel. Par exemple, ressentir une piqûre dans le dos ne signifie pas avoir affaire à la manifestation d’un objet. Si on nous demandait, en effet, ce qui nous pique, il peut arriver (notamment si nous nous arrêtons au sentir sensoriel) que nous ne puissions pas dire s’il s’agit d’un insecte, d’une épine logée dans notre chemise ou d’un furoncle. Nous pourrions bien répondre : « Je n’en sais rien, je sens que ça pique, mais je ne sais pas ce qui pique. » Au contraire, lorsque nous percevons ou aimons, il serait tout à fait étrange, si quelqu’un nous demandait ce que nous percevons ou qui nous aimons, de répondre que nous n’en savons rien.
12Ici, le sentir est un acte intentionnel dans lequel se manifeste un objet intentionnel, c’est-à-dire un sens, lequel ne peut se manifester qu’en renvoyant à une totalité d’autres significations : par exemple, un morceau de craie ne peut être compris conformément à son sens qu’à la condition que nous sachions ce qu’est le tableau, ce que sont des étudiants, l’écriture, etc. Le statut ontologique du sens est, par conséquent, purement différentiel : il existe en tant qu’il est un réseau de renvois que nous pouvons appeler un « monde » [1]. Tout ce qui apparaît et, corrélativement, tous les actes subjectifs sont entrelacés en un système d’implications intentionnelles qui constituent le tissu, la trame et l’enchaînement de l’expérience [2]. Tout sens renvoie donc aux autres sens non en vertu d’un lien causal, mais d’un lien de motivation.
13Cela signifie que la dimension de la manifesteté du sens ne peut pas être réduite à des opérations cérébrales, du moment que c’est la connexion structurale ou l’ouverture de sens à l’intérieur de laquelle ce sens se manifeste qui rend possible son apparaître (par exemple, l’apparaître d’un objet social, d’un tableau en tant qu’objet esthétique, d’un roman, d’un sentiment, d’une valeur, etc.). On ne peut comprendre la conscience, en tant qu’ouverture à une totalité de renvois de sens, en la reconduisant à une espèce de psychologie sans monde, comme cela se produit lorsque nous opérons une réduction neurophysiologique. Affirmer cela, c’est déplacer le sol qui joue le rôle de fondement : de l’esprit et du cerveau à l’apparaître du monde, et revendiquer par là un primat de la phénoménalité. Ce serait plutôt à l’analyse neurophysiologique de nous expliquer comment un système de sens peut s’inscrire dans un cerveau, rendant par là ce dernier apte à habiter un monde.
Délimitations : phénoménologie et sciences empiriques
14Nous avons cherché à justifier brièvement au moyen des remarques qui précèdent notre thèse de l’irréductibilité du sens et de la phénoménalité à des structures neuronales. Nous devons à présent nous demander en quel sens et à quelles conditions une collaboration scientifique entre phénoménologie (analyse de l’expérience phénoménale) et neurosciences (analyse de la structure et du fonctionnement du cerveau) est souhaitable.
15Le présupposé minimal pour qu’un dialogue en général puisse s’instaurer réside dans le fait de partir de l’idée selon laquelle ce dont il s’agit de rendre compte est l’expérience phénoménale. S’il y a expérience, le cerveau y joue manifestement un rôle, mais cela n’entraîne pas que l’expérience phénoménale ne soit qu’un ensemble d’événements chimiques et électriques. Nous pouvons, par exemple, procéder à une réduction causale de la douleur en la ramenant à l’activité de certains neurones, mais cela n’implique pour autant aucune réduction ontologique. Nous pouvons expliquer, en effet, que les corrélats neuronaux sont activés lorsque nous éprouvons une douleur, mais cela n’aurait aucun sens d’affirmer que la douleur est cet événement neuronal. Il ne s’agit, en l’occurrence, que du corrélat neuronal de la douleur et nullement de la douleur, puisque celle-ci n’existe qu’au niveau de l’expérience phénoménale. Soutenir que la conscience phénoménale ne serait en quelque sorte qu’un phénomène illusoire dont la science devrait se débarrasser ne peut donc pas signifier grand-chose, attendu que l’analyse neurophysiologique tout entière se meut à l’intérieur du champ de la phénoménalité : pour expliquer les bases neuronales de la douleur, je dois savoir ce que signifie « douleur », et c’est ce que m’apprend l’expérience phénoménale.
16De nombreuses équivoques peuvent naître de l’incompréhension de l’usage de nos instruments scientifiques. Lorsque nous « photographions » un événement cérébral, quelqu’un pourrait s’exclamer : « Regarde ! En réalité l’image phénoménale n’est qu’un événement chimique-physique du cerveau. » Nous mésinterprétons alors nos propres opérations scientifiques, car lorsque nous observons la manière dont le cerveau réagit, nous ne pouvons le faire qu’en mettant en relation des réponses neuronales et des images phénoménales, et certaines de ces sources d’incompréhension viennent ici de ce que, dans l’image qui nous est fournie par l’imagerie par résonance magnétique, l’expérience phénoménale corrélée au neurone qui est activé n’est en aucun cas photographiée : l’expérience phénoménale reste, pour ainsi dire, hors jeu.
17Du reste, il convient de ne pas perdre de vue le fait que la recherche neuroscientifique contemporaine a vu le jour quand un groupe de scientifiques s’est aperçu que, tandis qu’un neurone donné (de singe) n’était pas activé par des formes élémentaires (par des formes géométriques, tels un cercle ou une ligne), il était activé en présence de structures de sens, par exemple d’une main. Cela montre que le cerveau ne peut pas être étudié en éliminant la phénoménalité, laquelle est au contraire présupposée à chaque moment de la recherche. Par exemple, nous disons que, quand la main de quelqu’un d’autre que nous-même se saisit d’une tasse de café, nos neurones-miroirs sont activés. Mais, si le chercheur ne faisait pas appel à la phénoménalité (à laquelle appartiennent la « main » et la « tasse de café » ) et s’il n’avait recours qu’au langage objectivant (en disant par exemple : « au stimulus électrique x le neurone répond avec une intensité y »), l’événement cérébral deviendrait inintelligible.
18C’est nous qui voyons la main qui se saisit de la tasse. Les neurones ne voient rien du tout et ne reconnaissent personne. Ils n’entretiennent avec le monde qu’un rapport causal, chimique. Un neurone ne reconnaît aucune image, dans la mesure où la notion d’ « image » n’est pas une notion causale, mais au contraire phénoménale et intentionnelle. Par conséquent, les neurones répondent en présence de ce que nous, dans notre expérience phénoménale, appelons images ou expérimentons comme des actions douées de sens. La conséquence de tout cela est simple : ce qu’étudient les neurosciences n’est pas un amas de neurones, mais le cerveau d’un être qui expérimente le monde. Dès lors, toute tentative pour réduire ou éliminer la phénoménalité ne peut s’accomplir qu’en la présupposant.
19Du reste, nos affirmations ne peuvent avoir un sens que dans la mesure où elles trouvent leur justification dans des flux phénoménaux. Platon ignorait tout des neurones, et si nous en avons quelque connaissance c’est uniquement parce que notre champ phénoménal s’est élargi, par exemple grâce à l’imagerie par résonance magnétique ou au pet scan, par l’entremise desquels les événements du cerveau deviennent « visibles », faisant par là même leur entrée dans notre expérience phénoménale.
20Un dernier point nous incite à penser que le terrain de la phénoménalité conserve et doit conserver un primat (transcendantal, s’il est encore légitime d’employer ce mot). En effet, pour tenter d’expliquer d’un point de vue objectif (scientifique) les racines ontologiques d’un phénomène donné (esthétique, moral, culturel), nous devons auparavant éclaircir la structure de son mode d’apparaître, c’est-à-dire la nature de ce qu’il s’agit d’expliquer. Pour déterminer si l’expérience esthétique ou la relation sociale sont réductibles à des processus neurophysiologiques d’ordre imitatif, nous devons d’abord clarifier à quelles conditions nous serions disposés à parler d’expérience esthétique ou de relation intersubjective, et ce que sont l’ « imitation » ou l’ « expérience de l’autre ». Nous devons par conséquent distinguer ces questions conceptuelles de questions empiriques.
21Si quelqu’un disait, en effet, qu’il y a relation sociale lorsque se produit un bâillement contagieux, il n’y aurait aucune raison de contester que le bâillement puisse être réduit à un mécanisme imitatif inné, mais il n’est absolument pas évident que le bâillement ou l’imitation soient des éléments caractéristiques de la relation intersubjective. Ni que ce qui distingue un adulte en bonne santé d’un nouveau-né, ce soit la capacité d’inhiber l’instinct d’imitation. L’idée s’est répandue que nous expérimentons la douleur ou la colère d’autrui dans la mesure où, à travers le mécanisme des neuronesmiroirs, nous ressentons nous-mêmes cette même colère ou cette même douleur, bien que de manière plus épidermique. En ce sens, on a soutenu que comprendre les actions, les gestes et les émotions d’autrui signifie simuler : « Le cerveau construit au moins en partie la cognition sociale en simulant l’état émotionnel d’une personne observée : nous savons ce que ressentent les autres parce que nous réfléchissons leurs sentiments. » [3]
22Si nous partons d’une analyse phénoménologique, nous ferons preuve de plus de prudence, et peut-être serons-nous portés à considérer cette interprétation des résultats scientifiques comme pouvant nous induire en erreur. L’analyse phénoménologique montre, en effet, qu’expérimenter le vécu d’autrui ne signifie absolument pas vivre ce qu’il est en train de vivre, « car, si j’empathise dans le Tu une colère, je ne suis pas en colère moi-même, pas le moins du monde, pas plus que je ne suis pas en colère si je fantasme (phantasiere) pour moi une colère, ou me souviens simplement de la sienne, à moins que, dans le dernier cas, je ne me mette maintenant à nouveau en colère » [4]. Si en sentant ou en comprenant la colère d’autrui, je m’échauffe moi-même, nous ne sommes plus ici en présence d’une empathie du vécu d’autrui. Nous sommes simplement en colère, c’est-à-dire nous avons un certain vécu, mais nous n’éprouvons pas la colère de l’autre. Une chose est d’éprouver que l’autre est en colère, une autre de se mettre en colère. Du reste, même si l’action observée produit chez l’observateur l’activation des mêmes circuits neuronaux qui entrent en action lorsque c’est lui qui agit, cela n’explique en rien ce qui induit cet observateur à assigner ce vécu à autrui, au lieu de se borner à l’éprouver.
23Si nous nous attardons un instant à ce thème pour fournir un exemple d’analyse phénoménologique, il en ressort qu’il est nécessaire de distinguer entre une empathie authentique, en vertu de laquelle nous nous laissons motiver égologiquement par l’autre, par exemple quand nous cherchons à consoler un enfant dont le jouet est cassé parce que nous comprenons que cela lui fait de la peine, et une empathie associative, dans laquelle l’effet qui est exercé sur nous se produit sur la base de dispositions, et non de motivations, par exemple lorsque la mauvaise humeur des autres finit par déteindre sur nous. Ici, nous n’expérimentons pas la mauvaise humeur des autres, nous sommes simplement de mauvaise humeur.
24L’analyse phénoménologique nous indique par conséquent la nécessité d’éclaircir le sens des mots que nous employons avant de procéder à l’interprétation des résultats scientifiques. Et la clarification du sens des mots employés doit être menée à bien à travers leur reconduction à l’expérience phénoménale. À cette fin, il est pourtant décisif de préciser ce que signifie « expérience phénoménale » et, par voie de conséquence, « analyse phénoménologique », et ce, d’autant plus que l’on pourrait être tenté de penser que les phénomènes au sens phénoménologique sont ceux qui nous sont offerts par l’introspection, souvent appelée aussi « accès en première personne ». Quelques auteurs ont en effet cherché à caractériser l’analyse phénoménologique en suggérant que la locution « expérience vécue » renvoyait aux « expériences telles qu’elles sont vécues et verbalement articulées à la première personne », et que l’on ne pouvait accéder à ces expériences qu’après avoir développé une certaine pratique visant à « augmenter sa sensibilité à ses propres expériences » [2]. Au contraire, nous croyons que le premier pas d’une analyse phénoménologiquement orientée consiste justement dans le refus de l’introspection. La méthode introspective se laisse en effet guider par une question du type : qu’est-ce que je ressens dans mon expérience en première personne ? Et il est clair que, formulée en ces termes, la recherche ne peut aboutir qu’à la confusion de l’analyse phénoménologique et de l’analyse psychologique.
25Cette confusion naît de ce que l’analyse psychologique et l’analyse phénoménologique s’occupent toutes deux de vécus, du sentir, et cela pourrait conduire à perdre de vue le fait qu’elles s’en occupent en adoptant des attitudes profondément différentes. Il s’agit là d’un point auquel nous avons déjà fait allusion, mais auquel il nous faut à présent revenir selon un nouveau point de vue. En effet, si nous nous en remettons à l’introspection, nous en viendrons à décrire le « sentiment d’empathie » de la manière suivante : si vous imaginez que quelqu’un vous raconte un terrible accident dans lequel une personne a été grièvement blessée, « vous pouvez ressentir pendant un court instant un accès de douleur qui reflète dans votre esprit la douleur de la personne en question » [6].
