Couverture de LEPH_063

Article de revue

Féminin et phénoménalité selon Emmanuel Lévinas

Pages 317 à 334

Notes

  • [1]
    Emmanuel Lévinas, De l’existence à l’existant (Fontaine, 1947), Paris, Vrin, « Bibliothèque des textes philosophiques » , 1998, p. 163.
  • [2]
    Emmanuel Lévinas, Éthique et Infini (Fayard, 1982), Paris, Le Livre de poche, « Biblio-Essais », no 4018, 1996, p. 61.
  • [3]
    Voir Jacques Derrida, Psyché. Inventions de l’autre, Paris, Galilée, 1987, « En ce moment même dans cet ouvrage me voici », p. 159-202.
  • [4]
    Cette manière d’apprécier existentiellement la sexualité n’est pas nouvelle. Jacques Derrida la repère notamment chez Heidegger. Cf. Psyché. Inventions de l’autre II, « Geschlecht I – Différence sexuelle, différence ontologique », Paris, Galilée, 2003, p. 15-34.
  • [5]
    Emmanuel Lévinas, Le temps et l’autre (Arthaud, 1948), Paris, PUF, « Quadrige », no 43, 1994, p. 77. C’est nous qui soulignons.
  • [6]
    Ibid., p. 82-83.
  • [7]
    Ibid., p. 78.
  • [8]
    Emmanuel Lévinas, Éthique et infini, p. 57.
  • [9]
    Emmanuel Lévinas, De l’existence à l’existant, p. 165.
  • [10]
    Emmanuel Lévinas, Éthique et infini, p. 57.
  • [11]
    Emmanuel Lévinas, Le temps et l’autre, p. 64.
  • [12]
    Ibid., p. 77. C’est nous qui soulignons.
  • [13]
    Ibid., p. 79.
  • [14]
    Ibid.
  • [15]
    Ibid., p. 83.
  • [16]
    Ibid., p. 87.
  • [17]
    Emmanuel Lévinas, Entre nous. Essai sur le penser-à-l’autre (1991), Paris, LGF, « Le Livre de poche / Biblio-Essais », no 4172, 1993, p. 132.
  • [18]
    Emmanuel Lévinas, Du sacré au saint. Cinq nouvelles lectures talmudiques (1977), Paris, Minuit, 1988 (critiques), p. 146.
  • [19]
    Emmanuel Lévinas, Totalité et Infini (La Haye, Nijhoff, 1961), Paris, Le Livre de poche / Biblio-Essais », no 4120, 2000, p. 129.
  • [20]
    Ibid., p. 20 et 24.
  • [21]
    Ibid., p. 55.
  • [22]
    Ibid., p. 164.
  • [23]
    Ibid., p. 161.
  • [24]
    Ibid., p. 139.
  • [25]
    Rodolphe Calin, Lévinas et l’exception du soi, Paris, PUF, 2005, p. 136.
  • [26]
    Emmanuel Lévinas, Totalité et Infini, p. 129.
  • [27]
    Ibid., p. 128.
  • [28]
    Rodolphe Calin, Lévinas et l’exception du soi, p. 140.
  • [29]
    Ibid., p. 141.
  • [30]
    Emmanuel Lévinas, Totalité et Infini, p. 165.
  • [31]
    Ibid., p. 166.
  • [32]
    Ibid.
  • [33]
    Emmanuel Lévinas, Difficile liberté. Essais sur le judaïsme (1963), Paris, Albin Michel, 1994, p. 55.
  • [34]
    Ibid., p. 284.
  • [35]
    Ibid.
  • [36]
    Ibid., p. 286.
  • [37]
    Ibid., p. 287.
  • [38]
    Ibid., p. 288.
  • [39]
    Catherine Chalier, Figures du féminin, Paris, La Nuit surveillée, 1982, p. 27.
  • [40]
    Voir Emmanuel Lévinas, Totalité et Infini, p. 294-295.
  • [41]
    Ibid., p. 291.
  • [42]
    Ibid., p. 294.
  • [43]
    Ibid., p. 292.
  • [44]
    Emmanuel Lévinas, Humanisme de l’autre homme (1972), Paris, LGF, « Le Livre de poche / Biblio-Essais », no 4058, 1987, p. 88. Le Bien apparaît au contraire comme « effort qu’exige la responsabilité », en dehors de toute complaisance à soi.
  • [45]
    Ibid.
  • [46]
    Emmanuel Lévinas, Totalité et Infini, p. 299.
  • [47]
    Si Totalité et Infini insiste sur la dimension de jouissance, Autrement qu’être insiste sur l’altérité de l’autre, jusqu’à perdre en partie le souci du concret au profit du seul langage. Autrement qu’être envisage un sujet originairement traumatisé, qui n’a d’abord de sens que par autrui. Ce sont aussi la notion de tiers et de justice qui sont soulignées. Aussi, pour ces deux raisons, le féminin perd de son importance : antérieur, pré-éthique, figure duale qui ne tient pas compte du tiers, la femme disparaît de cette œuvre au profit de la seule figure maternelle, témoignant par là de l’évolution de Totalité et Infini à Autrement qu’être.
  • [48]
    Emmanuel Lévinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence (La Haye, Nijhoff, 1974), Paris, LGF, « Le Livre de poche / Biblio-Essais », no 412), 2000, p. 126.
  • [49]
    Ibid., p. 100.
  • [50]
    La chair se comprend chez Lévinas selon le temps. Cf. Bernhard Casper, « La temporalisation de la chair », in Positivité et transcendance, suivi de « Lévinas et la phénoménologie », sous la direction de J.-L. Marion, Paris, PUF, 2000, p. 165-180.
  • [51]
    C’est ce qui aux yeux de J.-L. Marion explique notamment que le féminin reste une catégorie impersonnelle chez Lévinas, ne devenant jamais cette femme en particulier. Car la femme est mère virtuelle : « L’éros me met en relation non pas avec une femme (ou un homme) unique, mais avec la possibilité de l’enfant (...) », in « D’autrui à l’individu », Positivité et transcendance, suivi de « Lévinas et la phénoménologie », sous la direction de J.-L. Marion, Paris, PUF, 2000, p. 293.
  • [52]
    Emmanuel Lévinas, Difficile liberté, « Le judaïsme et le féminin » (1960), p. 51-62.
  • [53]
    François-David Sebbah, Lévinas : ambiguïtés de l’altérité, Paris, Les Belles Lettres, « Figures du savoir » , 2000, p. 67.
  • [54]
    Jacques Rolland, Parcours de l’autrement, lectures d’Emmanuel Lévinas, Paris, PUF, « Épiméthée », 2000, p. 94.
  • [55]
    Emmanuel Lévinas, Totalité et Infini, p. 100.
  • [56]
    Emmanuel Lévinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger (Vrin, 1949 ; édition de 1967 augmentée des nouveaux essais), Paris, Vrin, « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », 2001, « Intentionnalité et sensation », p. 212.
  • [57]
    Jacques Rolland, Parcours de l’autrement, lectures d’Emmanuel Lévinas, p. 94.
  • [58]
    Ce terme figure dans Totalité et Infini pour définir le mode de signifiance du visage.
  • [59]
    Emmanuel Lévinas, Totalité et Infini, p. 94. C’est nous qui soulignons.
  • [60]
    Emmanuel Lévinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, « La trace de l’autre », p. 280.
  • [61]
    Emmanuel Lévinas, Totalité et Infini, p. 94. C’est nous qui soulignons.
  • [62]
    Emmanuel Lévinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, p. 91.
  • [63]
    Ibid., p. 119.
  • [64]
    Emmanuel Lévinas, Totalité et Infini, p. 94.
  • [65]
    « À l’époque de mon petit livre intitulé Le temps et l’autre, je pensais que la féminité était une modalité de l’altérité – cet “autre genre” – et que la sexualité et l’érotisme étaient cette non-indifférence à l’autre, irréductible à l’altérité formelle des termes dans un ensemble. Je pense aujourd’hui qu’il faut remonter plus loin et que l’exposition et la nudité et la “demande impérative” du visage d’autrui constituent cette modalité que le féminin suppose déjà : la proximité du prochain est l’altérité non formelle » (Propos recueillis en 1985 pour Construire par L. Adert et J.-C. Aeschlimann).
  • [66]
    Emmanuel Lévinas, Du sacré au saint, cinq nouvelles lectures talmudiques, « Et Dieu créa la femme ».
  • [67]
    Jacques Derrida, op. cit. : « (...) l’œuvre d’E. L. me paraît avoir toujours secondarisé, dérivé, l’altérité comme différence sexuelle, subordonné le trait de différence sexuelle à l’altérité d’un tout autre sexuellement non marqué. Non pas secondarisé, dérivé, subordonné la femme ou le féminin, mais la différence sexuelle. Or la différence sexuelle une fois subordonnée, il se trouve toujours que le tout autre qui n’est pas encore marqué se trouve être déjà marqué de masculinité (il-avant il/elle, fils-avant enfant fils/fille, père-avant père/mère, etc.). »
  • [68]
    Voir Emmanuel Lévinas, Totalité et Infini, p. 216-217.
  • [69]
    Notamment dans Totalité et Infini, p. 310.
  • [70]
    Nous n’allons pas ici dans le sens de Jacques Derrida qui pense apercevoir un jeu sur les pronoms dans l’écriture de Lévinas entre le « Il » et le « Elle ». Selon nous, au contraire, le je masculin est absolument assumé par Lévinas comme le lieu d’un moi physiquement et sexuellement situé, facticité à partir de laquelle l’autre peut être perçu. Cf. Jacques Derrida, op. cit.
  • [71]
    Paulette Kayser, Emmanuel Lévinas : La trace du féminin, Paris, PUF, 2000, p. 8. Plus encore, on doit remarquer que, chez Lévinas, la virilité est un terme à connotation négative, toujours associée à la pure essence, comme persévérance complaisante de l’être en lui-même.
  • [72]
    Le philosophe lui-même signale allusivement la légitimité et les excès du féminisme dans Le temps et l’autre et dans Totalité et Infini.
English version

1Peu de philosophes se sont véritablement intéressés à la question de la différence sexuelle. Avant le XXe siècle, on la considère comme contingente et la femme se définit le plus souvent par la passivité – comme chez Aristote – par l’ingénuité – c’est le cas de Kant –, ou par l’immédiateté affective – notamment chez Hegel. La différence générique est ou bien indifférente, ou bien réduite à des problématiques plus importantes.

2Le XXe siècle, avec ses bouleversements sociohistoriques, a permis de reprendre cette question avec plus de patience et d’intérêt. Emmanuel Lévinas prend acte de ces changements et considère la notion de féminin comme une des plus instructrices. En cherchant à dégager une situation permettant au moi d’échapper à lui-même, Lévinas pense le fondement de l’intersubjectivité, dont le modèle est la relation érotique d’un homme et d’une femme : « L’intersubjectivité n’est pas seulement l’application de la catégorie de multiplicité au domaine de l’esprit. Elle nous est fournie par l’Éros, où, dans la proximité d’autrui est intégralement maintenue la distance dont le pathétique est fait, à la fois, de cette proximité et de cette dualité des êtres. » [1] La femme, c’est d’abord l’être que l’homme désire, qu’il étreint et qui pourtant reste à distance. Ce désir essentiellement insatisfait, parce non réalisable, constitue le paradigme d’une relation où en général autrui reste à distance, maintient une différence que la subjectivité ne saurait défaire. Cette différence absolue, Lévinas la nomme féminin.

3Cette réflexion n’a pourtant rien d’immédiat. Le premier étonnement vient de ce que cette notion, privilégiée dans les premières œuvres, se voit peu à peu réduite au point de disparaître presque complètement. Encore présente dans Totalité et Infini, elle n’y constitue cependant plus le lieu de la différence éthique. Dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, elle est presque absente, sinon sous la figure de la mère souffrante. On pourrait donc penser que le féminin est un concept accidentel, témoignant des hésitations propres aux œuvres qui débutent, et l’on aurait tort de s’y intéresser plus qu’à titre historique. Chez un penseur de la différence, on aurait cependant souhaité une plus grande élaboration de ce concept. N’est-ce pas une des distinctions que l’on évoque le plus spontanément lorsqu’on pense le rapport à autrui ? Penser l’altérité en estompant peu à peu la différence sexuelle, est-ce encore penser authentiquement la différence ? De surcroît, on comprend mal pourquoi le féminin, d’abord paradigmatique, perd tout à coup son importance, au point de ne plus être qu’un thème allusif. Rien n’explique cet effacement. On doit enfin s’étonner de ce que ce désintérêt progressif est pourtant contredit par l’auteur lui-même qui témoigne par ailleurs de son importance indiscutable. L’auteur ne renie jamais cette notion, malgré son effacement. Cependant, si elle demeure, c’est parce qu’elle dépasse ce que l’on entend communément par différence sexuelle. Au-delà de la différence biologique, le féminin devient une catégorie transgénérique : « Peut-être, d’autre part, toutes ces allusions aux différences ontologiques entre le masculin et le féminin paraîtront-elles moins archaïques, si, au lieu de diviser l’humanité en deux espèces (ou en deux genres), elle voulait signifier que la participation au masculin et au féminin était le propre de tout être humain. » [2] La notion de féminin figure donc parmi les moins évidentes de la philosophie lévinassienne. Essentielle initialement, jamais reniée, elle perd néanmoins de son importance. Comment expliquer cette hésitation et comment situer la féminité par rapport à l’altérité ? La féminité est-elle le synonyme de l’altérité ? Est-elle subordonnée ou antérieure ?

4Ce premier étonnement est redoublé par la polysémie de cette figure. Catégorie transgénérique, le féminin n’en empreinte pas moins les traits de la femme telle que nous la côtoyons couramment. La femme est aux yeux de Lévinas un être polymorphe et l’auteur insiste par conséquent sur l’une ou l’autre de ses dimensions. La femme est ainsi l’amante mais aussi la tentatrice. Elle est ouverture discrète sur l’altérité, puis ouverture franche sur l’avenir, mais également visage sans expression qui invite à l’irrespect. La femme est modèle de sensibilité passive, figure maternelle, mais encore piège de la complaisance amoureuse. Ces aspects contradictoires se rencontrent tout au long de l’œuvre de Lévinas. On peut donc se demander ce qui fait la cohérence d’une telle figure, pour le moins équivoque.

5Enfin, au-delà d’une telle polysémie, on a souvent reproché au philosophe un certain androcentrisme [3]. En effet, les figures de l’amante, de l’hôte, de la mère et la description d’une créature à la fois faible et tentante, donnent le sentiment que Lévinas n’a fait que reprendre les schémas judéo-chrétiens classiques, parfois caricaturaux. Chez quelqu’un qui se veut penseur de l’éthique dans son universalité renouvelée, à plus forte raison en un siècle où la place de la femme a été considérablement réévaluée, ce conformisme peut décevoir.

6Ces difficultés laissent ainsi à penser qu’en dépit de ses promesses, le féminin compte parmi les concepts les moins pertinents de la philosophie lévinassienne. L’auteur serait finalement on ne peut plus classique dans sa façon de penser la femme et d’inspirer sa philosophie.

7C’est à montrer pourtant la cohérence de cette notion que l’on veut s’attacher ici, non tant en en élaborant une définition supplémentaire qu’en montrant qu’elle prend sens dans la globalité de la pensée de Lévinas. Sans trahir les autres notions, elle témoigne au contraire des difficultés rencontrées par l’auteur lorsqu’il cherche à penser la phénoménalité. Le féminin est avant tout une figure multiple qui concentre symptomatiquement les aspects principaux (et problématiques) de la phénoménalité selon Lévinas : l’ambiguïté, l’énigmatique insinuation de l’Autre dans le Même comme trace, et l’appréciation de l’altérité par un moi toujours situé en un corps. Cette figure permet de relever ces différents aspects dans leur cohérence indissoluble et dans leur dynamique. Telle sera notre première thèse.

8Nous montrerons aussi que tout au long de son œuvre, Lévinas fait du féminin une figure privilégiée de l’altérité insinuée, à côté du visage, du langage et de l’enfant. C’est une idée transversale, même si elle se charge au fur et à mesure de contenus différents. En reprenant la problématique de la trace, on pourra ainsi affirmer que si tous les phénomènes comportent une part d’altérité, certains en sont plus marqués, et parmi ceux-là, certains la suggèrent de manière privilégiée, comme c’est le cas de la femme.

9Enfin, nous essayerons de dire la cohérence des trois figures principales et successives que sont l’amante, l’hôte, et la mère. Selon le moment de son œuvre, le philosophe insiste sur l’une ou l’autre de ces dimensions. Il faut chercher une cohérence entre ces différentes présentations et rendre compte de cette évolution. Nous verrons ce faisant que la différence sexuelle reste subordonnée à l’altérité asexuée. Mais nous comprendrons surtout que l’androcentrisme lévinassien, loin d’être une limite, signale que c’est toujours à partir d’un corps et par son corps que l’autre est reçu. Autrement dit, tout rapport à l’autre est sexuellement originé.

10On ne peut donc interroger la notion de féminin qu’en la rapportant à une pensée générale de la phénoménalité. La différence sexuelle constitue ainsi un élément cohérent de la pensée lévinassienne qui permet de reposer le problème de l’apparition de l’inapparent.

La femme, Autre pur

11Lévinas ne mentionne pas le féminin avant De l’existence à l’existant et Le temps et l’autre. À partir de 1947, cette notion apparaît en même temps que le concept d’altérité pure. L’éros constitue le paradigme de la rencontre de l’autre comme Autre. Si cet Autre est avant tout féminin, c’est parce que la situation érotique manifeste sensiblement un mélange de proximité et de distance. La femme, ou plus exactement l’amante, est ainsi la première figure de l’altérité. C’est bien parce que cette situation est sensiblement parlante qu’elle est privilégiée.

12À la suite de De l’évasion, Lévinas est en quête d’une voie qui permettrait de résoudre la nausée de l’il y a dans laquelle le sujet se sent prisonnier. Aucune solution n’apparaît du côté de la connaissance, dont l’extase ramène à soi, pas plus que du côté de la sensation et des nourritures assimilées, toujours reprises dans une subjectivité. Il s’agit donc de chercher une échappatoire par laquelle le sujet soit véritablement bouleversé. La mort pourrait être ce moment, mais elle détruit le sujet qui prétend échapper à l’être. Le sujet vivant n’est pas en relation avec elle comme avec ce qui le libérerait de lui-même.

13En revanche, la situation érotique [4] est particulièrement significative et vaut comme expérience princeps. Car en elle se concentre de manière sensible et visible une rencontre avec un être différent. Avec cette personne se dessine une relation qui va au-delà du simple échange social car elle implique l’intimité et le désir. