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Article de revue

Aux limites de la volonté générale : silence, exil, ruse et désobéissance dans la pensée politique de Rousseau

Pages 425 à 444

Notes

  • [1]
    Je remercie Richard Tuck, Christopher Bertram, Luc Foisneau, Marc Stears pour les discussions que nous avons eues à propos des arguments présentés dans cet article ; je remercie également les participants à une rencontre de l’ASECS à Boston en mars 2004 ainsi que le public qui a assisté à la présentation de ce texte à la Maison française d’Oxford.
  • [2]
    Judith Shklar, Men and Citizens : A Study of Rousseau’s Social Theory, Cambridge, Cambridge University Press, 1969, p. 184.
  • [3]
    Jon Mandle, « Rousseauvian constructivism », Journal of the History of Philosophy, vol. 35, no 4 (1997), p. 545-562.
  • [4]
    W. T. Jones, « Rousseau’s general will and the problem of consent », Journal of the History of Philosophy, vol. 25, no 1 (1987), p. 105-130.
  • [5]
    Gopal Sreenivasan, « What is the general will ? », The Philosophical Review, vol. 109, no A (2000), p. 545-581.
  • [6]
    Joshua Cohen, « Reflections on Rousseau : Autonomy and democracy », Philosophy and Public Affairs, vol. 15, no 3 (1986), p. 275-297.
  • [7]
    Bernard Grofman, Scott L. Feld, « Rousseau’s general will : A Condorcetian perspective », American Political Science Review, vol. 82, no 2 (1988), p. 567-576.
  • [8]
    David M. Estlund, Jeremy Waldron et al., « Democratic theory and the public interest : Condorcet and Rousseau revisited », The American Political Science Review, vol. 83, no 4 (1989), p. 1317-1340.
  • [9]
    W. G. Runciman, Amartya K. Sen, « Games, justice and the general will », Mind, vol. 74, no 296 (1965), p. 554-562.
  • [10]
    Iona Tarrant, The Paretian Liberal Paradox and Rousseau’s General Will : An Analysis within a Dual Utility Framework, Hull economic research paper, no 262, Hull, School of Economic Studies, University of Hull, 1998.
  • [11]
    John Rawls, A Theory of Justice, Oxford, Oxford University Press, 1973, p. 85-86 (trad. franç., Théorie de la Justice, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1987, p. 116-117).
  • [12]
    Discours sur l’économie politique, in OC, III, p. 245 ; Du Contrat social, II, 6 ; nous abrégeons : CS, in Œuvres Complètes, Paris, 1964, La Pléïade, III ; nous abrégeons : OC, III ; on notera que l’opinion de Rousseau n’est pas ici fondée sur les raisons habituelles qui font dire à certains qu’ « une loi injuste n’est pas du tout une loi ». Une résolution qui ne satisfait pas ces critères très exigeants de généralité et d’impartialité n’est pas injuste ; ce n’est tout simplement pas du tout une loi. À leur tour, ces critères formels ne sont pas liés, dans la théorie de Rousseau, à une préoccupation qui porterait sur la justice mais à une préoccupation portant sur la liberté.
  • [13]
    Par exemple, les Conférences Benedict de Richard Tuck sur « Hobbes et Rousseau », données à l’Université de Boston en 2001. Voir aussi Tuck, The Right of War and Peace, Oxford, Oxford University Press, 1999, p. 197-207, en particulier p. 202-205.
  • [14]
    CS, IV, 2.
  • [15]
    Ibid.
  • [16]
    CS, IV, 1.
  • [17]
    Ibid.
  • [18]
    CS, II, 1.
  • [19]
    Ibid.
  • [20]
    Ibid.
  • [21]
    CS, I, 6.
  • [22]
    CS, IV, 6.
  • [23]
    Sreenivasan, « What is the general will ? », p. 556.
  • [24]
    CS, I, 7 ; Frederick Neuhouser (1993), « Freedom, dependence and the general will ». Voir aussi Neuhouser, Foundations of Hegel’s Social Theory. Actualizing Freedom, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2000, particulièrement, p. 60-63.
  • [25]
    CS, I, 7.
  • [26]
    Neuhouser, Foundations of Hegel’s Social Theory, p. 63.
  • [27]
    Ibid., p. 74-78.
  • [28]
    Sreenivasan, « What is the general will ? », p. 580.
  • [29]
    Neuhouser, Foundations of Hegel’s Social Theory, p. 79-80.
  • [30]
    Voir l’analyse détaillée que Berlin propose de ce passage, Isaiah Berlin, Freedom and its Betrayal, ed. Henry Hardy, Londres, Chatto & Windus, 2002, p. 47-49.
  • [31]
    Sreenivasan, « What is the general will ? », p. 580.
  • [32]
    CS, IV, 2.
  • [33]
    Pour une analyse complète de la critique rousseauiste de l’économie politique et de la société marchande, voir Bertil Fridén, Rousseau’s Economic Philosophy : Beyond the Market of Innocents, Dordrecht, Kluwer Academic, 1998.
  • [34]
    CS, IV, 2.
  • [35]
    Neuhouser, « Rousseau on the relation between Reason and self love (amour-propre), Internationales Jahrbuch des Deutschen Idealismus, vol. 1 (2003), p. 221-239.
  • [36]
    Ce débat trouve, pour l’essentiel, son origine dans le livre de Richard Fralin, Rousseau and Representation : A Study of the Development of his Concept of Political Institutions, New York, Columbia University Press, 1978 ; il se poursuit encore aujourd’hui avec des contributions de John T. Scott, « Rousseau anti-agenda setting agenda and contemporary democratic theory », et de Ethan Putterman, « Rousseau on the people as legislative gatekeepers, not framers », tous deux dans The American Political Science Review, vol. 99, no 1 (2005), p. 137-144 et 145-151, respectivement.
  • [37]
    Certains de ces thèmes sont admirablement traités dans Arash Abizadeh, « Banishing the particular : Rousseau on rhetoric, Patrie and the passions », Political Theory, vol. 29, no 4 (2001), p. 556-582.
  • [38]
    James Joyce, A Portrait of the Artist as a Young Man.
  • [39]
    D’une manière générale, les stoïciens enseignent que le sage doit politeuesthai, c’est-à-dire vivre en citoyen et prendre part à la vie politique ; l’essai de Sénèque, De otio, à l’inverse, développe la thèse stoïcienne du retrait de l’arène politique.
  • [40]
    Andrew Shifflett, Stoicism, Politics and Literature in the Age of Milton : War and Peace Reconciled, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, p. 6, voir aussi p. 131.
  • [41]
    Sénèque, De otio, IV, 1 : « Duas res publicas animo complectamur, alteram magnam et vere publicam, qua dii atque homines continentur... alteram, cui nos adscripsit condicio nascendi. »
  • [42]
    CS, III, 15.
  • [43]
    Économie politique, in OC, III, p. 245.
  • [44]
    Du contrat social (1re version), OC, III, p. 287 : « Par où l’on voit ce qu’il faut penser de ces prétendus cosmopolites qui, justifiant leur amour pour la patrie par leur amour pour le genre humain, se vantent d’aimer tout le monde pour avoir droit de n’aimer personne. »
  • [45]
    Thomas Hobbes, Leviathan, ed. R. Tuck, Cambridge, Cambridge University Press, 1991, p. 184 ; Léviathan, trad. F. Tricaud, Paris, Sirey, 1971, p. 283-284. Sur la liberté et le « silence de la loi », cf. éd. Tuck, p. 152 ; trad. Tricaud, p. 232.
  • [46]
    Thomas Hobbes, « De cive » ou les fondements de la politique, VII, 14, éd. Polin, trad. Sorbière, Paris, Sirey, 1981, p. 174.
  • [47]
    Ibid., p. 174.
  • [48]
    Maurizio Viroli, For Love of Country, Oxford, Clarendon Press, 1995.
  • [49]
    Pour le rapport que Rousseau entretenait avec la ville où il était né – Genève – au cours de la période qui s’étend jusqu’à la publication du Contrat social, l’ouvrage essentiel est celui de Helena Rosenblatt, Rousseau and Geneva : From the « First Discourse » to the « Social Contract », 1749-1762, Cambridge, Cambridge University Press, 1997.
  • [50]
    Sur ce point, voir Bonnie Honig, Democracy and the Foreigner, Princeton, Princeton University Press, 2001, chap. 2.
  • [51]
    Rawls, Theory of Justice, p. 369-391 (trad. franç., op. cit., p. 403-431).
  • [52]
    Hannah Arendt, « Civil disobedience », in Crises of the Republic, New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1972, p. 49-102, particulièrement p. 82-102, sur la désobéissance civile et le consentement.

1Tous les commentateurs de Rousseau s’accordent avec Judith Shklar pour dire que la volonté générale est l’élément central de l’entreprise politique de Rousseau dans son ensemble, et que ce concept « renferme la totalité de ce que Rousseau avait de plus important à dire » [2]. Mais dans ce même passage Judith Shklar écrit également que la volonté générale est « la métaphore la plus réussie » proposée par Rousseau ; or, au vu du nombre incroyable d’interprétations portant sur ce que les lecteurs de Rousseau ont cru que ce dernier tentait de dire ou de soutenir au moyen de cette métaphore, nous sommes en droit de penser que ce jugement est exposé à un doute raisonnable. Il suffit, par exemple, de jeter un œil sur un échantillon d’articles récemment parus dans des revues anglophones pour percevoir la grande diversité d’opinions qui règne sur cette question. Pour Jon Mandle, la volonté générale est une forme de procédure de décision hypothétique idéalisée d’un genre proto-rawlsien [3] ; pour W. T. Jones, l’objectif de Rousseau était de proposer une thèse libérale sur la notion de consentement [4] ; pour Gopal Sreenivasan, la volonté générale est – dans le cadre de certaines contraintes – la totalité des décisions qui n’ont pas été abolies [5] ; pour Joshua Cohen, la volonté générale a ses racines dans une conception partagée du bien [6] ; pour Grofman et Feld, Rousseau cherchait à proposer une analyse de certaines idées qui sont au fondement du théorème du jury de Condorcet [7] ; mais pour Jeremy Waldron et d’autres auteurs qui ont répondu à cette thèse dans les pages de la même revue, il n’en est rien [8]. Parmi les interprétations plus anciennes, on trouve celle de Sen et Runciman, pour qui la meilleure manière de définir le concept rousseauiste de volonté générale est de le présenter comme une solution coopérative à un jeu du dilemme du prisonnier à somme non nulle [9] ; dans un ouvrage plus récent, Iona Tarrant affirme, dans cette même tradition de la théorie des jeux, que la volonté générale se résume à une certaine forme de mise en ordre des préférences à l’intérieur d’une double structure hiérarchique d’utilité [10].

2Pour ma part, je voudrais commencer par l’une des questions les plus rebattues dans la littérature interprétative consacrée à Rousseau : La volonté générale est-elle inventée ou découverte ? Est-elle une création et un effet de la politique démocratique, ou bien est-elle une norme indépendante grâce à laquelle on peut contrôler une telle politique démocratique ? Formulons la question dans un langage rawlsien : la formation de la volonté générale est-elle un exemple de procédure pure ou de procédure imparfaite [11] ? En termes d’exemples, est-ce que la formation de la volonté générale ressemble plus au jeu d’échecs – où le résultat du jeu n’est qu’une conséquence du fait que le jeu a été mené conformément aux règles – ou à un procès criminel, où le tribunal s’efforce de découvrir un fait qui concerne l’accusé : est-il coupable ou innocent de ce dont il est accusé ? Une bonne manière de percevoir la différence entre les deux cas est de comprendre comment, dans le second, le tribunal peut parfaitement se tromper. Il est tout à fait possible de dire que les règles auxquelles le tribunal devait se conformer ont été scrupuleusement suivies et que, cependant, le verdict auquel il s’est arrêté est erroné (on parle alors d’une erreur judiciaire). En revanche, cela n’a aucun sens de dire que les règles du jeu d’échec ont été observées, que mon adversaire m’a mis échec et mat, mais que, néanmoins, c’est moi qui ai gagné la partie. Il n’existe dans ce cas aucune norme indépendante que l’on pourrait opposer au résultat de la partie telle qu’elle a été jouée.

3Jusqu’ici, nous sommes en terrain connu. D’une manière générale, je souhaite maintenant avancer que, plus je lis Rousseau, plus je préfère l’analyse de la formation de la volonté générale qui en souligne le caractère inventé ou construit. Une telle analyse nous présente en effet un Rousseau radicalement démocrate ; elle est conforme à la vision très forte qu’il a de la souveraineté ; elle nous aide à comprendre une affirmation qu’il répète souvent, dans des termes frappants et explicitement hobbesiens, selon laquelle la loi est la norme de la justice et du droit, et selon laquelle l’idée même d’une loi injuste est incohérente [12]. C’est aussi une conception qui s’accorde bien avec des travaux récents d’histoire de la philosophie politique portant sur le rapport entre Hobbes et Rousseau [13]. Mon intention n’est pas de présenter ici une défense complète de cette lecture de Rousseau ; je vais me contenter de donner une brève analyse des passages du Contrat social que l’on considère souvent comme des preuves décisives à l’appui de l’interprétation inverse, à savoir que la volonté générale posséderait un certain contenu déterminé indépendamment du vote des citoyens et antérieurement à l’expression de celui-ci.

4Tout d’abord le passage du chapitre 2 du livre IV, où Rousseau avance sa célèbre proposition selon laquelle « quand l’avis contraire au mien l’emporte, cela ne prouve autre chose sinon que je m’étais trompé et que ce que j’estimais être la volonté générale ne l’était pas » [14] ; par elle-même, cette proposition semble en effet suggérer très fortement que la volonté générale est quelque chose qui existe réellement et à propos de quoi je peux me tromper. Mais nous devons lire cette affirmation dans le contexte du paragraphe dans son ensemble, où Rousseau affirme tout d’abord que lorsque les citoyens votent, il leur est demandé si une proposition « est ou non conforme à la volonté générale qui est la leur » et en second lieu que « du calcul des voix se tire la volonté générale » [15]. Si nous considérons que, dans son essence, la volonté générale est le produit du vote de la majorité, ce passage est parfaitement clair et ne comporte aucune des connotations inquiétantes qui lui sont souvent attribuées. Si l’opinion en faveur de laquelle j’ai voté est minoritaire, il est par définition vrai que j’ai fait une erreur sur le contenu de la volonté générale. La volonté générale ne possédait donc aucun contenu déterminé antérieurement à l’expression des suffrages, et c’est le vote de la majorité qui lui donne un contenu ; c’est un fait que ceux qui étaient d’avis que la volonté générale se révélerait avoir une teneur différente se sont trompés, voilà tout.

5Le second passage que nous devons mentionner se trouve dans le chapitre qui précède ( « Que la volonté générale est indestructible » ), où la rhétorique rousseauiste semble à nouveau fortement suggérer que la volonté générale est plus qu’une procédure pure de vote majoritaire. Quand « l’État [est] près de sa ruine », quand « le lien social est rompu dans tous les cœurs », quand « les associations partielles et l’intérêt particulier interfèrent dans l’expression des suffrages au sein de l’assemblée », que devient la volonté générale ? « S’ensuit-il que la volonté générale soit anéantie ou corrompue ? Non, elle est toujours constante, inaltérable et pure... » [16] Il me semble cependant qu’il existe au moins deux manières dont cette constance, cette inaltérabilité et cette pureté de la volonté générale peuvent être compatibles avec l’analyse de la formation de la volonté générale en termes de procédure pure que je propose ici. La première consiste à conserver en mémoire que le fait d’être citoyen équivaut à la volonté de vivre dans la liberté et l’égalité sous des lois impartiales. Même lorsque je vends mon suffrage contre de l’argent, cela n’altère pas le fait qu’il est dans mon intérêt de vivre comme un être libre et égal sous la protection de lois générales ; dans cette mesure même, j’ai une volonté qui demeure constante, parce que c’est la mienne aussi longtemps que je suis citoyen ; une volonté qui est inaltérable, parce que les termes fondamentaux du contrat social et la volonté générale qu’ils engendrent ne changent jamais ; et une volonté qui est pure, parce que Rousseau nous a dit un peu auparavant dans ce même chapitre que la volonté générale est une volonté qui veut « la paix, l’union, l’égalité » ; or, il s’agit là de finalités simples et pures.

6En ce qui concerne maintenant la seconde manière d’interpréter l’affirmation de Rousseau, nous devons nous souvenir que la volonté générale ne peut s’exprimer que sous la forme de lois générales et impartiales. Lorsque l’assemblée est gangrenée par les intérêts privés organisés et par les factions politiques (ce que Rousseau appelle des « associations partielles »), il demeure vrai que la volonté générale continue de s’incarner dans la loi existante. Il est fort possible que cette loi ait besoin d’être modifiée, et l’on peut penser qu’elle serait abrogée si elle était soumise à une libre expression des suffrages en l’absence de toute association partielle, de tout orateur trop éloquent, de tout débat conflictuel prolongé, et de tous les autres facteurs qui compromettent la généralité de la volonté ; il n’en demeure pas moins que, les choses étant ce qu’elles sont, cette loi continue d’être la déclaration de la volonté générale, et qu’elle est le seul et unique guide dont disposent les citoyens pour accéder à son contenu. Dans le contexte d’une assemblée peuplée de citoyens factieux, la volonté générale demeure donc constante parce que de telles lois continuent d’exister, parce qu’elles ne cessent pas d’être en vigueur tout au long de la période de crise ; la volonté générale demeure inaltérable parce que, dans des circonstances de ce genre, les conditions nécessaires pour construire une volonté générale ne sont pas réunies en sorte qu’aucune décision qui obtiendra les voix de la majorité ne sera réellement une loi (comme le dit Rousseau, les citoyens ne peuvent voter « faussement sous le nom de lois [que] des décrets iniques » [17]) ; et la volonté générale demeure pure, parce que, contrairement à ces « décrets iniques », les lois qui demeurent inscrites sur les registres sont le produit de procédures politiques légitimes, libres de toutes les souillures qui ternissent désormais le processus politique en cours.

7Les analyses de la volonté générale qui sont ainsi fortement volontaristes et formulées en termes de procédure pure sont souvent récusées au nom du fait que Rousseau recourt de manière répétée au langage du « bien commun » et de l’ « intérêt commun » ; il est en effet fréquemment suggéré que c’est précisément ce genre de norme indépendante qui confère un contenu à la volonté générale et qui en fonde l’autorité, et non pas le vote majoritaire du peuple assemblé. Au début du livre II, Rousseau dit, par exemple, que « la volonté générale peut seule diriger les forces de l’État selon la fin de son institution qui est le bien commun » [18]. Mais ce passage nous donne lui-même un indice de ce que Rousseau a dans l’esprit lorsqu’il parle de bien commun. Il se poursuit en effet de la manière suivante : « Car si l’opposition des intérêts particuliers a rendu nécessaire l’établissement des sociétés, c’est l’accord de ces mêmes intérêts qui l’a rendu possible » [19], faisant ainsi clairement référence à un passage antérieur du Contrat social (I, 6) où il est question de l’origine du contrat lui-même. Rousseau écrit ensuite : « C’est ce qu’il y a de commun dans ces différents intérêts qui forme le lien social, et s’il n’y avait pas quelque point dans lequel tous les intérêts s’accordent, nulle société ne saurait exister. Or c’est uniquement sur cet intérêt commun que la société doit être gouvernée. » [20] L’intérêt commun qui importe ici – ainsi que le bien commun qu’il s’agit de promouvoir –, est l’intérêt que les citoyens éprouvent pour le fait d’être libres tout en étant gouvernés ; et ce problème est bien entendu « le problème fondamental dont le contrat social donne la solution » [21].

8Dans un passage postérieur qui renvoie également au Contrat social (I, 6), Rousseau rend explicite la fonction de la majorité dans sa théorie, lorsqu’il dit que « hors de ce contrat primitif, la voix du plus grand nombre oblige toujours tous les autres, c’est une suite du contrat même » [22]. La raison en est bien entendu qu’il n’existe aucun rapport d’autorité valide entre des citoyens libres et égaux lorsqu’ils se rencontrent en vue de constituer le souverain, et que le vote majoritaire est le mode de prise de décision qui préserve cette liberté et cette égalité dans la mesure où il empêche que quiconque ne soit subordonné à autrui, et dans la mesure où il confère à chaque citoyen une voix égale dans la détermination du contenu des lois. Ainsi, l’idée que la volonté de la majorité – exprimée par un vote – fait autorité est loin d’être un élément qui menace la politique de l’intérêt commun ou qui se substitue à cette dernière ; Rousseau pense au contraire qu’une telle politique exige cette idée. On peut donc dire que, d’une manière générale, c’est le vote de la majorité qui détermine ce que nos intérêts communs vont être et non pas que, inversement, ce vote est déterminé par ces intérêts.

9Mais ceci n’est vrai que la plupart du temps. En effet, si nous pensons que, dans la communauté voulue par Rousseau, les principes majoritaires sont utilisés pour donner un contenu à la notion d’intérêts communs, cette analyse en termes de procédure pure cesse d’être convaincante lorsqu’il s’agit de s’interroger sur les intérêts politiques les plus fondamentaux qui sont les nôtres en tant que nous sommes citoyens, intérêts à propos desquels Sreenivasan introduit très utilement le terme d’ « intérêts critiques ». Parmi ces intérêts, Sreenivasan mentionne « la liberté, la préservation de soi et la propriété (sous une certaine forme [23]) », auxquels nous pourrions ajouter les notions que nous avons rencontrées plus haut : « la paix, l’union et l’égalité ». L’expression d’un vote ne saurait en effet déterminer s’il est dans l’intérêt commun des citoyens d’être libres, ne serait-ce que parce que la liberté des citoyens est la condition nécessaire pour que les citoyens puissent exprimer un vote qui a autorité pour déterminer ce que sont leurs intérêts communs (non critiques).

10Mais jusqu’à quel point pouvons-nous conférer un contenu spécifique à la notion d’intérêts communs fondamentaux ? Il peut être utile de nous tourner ici vers l’analyse que Frederick Neuhouser a proposée du célèbre passage du Contrat social sur le fait d’être « forcé d’être libre » [24] ; cette analyse est scrupuleusement attentive aux raisons que, dans ce passage, Rousseau lui-même avance réellement à l’appui de son affirmation : une vie vécue en conformité avec la volonté générale (ou, pourrions-nous dire en des termes moins techniques, une vie vécue sous l’autorité d’un système de lois impartiales) nous « garantit de toute dépendance personnelle » [25], la dépendance qui importe étant ici la dépendance par rapport à la volonté des autres. Comme le dit Neuhouser :

« Rousseau nous demande de prendre au sérieux la pensée exprimée dans cette phrase – à savoir, que l’obéissance universelle à la volonté générale garantira effectivement les citoyens de toute dépendance personnelle et que cette protection contre toute dépendance est si étroitement liée à leur liberté que l’on peut affirmer que l’obéissance à la volonté générale est ce qui les rend libres, même lorsque cette obéissance à la volonté générale n’est pas volontaire au sens ordinaire du terme. » [26]

11Mais comment la loi garantit-elle contre cette forme de dépendance ? Cette garantie a différentes modalités et non pas une seule ; Neuhouser en mentionne trois. Tout d’abord, la loi favorise une égalité économique relative, c’est-à-dire qu’elle réglemente les transactions marchandes et qu’elle empêche la subordination de certains citoyens à d’autres ; en second lieu, la loi établit et fait respecter le principe de l’égalité de tous devant la loi, qui aura lui aussi pour effet de protéger les citoyens contre la volonté capricieuse de leurs concitoyens ; en troisième lieu, la loi promeut un idéal civique d’égalité de respect grâce à des mécanismes de psychologie sociale qui favorisent la solidarité en orientant l’amour propre, qui tend à la concurrence et qui est potentiellement destructeur, vers le genre de canaux où il devient capable de contribuer à la préservation de l’unité sociale [27]. C’est en ce point, par conséquent, que l’argument de Rousseau va au-delà d’une analyse purement procédurale des intérêts. Et c’est donc sur ce point qu’il convient de fixer la limite à laquelle se heurte toute tentative pour construire une analyse de la volonté générale qui ne ferait pas du tout référence aux intérêts objectifs des citoyens. La volonté générale est ainsi une volonté d’égalité, cette égalité elle-même étant une condition essentielle de la réalisation de l’idée rousseauiste de liberté comme non-dépendance ; nous pourrions dès lors dire que les biens que cette pratique de l’égalité contribue à fournir constituent nos intérêts essentiels ou objectifs en tant que citoyens, que nous les reconnaissions comme tels ou non. Si nous ne nous garantissons pas ces biens, nous ne serons pas capables de continuer à vivre en tant que citoyens libres.

12Neuhouser et Sreenivasan affirment tous deux que Rousseau tente en fait d’esquisser une théorie politique de la liberté qui comporterait à la fois des composantes subjectives et des composantes objectives. Voici comment s’exprime Sreenivasan :

« L’intuition de Rousseau est que, lorsque l’individu obéit à cette décision [celle à laquelle on aboutit en appliquant la règle de la majorité], il est plausible de considérer qu’il s’obéit à lui-même – même dans le cas où il est en désaccord avec la décision – si et seulement si une condition objective et une condition subjective sont toutes deux satisfaites. La condition objective est que la décision en question promeuve ses intérêts critiques ; et la condition subjective est qu’il existe au moins un sens auquel on peut dire que l’individu considère qu’il en est bien ainsi. » [28]

13Globalement, la position de Neuhouser est similaire, bien qu’elle soit formulée dans des termes différents [29]. En outre, ces deux chercheurs concluent tous deux leur analyse de l’argument de Rousseau en attirant l’attention sur le moment où la tension entre les aspects subjectif et objectif de la liberté menace de provoquer une rupture, c’est-à-dire lorsque, pour une raison quelconque, les citoyens ne ressentent pas la souveraineté de l’État comme l’expression de leur propre liberté. Neuhouser et Sreenivasan concluent en gros que Rousseau nous donne une analyse plausible des conditions que doit satisfaire une théorie de la citoyenneté, sans cependant nous donner une théorie politique capable de garantir la satisfaction de ces conditions.

14Nous avons déjà rencontré les deux passages du texte de Rousseau sur cette question, le passage où il est dit qu’ « on le forcera d’être libre » d’une part (CS, I, 7) et le passage où il est dit que notre avis ne l’emporte pas dans l’assemblée de l’autre (CS, IV, 2). Dans ce qui suit, mes remarques se concentrent sur ce second passage, en grande partie parce que je pense que Neuhouser a accompli un travail au-dessus de tout éloge pour expliquer la teneur du premier passage. Au demeurant, les différents cas d’espèce problématiques que nous pourrions inventer pour éprouver l’argument de Rousseau – le criminel non repentant, le criminel plutôt idiot, ou même peut-être le criminel intellectuel qui a lu un peu trop Isaiah Berlin et qui prétend que le fait d’être forcé et le fait d’être libre sont nécessairement des idées qui entrent en contradiction l’une avec l’autre – ne représentent pas, en définitive, des hypothèses très intéressantes et ne doivent donc pas nous retenir bien longtemps [30].

15Lorsque mon avis ne l’emporte pas dans l’assemblée, Rousseau me dit que j’ai commis une erreur sur le contenu de la volonté générale ; si nous adoptons une conception procédurale de la formation de la volonté générale, cette affirmation est irréfutable. Sreenivasan accepte ce point, mais l’un des éléments de l’argument de Rousseau le laisse insatisfait : « On ne peut pas se contenter de répondre que, lorsque le membre de l’assemblée dont l’avis ne l’emporte pas accepte de dire qu’il s’est trompé, cette acceptation est en quelque sorte garantie par la signature qu’il a apposée au bas du contrat social », écrit-il avant de citer un passage de Rousseau qui affirme précisément cela (CS, IV, 2). Il poursuit :

« Ceci ne fait que reporter la question d’un cran en arrière. Qui en effet, accepterait de signer le contrat social à ces conditions ? En d’autres termes, si l’on adopte une conception procédurale des intérêts, quel individu sera volontaire pour admettre que, dans tous les cas, ses intérêts seront confondus avec les décisions d’un corps délibérant – en particulier, si ce corps détient un pouvoir absolu – au sein duquel ses propres opinions peuvent fort bien ne jamais l’emporter ? Certes, on peut être contraint de signer à cause de la nécessité de quitter l’état de nature, mais ceci ne nous explique toujours pas pourquoi on peut dire que celui qui a signé n’obéit qu’à lui-même. » [31]

16Nous avons cependant déjà vu la forme que pourrait revêtir une réponse plausible à cette question lorsque nous avons analysé la manière dont Neuhouser traite le passage où il est dit qu’ « on le forcera d’être libre », ainsi que l’argument portant sur la liberté comme non-dépendance. Ce n’est que dans un État politique bien ordonné qu’il est possible de jouir à la fois de la liberté civile et de la liberté morale, et c’est parce que ces deux libertés ne sont pas liées au fait que le citoyen exprime son accord sur le contenu des lois particulières votées par l’assemblée qu’il est possible de signer le contrat, d’appartenir à la minorité dont l’avis ne l’emporte pas une fois que tous les votes sont exprimés, et néanmoins de ne s’obéir qu’à soi-même dans le sens requis. En ce sens, nous donnons notre accord pour que le vote de la majorité fasse autorité lorsqu’il s’agit de spécifier le contenu de nos intérêts communs, et c’est là le prix réel à payer pour être libre. Le moment typiquement paradoxal que Rousseau introduit à la fin de son argument démontre, selon moi, que sa pensée suit une ligne du même ordre, qui le ramène, comme toujours, à ses propres arguments essentiels sur la citoyenneté démocratique : « Si mon avis particulier l’eut emporté, j’aurais fait autre chose que ce que j’avais voulu, c’est alors que je n’aurais pas été libre. » [32] Ceci se produit parce que, si mon opinion l’avait emporté contre celle de la majorité de mes concitoyens, ma volonté prévaudrait effectivement sur la leur et la dominerait, mon opinion serait comptée plusieurs fois ; or l’existence de la liberté – c’est-à-dire la liberté de tous et de chacun – n’est pas compatible avec l’existence d’une société composée de dominants et de dominés.

17Il y a un ensemble bien connu de stratégies permettant à ceux qui, parmi nous, se trouvent parmi les perdants à l’issue d’un vote démocratique de réduire la frustration liée au fait d’appartenir à la minorité. Nous pouvons nous rappeler que des personnes raisonnables seront toujours en désaccord à propos des choses importantes et que le fait qu’un si grand nombre de nos concitoyens soient en désaccord avec nous doit nous inciter à avoir des doutes sur la validité de nos propres opinions et à respecter celles des autres. Nous pouvons également nous rappeler que nous respectons la procédure, que nous acceptons le principe qui veut que la majorité l’emporte, ou que nous avons nous-mêmes voulu vouloir ce que veut la volonté générale ; il s’agit là de trois façons différentes de dire plus ou moins la même chose. À leur manière, c’est-à-dire avec un certain déficit de théorisation, ces trois stratégies sont destinées à réduire la frustration et à nous permettre d’accepter le fait que nous sommes membres de la minorité, que nous ne sommes donc pas capables de convaincre nos pairs et que, en dernière instance, nous ne pouvons pas faire prévaloir notre solution.

18Très probablement, ces stratégies ne sont cependant efficaces que dans les cas où je ne vois pas que des intérêts réellement essentiels soient en jeu. Le cas intéressant, c’est le cas difficile où un citoyen, une fois que les suffrages sont décomptés et que la volonté générale est déclarée, non seulement continue de penser qu’il n’a commis aucune erreur touchant ses propres intérêts, mais demeure en outre convaincu que ses propres intérêts les plus fondamentaux, ainsi que ceux de ses concitoyens, c’est-à-dire la pérennité du gouvernement libre lui-même, sont mis en danger par le vote de la loi. Un bon exemple permettant d’illustrer un cas de ce genre serait le vote d’une loi décidant d’introduire une économie marchande [33]. Il ne fait aucun doute que, pour Rousseau, le vote d’une loi de ce genre serait très improbable dans une république fondée sur de bonnes bases et correctement préservée. Nous devons également admettre que si un corps de citoyens rousseauistes prenait une telle initiative, les marchés auxquels ils donneraient naissance pourraient bien être fort différents des marchés auxquels nous sommes habitués. Toutefois, le point essentiel pour notre présent propos est qu’il est cohérent d’imaginer la transformation d’une économie agraire et autarcique en économie marchande grâce à une législation qui posséderait toutes les caractéristiques formelles qu’exige la généralité, ce qui permettrait à cette législation d’être considérée comme un acte légitime de souveraineté.

19Dans ce cas, la position de l’opposant consiste à dire que, à son avis, la mise en œuvre des lois en question est en contradiction avec le but que l’institution même des lois était initialement destiné à atteindre. Une économie marchande va en effet engendrer toutes sortes de bienfaits pour certaines catégories de gens mais, de ce fait même, elle va, avec le temps, avoir tendance à favoriser puis à exacerber des formes d’inégalités qui se révéleront fatales au projet politique rousseauiste. L’accusation consiste donc à dire que les lois, qui devraient avoir pour effet de rendre les citoyens objectivement libres, sont elles-mêmes les instruments qui vont faire que l’opposant en question, ainsi que l’ensemble des citoyens, sera à terme privé de liberté ; en se fondant sur cette idée, l’opposant décide qu’il ne peut pas vouloir une telle loi. La volonté générale est en effet une volonté d’égalité ; or, dans le cas présent, adopter le point de vue de la volonté générale reviendrait sans doute à vouloir notre propre ruine.

20Il est important de dire qu’il ne s’agit pas là d’un argument portant sur un processus politique. L’hypothèse est qu’une majorité de citoyens peut décider de transformer l’économie dans un sens marchand alors même que chacun ne réfléchit que pour son propre compte, qu’il n’y a pas de factions, qu’il n’y a pas de débats prolongés marqués par l’éloquence et les envols oratoires, et qu’aucune des autres caractéristiques qui empêchent la formation d’une volonté générale authentique n’est présente. Il se peut au demeurant que si toutes les conditions requises pour la formation d’une volonté générale authentique sont réunies, il n’y ait rien de plus à dire sur le sujet. Tout comme une volonté individuelle tend à sa propre utilité privée, la volonté générale tend de la même manière à l’utilité publique (CS, II, 3) ; mais de même que les individus s’engagent parfois dans une conduite autodestructrice, les groupes peuvent eux aussi s’embarquer collectivement dans des formes d’action autodestructrices, et le fait que ces formes d’action ont en dernier ressort ce caractère autodestructeur ne change rien au fait qu’elles ont été authentiquement voulues.

21Il semble cependant qu’un problème d’indétermination risque presque inévitablement de s’introduire dans le tableau. Une caractéristique essentielle et intéressante de la théorie politique de Rousseau est que nous ne pouvons jamais véritablement savoir si l’ensemble des conditions qui sont nécessaires à la formation d’une authentique volonté générale sont réunies. Nous ne pouvons jamais savoir si nos concitoyens expriment leurs suffrages avec les motivations qui conviennent ; nous ne pouvons jamais savoir si, par son vote, un citoyen se dit : « Il est avantageux à l’État que tel ou tel avis passe » (comme il le doit), ou bien s’il se dit : « Il est avantageux à tel homme ou à tel parti que tel ou tel avis passe » [34] (ce qu’il ne devrait jamais se dire). La conséquence est que nous ne pouvons jamais savoir si le vote de la majorité est réellement la volonté générale ; le fait que la majorité a voté est une condition nécessaire de la formation de la volonté générale, mais ce n’en est pas une condition suffisante. Certes, il existe des indicateurs empiriques d’une bonne politique – des majorités très larges, des débats brefs, l’absence de toute rhétorique, l’absence de factions, des paysans sous un chêne (cf. CS, IV, 1) et ainsi de suite – mais de tels éléments ne sont que des indicateurs, ce ne sont jamais des garanties.

22Il est vrai que le fait d’appartenir à la minorité devrait conduire les membres de ce bloc minoritaire à manifester certaines interrogations à propos de leurs propres opinions, et aussi à reconnaître que le fait d’être convaincus de la validité de leur propre opinion pourrait bien être le signe de la présence en eux de cette forme précise d’amour propre que la politique démocratique cherche à juste titre à discipliner. Mais il existe également, au cœur de la théorie démocratique de Rousseau, une tension inéluctable opposant, d’une part, la confiance entre les citoyens requise par la politique démocratique et, d’autre part, le soupçon sur l’authenticité de la volonté générale inévitablement engendré par cette même politique démocratique. C’est pourquoi – me semble-t-il – la fin du livre III et une bonne part du livre IV du Contrat social constituent un terrain si glissant ; Rousseau y analyse en effet les différents mécanismes, institutions et pratiques qui peuvent contribuer à stabiliser l’État et à retarder la dégénérescence qui le fera passer de la république vertueuse à la stagnation, à la corruption et au déclin ; en même temps, il reconnaît que ces dispositifs ne peuvent jamais fournir le genre de garantie capable de dissiper à jamais les angoisses sous-jacentes qui en avaient initialement déterminé la recherche.

23Tout en gardant ces idées à l’esprit, revenons vers notre citoyen-opposant qui serait horrifié par la décision de transformer l’économie de la république en économie marchande. Il est clair que toute tentative, de la part de ce citoyen, pour faire obstacle à la mise en œuvre de la volonté générale serait critiquable. En fait, une telle attitude équivaudrait à du paternalisme, car le citoyen en question affirmerait alors qu’il est plus savant que ses concitoyens et, en outre, que le savoir supérieur dont il est doté lui confère un droit à l’exercice de l’autorité dont ils sont dépourvus, ce qui implique de sa part une négation de l’autonomie des autres citoyens, aussi bien en tant qu’individus qu’en tant que collectif démocratique. Agir à l’encontre de la volonté souveraine, c’est se montrer ouvertement criminel et même, dans certaines circonstances, rebelle ou traître. La question est dès lors la suivante : existe-t-il, dans le cadre de la conception politique de Rousseau, des ressources susceptibles d’ouvrir une voie que le citoyen opposant peut suivre ?

24Frederick Neuhouser a récemment proposé une interprétation de Rousseau qui représente ce dernier comme le partisan d’une démocratie délibérative. Ceux qui se trouvent être membres de la minorité conservent toujours la liberté de présenter leurs raisons dans la sphère publique et de chercher ainsi à obtenir une révision du consensus qui soit favorable à leur propre point de vue [35]. Dans la mesure où le souverain ne peut se lier les mains pour l’avenir, il doit toujours être possible de faire revenir une question politique devant l’assemblée, en sorte que, pourrions-nous dire, le bon côté du caractère définitif des décisions souveraines tient à ce que, dans les faits, rien n’est jamais tranché de manière définitive. Cependant, nous ferions bien de réfléchir avant de transformer Jean-Jacques Rousseau en Jürgen Habermas. Les fondements textuels permettant d’attribuer à Rousseau une théorie de la démocratie délibérative sont minces : Rousseau s’abstient expressément – à la fin du chapitre I du livre IV du Contrat social – de dire si les citoyens ont le droit de proposer les lois ou d’en débattre, et les indications empruntées à d’autres sources peuvent être et ont été lues dans les deux sens [36] ; sa philosophie de la musique et du langage suggère qu’il n’est pas particulièrement optimiste quand à la puissance spontanée des meilleurs arguments, et il ne partage certainement pas l’optimisme des théoriciens de la démocratie délibérative quant à la probabilité qu’un débat ouvert aboutisse à de bons résultats. Dans l’univers de Rousseau, la brièveté des débats est un signe de bonne santé politique, et l’auteur du Contrat social partage la même hostilité à l’endroit des discours persuasifs que l’on retrouve dans toute la tradition des écrits politiques de Platon à Hobbes : le discours qui cherche à persuader est intrinsèquement manipulateur et il risque toujours de favoriser des inégalités dommageables [37].

25Dans la dernière partie de cet article, je vais esquisser quatre voies possibles permettant au citoyen rousseauiste d’exprimer son désaccord politique. Toutes ces voies ne sont proposées ici qu’à titre exploratoire ; chacune d’entre elles, dans son genre, paraît pour finir assez problématique. La quatrième forme de réponse à la situation d’aliénation politique que je tente d’analyser est la désobéissance civile ; les trois premières sont quant à elles empruntées à une célèbre remarque de Stephen Dedalus – le héros du Portrait de l’artiste en jeune homme de James Joyce – dans les dernières pages du roman :

26« Je vais vous dire ce que je vais faire et ce que je ne vais pas faire. Je ne veux plus servir ce en quoi je ne crois plus, que ce soit mon foyer, ma patrie ou mon Église ; et je vais tenter de m’exprimer dans un certain mode de vie ou d’art aussi librement que je le pourrai et aussi pleinement que je le pourrai, en recourant pour ma défense aux seules armes dont je m’autorise l’usage : le silence, l’exil et la ruse. » [38]

27Dedalus répudie sa patrie ; mais notre tâche est de voir si ces trois stratégies – le silence, l’exil et la ruse – peuvent être réorganisées de manière à être mises au service de cette même patrie. Je vais consacrer une analyse assez longue à la stratégie du silence ; pour des raisons de place, mes remarques sur les trois autres points seront plus brèves.

Silence

28En conscience, j’éprouve un désaccord, mais je le garde pour moi, me dissociant ainsi en privé de l’opinion de la majorité, et portant par là témoignage de ma crainte de voir celle-ci provoquer le déclin de la communauté politique à laquelle j’appartiens et, avec elle, de la liberté.

29La signification de l’attitude consistant à garder le silence a été souvent débattue par la théorie politique. Dans une tradition très influente, celle du stoïcisme romain – tant à l’époque romaine elle-même qu’à l’occasion de la réactivation d’un néo-stoïcisme inspiré par Sénèque à la fin de la Renaissance et après – le retrait de la vie politique et le maintien d’un silence digne pouvaient constituer un geste politique marquant implicitement l’opposition [39]. Voici la manière dont un spécialiste de la poésie du XVIIe siècle – Andrew Shifflett – analyse cette question :

« En accomplissant un retrait stratégique à la manière des stoïciens – soit au jardin (Andrew Marvell), soit dans “une dure et obscure retraite” (Katherine Philips) – et en se “retirant dans le silence” (John Milton), chacun de ces écrivains opère, pour employer le langage de Sénèque, “une sûre retraite... toutes enseignes déployées” et offre ainsi à la “vertu” (pour filer une métaphore typiquement militaire) un “champ plus vaste où se montrer”. » [40]

30Dans sa propre version de l’argument en faveur du retrait, Sénèque fait avant tout appel à l’idée qu’il existe « deux communautés » – l’une formée d’un État immense et véritablement commun, embrassant à la fois les dieux et les hommes, l’autre « à laquelle nous n’appartenons que par le hasard de la naissance » [41] ; la clef de son argumentation réside dans le fait qu’il est tout à fait possible de se retirer de la scène politique de notre communauté au sens étroit, tout en continuant à vivre l’existence adéquate d’un cosmopolite ou d’un citoyen du monde, par exemple en écrivant à l’intention d’un public éloigné du contexte spatio-temporel immédiat dans lequel nous sommes placés.

31La théorie politique rousseauiste offre une résistance à cet argument sur deux points. Tout d’abord, Rousseau souligne à plusieurs reprises l’importance d’une participation politique très large : « Sitôt que le service public cesse d’être la principale affaire des citoyens, l’État est déjà près de sa ruine » ; « dans une cité bien conduite, chacun vole aux assemblées » [42]. Des remarques de ce genre manifestent une claire préférence pour le negotium de l’activité législatrice aux dépens de l’otium privilégié par Sénèque ; on pourrait cependant répondre en disant que l’opposant qui envisage de se retirer de l’assemblée suggère par là implicitement que les affaires de la cité ne sont pas aussi bien conduites que la majorité le croit. Mais la résistance de Rousseau se manifeste sur un second point, parce qu’il s’emploie à couper l’herbe sous le pied de la thèse cosmopolitique proposée par Sénèque. Certes, on trouve dans le Discours sur l’économie politique une allusion à « la grande ville du monde... dont la loi de nature est toujours la volonté générale et dont les États et peuples divers ne sont que des membres individuels » [43], qui rappelle directement Sénèque ; mais, au moment où il écrit le Contrat social, Rousseau s’est considérablement éloigné de ce genre de sentiments cosmopolites ; le chapitre qui ouvre la première version du Contrat social – « De la société générale du genre humain » (chap. 2) – rejette en effet l’idée qu’il existerait une volonté générale de l’espèce humaine dans son ensemble, et affirme au contraire que « nous concevons la société générale d’après nos sociétés particulières ; l’établissement des petites républiques nous fait songer à la grande, et nous ne commençons proprement à devenir hommes qu’après avoir été citoyens ». Rousseau poursuit en remarquant amèrement que cela montre « ce qu’il faut penser de ces prétendus cosmopolites qui, justifiant leur amour pour la patrie par leur amour pour le genre humain, se vantent d’aimer tout le monde pour avoir le droit de n’aimer personne [44] ».

32L’idée même d’un silence marquant l’opposition – qu’elle soit d’inspiration stoïcienne ou autre – se heurte à une seconde difficulté dans le contexte de la théorie politique rousseauiste. Prenant en effet le contre-pied de cette tradition issue de Sénèque, la tradition du contrat social a, dans l’histoire de la pensée politique moderne, œuvré à une réinterprétation du sens politique du silence. Dans la théorie hobbesienne, la liberté réside dans le silence de la loi et « la volonté du souverain » peut fort bien être signifiée par son silence (car, parfois, qui ne dit mot consent [45]). Dans la théorie lockienne, c’est le silence des sujets qui est présenté comme la preuve de leur consentement, et la notion de « consentement tacite » figure parmi les notions de première importance que le Second Traité a introduites dans le débat politique. De même, dans la théorie politique de Rousseau, le silence est l’objet d’une appréciation positive, car les paroles comportent toujours une menace de déstabilisation, et les meilleures réunions politiques sont celles où il est à peine besoin de parler. J’ai suggéré plus haut que Rousseau pourrait bien ne pas être l’avocat idéal de la situation de communication idéale ; à l’inverse, il semble qu’il soit possible de parvenir à ce que l’on pourrait appeler une situation de silence idéale et que, dans bien des situations, Rousseau considérerait cette situation comme éminemment désirable.

33Hobbes propose un autre argument qui peut intéresser notre propos. Dans le De Cive, qui contient un exposé de sa théorie politique antérieur à celui que l’on trouve dans le Léviathan, Hobbes avait affirmé que le souverain ne nous représente pas lorsqu’il agit à l’encontre de la loi de nature. Hobbes répète ensuite sa thèse (dont nous avons vu que Rousseau l’acceptait explicitement) selon laquelle la loi est le critère de la justice, et il ajoute ce commentaire :

« Cependant, le peuple, les nobles et le roi peuvent pécher en diverses façons contre les lois de nature, comme en cruauté, en injustice, en outrages, et en s’adonnant à tels autres vices qui ne tombent point sous cette étroite signification d’injure. » [46]

34À quoi il ajoute :

« S’il se résout quelque chose contre une loi de nature dans une assemblée populaire, ou dans une congrégation des principaux de la république, ce n’est pas l’État, c’est-à-dire la personne civile qui pèche, mais les particuliers qui ont opiné en cette mauvaise délibération. Pour ce qu’à bien considérer la source de cette action, les péchés qui se commettent sont des dérèglements de la volonté naturelle, dont il peut se faire une désignation particulière, plutôt que de la volonté politique qui tient de l’artifice et ne se recueille que par le raisonnement. » [47]

35Bien entendu, il demeure prudent d’obéir au souverain, mais les actions de ce dernier ne sont pas à proprement parler les nôtres au sens de l’argument hobbesien ; Hobbes admet donc l’existence d’un moment d’opposition privée authentique. On pourrait soutenir que l’idée d’une loi de nature ne joue pas, dans la théorie politique de Rousseau, le même rôle que chez Hobbes ; toutefois, on peut écarter cette objection en disant que, chez Hobbes, la loi de nature est le nom qui convient à ce qu’il considère comme l’ensemble des conditions nécessaires de l’association politique, sujet auquel Rousseau s’est beaucoup intéressé. Mais il y a plus important : Rousseau refuse en effet d’admettre que la souveraineté puisse être représentée d’une quelconque façon, et cela complique sans aucun doute, pour un partisan de la théorie rousseauiste, l’appel à ce genre d’argument hobbesien. Cependant, pour Hobbes comme pour Rousseau, l’une des valeurs normatives centrales en politique est l’égalité, et les deux théories établissent un parallèle entre la volonté naturelle de l’être humain individuel et la volonté artificielle du corps politique ; dès lors, ce n’est pas aller trop loin que de reconnaître à celui qui s’oppose en conscience la même liberté de cultiver cette forme de silence d’opposition, c’est-à-dire d’adopter une variante de l’attitude du stoïcien romain chère à Sénèque, tout en considérant, au moins dans son for intérieur, que la volonté générale est une injustice commise par les volontés naturelles des membres de la majorité, sans toutefois que cela implique ou compromette les citoyens qui sont en désaccord avec elle.

L’exil

36De l’attitude consistant à garder le silence, nous passons maintenant à celle qui consiste à partir. L’exil – c’est-à-dire le fait de se retirer physiquement de la société politique à laquelle on appartient – est plus radical que le silence. L’opposant refuse dans ce cas de se plier à la décision de la majorité, mais, en quittant la communauté, il cherche moins à s’en faire l’ennemi qu’à se prononcer en faveur d’une vision alternative et idéale de la république. Maurizio Viroli nous a enseigné qu’une forme d’amour séculier fondé sur le sacrifice de soi-même était au cœur de l’idée de citoyenneté républicaine [48] ; or, précisément, l’exilé adopte la posture de quelqu’un qui aime sa patrie avec une telle force qu’il ne peut se résoudre à vivre dans la cité telle qu’elle est réellement. Rousseau a lui-même été un exilé pendant une grande partie de sa vie ; après avoir quitté Genève en 1728, il y est revenu en 1754 pour se voir restituer sa qualité de citoyen en juillet de cette même année. Mais Rousseau ne s’est pas réinstallé à Genève, même s’il a résidé près de la ville au début des années 1760 – période au cours de laquelle il fut le plus activement engagé dans la politique genevoise –, et il a fini par renoncer à son statut de citoyen, en mai 1763, ce qui était en soi un geste politique délibéré  [49].

37Lorsqu’on réfléchit sur la notion d’exil en prenant comme point de départ les catégories essentielles de la pensée politique de Rousseau, le personnage auquel Jean-Jacques paraît ressembler le plus est celui du grand législateur du chapitre 7 du livre II du Contrat social. L’exilé doit posséder des qualités hors du commun pour être en mesure de réformer le régime politique de l’extérieur ; car ce législateur est, en règle générale, un étranger [50], ou du moins quelqu’un du dehors ; à l’instar de l’exilé – et ce fait est capital –, il ne prend aucune part à l’exercice de la souveraineté législative. C’est du point de vue de l’exilé que, dans différents contextes politiques, Rousseau a pu écrire la Lettre à d’Alembert ou Les lettres écrites de la Montagne. Le prix à payer pour prendre au sérieux la posture de l’aspirant législateur peut bien évidemment impliquer – comme c’est le cas pour Rousseau – que la réintégration dans la communauté politique à laquelle on appartient demeure impossible, ou que le prix de cette réintégration est bien trop élevé, ne serait-ce que parce que l’exilé qui tente de refonder ou de réorienter la société politique de l’extérieur doit prétendre posséder un statut exceptionnel qui s’accorde très difficilement – la possibilité d’un tel accord est même sujette à caution – avec la valeur fondamentale que la république démocratique accorde à l’égalité. Si l’on doit traiter de l’extérieur avec un peuple en qualité de législateur orthodoxe, il est bien moins traumatisant de le faire soit avec les Corses soit avec les Polonais.

La ruse

38La troisième stratégie que Stephen Dedalus propose à l’intellectuel aliéné est la ruse ; dans le contexte de la pensée de Rousseau, nous pouvons interpréter cette notion comme une stratégie consistant à réformer la cité de l’intérieur grâce à l’action politique. L’opéra de Rousseau, Le devin du village, a été adapté et traduit en anglais ; il a été représenté à Londres sous le titre « Le rusé », terme qui désigne le devin dont l’habile artifice rappelle à Colin, le héros, que la femme dont il est réellement amoureux est bien Colette, l’héroïne, et non pas la dame aristocratique de si haute volée qui s’est emparée de son imagination. La ruse est ici déployée pour célébrer les mérites de la simplicité rustique. Mais au niveau politique, on peut dire en toute certitude que Rousseau n’a guère de goût pour la ruse, qui est liée à ses yeux à l’art de la conspiration, de la faction et de la manipulation, toutes choses dont Rousseau déplore la tendance qu’elles ont à corrompre encore plus le corps politique. Pourtant, à la réflexion, on peut se dire que les situations désespérées appellent des remèdes désespérés. Tout comme Locke en appelle au ciel, celui qui s’oppose à la majorité dans sa conscience peut très bien décider que, dans les circonstances où il se trouve, le recours à la ruse peut être une politique adéquate pour tenter de renverser la décision de l’assemblée. Il s’agit cependant d’une stratégie à haut risque si l’on tient compte des préoccupations manifestées par Rousseau quant aux conséquences des factions, et si l’on se souvient que quiconque entreprend d’organiser un parti politique pour son propre compte est automatiquement soupçonné d’être conduit par la plus basse ambition et par l’amour propre, et non par le dévouement à l’égard de la liberté de la communauté politique à laquelle il appartient.

La désobéissance civile

39Le dernier phénomène que nous avons à analyser est la désobéissance civile, car il me semble possible de greffer quelque chose qui ressemble à la théorie rawlsienne de la désobéissance civile et de l’objection de conscience sur la théorie rousseauiste de la politique républicaine [51]. Certes, on pourrait croire que la désobéissance civile va exactement à l’encontre de la logique que l’on voit d’habitude à l’œuvre dans l’idée que l’on peut forcer quelqu’un à être libre. Celui qui pratique la désobéissance civile ne représente pas, en effet, une volonté particulière qui entre en conflit avec une volonté générale impartiale, car il prétend bien souvent que c’est sa propre volonté qui est plus impartiale que la volonté générale exprimée dans les lois – ou plutôt qu’elle est meilleure du point de vue de l’avenir de l’impartialité elle-même. En outre, dans la vision ordinaire de la désobéissance civile proposée par le libéralisme, celui qui désobéit accepte les châtiments prévus par la loi et manifeste ainsi son engagement en faveur d’une existence sous l’empire des lois, même si son action signifie qu’il préférerait un tout autre système de lois.

40L’exilé, on l’a vu, se révèle être une variante du législateur rousseauiste ; quant à celui qui exerce la désobéissance civile, on pourrait penser que le danger auquel il expose le corps politique est celui qui vient des représentants. Rousseau, on le sait, se déclare opposé, dans le Contrat social, à toutes les formes de politique législative représentative (CS, III, 15). Il faut que le peuple soit physiquement présent en personne, afin de constituer le souverain et de faire les lois ; le danger du système représentatif, pour reprendre la phrase d’inspiration étonnamment rousseauiste inscrite sur les murs de Paris en 1968, est que la volonté générale ne devienne la volonté du général, que ce soit le général Boulanger ou le général de Gaulle – à sa manière, de Gaulle s’est bien sûr révélé maître dans ces trois formes de politique que sont le silence, la désobéissance et l’exil. Celui qui exerce la désobéissance civile n’est pas un apprenti dictateur, mais il se pose en exemple moral ; il invite ceux qui sympathisent avec sa cause à s’identifier à lui, même s’ils ne prennent pas personnellement part à l’acte de désobéissance civile. Si l’on est convaincu, comme Hannah Arendt, que la désobéissance civile est nécessairement une action collective, le risque d’apparaître comme une faction vient s’ajouter à l’engagement que ceux qui désobéissent prennent les uns à l’égard des autres [52]. Certes, nous pourrions dire que la préservation des démocraties exige constamment que les gens ordinaires se livrent à des actions extraordinaires ; que celui qui fait preuve de désobéissance civile peut fort bien se présenter comme Monsieur tout le monde et prétendre que, en dernier ressort, son action ne menace pas la santé du corps politique. Toutefois, comme dans le cas du silence, de l’exil et de la ruse, l’auteur d’une telle désobéissance demeure, du point de vue des concepts de la politique rousseauiste, un personnage résolument ambivalent et potentiellement déstabilisateur.

Remarques conclusives

41Beaucoup de lecteurs de Rousseau refusent une lecture fortement volontariste de sa pensée politique. L’idée que la volonté générale puisse être établie par l’autorité d’un vote de la majorité les met mal à l’aise, tout comme l’idée que la loi puisse être le critère de la justice ; il en va de même lorsqu’il s’agit de la difficile harmonisation de la liberté subjective et de la liberté objective, que notre identité de citoyen paraît cependant exiger l’une et l’autre. Mais, face à de tels problèmes, il n’est pas évident que nous devions soit rejeter les arguments de Rousseau dans leur totalité, soit chercher une voie nous permettant de contourner ces dilemmes au niveau de la théorie démocratique abstraite. Tout comme Rousseau, à la fin du Contrat social, se détourne des arguments formels portant sur les principes du droit politique pour s’atteler à des questions d’ordre plus sociologique et institutionnel, j’ai suggéré dans cet article que nous pourrions tenter de résoudre le genre de problèmes que des auteurs comme Neuhouser et Sreenivasan ont si bien identifiés, en réfléchissant plus attentivement à la manière dont la théorie politique républicaine de Rousseau pourrait fonctionner dans la pratique et en nous demandant quelles sont les ressources qui, dans les écrits de Rousseau, nous permettraient d’affronter les dilemmes concrets que la vie politique croit pouvoir ignorer. Certes, ces ressources nous donnent des réponses qui ne sont pas faciles, mais les réponses faciles sont toujours les plus insatisfaisantes.

42(Traduit par Jean-Fabien Spitz.)

Notes

  • [1]
    Je remercie Richard Tuck, Christopher Bertram, Luc Foisneau, Marc Stears pour les discussions que nous avons eues à propos des arguments présentés dans cet article ; je remercie également les participants à une rencontre de l’ASECS à Boston en mars 2004 ainsi que le public qui a assisté à la présentation de ce texte à la Maison française d’Oxford.
  • [2]
    Judith Shklar, Men and Citizens : A Study of Rousseau’s Social Theory, Cambridge, Cambridge University Press, 1969, p. 184.
  • [3]
    Jon Mandle, « Rousseauvian constructivism », Journal of the History of Philosophy, vol. 35, no 4 (1997), p. 545-562.
  • [4]
    W. T. Jones, « Rousseau’s general will and the problem of consent », Journal of the History of Philosophy, vol. 25, no 1 (1987), p. 105-130.
  • [5]
    Gopal Sreenivasan, « What is the general will ? », The Philosophical Review, vol. 109, no A (2000), p. 545-581.
  • [6]
    Joshua Cohen, « Reflections on Rousseau : Autonomy and democracy », Philosophy and Public Affairs, vol. 15, no 3 (1986), p. 275-297.
  • [7]
    Bernard Grofman, Scott L. Feld, « Rousseau’s general will : A Condorcetian perspective », American Political Science Review, vol. 82, no 2 (1988), p. 567-576.
  • [8]
    David M. Estlund, Jeremy Waldron et al., « Democratic theory and the public interest : Condorcet and Rousseau revisited », The American Political Science Review, vol. 83, no 4 (1989), p. 1317-1340.
  • [9]
    W. G. Runciman, Amartya K. Sen, « Games, justice and the general will », Mind, vol. 74, no 296 (1965), p. 554-562.
  • [10]
    Iona Tarrant, The Paretian Liberal Paradox and Rousseau’s General Will : An Analysis within a Dual Utility Framework, Hull economic research paper, no 262, Hull, School of Economic Studies, University of Hull, 1998.
  • [11]
    John Rawls, A Theory of Justice, Oxford, Oxford University Press, 1973, p. 85-86 (trad. franç., Théorie de la Justice, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1987, p. 116-117).
  • [12]
    Discours sur l’économie politique, in OC, III, p. 245 ; Du Contrat social, II, 6 ; nous abrégeons : CS, in Œuvres Complètes, Paris, 1964, La Pléïade, III ; nous abrégeons : OC, III ; on notera que l’opinion de Rousseau n’est pas ici fondée sur les raisons habituelles qui font dire à certains qu’ « une loi injuste n’est pas du tout une loi ». Une résolution qui ne satisfait pas ces critères très exigeants de généralité et d’impartialité n’est pas injuste ; ce n’est tout simplement pas du tout une loi. À leur tour, ces critères formels ne sont pas liés, dans la théorie de Rousseau, à une préoccupation qui porterait sur la justice mais à une préoccupation portant sur la liberté.
  • [13]
    Par exemple, les Conférences Benedict de Richard Tuck sur « Hobbes et Rousseau », données à l’Université de Boston en 2001. Voir aussi Tuck, The Right of War and Peace, Oxford, Oxford University Press, 1999, p. 197-207, en particulier p. 202-205.
  • [14]
    CS, IV, 2.
  • [15]
    Ibid.
  • [16]
    CS, IV, 1.
  • [17]
    Ibid.
  • [18]
    CS, II, 1.
  • [19]
    Ibid.
  • [20]
    Ibid.
  • [21]
    CS, I, 6.
  • [22]
    CS, IV, 6.
  • [23]
    Sreenivasan, « What is the general will ? », p. 556.
  • [24]
    CS, I, 7 ; Frederick Neuhouser (1993), « Freedom, dependence and the general will ». Voir aussi Neuhouser, Foundations of Hegel’s Social Theory. Actualizing Freedom, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2000, particulièrement, p. 60-63.
  • [25]
    CS, I, 7.
  • [26]
    Neuhouser, Foundations of Hegel’s Social Theory, p. 63.
  • [27]
    Ibid., p. 74-78.
  • [28]
    Sreenivasan, « What is the general will ? », p. 580.
  • [29]
    Neuhouser, Foundations of Hegel’s Social Theory, p. 79-80.
  • [30]
    Voir l’analyse détaillée que Berlin propose de ce passage, Isaiah Berlin, Freedom and its Betrayal, ed. Henry Hardy, Londres, Chatto & Windus, 2002, p. 47-49.
  • [31]
    Sreenivasan, « What is the general will ? », p. 580.
  • [32]
    CS, IV, 2.
  • [33]
    Pour une analyse complète de la critique rousseauiste de l’économie politique et de la société marchande, voir Bertil Fridén, Rousseau’s Economic Philosophy : Beyond the Market of Innocents, Dordrecht, Kluwer Academic, 1998.
  • [34]
    CS, IV, 2.
  • [35]
    Neuhouser, « Rousseau on the relation between Reason and self love (amour-propre), Internationales Jahrbuch des Deutschen Idealismus, vol. 1 (2003), p. 221-239.
  • [36]
    Ce débat trouve, pour l’essentiel, son origine dans le livre de Richard Fralin, Rousseau and Representation : A Study of the Development of his Concept of Political Institutions, New York, Columbia University Press, 1978 ; il se poursuit encore aujourd’hui avec des contributions de John T. Scott, « Rousseau anti-agenda setting agenda and contemporary democratic theory », et de Ethan Putterman, « Rousseau on the people as legislative gatekeepers, not framers », tous deux dans The American Political Science Review, vol. 99, no 1 (2005), p. 137-144 et 145-151, respectivement.
  • [37]
    Certains de ces thèmes sont admirablement traités dans Arash Abizadeh, « Banishing the particular : Rousseau on rhetoric, Patrie and the passions », Political Theory, vol. 29, no 4 (2001), p. 556-582.
  • [38]
    James Joyce, A Portrait of the Artist as a Young Man.
  • [39]
    D’une manière générale, les stoïciens enseignent que le sage doit politeuesthai, c’est-à-dire vivre en citoyen et prendre part à la vie politique ; l’essai de Sénèque, De otio, à l’inverse, développe la thèse stoïcienne du retrait de l’arène politique.
  • [40]
    Andrew Shifflett, Stoicism, Politics and Literature in the Age of Milton : War and Peace Reconciled, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, p. 6, voir aussi p. 131.
  • [41]
    Sénèque, De otio, IV, 1 : « Duas res publicas animo complectamur, alteram magnam et vere publicam, qua dii atque homines continentur... alteram, cui nos adscripsit condicio nascendi. »
  • [42]
    CS, III, 15.
  • [43]
    Économie politique, in OC, III, p. 245.
  • [44]
    Du contrat social (1re version), OC, III, p. 287 : « Par où l’on voit ce qu’il faut penser de ces prétendus cosmopolites qui, justifiant leur amour pour la patrie par leur amour pour le genre humain, se vantent d’aimer tout le monde pour avoir droit de n’aimer personne. »
  • [45]
    Thomas Hobbes, Leviathan, ed. R. Tuck, Cambridge, Cambridge University Press, 1991, p. 184 ; Léviathan, trad. F. Tricaud, Paris, Sirey, 1971, p. 283-284. Sur la liberté et le « silence de la loi », cf. éd. Tuck, p. 152 ; trad. Tricaud, p. 232.
  • [46]
    Thomas Hobbes, « De cive » ou les fondements de la politique, VII, 14, éd. Polin, trad. Sorbière, Paris, Sirey, 1981, p. 174.
  • [47]
    Ibid., p. 174.
  • [48]
    Maurizio Viroli, For Love of Country, Oxford, Clarendon Press, 1995.
  • [49]
    Pour le rapport que Rousseau entretenait avec la ville où il était né – Genève – au cours de la période qui s’étend jusqu’à la publication du Contrat social, l’ouvrage essentiel est celui de Helena Rosenblatt, Rousseau and Geneva : From the « First Discourse » to the « Social Contract », 1749-1762, Cambridge, Cambridge University Press, 1997.
  • [50]
    Sur ce point, voir Bonnie Honig, Democracy and the Foreigner, Princeton, Princeton University Press, 2001, chap. 2.
  • [51]
    Rawls, Theory of Justice, p. 369-391 (trad. franç., op. cit., p. 403-431).
  • [52]
    Hannah Arendt, « Civil disobedience », in Crises of the Republic, New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1972, p. 49-102, particulièrement p. 82-102, sur la désobéissance civile et le consentement.
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