26En réalité, se réclamer de cette expérience pour démontrer qu’il existe une capacité d’empathiser avec l’autre pourrait se révéler être un très mauvais point de départ pour l’analyse. Quelqu’un pourrait dire en effet : « À moi, il ne survient rien de semblable ! » C’est pourquoi il est nécessaire de remarquer que mettre en route une analyse phénoménologique ne signifie pas faire appel à « ce que l’on éprouve ». Bien plutôt, analyser phénoménologiquement l’expérience signifie mettre en lumière les structures qui rendent possible l’apparaître. Par exemple, si le mouvement d’un corps se manifeste, ce mouvement présuppose, nécessairement et structurellement, la perception de la forme de ce corps. Nous avons affaire justement à des analyses structurales et nullement introspectives. L’analyse phénoménologique en appelle par conséquent à des conditions sine qua non de la donation d’un phénomène : il n’est pas possible de percevoir le mouvement d’un corps sans en percevoir la forme. Ici, nous ne sommes pas renvoyés à la manière dont nous sentons les choses, mais à des conditions structurelles de l’expérience. La phénoménologie se dirige donc vers les phénomènes à partir d’une question transcendantale que nous pouvons formuler de la manière suivante : quelle est la condition de leur apparaître ? Elle ne nous invite pas à regarder dans notre tabernacle intérieur pour y saisir ce qui ne nous est accessible qu’à nous-mêmes, dans l’attitude de l’introspection. Elle nous invite au contraire à caractériser les actes d’expérience « à travers l’exhibition de différences de structure » [7], par exemple à indiquer quelles sont les différences structurelles qui existent entre empathie et simulation. Ce qui nous intéresse, en d’autres termes, c’est de mettre en lumière ce qui caractérise le mode de présentation du phénomène, et non pas notre manière de l’expérimenter (sentirlo).
27Une fois précisé que l’appel à l’expérience (sentire) ne coïncide pas avec le recours à l’introspection, nous pensons que l’analyse de l’expérience phénoménale peut légitimement prétendre à une priorité méthodologique, comme c’était évident pour Husserl lorsqu’il remarquait que les a priori phénoménologiques, c’est-à-dire les structures de l’expérience phénoménale, doivent valoir comme « fondements de toute psychologie biologique » [8]. Dès lors, si une expérience révèle une stratification de sens, cette stratification doit pouvoir jouer le rôle de fil conducteur pour la recherche neuroscientifique, dans la mesure où cette dernière doit chercher à mettre en lumière la manière dont la stratification de l’expérience phénoménale s’est inscrite ou s’inscrit dans la structure cérébrale.
28D’autre part, cela ne peut signifier que la tâche de la phénoménologie soit de corriger les résultats de la recherche scientifique au sens strict. Quand les neurophysiologistes nous apprennent que certaines aires du cerveau s’activent à la fois quand nous agissons en première personne et quand nous observons l’action de quelqu’un d’autre, ce résultat n’a aucun besoin d’être corroboré par des analyses phénoménologiques. Ce qui exige au contraire une collaboration entre phénoménologie et neurosciences, c’est la nécessité où nous nous trouvons d’interpréter le sens de ces résultats, c’est-à-dire d’établir une corrélation entre ce que nous photographions comme activité de notre cerveau et ce qui se manifeste dans notre expérience phénoménale. Pour interpréter les résultats de la recherche empirique, nous avons besoin d’avoir les idées claires sur ce que nous devons entendre par « expérience de l’autre », « émotion », « sentiment de culpabilité », « volonté », « expérience esthétique », parce que si nous employons ces termes de manière confuse, nous risquons de mésinterpréter les résultats de la recherche eux-mêmes et d’en tirer de la mauvaise philosophie. Aussi les neurosciences se meuvent-elles à l’intérieur de l’opposition connu/inconnu, tandis que la phénoménologie se meut à l’intérieur de la dichotomie clair/obscur. Les neurosciences doivent accroître notre patrimoine de connaissances, la phénoménologie doit clarifier les concepts que nous utilisons déjà sans en posséder une claire intelligence, et elle doit le faire à travers une analyse de notre expérience phénoménale.
29Pour le dire en d’autres termes, nous n’obtiendrons une interprétation générale du sens, du mode de fonctionnement et d’exercice de nos structures neurologiques que dans la mesure où nous parviendrons à élaborer une théorie écologique des structures neurophysiologiques, c’est-à-dire à interpréter ces dernières à partir du rapport que les différentes espèces animales entretiennent avec leur monde ambiant particulier. Monde ambiant qui, dans le cas de l’homme, est constitué par un entrelacement de significations, par l’ordre du symbolique. Nous observons dans le cerveau des décharges neuronales, mais, à travers elles, la conscience fait l’expérience de significations environnementales. Et nous ne devons pas interpréter les significations expérimentées à partir des décharges électriques, mais inversement ces dernières à partir de ce qui est vécu par la conscience. Au lieu de reconduire le monde ambiant à son substrat neurophysiologique, au lieu de penser que le cerveau construit un modèle du monde sur la base de processus sensoriels, il s’agit de replacer le cerveau dans le monde (mondanizzare il cervello), de l’étudier à partir du réseau sémantique qui fait de lui un cerveau et non pas un simple amas de neurones.
30Si nous allons dans cette direction, nous devons refuser également une idée d’analyse phénoménologique qui déplace l’axe de la recherche du terrain de l’expérience à celui du cogito (nous aurions envie de dire : de l’empirisme au cartésianisme). Par exemple, nous pourrions rechercher les conditions sine qua non pour pouvoir parler d’expérience de l’altérité dans ce qui se passe à l’intérieur de nous au lieu de les chercher dans les structures qui sont présentes à l’intérieur du champ de l’expérience phénoménale, par exemple en affirmant que c’est « à l’immanence absolue qu’il faut demander de nous rejeter dans la transcendance absolue : au plus profond de moi-même, je dois trouver des raisons de croire à autrui » [9].
31Si nous faisons nôtre cette ligne de pensée, nous ne rechercherons pas les raisons qui, dans l’expérience, nous amènent à interpréter certains phénomènes comme des manifestations d’une vie psychique étrangère. Au contraire, nous chercherons l’autre à l’intérieur de nous, conférant à l’analyse phénoménologique une inflexion « intimiste ». Alors qu’aux yeux de Husserl, c’est dans l’apparaître et dans le mode de donnée caractéristique d’autrui (ressemblance des corps et des formes de comportement) que résident les raisons qui nous motivent à l’expérimenter comme une autre conscience, de sorte que l’alter ego est, en premier lieu, un autre corps dans l’espace, chez Sartre, cette référence à la forme de l’apparaître fait défaut et, au lieu de cela, ce qui se trouve accentué est une espèce d’expérience intérieure. Nous sommes ainsi conviés à regarder à l’intérieur de nous, à observer ce qui se passe dans notre âme, alors que dans l’idée de phénoménologie dont nous tentons de tracer les contours, il s’agit de mettre en lumière la manière dont les images phénoménales se structurent et nous invitent à les interpréter.
La donation (datità) en tant qu’autostructuration de l’apparaître
32Toutefois, on pourrait contester le type d’approche de la phénoménologie que nous esquissons ici en mettant en question son présupposé essentiel : que les phénomènes possèdent des formes d’organisation qui leurs sont propres. Ces formes – pourrait-on affirmer – dérivent de la mise en forme conceptuelle que l’intellect exerce sur la sensibilité. Il s’agit là d’un thème abondamment repris dans la discussion anglo-saxonne, de Sellars à McDowell, mais qui possède ses propres développements dans la philosophie du xxe siècle, en particulier à l’intérieur de la philosophie néokantienne, et d’après lequel la manifestation est rendue possible par le jugement, de sorte qu’il n’y a pas de donation (datità). Ainsi, on pourrait soutenir qu’il n’y a pas de manifestation de l’être, mais seulement structuration du réel par le sujet. Heinrich Rickert remarquait qu’un donné (dato) ne devient pertinent du point de vue de la connaissance que quand il est intégré à un jugement. En effet, nous devons distinguer à l’intérieur du donné le contenu et la forme, et « c’est la forme qui rend possible en général l’être-donné et qui le précède logiquement » [10]. La donation elle-même serait originairement un produit de la subjectivité, de telle sorte que « le contenu (Inhalt) que nous “percevons” ne possède en général aucune forme, mais n’obtient celle-ci que du fait que nous parlons du contenu » [11].
33De là une conséquence évidente : s’il n’y a pas de donation, aucune phénoménologie n’est possible, puisque l’analyse phénoménologique altère ce qu’elle vise à mettre en lumière. Quand elle croit mettre en relief l’apparaître lui-même, en réalité elle se contente de projeter sur lui des catégories. Cette critique est explicitement avancée par Paul Stern, selon lequel la phénoménologie et l’empirisme ne tiennent pas compte du fait que « la description présuppose une élaboration logique du matériau donné » [12].
34Évidemment, au fondement de cette critique de la notion de donation, on trouve le présupposé d’après lequel l’expérience phénoménale est dépourvue de formes d’autostructuration autonomes, et il n’y a de manifestation que pour autant que le sujet met en forme un matériau en lui-même amorphe. Mais c’est précisément cette idée d’expérience en tant que quelque chose d’informe qui constitue une erreur théorique. L’expérience, en effet, n’est nullement un chaos désarticulé et dépourvu de règles qui ne reçoit sa forme et sa structure que grâce à la projection de schèmes subjectifs. Elle possède, au contraire, ses propres formes d’auto-organisation et d’autostructuration que l’analyse phénoménologique doit justement amener à la lumière dans ses différentes strates et ses différents domaines ontologiques. La position phénoménologique insiste sur le fait que les règles de l’apparaître se situent du côté de l’être, et non des formes subjectives. Donation signifie a priori matériel, puisque dans les contenus de l’apparaître on trouve des formes d’unification et de mise en relation qui ne proviennent pas des schèmes conceptuels que nous projetons sur l’expérience : au contraire, le mode de donnée « se révèle structuré par des légalités a priori » [13].
35Il y a, en effet, dans l’apparaître des distinctions objectives qui ne proviennent pas des « différences dans le “mode du représenter” » [14]. Par exemple, les différences structurelles entre contenus indépendants et contenus non indépendants ne relèvent pas d’une caractéristique psychologique de notre faculté représentative. Il s’agit, au contraire
de distinctions objectives (sachlich), fondées dans l’essence pure des choses, mais qui, parce qu’elles existent et que nous les connaissons, nous obligent à énoncer qu’une pensée qui s’en écarterait serait impossible, c’est-à-dire qu’un jugement qui s’en écarterait serait erroné. Ce que nous ne pouvons penser ne peut exister, et ce qui ne peut pas exister, nous ne pouvons pas le penser : cette équivalence définit la différence entre le concept prégnant de pensée et celui de se représenter et penser au sens habituel et subjectif [15].
37Ici, nous ne sommes pas en présence d’un ne-pas-pouvoir-penserautrement, c’est-à-dire d’une incapacité d’ordre subjectif, mais de la « nécessité idéale objective de ne-pas-pouvoir-être- autrement » [16]. Nous avons affaire à des lois qui se fondent dans la particularité des contenus, dans leur nature propre. Par exemple, il n’est pas possible de se représenter une couleur sans se représenter l’extension, et cette impossibilité ne provient pas de notre constitution subjective ni des schèmes conceptuels présents dans notre langage, mais s’enracine dans le se-donner de l’être lui-même, parce qu’une couleur dépourvue d’extension ne peut pas être. Si nous développons dans toutes conséquences cette idée d’une autostructuration de l’expérience, il en ressort alors que la donation de l’expérience ne concerne pas des contenus de conscience isolés, mais un processus d’auto-organisation du sens, puisque « la donation [Gegebenheit] s’accomplit comme un processus dans la temporalité phénoménologique » [17]. Ce ne sont pas des contenus sensoriels isolés qui sont donnés, mais des formes d’unification entre contenus qui se constituent en se développant selon un processus temporel. Le point central est que la donation est une structure de relations.
38Si nous adoptons cette idée de phénoménologie, alors il sera possible d’emprunter à la troisième Recherche logique l’idée de donation et de manifestation de l’être. Les contenus s’organisent suivant des règles internes et intrinsèques à l’apparaître en tant que tel. La phénoménalité n’est pas un chaos qui doit être structuré par des règles qui lui sont extérieures, mais une connexion d’être qui se structure à partir de renvois internes. Mettre en lumière ces règles immanentes à l’apparaître, leur donation et leur mode de donnée : c’est en cela que consiste justement le travail phénoménologique.
39Les actes du sujet, en effet, sont une manière de répondre à l’affection par l’être, et la subjectivité transcendantale est le lieu où l’être même se manifeste. Aussi les fondements de la raison ne sont pas les formes subjectives, mais l’être même selon sa propre manifestation. Cette nouvelle manière de penser la donation a aussitôt des conséquences pour un vaste spectre de problèmes. Nous nous limiterons, en conclusion, à en énumérer quelques-unes, sans pouvoir les discuter de manière plus précise :
- tandis que dans une position phénoméniste, la chose se réduit à une collection de sensations, l’analyse phénoménologique montre que la sensation n’est qu’un mode de donation de la chose, un de ses aspects ;
- la chose, par conséquent, n’est pas dans la conscience, mais se manifeste à la conscience, en lui demeurant transcendante ;
- la donation immanente (la sensation) n’est pas une image mentale, mais la chose même considérée selon un point de vue ;
- dans l’expérience se manifeste quelque chose de plus que ce qui est donné à travers les sens. Il y a une manifestation et une intuition de l’être, et si l’être ne se manifestait pas, rien ne se manifesterait. Si quelque chose ne se manifestait pas comme doué de sens (comme marteau, chaise, animal, etc.), il n’y aurait aucune donation.
Subjectivité et horizons
40Ce qui a été dit jusqu’ici ne concerne que le versant de l’apparaître ; mais cela entraîne aussi des conséquences relatives à la manière de comprendre le sujet de l’apparaître, puisque le sujet lui-même est enveloppé et engendré par le processus d’auto-organisation de l’expérience. En effet, ce n’est pas le je qui prédessine l’horizon parce qu’il est lui-même engendré en même temps que l’horizon, de telle sorte que la subjectivité devient le lieu dans lequel est accueilli tout ce qui se donne. Cet aspect de la description peut être précisé de manière synthétique au moyen des affirmations suivantes :
- l’horizon se forme à travers des synthèses, et les synthèses ne peuvent s’accomplir qu’à partir d’anticipations de sens qui engendrent des attentes qui anticipent l’à-venir. Sans attentes, rien ne se manifesterait. Mais le je tire ses attentes de ce qui se préfigure antérieurement à tout se-tourner actif. L’acte, par conséquent, est une « réponse à l’affection par l’être » (Ms. A VI 27/10). L’acte ne confère pas le sens, mais ne forme que le pôle subjectif nécessaire de la corrélation intentionnelle, étant donné qu’ « à la saisie qui reçoit correspond, pour ainsi dire, un donner (Geben) » (Ms. A12 II/19b). En conséquence, le je ne structure pas l’apparaître, mais adhère à ce qui se préfigure passivement ;
- il est donc nécessaire d’abandonner une conception de la (donation de la) signification et de l’être comme simple présence, parce qu’il n’y a d’être et de sens qu’au sein de décours temporels. La donation (darsi) de l’être ne doit pas être recherchée dans des impressions originaires dans la mesure où il n’y a pas de sens de l’être sans anticipation de sens. À l’intérieur du flux temporel, en effet, l’impression ne devient consciente qu’en s’insérant à l’intérieur d’un processus. Elle ne prend pas place sur un terrain vierge : elle s’imprime en altérant le texte dans lequel elle s’inscrit. Ce point résulte d’un fait élémentaire : toute impression se manifeste en confirmant une attente protensionnelle ou en la décevant, étant donné que « la présentation originaire est une attente remplie » [18]. Aussi toute sensation n’atteint-elle le je que comme une signification : elle signifie quelque chose pour l’attente. Par conséquent, il n’y a pas d’impression originaire, car, si d’un côté le fait de s’imprimer (l’imprimersi) altère le texte dans lequel il s’inscrit, d’un autre côté le fait de s’imprimer lui-même s’altère en s’inscrivant dans un système de traces en mouvement ;
- en d’autres termes, les sensations pénètrent dans notre conscience en s’insérant dans un dynamisme différentiel constamment à l’œuvre. À l’origine, il n’y a pas le fait de s’imprimer de traces, mais la motilité temporelle, une vie autonome et opérante, et tout est éprouvé comme quelque chose qui possède du sens pour cette vie. En résumé : tout apparaître réécrit le texte et l’horizon dans lequel il s’inscrit, et tout texte et tout horizon sont ouverts à leur réécriture ;
- ce modèle peut être étendu à l’histoire, et transforme l’idée du sujet et du transcendantal. « Transcendantal » ne fait plus référence ici à une structure qui met en forme l’apparaître, mais à la dynamique interne à la phénoménalité : au mouvement qui engendre sujet et monde. Nous sommes des sujets transcendantaux pour autant que nous sommes insérés dans un processus génératif, et donc des effets d’une histoire intentionnelle. La conscience est, en effet, une sédimentation de strates au travers de laquelle la tradition vit en nous, dans la mesure où « la vie est de part en part historique ; la poursuite de la vie est quelque chose qui émerge d’un vivre » [192] ;
- les horizons sont un mouvement génératif qui produit les sujets singuliers. C’est pourquoi la subjectivité du sujet n’est pas le fondement du mouvement génératif. À la différence d’autres positions (par exemple, de l’idéalisme) d’après lesquelles la subjectivité produit les liens qui font apparaître le réel, dans la phénoménologie la subjectivité est engendrée. Ce mouvement génératif, qui est l’être dans sa manifestation, ou le se-donner temporel de l’être, n’est pas, toutefois, l’effondrement ou la liquidation du sujet, mais ce qui porte, soutient et fait être le sujet. En effet, à l’intérieur d’un cercle de possibilités préesquissées par l’horizon peut surgir un être appelé à répondre, et donc à déterminer celui qu’il veut être ;
- de cette manière, la phénoménologie laisse derrière elle l’idée d’ego en tant que fondement, puisque l’ego s’enracine désormais dans le mouvement différentiel et génératif de l’être, c’est-à-dire dans la pure phénoménalité. Ainsi, en conclusion, l’horizon, entendu comme structure de renvois, n’est pas une forme subjective qui est projetée sur les choses, mais est lui-même produit par le mouvement temporel de l’apparaître, lequel engendre des « préfigurations de sens (predelineazioni di senso) », et par conséquent ce qui rend possible la formation d’horizons. Ce qui se donne est alors le mouvement temporel, cet absolu véritable et ultime, condition de l’apparaître et de l’être. Le sujet n’est pas de ce qui se tient en face de l’être, mais un mouvement de la manifestation de l’être, un effet du mouvement du processus de déploiement temporel. En ce sens, le sujet est structuré comme une attente, il est toujours au-delà de son propre présent.
Notes
-
[1]
M. Heidegger, Sein und Zeit (1927), Tübingen, Niemeyer, 198414.
-
[2]
E. Husserl, Erste Philosophie (1923/1924). 2. Teil: Theorie der phänomenologischen Reduktion, Rudolf Boehm (ed.), La Haye, Martinus Nijhoff, 1959, Hua VIII, p. 124; trad. de A. L. Kelkel, Philosophie première 2. Théorie de la réduction phénoménologique, Paris, puf, 1972, p. 173-4.
-
[3]
R. Adolphs, Emotion, Social Cognition, and the Human Brain, in T. Cacioppo and G. G. Berntson (a cura di), Essays in Social Neuroscience, Londres, mit, 2004, p. 125.
-
[4]
E. Husserl, Aus den Vorlesungen Grundprobleme der Phänomenologie. Winter-semester 1910/11, in Zur Phânomenologie der Intersubjektivität, Texte aus dem Nachlaß: Erster Teil 1905-1920, I. Kern (ed.), La Haye, Martinus Nijhoff, 1973, Hua XIII, p. 188; trad. de J. English, Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, Paris, puf, 1991, p. 205.
-
[5]
E. Thompson, A. Lutz & D. Cosmelli, Neurophenomenology: an Introduction for Neurophilosophers, in A. Brook & K. Akins (ed. by), Cognition and the Brain. The Philosophy and Neuroscience Movement, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, respectivement p. 46 et 69.
-
[6]
A. Damasio, Looking for Spinoza. Joy, Sorrow and Feeling Brain, Londres, Vintage, 2004, p. 115.
-
[7]
G. Piana, Elementi di una dottrina dell’esperienza. Saggio di filosofia fenomenologica, Milan, Il Saggiatore, 1978, p. 10.
-
[8]
E. Husserl, Zur Phänomenologie der Intersubjektivität. Texte aus dem Nachlaß: Zweiter Teil: 1921-1928, I. Kern (ed.), Hua XIV, La Haye, Martinus Nijhoff, 1973, p. 357.
-
[9]
J.-P. Sartre, L’être et le Néant, Paris, Gallimard, 2007, p. 290-291.
-
[10]
H. Rickert, Der Gegenstand der Erkenntnis, Tübingen, Mohr, 19042, p. 176.
-
[11]
H. Rickert, Zwei Wege der Erkenntnistheorie, in Kant-Studien, 1909, p. 178.
-
[12]
Paul Stern, Das Problem der Gegebenheit, Berlin, Cassirer, 1903, p. 23.
-
[13]
C. Romano, Au cœur de la raison, la phénoménologie, Paris, Gallimard, 2010, p. 733.
-
[14]
E. Husserl, Logische Untersuchungen. Zweiter Band: Untersuchungen zur Phänomenologie und Theorie der Erkenntnis. Erster Teil, Husserliana Bd. XIX/1, U. Panzer (ed.), La Haye, Martinus Nijhoff, 1984, p. 240; tr. fr. de H. Elie, A. L. Kelkel et R. Schérer, Recherches logiques, Paris, puf, 1962, II, 1, p. 18.
-
[15]
Hua XIX/1, p. 242 ; trad. citée, II, 1, p. 21.
-
[16]
Hua XIX/1, p. 242-243 ; trad. citée, II, 1, p. 22.
-
[17]
E. Husserl, Ding und Raum. Vorlesungen 1907, Ulrich Claesges (ed.), La Haye, Martinus Nijhoff, 1973, Hua XVI, p. 197; trad. de J.-F. Lavigne, Chose et espace. Leçons de 1907, Paris, puf,1989, p. 236.
-
[18]
E. Husserl, Die Bernauer Manuskripte über das Zeitbewusstsein (1917-18), Husserliana, Bd. XXXII, R. Bernet et D. Lohmar (eds.), Dordrecht, Kluwer, 2001, p. 7.
-
[19]
E. Husserl, Natur und Geist. Vorlesungen Sommersemester 1927, Husserliana, Bd. XXXII, M. Weiler (ed.), Dordrecht, Kluwer, 2001, p. 147.