Notes
-
[1]
S. Kripke, La logique des noms propres, trad. P. Jacob et F. Recanati, Paris, Minuit, 1982, p. 24.
-
[2]
Ibid.
-
[3]
T. Szabo Gendler et J. Hawthorne (eds), Conceivability and Possibility, Oxford, Oxford University Press, 2002, introduction. Les notions du concevable et du possible sont ainsi directement liées, car : 1 / p est possible ssi il n’est pas nécessaire que non-p, 2 / p est concevable ssi il n’est pas a priori que non-p. Par conséquent, si on admet que toutes les vérités a priori, et seulement celles-là, sont nécessaires, alors toutes les vérités concevables, et seulement celles-là, sont possibles.
-
[4]
Ibid.
-
[5]
S. Kripke, op. cit., p. 98.
-
[6]
Ibid., p. 46.
-
[7]
Ibid., p. 48.
-
[8]
G. Frege, Écrits posthumes, trad. sous la dir. de Ph. de Rouilhan et C. Tiercelin, Nîmes, J. Chambon, 1994, « La logique dans les mathématiques », p. 243.
-
[9]
Ibid., p. 247.
-
[10]
T. Szabo Gendler et J. Hawthorne, op. cit., introduction.
-
[11]
S. Kripke, Règles et langage privé. Introduction au paradoxe de Wittgenstein, trad. T. Marchaisse, Paris, Le Seuil, 1996.
-
[12]
M. Wilson, « Can we trust logical form ? », The Journal of Philosophy, vol. XCI, no 10, 1994, p. 519.
-
[13]
Cf. ibid. : « Les valeurs de vérité d’énoncés qui portent sur de telles “multiplicités” sont assignées en considérant ce qui se passe sur des courbes voisines où ces multiplicités sont absentes (ces courbes voisines sont souvent appelées des “éclatements” [blowups] de la courbe C) » (p. 524).
-
[14]
H. Putnam, « What is mathematical truth ? », dans Philosophical Papers, vol. 1 : Mathematics, Matter and Method, Cambridge, Cambridge University Press, 1975, p. 70.
-
[15]
H. Field, Realism, Mathematics and Modality, Oxford, Blackwell, 1989, p. 240.
-
[16]
H. Field, Science without Numbers : A Defence of Nominalism, Oxford, Blackwell, 1981. Si N est une théorie nominaliste, i.e. ne comportant aucune référence à des objets abstraits, et A une assertion nominaliste, alors une théorie mathématique Tmath est dite conservative si elle vérifie la propriété suivante : si N + Tmath A, alors N A.
-
[17]
H. Field, Realism, Mathematics and Modality, op. cit., p. 231.
-
[18]
Sur cette notion de « dépendance contrefactuelle », cf. D. Lewis, « Causation », The Journal of Philosophy, vol. LXX, no 17, 1973, p. 556-567.
-
[19]
D. Lewis, On the Plurality of Worlds, Oxford, Blackwell, 1986, p. 111. Ce passage est cité par H. Field, loc. cit.
-
[20]
H. Field, op. cit., p. 237-238.
-
[21]
Dans Counterfactuals (1973), Lewis développe en effet une interprétation des contrefactuels en termes de mondes possibles en introduisant une notion de similarité et par suite une notion de distance entre les mondes.
-
[22]
M. Steiner, « Penrose and platonism », dans E. Grosholz et H. Berger (eds), The Growth of Mathematical Knowledge, Dordrecht, Kluwer, 2000.
-
[23]
Cf. E. Mach, La mécanique, trad. E. Bertrand, Paris, rééd. J. Gabay, 1987, chap. I, § 20, p. 99 : « Les principes les plus importants de la statique ont été acquis par la considération de l’équilibre des corps solides. Il se fait que cette marche est celle qui a été historiquement suivie, mais elle n’est en aucune façon la seule possible et nécessaire... Les principes généraux de la statique eussent pu être découverts par l’étude des liquides en ne s’appuyant que sur quelques propositions extrêmement simples de la statique des solides. Stévin approche certainement de cette découverte de fort près. »
-
[24]
F. Balibar, Einstein, 1905. De l’éther aux quanta. Paris, PUF, 1992, p. 65-66 : « Tout le génie de Maxwell tient en ceci : avoir compris que dans le formalisme de Lagrange, Hamilton et Jacobi, les grandeurs fondamentales ne sont pas, comme on le pensait jusqu’alors, les grandeurs mécaniques, telles que l’inertie, la quantité de mouvement ou l’élasticité du milieu, mais les énergies, potentielle et effective, que l’on avait jusqu’alors considérées comme des grandeurs dérivées des précédentes, alors qu’en réalité le concept d’énergie a un domaine d’application qui dépasse largement le cadre de la seule mécanique. Prenons le cas de l’énergie liée à la vitesse d’un corps, dite “cinétique” ; qu’elle soit, au cours du développement historique de la physique, apparue comme la combinaison mv2/2 de deux grandeurs, la masse inertielle et la vitesse, a pu faire croire que ces grandeurs étaient fondamentales et que l’énergie était une grandeur “dérivée”. De fait il n’en est rien : cette expression de l’énergie est tout à fait contingente [nous soulignons] et ne se rapporte qu’à un cas particulier, celui d’une masse m animée d’une vitesse v ; la grandeur physique fondamentale, celle dont la pertinence ne se limite pas à ce cas particulier, est l’énergie. »
-
[25]
K. Manders, « Domain extensions and the philosophy of mathematics », The Journal of Philosophy, LXXXVI, 10, 1989, p. 561 : « Les traditions épistémologiques fondées sur la logique ont beaucoup de mal à assigner un rôle aux extensions de domaine. On ne peut pas utilement traiter les extensions de domaine comme des inférences à l’intérieur d’un contexte théorique fixé, ni non plus comme l’instauration motivée par des raisons strictement extra-mathématiques d’un nouveau contexte théorique qui ne serait pas lié aux autres. La discussion philosophique de ce sur quoi se fondent les contextes théoriques n’a jamais pris en compte les relations entre les contextes. Mais les relations entre les contextes sont centrales ici : nous étendons les domaines parce que cela accroît notre compréhension du cadre original... Les différences qui sont caractérisables dans l’organisation des contextes de discours rendent compte (au moins en partie) des différences de compréhensibilité [differences in understandability] que suggèrent l’histoire ou les jugements des mathématiciens. »
-
[26]
Cf. la théorie de Galois pour la résolution des équations algébriques ou la théorie des surfaces de Riemann pour la théorie des fonctions elliptiques.
-
[27]
Lorsque l’on passe du corps des nombres réels à celui des nombres complexes, certaines propositions qui se rapportent par exemple à l’ordre, de vraies deviennent fausses, tandis que d’autres, comme celles qui concernent l’existence des racines des équations, de fausses deviennent vraies.
-
[28]
M. Wilson, « The royal road from geometry ». Noûs, 26, 1992. Repris dans Frege’s Philosophy of Mathematics, W. Demopoulos (ed.), Cambridge, Harvard University Press, 1995, p. 111-112.
-
[29]
S. Kripke, La logique des noms propres, n. 33, p. 67. Avant qu’on ait pu braquer une lunette astronomique vers telle région du ciel et observer le corps céleste que les calculs de Leverrier avaient permis de localiser, la référence du nom « Neptune » n’était en effet donnée que par une description, « le corps céleste qui cause les irrégularités observées dans l’orbite d’Uranus ». Mais si l’astronome procède ainsi à bon droit, ce n’est pas comme cela que nous utilisons les noms propres ordinairement.
-
[30]
Ibid., p. 40.
-
[31]
W. v. O. Quine, Le mot et la chose, trad. P. Gochet, Paris, Flammarion, 1977, § 6, p. 55. Cf. aussi H. Field, « Theory change and the indeterminacy of reference », The Journal of Philosophy, vol. LXX, no 14, 1973, p. 462-481. Contre Quine, Field tente d’analyser le problème de l’indétermination de la référence dans le cas où il y a changement de théories en introduisant la notion de « dénotation partielle ». Il n’y a par exemple aucun moyen de décider si le terme newtonien de « masse » dénote la masse relativiste ou la masse propre ; par conséquent, avant la découverte de la théorie de la relativité, ce terme n’a pas de dénotation unique mais dénote partiellement deux choses différentes. Quine considérait que l’existence de l’indétermination montre que les termes scientifiques sont dénués de sens, et de dénotation, si ce n’est relativement à la théorie à laquelle ils appartiennent, c’est-à-dire sont intertheoretically meaningless. Ce que Field au contraire récuse en soulignant que les notions de dénotation et de signification ne sont, en aucun sens acceptable, « relatives au cadre conceptuel ».
-
[32]
M. Steiner, « Mathematical realism », Noûs, 17, 1983, p. 363-385.
-
[33]
K. Fine, « Essence and modality », Philosophical Perspectives, 8, 1994, p. 1-16.
-
[34]
On a ainsi implication dans un sens mais pas dans l’autre : il est vrai que « si a a essentiellement la propriété P, alors hPa », mais il est faux que « si hPa alors a ait essentiellement la propriété P ». Field donne l’exemple ad hoc suivant : il est vrai que h(2 {2}), mais faux que ce soit une propriété essentielle de 2 d’appartenir au singleton {2}. L’identification des sources de nécessité requiert alors que « tous les objets [puissent être] traités sur un pied d’égalité comme fondements possibles de vérité nécessaire... Ce qui fait qu’il est si facile de passer par-dessus cela, c’est la confusion entre le sujet et la source. On présuppose naturellement que, si une proposition de la forme sujet-prédicat est nécessaire, alors le sujet de la proposition est la source de la nécessité » (p. 8), mais chacune des entités concernées par la proposition peut contribuer à la nécessité de la proposition.
-
[35]
Considérons par exemple la proposition arithmétique que la somme des entiers successifs impairs est égale à un carré, la nécessité n’est pas immédiatement apparente si l’on définit les nombres entiers à la manière de Peano. Mais si maintenant on les envisage comme dans l’arithmétique pythagoricienne comme multiplicités spatialisées de tokens discrets (psephoi), un nombre impair est une équerre droite isocèle (gnomon), par exemple 3 = 1 + 1 + 1 ; 5 = 1 + 2 + 2, etc., et la somme ci-dessus est un emboîtement parfait de nombres en équerres, ce qui est une manière standard de construire un carré. Ainsi la nécessité de la proposition est-elle en quelque sorte construite dans le mode d’expression.
-
[36]
S. Kripke, La logique des noms propres, op. cit., p. 37.
-
[37]
E. Zalta, « Logical and analytic truths that are not necessary », Journal of Philosophy, vol. LXXXV, no 2, 1988, p. 57-74.
-
[38]
Techniquement, Zalta définit récursivement et corrélativement : 1 / les termes (où figurent les descriptions définies = (x) envisagées comme termes primitifs) et les formules, puis 2 / la dénotation des termes et la satisfaction des formules. Comme il est d’usage en logique modale, une interprétation I = W, w0, D, F est la donnée : 1 / d’un ensemble non vide W de mondes possibles ; 2 / d’un élément distingué w0 de W, à savoir le monde actuel ; 3 / d’un domaine D d’objets (possibles) ; 4 / d’une fonction d’assignation F qui assigne à chaque symbole de constante un objet de D et à chaque lettre de prédicat une fonction qui associe à chaque monde un ensemble de n-uplets. On a alors les définitions suivantes :
ii(i) est vraie sous l’interprétation I dans le monde w ssi toute assignation satisfait dans w.
i(ii) est vraie sous l’interprétation I ssi est vraie sous I dans w0.
(iii) est logiquement vraie ssi, pour toute interprétation I, est vraie sous I.
(iv) h est vraie sous l’interprétation I ssi est vraie dans tous les mondes w de I. -
[39]
B. Van Fraassen, Lois et symétrie, trad. C. Chevalley, Paris, Vrin, 1994. p. 158.
« Mathematics has, roughly speaking, got rid of possibility by simply assuming that, up to isomorphism anyway, all possibilities are simultaneously actual. »
1Selon Saul Kripke, il convient de séparer nettement deux ordres de considérations. La question de savoir si une proposition est a priori ou a posteriori est une question épistémique qui concerne le mode de connaissance par lequel nous en venons à reconnaître la vérité de la proposition. La question de savoir si une proposition est nécessaire ou contingente, en revanche, devrait stricto sensu être comprise comme une question métaphysique ne dépendant que de la manière dont le monde se présente indépendamment de nos capacités cognitives.
« Ce qui m’intéresse ici, c’est une notion qui ressortit non à la théorie de la connaissance, mais à la métaphysique en un sens (j’espère) non péjoratif. Nous demandons si quelque chose pourrait avoir été vrai, ou pourrait avoir été faux. Si quelque chose est faux, il est évident que ce n’est pas nécessairement vrai. Si quelque chose est vrai, aurait-il pu en être autrement ? Le monde aurait-il pu, sous cet aspect, être différent de ce qu’il est ? Si la réponse est “non”, alors ce fait concernant le monde est nécessaire. Si la réponse est “oui”, il est contingent. Ceci n’a en soi rien à voir avec la connaissance qu’a quelqu’un de quelque chose. » [1]
2Pour illustrer cette forme de « nécessité métaphysique », Kripke prend l’exemple des mathématiques. Nous ignorons en effet si la conjecture de Goldbach, par exemple, qui dit qu’un nombre pair plus grand que 2 doit être la somme de deux nombres premiers, est vraie ou fausse, mais nous considérons en général qu’elle est nécessairement vraie, si elle est vraie, et nécessairement fausse, si elle est fausse. Cette façon d’envisager les choses revient à adopter la « conception classique des mathématiques » et à tenir pour acquis que, « dans la réalité mathématique, la conjecture de Goldbach est vraie ou fausse » [2]. Reconnaître la validité pleine et entière du principe du tiers exclu en mathématiques, c’est en effet consacrer l’indépendance de la valeur de vérité par rapport à nos capacités cognitives et exclure qu’il puisse y avoir une réelle ouverture des possibles. Cependant il y a bel et bien une alternative pour nous, s’il est vrai que, dans la situation épistémique qui est la nôtre, la question peut se résoudre dans un sens comme dans l’autre. Quelle est alors la notion de possibilité en cause dans ce contexte ? Kripke semble suggérer qu’il ne s’agirait de possibilité qu’en un sens épistémique. Lorsque nous faisons des mathématiques, nous serions ainsi voués à toutes sortes d’illusions modales, lesquelles se dissiperaient chemin faisant à mesure que se réorganisent nos connaissances. Longtemps par exemple on a cru possible d’obtenir la trisection de l’angle à la règle et au compas, avant que la transposition de ce problème géométrique dans le langage algébrique de la théorie de Galois permît d’établir la nécessité de la proposition contradictoire. À chaque étape du développement des mathématiques, nous serions ainsi portés à croire que certaines propositions peuvent être vraies, que certains problèmes peuvent être résolus de telle ou telle manière, mais inexorablement ces possibilités s’effaceraient pour être converties en nécessités à mesure que nous avançons. C’est une conception très largement acceptée qui constitue une sorte de dogme que nous pourrions appeler le dogme de l’uniformité modale des mathématiques : toute proposition mathématique vraie est nécessaire, aucune n’est contingente.
3Les possibles en mathématiques ne seraient donc que les ombres portées de nos croyances sans autre consistance que celle que leur confèrent les configurations épistémiques changeantes dans lesquelles nous nous trouvons. Mais cette manière de rendre compte de notre pratique mathématique en termes de modalités épistémiques est-elle fidèle aux intuitions modales qui nous guident en mathématiques ? Pouvons-nous nous satisfaire d’une philosophie des mathématiques qui aurait entériné le déni des possibles et définitivement admis le dogme de l’uniformité modale des mathématiques ?
1. Illusions modales
4La distinction entre modalités épistémiques et modalités métaphysiques oblige à reconsidérer complètement les conditions de la connaissance modale. Selon la conception traditionnelle, que quelque chose soit concevable, ou bien puisse être connu a priori, constituait un moyen privilégié nous permettant d’explorer ce qui est du domaine du possible ou, respectivement, du nécessaire. Dès lors que, comme le montre Kripke, les notions d’a priorité et de nécessité ne coïncident plus, l’équivalence tacitement admise entre le concevable et le possible est elle aussi remise en cause [3], et par là même c’est le lien direct entre nos intuitions modales et notre connaissance modale qui se défait. Néanmoins, si la prudence est requise, cela ne signifie nullement, selon Kripke, qu’il faille que nous renoncions à nous fier à nos intuitions modales. Malgré les apories qu’elles suscitent, ces intuitions peuvent en effet nous guider, de manière indirecte mais sûre, pour acquérir une véritable connaissance modale, pour autant qu’elles puissent être correctement interprétées.
5En ce qui concerne les mathématiques, on pourrait résumer la situation de la manière suivante :
6a)
7Les illusions modales naissent d’authentiques intuitions modales, lesquelles sont faussées par certaines formes de confusions répertoriées. Une fois que notre pensée a été purgée de telles confusions, nous pouvons nous fier à nos intuitions modales premières.
8b)
9Il y a des intuitions modales en mathématiques.
10c)
11Il n’y a en mathématiques que des possibilités épistémiques, et non métaphysiques ou ontiques ; il ne peut donc y avoir que des illusions de possibilité, ou en d’autres termes les mathématiques sont le règne de la nécessité, même si nous ne reconnaissons ce caractère de nécessité que progressivement et au prix de grands efforts ; c’est ce que nous avons appelé le dogme de l’uniformité modale des mathématiques.
12Les illusions modales sont de deux types. Souvenons-nous des exemples de Kripke. La proposition « l’étalon de mesure qui se trouve à Paris mesure un mètre » semble exprimer une vérité nécessaire, alors qu’elle est en réalité contingente a priori. La proposition « Hesperus est Phosphorus » semble exprimer une vérité contingente, alors qu’elle est nécessaire a posteriori. Nous avons ainsi affaire à une illusion de nécessité dans le premier cas : p semble nécessaire, mais ne l’est pas en réalité ; et à une illusion de possibilité, dans le second : non-p paraît possible, sans l’être réellement.
13Nous pouvons expliquer ces illusions en identifiant les deux types de confusions qui les engendrent [4] :
14(i) confusions entre les descriptions qui fixent la référence et les termes rigides qu’elles introduisent ;
15(ii) confusions entre la possibilité qu’une communauté de locuteurs dans une situation épistémologiquement analogue à la nôtre dise quelque chose de vrai au moyen d’une phrase de notre langage et la possibilité que ce que dit la phrase soit vrai.
16L’expression « un mètre » est utilisée rigidement après avoir été introduite au moyen de la description servant à fixer sa référence, « la longueur de l’étalon qui se trouve à Paris ». Par conséquent, si on ne distingue pas scrupuleusement les termes rigides des descriptions qui servent à fixer la référence, on peut penser que la question de savoir s’il est possible que le mètre étalon qui se trouve à Paris ne mesure pas un mètre est la même que la question de savoir si un mètre peut ne pas mesurer un mètre. Là réside l’illusion de nécessité.
17La planète vue dans telle position le matin et la planète vue dans telle position le soir auraient très bien pu être deux planètes différentes, et de ce fait nous aurions très bien pu nommer « Hesperus » et « Phosphorus » deux planètes différentes, mais en aucun cas Hesperus même aurait pu ne pas être Phosphorus. L’illusion de possibilité surgit dès lors que nous oublions que nous utilisons le langage comme nous l’utilisons, et pas autrement.
« Rappelez-vous, souligne Kripke, que nous décrivons la situation dans notre langage, et non dans un langage qu’auraient employé les gens dans cette situation. Nous devons donc utiliser les termes “Hesperus” et “Phosphorus” en leur donnant la même référence que dans le monde réel. Le fait que les gens dans cette situation auraient pu utiliser ces noms pour faire référence à des planètes différentes n’a aucune importance, tout comme le fait qu’ils auraient pu, ce faisant, employer exactement les mêmes descriptions que nous pour fixer leurs références. » [5]
18Il doit donc y avoir une sorte de discipline intellectuelle propre à la connaissance modale. Si nous apprenions à désamorcer ces deux grands types de confusions, nous pourrions, selon Kripke, nous fier à nos intuitions modales qui en elles-mêmes, lorsqu’elles ne sont pas dénaturées, sont fondées.
2. Descriptions imparfaites
19Mais maintenant ces deux mécanismes générateurs d’illusions modales fonctionnent-ils en mathématiques ?
20Considérons en premier lieu les confusions entre les descriptions qui fixent la référence et les termes rigides qu’elles introduisent et demandons-nous si cette distinction est pertinente lorsqu’il s’agit de mathématiques. Kripke ne donne que quelques indications en ce sens qui toutes prennent leur source dans la dénonciation de ce qu’il nomme l’erreur de Frege :
« Frege doit être blâmé pour avoir utilisé le mot « sens » dans deux sens. Le sens d’un désignateur pour lui, c’est sa signification, mais c’est aussi la façon dont sa référence est déterminée. Frege identifie les deux, et suppose que l’un et l’autre sont donnés par des descriptions définies... Une description peut être employée comme synonyme d’un désignateur ou elle peut être employée pour fixer sa référence. Les deux sens de « sens » correspondent aux deux sens de « définition » dans le langage ordinaire. Il faut les distinguer soigneusement. » [6]
21Ainsi, par exemple en mathématiques, la lettre π semble ne servir qu’à nommer un nombre réel et fonctionner comme un désignateur rigide.
« π est censé être le rapport de la circonférence d’un cercle à son diamètre. Or, il me semble – et je ne puis invoquer ici rien d’autre qu’une vague intuition –, il me semble que cette lettre grecque ne sert pas à abréger l’expression “le rapport de la circonférence du cercle à son diamètre”, ni même un faisceau de descriptions alternatives de π : elle sert à nommer un nombre réel qui, dans le cas présent, est nécessairement le rapport de la circonférence d’un cercle à son diamètre. Remarquez qu’ici aussi bien “π” que “le rapport de la circonférence du cercle à son diamètre” sont des désignateurs rigides, de sorte que les arguments invoqués dans le cas du mètre sont inapplicables. » [7]
22La question des illusions modales est ainsi étroitement liée à la question de savoir si les descriptions qui fixent la référence en mathématiques fonctionnent comme des désignateurs rigides, à l’instar des noms ou autres symboles mathématiques qui remplissent la fonction logique des noms : e, Z7, Z[], SO4(R), j(2), 1, 2, 3, etc. Certes nous ne pouvons utiliser effectivement ces symboles comme des noms qu’en apprenant ce qu’est un nombre réel, un corps fini, un anneau, un groupe orthogonal, un invariant, etc., et en étudiant les propriétés des particuliers en cause, car il n’y a pas d’autre manière de les rencontrer sur son chemin. Mais les descriptions qui fixent la référence sont-elles dans chacun de ces cas des désignateurs rigides ? La question est essentielle pour apprécier la place des modalités en mathématiques.
23Selon la conception traditionnelle, les mathématiciens peuvent avoir occasionnellement recours, dans le développement historique des mathématiques, à des descriptions qui fixent la référence qui s’avèrent au bout du compte partielles ou fausses, et par conséquent ne fonctionnent pas comme des désignateurs rigides. Mais de telles descriptions sont en général considérées comme des échafaudages imparfaits qui devraient disparaître de l’édifice de la science achevée. Ainsi, par exemple, selon Frege, les différentes parties des mathématiques doivent être logiquement unifiées et constituées en un système dans lequel les relations logiques entre toutes les propositions mathématiques puissent devenir explicites [8]. Dans cette perspective, Frege distingue les « illustrations » et les « définitions ». Les illustrations qui permettent de saisir les significations à partir d’exemples sont assurément très utiles mais elles précèdent la construction du système proprement dit, car dans un tel système les termes techniques doivent avoir une signification déterminée et fixe une fois pour toutes au moyen de définitions.
« Quand un signe simple est ainsi introduit pour remplacer un groupe de signes, pareille stipulation est une définition. Le signe simple acquiert par là un sens qui est le même que celui du groupe de signes. Les définitions ne sont pas absolument essentielles à un système. Il est possible de conserver partout le même groupe de signes. L’introduction d’un signe simple n’ajoute rien au contenu ; seule l’expression s’en trouve facilitée et simplifiée. La définition n’a donc réellement affaire qu’à des signes... Le definiendum ne prend son sens qu’à travers le definiens. L’illustration ne construit pas ainsi le sens d’un signe en partant de constituants plus simples : elle traite ce sens comme simple. Elle se contente de parer aux contresens là où une expression est ambiguë. » [9]
24L’une des raisons principales pour lesquelles, en mathématiques, nous serions voués aux illusions modales tiendrait à ce que les connaissances ne prennent jamais définitivement la forme d’un système logiquement parfait, et que par conséquent, dans la plupart des cas où nous avons affaire à de vrais problèmes de mathématiques, nous ne disposons pas de définitions proprement dites, lesquelles fixeraient rigidement la référence, mais seulement d’illustrations ou de descriptions qui fixent tout au plus la référence mais ne donnent pas le sens des entités pertinentes. L’erreur de Frege qui, selon Kripke, consiste à assimiler les deux acceptions du « sens » d’un signe – à savoir, sa signification et la façon dont sa référence est déterminée – semble donc avoir sa source dans l’exigence de construction d’un système logiquement parfait.
25Mais si maintenant nous prenons en compte ce fait que les mathématiciens travaillent le plus souvent avec des descriptions imparfaites qui permettent de fixer approximativement la référence sans cependant constituer une stipulation des significations, alors nous comprenons comment le mécanisme des illusions modales opère en mathématiques. Les termes d’un problème mathématique, par exemple, peuvent être clairs et cependant ne pas être définis une fois pour toutes, en sorte que nous puissions les redéfinir dans un nouveau cadre, élaborer, grâce à cette redéfinition, de nouvelles méthodes, et dissiper ce faisant les illusions modales auxquelles nous étions jusqu’alors assujettis.
26Prenons quelques exemples d’illusions de possibilités correspondant à des questions qui ont été effectivement posées dans l’histoire des mathématiques. Peut-on trisecter un angle quelconque à la règle et au compas ? Nous pouvons disposer, pour les termes employés – « trisection », « angle », « construction à la règle et au compas » –, de descriptions géométriques qui fixent imparfaitement la référence, et de ce fait croire à la possibilité illusoire d’une telle construction. En réfléchissant précisément à cet exemple, Wittgenstein compare le travail en mathématiques à une exploration polaire qui se proposerait de parcourir un « espace » dont nous n’aurions pas la carte. Comment pouvons-nous identifier ce que nous cherchons, si nous ne disposons pas de descriptions parfaitement adéquates ?
27Peut-on multiplier des lignes de grandeur et de direction dans l’espace à trois dimensions, comme le pensait W. R. Hamilton au début de sa carrière, par analogie avec la multiplication des segments orientés du plan représentés par des nombres complexes ? Là encore, les descriptions imparfaites engagent à poursuivre un but fuyant conduisant en fin de compte à redéfinir de fond en comble les termes du problème, en reconnaissant la nécessité du passage de trois à quatre dimensions et de la définition des quaternions corrélativement comme quadruplets et comme quotients de vecteurs.
28Cependant les questions de possibilité et d’impossibilité en mathématiques peuvent aussi recevoir une réponse positive, au sens où les attentes sont confirmées par la démonstration. Mais, dans ce cas précisément, la possibilité est comme encapsulée dans une forme de langage adéquate qui permet de reconnaître la nécessité d’une proposition de niveau supérieur. Prenons par exemple la question suivante : « Peut-on construire un heptadécagone régulier à la règle et au compas ? » Comme Gauss le démontre, une telle construction est possible en vertu des propriétés arithmétiques des résidus de puissances du corps fini associé à l’équation cyclotomique correspondante. Mais dire qu’une figure géométrique est « constructible à la règle et au compas », c’est affirmer une propriété actuelle de la figure, en sorte que la transposition du problème géométrique dans un langage algébrique confère désormais à la proposition un caractère de nécessité. Donner un sens algébrique au prédicat positif « constructible à la règle et au compas », c’est passer d’une proposition de la forme ep, « il est possible de construire un heptadécagone à la règle et au compas », à une proposition de niveau supérieur de la forme q, « l’heptagone est constructible », que la démonstration nous permet enfin de modaliser en hq.
29En quel sens maintenant peut-il y avoir des illusions de nécessité en mathématiques ? Longtemps on a pu penser qu’il était nécessaire que, par un point extérieur à une droite, il ne passe qu’une et une seule parallèle, ou encore qu’un nombre entier est nécessairement pair ou impair. Mais qu’entendons-nous par « point », « droite », « parallèle » ? Toute l’élaboration de la géométrie au XIXe siècle, géométrie différentielle et géométrie axiomatique, a conduit à une redéfinition conjointe de ces termes. Qu’est-ce qu’un nombre entier ? La notion coïncide-t-elle avec celle d’entier naturel ? La constitution de la théorie des nombres algébriques suppose que la proposition mentionnée soit désormais envisagée dans un cadre élargi, et c’est cette extension des domaines qui dissipe les illusions de nécessité.
30Considérons à présent le second type de confusions susceptibles de susciter des illusions modales – à savoir, celles qui sont liées à la possibilité de « doubles épistémiques » [10]. On peut en effet parfaitement imaginer que, quoiqu’un certain énoncé exprime une vérité nécessaire dans le langage tel que nous l’utilisons, il puisse y avoir une autre communauté de locuteurs qui, dans la même situation épistémique, utiliserait le langage d’une manière différente, de sorte que ce même énoncé ou un analogue exprimerait une proposition fausse. La confusion entre la possibilité de tels « doubles épistémiques » et la fausseté possible des énoncés en cause est alors source d’illusions modales, dont la force tient à cette tendance qui nous pousse à considérer chaque phrase en elle-même en la détachant du mode d’utilisation du langage propre à telle ou telle communauté de locuteurs. Le fait que nous puissions prêter le flanc à ce type d’illusions est étroitement lié à ce que Kripke appelle le paradoxe sceptique [11]. Pouvons-nous en effet spécifier intégralement les règles de notre langage ? N’y a-t-il pas toujours une part du sens que nous attachons à ce que nous disons qui relève des pratiques partagées par une communauté de locuteurs. Ou encore : qu’est-ce que suivre une règle ? Prenons un exemple pour discerner clairement ce qui est en cause. Comment continuer la suite 1, 2, 4, etc. ? Imaginons une communauté d’Océanie où les mathématiques de jeux de ficelles auraient atteint un haut niveau de développement, et où « compter » ne serait pas compter des objets discrets, mais compter les régions distinctes délimitées par des réseaux de ficelles nouées les unes aux autres. Ainsi procéderait-on en mettant à plat les tapis de ficelles : aucune ficelle, 1 ; une ficelle, 2 ; deux ficelles, 4 ; trois ficelles, 7, etc. On pourrait répondre qu’il suffisait, pour lever l’équivoque, de spécifier ce qu’on entend par « compter ». Mais pouvons-nous expliciter toutes les règles de notre langage ? Ne faudra-t-il pas de toute façon que nous nous arrêtions quelque part en énonçant des règles qui ne renvoient à rien d’autre et se comprennent d’elles-mêmes, c’est-à-dire dont la compréhension suppose que l’on partage le langage et les pratiques d’une certaine communauté ? La possibilité de « doubles épistémiques » a sa source dans le fait qu’une communauté fictive dans une situation épistémique analogue pourrait parfaitement utiliser le langage d’une manière différente qui change la valeur de vérité d’un énoncé. Le type d’illusions qui en résulte est assez fréquent dans l’histoire des mathématiques sous la forme d’illusions rétrospectives. Quels sont les critères qui permettent de reconnaître que les mathématiciens du passé disposaient ou non d’un concept mathématique comme le concept de groupe, d’espace vectoriel, de fonction arbitraire, etc. ? C’est une question difficile que de démêler ce qui est implicite et ce qui est absent dans les mathématiques d’une période donnée. Mais, comme le montre Mark Wilson, disposer de tels ou tels langages mathématiques et des concepts déterminés correspondants, c’est aussi disposer de modèles de découpage syntaxique différents qui suggèrent des règles d’inférence différentes.
« Comment est-ce possible ?... Nous sommes familiers de ces dessins où deux figures peuvent être imposées au même ensemble de lignes – le profil d’une jeune femme ou la face encapuchonnée d’une vieille bique. Il y a des cas linguistiques analogues où un langage donné peut être vu comme simultanément structuré par deux modèles syntaxiques [syntactic patterns] complètement différents. Ces grammaires distinctes s’accompagnent de modèles d’assignation sémantique très différents, qui valident à leur tour des règles d’inférence divergentes. Au début on peut ne voir dans le langage que l’un seulement de ces modèles, mais progressivement les contours du second modèle émergent et dominent l’ancien. » [12]
31Wilson prend comme exemple le théorème de Bezout en géométrie algébrique qui dit qu’ « une courbe de degré m et une courbe de degré n se coupent en m . n points ». Si nous considérons une droite qui coupe une cubique faisant une boucle au point d’intersection de la cubique avec elle-même, il y a trois points d’intersection dont deux sont confondus. Mais les trois points peuvent maintenant être confondus en un point cuspidal si la boucle se resserre. On peut décrire ce genre de configurations géométriques dans deux langages différents, celui des « points infiniment voisins » et celui des « points de multiplicité n ». Selon que l’on adopte l’un ou l’autre, la découpe syntaxique est différente et des énoncés dénués de sens dans l’un de ces langages peuvent recevoir un sens déterminé dans l’autre. Typiquement, les trois points infiniment voisins sur la cubique, dans la configuration décrite ci-dessus, sont-ils ordonnés ? Dans le langage des points infiniment voisins, il ne paraît possible de leur conférer un ordre que parce que nous concevons les points comme individués sans cependant avoir les moyens mathématiques de les distinguer, en sorte que l’illusion modale tient ici aux limites syntaxiques d’un langage impropre, et se dissipe dès lors que nous passons au langage des « points de multiplicité » [13]. Notons toutefois qu’il n’y a d’abord, le plus souvent, aucune différenciation explicite des langages, mais plutôt des manières différentes d’utiliser un langage commun relativement imprécis, lesquelles ne se constitueront qu’ensuite en langages indépendants et distincts. Mais c’est précisément ce processus de différenciation et d’élaboration des langages mathématiques qui rend plausible l’analyse sémantique des illusions modales en termes de « doubles épistémiques ».
3. Ensembles ou modalités
32Le dogme de l’uniformité modale des mathématiques est étroitement lié à la perspective des fondements en philosophie des mathématiques. Si les illusions modales ont leur source dans le recours aux descriptions imparfaites et la concurrence des langages mathématiques, dès lors qu’on admet que les mathématiques ont besoin d’être fondées, on admet du même coup qu’il y a un langage fondamental dans lequel les mathématiques pourraient être univoquement formulées. Mais, comme le remarque Hilary Putnam, l’une des caractéristiques essentielles des propositions mathématiques est la grande variété des formulations équivalentes qu’elles peuvent recevoir. En mathématiques, il y a en effet toujours un très grand nombre de manières d’exprimer le même fait, si la proposition est vraie, alors même qu’apparemment on ne parle pas des mêmes objets. C’est donc qu’il faut distinguer les faits mathématiques qui rendent les propositions vraies et les objets sur lesquels les propositions semblent porter. L’intuition directrice de Putnam est que le réalisme mathématique s’accommode fort bien de l’abandon des objets, si nous pouvons rendre compte de la correspondance entre les vérités mathématiques et un certain ordre de faits.
33Mais précisément, en un sens proche de celui qui prévaut dans le cas de la dualité onde-corpuscule en mécanique quantique, Putnam oppose deux « descriptions équivalentes » du domaine des faits mathématiques, qu’il nomme respectivement « les mathématiques comme théorie des ensembles » et « les mathématiques comme logique modale » :
« Depuis Frege, Russell, Zermelo et Bourbaki – précise Putnam –, on considère que les mathématiques décrivent un domaine d’objets mathématiques. En principe, tous ces objets peuvent être identifiés à des ensembles. Le langage dans lequel ces objets sont décrits est hautement “a-sceptique” – pas de notions modales, pas de notions intensionnelles (par ex. la notion de “preuve”) ; de fait, dans le cas désormais standard, aucune autre notion hormis celles de la théorie du premier ordre du prédicat “epsilon” (appartenance). Les mathématiques se sont, pour dire les choses à grands traits, débarrassées de la possibilité en supposant simplement que toutes les possibilités sont simultanément actuelles, du moins à isomorphisme près, c’est-à-dire dans l’univers des “ensembles”.
« Il y a cependant une autre manière de faire des mathématiques, ou au moins de les envisager. Cette manière de voir qui est probablement beaucoup plus ancienne que la manière moderne, a souffert de n’avoir pas été explicitement décrite et défendue. Elle consiste à adopter le point de vue selon lequel les mathématiques n’ont pas du tout d’objets à elles. Vous pouvez prouver des théorèmes à propos de ce que vous voulez – de jours de pluie, de marques sur le papier, de graphes, de lignes, de sphères – mais, selon cette conception, le mathématicien ne fait aucune assertion d’existence. Ce qu’il asserte, c’est que certaines choses sont possibles et certaines autres impossibles – en un sens fort et uniquement mathématique de “possible” et “impossible”. Bref, selon cette vue que j’ai baptisée ailleurs “les mathématiques comme logique modale”, les mathématiques sont essentiellement modales plutôt qu’existentielles [14]. »
34Puisqu’on peut traduire les notions modales en notions existentielles et réciproquement, pourquoi choisir les notions modales comme notions primitives ? Le bénéfice attendu selon Putnam est essentiellement philosophique. Le recours aux langage modal permet de libérer le réalisme mathématique du platonisme, en montrant qu’il existe une variété de réalisme qui ne présuppose aucune assertion d’existence concernant de prétendus objets mathématiques. Les mathématiques ne concerneraient donc pas une catégorie spéciale d’objet, mais les objets ordinaires envisagés à l’aide de concepts spéciaux, les concepts modaux. Mais maintenant, quels arguments étaient le réalisme en philosophie des mathématiques, si la question du réalisme est désormais la question de l’objectivité des mathématiques et non plus celle de l’existence des objets mathématiques ? Ce qui caractérise le réalisme relativement à telle ou telle théorie, c’est le fait de soutenir que les propositions de cette théorie sont vraies ou fausses, et que ce qui les rend vraies ou fausses est quelque chose qui ne dépend ni de nous, ni de la structure de notre esprit, ni de notre langage. L’argument d’indispensabilité de Putnam est un argument en deux temps, qui s’appuie successivement sur l’expérience mathématique et sur l’expérience physique. L’expérience mathématique nous convainc que nous sommes fondés à penser que les mathématiques sont vraies. Autrement, comment en effet rendrions-nous compte de la fécondité et de la consistance d’une architecture de théories aussi complexe ? Mais reconnaître le bien-fondé de la notion de vérité mathématique ne nous dit pas selon quelle interprétation les mathématiques sont vraies. On pourrait tout aussi bien défendre l’idée que les mathématiques classiques, ou du moins une partie significative de celles-ci, sont vraies dans une interprétation intuitionniste par exemple, selon laquelle les propositions mathématiques sont vraies ou fausses non en vertu d’une réalité extérieure, mais en vertu des propriétés de nos constructions mentales. Pour décider selon quelle interprétation, les mathématiques sont vraies, il faut se tourner vers la question de l’application des mathématiques en dehors des mathématiques. Nos intuitions nous porteraient sans doute davantage à consentir à une sorte de réalisme en ce qui concerne le monde physique tout en penchant pour une forme de nominalisme ou de fictionnalisme en mathématiques. Mais la thèse centrale de Putnam est que mathématiques et physique sont si étroitement intégrées et unies qu’il n’est pas possible de les dissocier, en sorte que l’expérience physique impose une interprétation réaliste de la vérité mathématique.
4. Antiréalisme et contrefactuels
35Il y a autant de variétés d’antiréalisme qu’il y a de concepts de vérité. L’antiréalisme radical refuse toute existence aux entités mathématiques – nombres, fonctions, tenseurs, etc. –, et donc toute pertinence à la notion même de vérité mathématique : « Mathematics does not have to be true to be good. » [15] Dans cette perspective, la propriété fondamentale d’une théorie mathématique ne serait donc plus la vérité, mais la seule conservativité [16]. Cependant d’autres formes sont possibles qui concilieraient antiréalisme au sens de la théorie de la vérité correspondance et réalisme au sens d’une théorie « décitationnelle » de la vérité. Une forme de réalisme mathématique consisterait en effet à affirmer que les croyances partagées par la communauté mathématique sont en général « décitationnellement vraies », c’est-à-dire étroitement corrélées aux faits mathématiques. Mais, pour consolider cette intuition, il faudrait pouvoir rendre compte de la fiabilité de nos croyances mathématiques. Il y a là un problème qui présente certaines analogies avec le dilemme de Benacerraf. La tension entre théorie de la vérité et théorie de la connaissance ne prend pas nécessairement la forme d’une tension entre platonisme et théorie causale de la connaissance. On pourrait penser que la renonciation à toute forme de platonisme résout cette tension, mais elle resurgit sous d’autres formes.
36Puisque les mathématiques sont organisées de manière déductive, nous devons chercher avant tout à rendre compte « décitationnellement » de la vérité des axiomes : si les mathématiciens acceptent « p » comme un axiome, alors p. Mais que signifie « accepter un énoncé comme axiome », sinon, comme Field [17] le souligne, reconnaître qu’il est consistant avec d’autres énoncés déjà retenus comme axiomes ? La consistance et la vérité d’un système d’axiomes sont toutefois deux choses différentes ; le problème de savoir comment justifier la fiabilité de nos croyances mathématiques demeure donc entier.
37Une solution pourrait toutefois être esquissée à partir de la notion de « dépendance contrefactuelle » [18] en modifiant quelque peu un argument développé par David Lewis. Dans le cas du langage de la physique, par exemple quand il est question d’électrons, nous avons besoin d’expliquer pourquoi il y a corrélation fiable entre les faits et nos croyances, en rendant compte de la manière dont, par exemple, nos croyances liées à l’usage du terme d’ « électron » dépendent contrefactuellement de l’existence et de la nature des électrons. Mais l’idée directrice de Lewis est que c’est seulement parce que l’existence et la nature des électrons est contingente qu’on peut donner un sens à cette exigence d’expliquer la dépendance contrefactuelle entre croyances et faits. En mathématiques, en revanche, il n’y aurait rien à expliquer, parce que tous les faits seraient nécessaires.
« Rien ne peut dépendre contrefactuellement de ce qui n’est pas contingent. Par exemple rien ne peut dépendre contrefactuellement de la question de savoir quels objets mathématiques il y a ... On ne peut rien dire de sensé sur le point de savoir comment nos opinions différeraient de ce qu’elles sont s’il n’y avait pas de nombre 17. » [19]
38Si les mathématiques n’étaient constituées que de vérités nécessaires, cela n’aurait pas de sens en effet de demander qu’on explique pourquoi nos croyances mathématiques sont un bon indicateur des faits mathématiques. Mais Field récuse cette ligne d’argumentation qui consisterait à montrer que le problème de la fiabilité de nos croyances ne se pose pas en mathématiques, et envisage la question d’une manière différente : si nous admettions qu’il y a des entités mathématiques, alors nous devrions bel et bien, nonobstant Lewis, rendre compte de la fiabilité de nos croyances ; or nous sommes bien embarrassés pour le faire, dès lors que nous nous rallions à une conception causale de la connaissance mathématique ; c’est donc une raison de plus de refuser l’existence des objets abstraits. Mais sommes-nous contraints d’accepter cette conclusion ? Ne pourrions-nous pas réélaborer l’argument pour servir d’autres fins que celles de l’antiréalisme ? Field remarque à juste titre que l’exemple de Lewis concernant le nombre 17 a quelque chose d’artificiel parce que nous ne disposons d’aucune indication de ce que pourraient être les mathématiques dans la situation contrefactuelle où le nombre 17 n’existerait pas. Il est même assez difficile de comprendre ce que cela voudrait dire. Néanmoins il y a une manière de « retendre » l’argument. Si en effet, au lieu de ce morceau de verbalisme ad hoc sur le nombre 17, on disait, comme le suggère Field, « rien de sensé ne peut être dit concernant la manière dont les choses se présenteraient, si l’axiome du choix était faux », alors les choses seraient beaucoup moins évidentes dans le sens où l’entend Lewis. En effet, dans ce cas les cardinaux ne seraient plus ordonnés linéairement, le théorème de Banach-Tarski ne serait pas vrai, etc. – bref, le monde mathématique serait différent [20]. Que l’on puisse, ou non, recombiner les parties d’une sphère pour en faire deux sphères, selon que l’on accepte, ou non, l’axiome du choix, change sensiblement la manière dont les choses se présentent en mathématiques, et cette possibilité de faire varier la donne permettrait peut-être alors de raisonner contrefactuellement dans le cas des mathématiques. Mais, selon la conception de Lewis, la corrélation entre croyance et fait doit vérifier une propriété de nature quasi topologique : la corrélation doit être en effet insensible aux petites variations dans les faits [21]. Comment alors « faire varier les faits » [varying the facts] en mathématiques ? Comment ordonner les mondes selon leur similarité ? Field voit là une difficulté insurmontable qui conforte l’antiréalisme qu’il défend.
39Malgré la cohérence de cette position, il y a de bonnes raisons de douter du bien-fondé de son orientation principale. Le pari de cette forme d’antiréalisme est en effet qu’il est toujours possible de dissocier la composante mathématique de la composante physique dans le cas d’énoncés mixtes, et que par conséquent l’argument d’indispensabilité est irrecevable. Mais sommes-nous assurés d’avoir définitivement expurgé les énoncés mathématiques de tout contenu physique ? Ne sommes-nous pas au contraire confrontés le plus souvent à une sorte d’internalisation du contenu théorique proprement physique dans les formalismes eux-mêmes ? Inversement, ne faisons-nous pas l’expérience réitérée que les formalismes mathématiques contiennent davantage d’information que nous pensons, et qu’une part essentielle de ce contenu caché est de nature physique [22] ?
40L’antiréalisme de Field demeure toutefois un excellent antidote contre le dogme de l’uniformité modale des mathématiques, et, une fois le terrain déblayé, la voie est ouverte pour chercher comment nous pourrions faire droit à une variété de nécessité réelle tout en préservant une réelle ouverture des possibles.
5. Le réalisme et les possibles
41Que nous recourions ou non aux contrefactuels, nous ne devons pas renoncer à chercher à rendre compte de la corrélation entre nos croyances et les faits mathématiques, si, selon le programme esquissé par Putnam, nous voulons étayer une forme de réalisme qui permettrait de « sauver » nos intuitions modales en mathématiques. Il importe alors en premier lieu d’expliciter les raisons qui nous incitent à penser qu’il y a quelque chose comme de la contingence en mathématiques. Tentons d’en donner une idée de façon quelque peu indirecte. Si nous considérons le développement des sciences, par exemple, nous comprenons souvent après coup que la forme sous laquelle nous avons d’abord formulé nos concepts et nos principes est très largement contingente, parce que nous les avons façonnés en nous réglant sur ce qui était accessible pour nous dans l’expérience physique, et que nous aurions pu suivre une voie différente [23]. Mais cette remarque conduit à poser une question plus épineuse, car en effet nous ne devons pas nous laisser abuser par la distinction que nous pourrions être tentés de faire entre un concept et la formulation qu’on en donne. Qu’est-ce en effet que saisir un concept dans une formulation ? C’est un processus complexe dont le résultat n’est pas toujours donné d’entrée de jeu. S’il est vrai par exemple que la physique tente toujours de cerner de plus près quelque chose comme une réalité, par exemple en discernant les grandeurs fondamentales sous les expressions contingentes [24], alors il faut reconnaître que nos intuitions modales peuvent nous guider dans notre appréhension des faits. Les deux propriétés qui caractérisent nos intuitions modales en physique ne sont pas moins présentes en mathématiques : 1 / l’ajustement des concepts à ce qui est donné dans l’expérience (mathématique) ; 2 / l’identification des entités pertinentes sous l’habillage de formulations contingentes. Remarquons en outre que même en physique, ce sont les mathématiques qui nous permettent de superposer les langages et les formalismes et par suite d’approfondir et de remanier nos concepts conformément à nos intuitions modales.
42Nous comprenons alors que ce que nous pourrions appeler la corrélation des contextes est le fait sémantique qui joue sans doute le rôle le plus important du point de vue de l’épistémologie modale. Dans le cas des mathématiques, les extensions de domaine – à savoir, le passage d’un contexte restreint à un contexte plus large dans l’élaboration d’une question mathématique – ne constituent pas en effet un processus intrathéorique. Et pourtant le passage à un contexte élargi ne signifie pas que le sens des concepts mathématiques ait radicalement changé, et que la théorie élargie soit une théorie radicalement différente de la théorie restreinte. Tout au contraire, l’extension de domaine permet de mettre en lumière certaines conditions jusque-là ignorées ou mal comprises qui permettent une compréhension plus profonde de la théorie antérieure [25]. Par conséquent, si l’on admet que le sens des concepts mathématiques est certes reconfiguré lorsqu’il y a extension de domaine, mais que nous avons affaire aux mêmes concepts, c’est que quelque chose de ce sens initial se maintient dans le processus même d’extension.
43La recherche des « cadres appropriés » aux problèmes est un enjeu central en mathématiques [26]. Mais si l’adoption d’un nouveau cadre peut conduire à modifier la valeur de vérité de certaines propositions [27], faut-il alors que nous nous résolvions à admettre que les propositions mathématiques ne seraient vraies qu’en vertu de stipulations ou encore de décisions concernant le contexte théorique dans lequel chaque question mathématique est envisagée ? Le sentiment de la plupart des mathématiciens est que certaines questions exigent et de fait suscitent la formation de telles « théories-cadres ». Là prend sa source l’idée que le sens des concepts mathématiques n’est pas seulement affaire de signes sur le papier ou de stipulations linguistiques, mais que les concepts mathématiques ont un sens propre qui demande à être reconnu et explicité dans le contexte qui leur est approprié. Aussi, comme le remarque Mark Wilson, ce type de considérations n’est-il pas sans parenté avec la théorie causale de la référence.
« La doctrine selon laquelle un cadre insoupçonné détermine secrètement le “vrai sens” de certains termes mathématiques pourrait être désignée du nom d’essentialisme caché [hidden essentialism], eu égard aux similitudes qu’elle présente avec les exigences essentialistes relatives aux termes d’espèces naturelles... Ce à quoi idéalement on souhaiterait parvenir, c’est à une compréhension plus profonde des concepts mathématiques qui relie les “sens” des concepts mathématiques aux facteurs cachés qui poussent les disciplines à se reconstituer en arrangements et en regroupements qui “respectent mieux” et d’une manière plus riche les sens des concepts en cause. Bien qu’il soit tout à fait désirable de chercher à mieux rendre compte de cet essentialisme caché des mathématiques, la simple mention du mot “sens”, avec tous les caprices qui s’y attachent, explique aussitôt pourquoi les mathématiciens, dès qu’on leur demande de s’expliquer au sujet de leur essentialisme, se rétractent aussitôt et adoptent la philosophie officielle : “Tous les formalismes autoconsistants se valent et sont dignes d’être étudiés.” » [28]
44L’intuition centrale de la théorie causale de la référence consistait à récuser toute conception descriptiviste selon laquelle la référence d’un nom serait déterminée par une description ou par un faisceau de descriptions. Si, dans certains cas particuliers [29], c’est sans doute comme cela que les choses se passent, ce n’est assurément pas la règle. Nous avons en effet le plus souvent de très nombreuses manières de faire référence à ce dont nous parlons. Il est même assez fréquent que nous n’ayons à notre disposition que des descriptions fausses de ce à quoi nous faisons référence, mais nous nous insérons dans une chaîne causale de communication en associant aux noms la référence que d’autres avant nous leur ont associée. En mathématiques, comme dans les autres usages du langage, il y a un « faux dilemme » [30] qui nous induit en erreur : il est faux de considérer que les entités auxquelles nous faisons référence se trouveraient derrière les faisceaux de propriétés, mais il est tout aussi erroné de penser qu’elles ne sont rien d’autre que ces faisceaux de propriétés. Tant le réalisme des objets abstraits que le descriptivisme induisent de sévères distorsions en philosophie des mathématiques. Dans un cas, nous nous heurtons à la conception causale de la connaissance et au dilemme de Benacerraf ; dans l’autre, c’est la continuité interthéorique de la référence et de la signification qui ne saurait être correctement appréciée.
45La prise en compte de faits sémantiques tels que la corrélation des contextes oblige alors à reconsidérer certains présupposés fondamentaux comme : 1 / la thèse selon laquelle, dès lors que la dénotation et la signification sont toujours relatives à un corps de théorie donné, « une phrase S [pour autant qu’elle n’est pas directement conditionnée par une stimulation sensorielle] est dépourvue de sens sauf relativement à sa propre théorie, [c’est-à-dire] dépourvue de sens interthéoriquement [meaningless intertheoretically] » [31] ; et 2 / le critère d’engagement ontologique de Quine selon lequel seules existent les entités qui peuvent figurer en position de variables de quantification dans la théorie que nous tenons pour vraie.
46Dans cette perspective, on peut chercher à mieux cerner cette notion encore imprécise d’indépendance de la dénotation par rapport au corps de théorie. Mark Steiner, par exemple, élabore une forme originale de réalisme mathématique à partir de la notion d’ « indépendance épistémique » [32]. Selon Quine, il est correct de dire que des F existent, si une théorie vraie formalisée dans le calcul des prédicats implique un énoncé de la forme ∃xFx. Mais il est tout à fait possible que des F satisfassent cette condition sans être pour autant réels. Parler de la réalité de certaines entités mathématiques et dire qu’elles existent sont deux choses différentes. Steiner propose alors un critère de réalité, selon lequel « est réel ce qui est susceptible de descriptions indépendantes ». Si nous pouvons établir que des descriptions développées dans des contextes théoriques différents sont coréférentielles, alors nous avons de bonnes raisons de croire que nous avons affaire à quelque chose de réel. Steiner prend l’exemple de la relation eiπ + 1 = 0 qui met en évidence la « réalité épistémique » de π dans la mesure où l’équation elle-même met en relation deux types de descriptions indépendantes, géométrique et analytique, d’une même entité. Ces idées prolongent la remarque de Kripke selon laquelle la lettre π nomme quelque chose et n’est pas l’abréviation d’une description définie. Mais comment savons-nous que des descriptions différentes sont coréférentielles ? Par des procédures empiriques en physique, et par la démonstration en mathématiques. Les problèmes intéressants en mathématiques empiètent en effet le plus souvent sur plusieurs champs entre lesquels les démonstrations jettent des ponts. L’intuition de Steiner est que l’unification de théories est un processus qui s’accompagne paradoxalement d’une déréalisation progressive, puisque les descriptions épistémiquement indépendantes sont intégrées et harmonisées dans un même plan conceptuel. Si on ne prête attention qu’au résultat, les formalismes mathématiques unifiés tout constitués peuvent alors se présenter comme un ensemble de stipulations sans attache référentielle. Mais devons-nous juger de ce que sont les mathématiques à l’aune de cet idéal de théorie unifiée ?
47Nous comprenons à la lumière de ces analyses que nos intuitions modales s’enracinent profondément dans le fait qu’il n’y a pas d’unification du langage des mathématiques – pourrait-il même y avoir une telle unification définitive ? – mais bien plutôt superposition et concurrence de langages partiels. Est-il toutefois justifié de recourir au langage des modalités pour rendre compte de ce fait à la fois sémantique et syntaxique ? Nous avons vu en quel sens nous pouvions parler d’une forme d’essentialisme en mathématiques, or les notions d’ « essence » et de « modalité » sont étroitement liées. Le fait marquant est, à cet égard, l’asymétrie fondamentale entre les deux notions [33], puisque toute attribution d’essence donne lieu à une vérité nécessaire, tandis que dans une proposition nécessaire la source de la nécessité peut être occultée ou effacée, ou, comme le dit Kit Fine, le langage des modalités est « indifférent à la source » [34]. Une part importante du travail en mathématiques consiste alors précisément à identifier les sources de nécessité en choisissant pour les concepts requis dans la construction de la proposition les modes d’expression pertinents qui permettent de manifester cette nécessité [35]. Par conséquent, si, comme le suggère Fine, la notion d’ « essence » est sous-jacente à la notion de « modalité », nous comprenons que nos intuitions modales puissent à bon droit nous guider dans l’élaboration mathématique, précisément parce qu’elles se fondent dans des relations d’essence, le plus souvent masquées par des langages inappropriés et devinées comme à travers un voile. L’appréhension des essences n’est donc pas contemplation libre de toutes attaches linguistiques, mais plutôt arbitrage entre langages concurrents et choix judicieux des plans conceptuels qui permettent, par l’identification des sources de nécessité, une compréhension plus profonde des contenus.
48En outre, recourir au langage des modalités ne signifie pas nécessairement consentir au réalisme modal. Rappelons que Kripke mettait en garde précisément contre la réification des mondes possibles en soulignant que ceux-ci sont stipulés, ou encore qu’ils sont donnés par les conditions descriptives que nous leur associons ; ainsi, « quand nous spécifions une situation contrefactuelle, nous ne décrivons pas le monde possible tout entier, mais seulement la portion qui nous intéresse » [36]. Les mondes possibles se différencient pour ainsi dire localement autour des particuliers où ils se soudent les uns aux autres grâce aux désignateurs rigides, comme dans un feuilletage. Un argument de philosophie formelle [37] développé par Edward Zalta permet de préciser ici l’intuition sous-jacente. Si l’on considère un langage dans lequel toutes les descriptions définies désignent rigidement leur référence, c’est-à-dire sont des termes singuliers primitifs (ιx)Px qui dénotent dans tous les mondes possibles l’objet qui satisfait la description dans le monde actuel, alors elles ne sont pas contextuellement définies et il n’y a pas lieu de chercher à les éliminer à la manière russellienne. Intuitivement selon cette interprétation des descriptions, une proposition de la forme P(ιx)Px, comme, par exemple : « L’inventeur des verres à double foyer a inventé les verres à double foyer », serait donc contingente. Zalta envisage alors la proposition :
49(φ) P(ιx)Qx → (∃y)Qy
50qui dit que, si ce qui est Q dans le monde actuel est P, alors il y a quelque chose qui est Q, et montre aisément que, pour la sémantique standard adaptée à ce langage avec descriptions rigides [38], 1 / φ est logiquement vraie, 2 / hφ n’est pas logiquement vraie, et donc 3 / il existe une interprétation sous laquelle φ n’est pas nécessaire. En effet intuitivement, pour une interprétation arbitraire donnée I, soit l’antécédent P(ιx)Qx est vrai dans le monde actuel w0, soit il ne l’est pas. Dans ce second cas, le conditionnel est trivialement vrai. Mais si P(ιx)Qx est vrai dans w0, alors la description sélectionne un objet unique dans w0, et par conséquent il est vrai aussi que (∃y)Qy. Donc φ est logiquement vraie, puisqu’elle est vraie dans toute interprétation. Mais maintenant, pour montrer que hφ n’est pas logiquement vraie, il suffit de trouver une interprétation sous laquelle hφ n’est pas vraie, par exemple une interprétation dans laquelle : 1 / il y a un objet qui non seulement est le seul à exemplifier Q dans w0, mais exemplifie aussi P dans tous les mondes possibles, et 2 / il y a un monde w1 dans lequel rien n’exemplifie Q. Ainsi, hφ n’est pas vraie dans cette interprétation, puisqu’il y a un monde – à savoir, w1 – dans lequel φ n’est pas vraie.
51Zalta en conclut qu’il y a des vérités logiques qui ne sont pas nécessaires. La signification philosophique de l’argument met en lumière le rôle de ce que Zalta nomme la « logique de l’actualité » : nous nous servons des descriptions définies pour fixer rigidement la référence, ou encore nous utilisons les ressources qui sont disponibles pour nous, actuellement, dans le contexte épistémique dans lequel nous nous trouvons, pour faire référence à des objets qui sont en eux-mêmes indépendants des descriptions qui nous servent à les identifier et peuvent donc être enchâssées dans toutes sortes de situations contrefactuelles dont la seule pensée logique ne nous fournit pas une vue d’ensemble. Raisonner logiquement ne suffit donc pas à dominer la variété des possibles. Intuitivement nous pourrions dire que le monde mathématique n’est pas tout entier donné, ou encore, pour reprendre les mots de Putnam, qu’en mathématiques toutes les possibilités ne sont pas actuelles. En philosophie des mathématiques, l’argument de Zalta nous engagerait plutôt à caractériser plus finement la réalité mathématique, en mettant en lumière le rôle des stipulations, des définitions, dans la différenciation des plans conceptuels.
52En mathématiques, les mondes possibles ne sont donc pas des « pays lointains qu’on observe au télescope » comme dit Kripke, mais des possibilités alternatives d’organiser conceptuellement les données mathématiques disponibles. On peut toutefois, comme le remarque B. Van Fraassen, parfaitement recourir au langage des modalités et des mondes possibles tout en refusant d’affirmer leur réalité, « puisque parler de mondes possibles n’est plus dans ce cas qu’une façon pittoresque de décrire des modèles » [39]. Le réalisme modal présuppose la réification des modèles, laquelle consiste à prendre les traits de structure des modèles pour des indices de la structure de la réalité. Mais nous avons vu que la réalité mathématique a essentiellement à voir avec l’indépendance épistémique, et que nous ne l’approchons jamais mieux que lorsque nous confrontons des modèles possibles d’une même théorie pour en apprécier les différences et les parentés, ou, comme dit Putnam, lorsque nous reconnaissons un même fait mathématique sous des formulations différentes. Nous comprenons ainsi comment le réalisme mathématique pourrait s’accommoder d’un antiréalisme modal. L’abandon d’une perspective fondationnaliste et la prise en compte, dans toute sa complexité, de ce fait sémantique et syntaxique du feuilletage des langages partiels semblent alors justifier pleinement l’affirmation d’une réelle ouverture des possibles en mathématiques.
Notes
-
[1]
S. Kripke, La logique des noms propres, trad. P. Jacob et F. Recanati, Paris, Minuit, 1982, p. 24.
-
[2]
Ibid.
-
[3]
T. Szabo Gendler et J. Hawthorne (eds), Conceivability and Possibility, Oxford, Oxford University Press, 2002, introduction. Les notions du concevable et du possible sont ainsi directement liées, car : 1 / p est possible ssi il n’est pas nécessaire que non-p, 2 / p est concevable ssi il n’est pas a priori que non-p. Par conséquent, si on admet que toutes les vérités a priori, et seulement celles-là, sont nécessaires, alors toutes les vérités concevables, et seulement celles-là, sont possibles.
-
[4]
Ibid.
-
[5]
S. Kripke, op. cit., p. 98.
-
[6]
Ibid., p. 46.
-
[7]
Ibid., p. 48.
-
[8]
G. Frege, Écrits posthumes, trad. sous la dir. de Ph. de Rouilhan et C. Tiercelin, Nîmes, J. Chambon, 1994, « La logique dans les mathématiques », p. 243.
-
[9]
Ibid., p. 247.
-
[10]
T. Szabo Gendler et J. Hawthorne, op. cit., introduction.
-
[11]
S. Kripke, Règles et langage privé. Introduction au paradoxe de Wittgenstein, trad. T. Marchaisse, Paris, Le Seuil, 1996.
-
[12]
M. Wilson, « Can we trust logical form ? », The Journal of Philosophy, vol. XCI, no 10, 1994, p. 519.
-
[13]
Cf. ibid. : « Les valeurs de vérité d’énoncés qui portent sur de telles “multiplicités” sont assignées en considérant ce qui se passe sur des courbes voisines où ces multiplicités sont absentes (ces courbes voisines sont souvent appelées des “éclatements” [blowups] de la courbe C) » (p. 524).
-
[14]
H. Putnam, « What is mathematical truth ? », dans Philosophical Papers, vol. 1 : Mathematics, Matter and Method, Cambridge, Cambridge University Press, 1975, p. 70.
-
[15]
H. Field, Realism, Mathematics and Modality, Oxford, Blackwell, 1989, p. 240.
-
[16]
H. Field, Science without Numbers : A Defence of Nominalism, Oxford, Blackwell, 1981. Si N est une théorie nominaliste, i.e. ne comportant aucune référence à des objets abstraits, et A une assertion nominaliste, alors une théorie mathématique Tmath est dite conservative si elle vérifie la propriété suivante : si N + Tmath A, alors N A.
-
[17]
H. Field, Realism, Mathematics and Modality, op. cit., p. 231.
-
[18]
Sur cette notion de « dépendance contrefactuelle », cf. D. Lewis, « Causation », The Journal of Philosophy, vol. LXX, no 17, 1973, p. 556-567.
-
[19]
D. Lewis, On the Plurality of Worlds, Oxford, Blackwell, 1986, p. 111. Ce passage est cité par H. Field, loc. cit.
-
[20]
H. Field, op. cit., p. 237-238.
-
[21]
Dans Counterfactuals (1973), Lewis développe en effet une interprétation des contrefactuels en termes de mondes possibles en introduisant une notion de similarité et par suite une notion de distance entre les mondes.
-
[22]
M. Steiner, « Penrose and platonism », dans E. Grosholz et H. Berger (eds), The Growth of Mathematical Knowledge, Dordrecht, Kluwer, 2000.
-
[23]
Cf. E. Mach, La mécanique, trad. E. Bertrand, Paris, rééd. J. Gabay, 1987, chap. I, § 20, p. 99 : « Les principes les plus importants de la statique ont été acquis par la considération de l’équilibre des corps solides. Il se fait que cette marche est celle qui a été historiquement suivie, mais elle n’est en aucune façon la seule possible et nécessaire... Les principes généraux de la statique eussent pu être découverts par l’étude des liquides en ne s’appuyant que sur quelques propositions extrêmement simples de la statique des solides. Stévin approche certainement de cette découverte de fort près. »
-
[24]
F. Balibar, Einstein, 1905. De l’éther aux quanta. Paris, PUF, 1992, p. 65-66 : « Tout le génie de Maxwell tient en ceci : avoir compris que dans le formalisme de Lagrange, Hamilton et Jacobi, les grandeurs fondamentales ne sont pas, comme on le pensait jusqu’alors, les grandeurs mécaniques, telles que l’inertie, la quantité de mouvement ou l’élasticité du milieu, mais les énergies, potentielle et effective, que l’on avait jusqu’alors considérées comme des grandeurs dérivées des précédentes, alors qu’en réalité le concept d’énergie a un domaine d’application qui dépasse largement le cadre de la seule mécanique. Prenons le cas de l’énergie liée à la vitesse d’un corps, dite “cinétique” ; qu’elle soit, au cours du développement historique de la physique, apparue comme la combinaison mv2/2 de deux grandeurs, la masse inertielle et la vitesse, a pu faire croire que ces grandeurs étaient fondamentales et que l’énergie était une grandeur “dérivée”. De fait il n’en est rien : cette expression de l’énergie est tout à fait contingente [nous soulignons] et ne se rapporte qu’à un cas particulier, celui d’une masse m animée d’une vitesse v ; la grandeur physique fondamentale, celle dont la pertinence ne se limite pas à ce cas particulier, est l’énergie. »
-
[25]
K. Manders, « Domain extensions and the philosophy of mathematics », The Journal of Philosophy, LXXXVI, 10, 1989, p. 561 : « Les traditions épistémologiques fondées sur la logique ont beaucoup de mal à assigner un rôle aux extensions de domaine. On ne peut pas utilement traiter les extensions de domaine comme des inférences à l’intérieur d’un contexte théorique fixé, ni non plus comme l’instauration motivée par des raisons strictement extra-mathématiques d’un nouveau contexte théorique qui ne serait pas lié aux autres. La discussion philosophique de ce sur quoi se fondent les contextes théoriques n’a jamais pris en compte les relations entre les contextes. Mais les relations entre les contextes sont centrales ici : nous étendons les domaines parce que cela accroît notre compréhension du cadre original... Les différences qui sont caractérisables dans l’organisation des contextes de discours rendent compte (au moins en partie) des différences de compréhensibilité [differences in understandability] que suggèrent l’histoire ou les jugements des mathématiciens. »
-
[26]
Cf. la théorie de Galois pour la résolution des équations algébriques ou la théorie des surfaces de Riemann pour la théorie des fonctions elliptiques.
-
[27]
Lorsque l’on passe du corps des nombres réels à celui des nombres complexes, certaines propositions qui se rapportent par exemple à l’ordre, de vraies deviennent fausses, tandis que d’autres, comme celles qui concernent l’existence des racines des équations, de fausses deviennent vraies.
-
[28]
M. Wilson, « The royal road from geometry ». Noûs, 26, 1992. Repris dans Frege’s Philosophy of Mathematics, W. Demopoulos (ed.), Cambridge, Harvard University Press, 1995, p. 111-112.
-
[29]
S. Kripke, La logique des noms propres, n. 33, p. 67. Avant qu’on ait pu braquer une lunette astronomique vers telle région du ciel et observer le corps céleste que les calculs de Leverrier avaient permis de localiser, la référence du nom « Neptune » n’était en effet donnée que par une description, « le corps céleste qui cause les irrégularités observées dans l’orbite d’Uranus ». Mais si l’astronome procède ainsi à bon droit, ce n’est pas comme cela que nous utilisons les noms propres ordinairement.
-
[30]
Ibid., p. 40.
-
[31]
W. v. O. Quine, Le mot et la chose, trad. P. Gochet, Paris, Flammarion, 1977, § 6, p. 55. Cf. aussi H. Field, « Theory change and the indeterminacy of reference », The Journal of Philosophy, vol. LXX, no 14, 1973, p. 462-481. Contre Quine, Field tente d’analyser le problème de l’indétermination de la référence dans le cas où il y a changement de théories en introduisant la notion de « dénotation partielle ». Il n’y a par exemple aucun moyen de décider si le terme newtonien de « masse » dénote la masse relativiste ou la masse propre ; par conséquent, avant la découverte de la théorie de la relativité, ce terme n’a pas de dénotation unique mais dénote partiellement deux choses différentes. Quine considérait que l’existence de l’indétermination montre que les termes scientifiques sont dénués de sens, et de dénotation, si ce n’est relativement à la théorie à laquelle ils appartiennent, c’est-à-dire sont intertheoretically meaningless. Ce que Field au contraire récuse en soulignant que les notions de dénotation et de signification ne sont, en aucun sens acceptable, « relatives au cadre conceptuel ».
-
[32]
M. Steiner, « Mathematical realism », Noûs, 17, 1983, p. 363-385.
-
[33]
K. Fine, « Essence and modality », Philosophical Perspectives, 8, 1994, p. 1-16.
-
[34]
On a ainsi implication dans un sens mais pas dans l’autre : il est vrai que « si a a essentiellement la propriété P, alors hPa », mais il est faux que « si hPa alors a ait essentiellement la propriété P ». Field donne l’exemple ad hoc suivant : il est vrai que h(2 {2}), mais faux que ce soit une propriété essentielle de 2 d’appartenir au singleton {2}. L’identification des sources de nécessité requiert alors que « tous les objets [puissent être] traités sur un pied d’égalité comme fondements possibles de vérité nécessaire... Ce qui fait qu’il est si facile de passer par-dessus cela, c’est la confusion entre le sujet et la source. On présuppose naturellement que, si une proposition de la forme sujet-prédicat est nécessaire, alors le sujet de la proposition est la source de la nécessité » (p. 8), mais chacune des entités concernées par la proposition peut contribuer à la nécessité de la proposition.
-
[35]
Considérons par exemple la proposition arithmétique que la somme des entiers successifs impairs est égale à un carré, la nécessité n’est pas immédiatement apparente si l’on définit les nombres entiers à la manière de Peano. Mais si maintenant on les envisage comme dans l’arithmétique pythagoricienne comme multiplicités spatialisées de tokens discrets (psephoi), un nombre impair est une équerre droite isocèle (gnomon), par exemple 3 = 1 + 1 + 1 ; 5 = 1 + 2 + 2, etc., et la somme ci-dessus est un emboîtement parfait de nombres en équerres, ce qui est une manière standard de construire un carré. Ainsi la nécessité de la proposition est-elle en quelque sorte construite dans le mode d’expression.
-
[36]
S. Kripke, La logique des noms propres, op. cit., p. 37.
-
[37]
E. Zalta, « Logical and analytic truths that are not necessary », Journal of Philosophy, vol. LXXXV, no 2, 1988, p. 57-74.
-
[38]
Techniquement, Zalta définit récursivement et corrélativement : 1 / les termes (où figurent les descriptions définies = (x) envisagées comme termes primitifs) et les formules, puis 2 / la dénotation des termes et la satisfaction des formules. Comme il est d’usage en logique modale, une interprétation I = W, w0, D, F est la donnée : 1 / d’un ensemble non vide W de mondes possibles ; 2 / d’un élément distingué w0 de W, à savoir le monde actuel ; 3 / d’un domaine D d’objets (possibles) ; 4 / d’une fonction d’assignation F qui assigne à chaque symbole de constante un objet de D et à chaque lettre de prédicat une fonction qui associe à chaque monde un ensemble de n-uplets. On a alors les définitions suivantes :
ii(i) est vraie sous l’interprétation I dans le monde w ssi toute assignation satisfait dans w.
i(ii) est vraie sous l’interprétation I ssi est vraie sous I dans w0.
(iii) est logiquement vraie ssi, pour toute interprétation I, est vraie sous I.
(iv) h est vraie sous l’interprétation I ssi est vraie dans tous les mondes w de I. -
[39]
B. Van Fraassen, Lois et symétrie, trad. C. Chevalley, Paris, Vrin, 1994. p. 158.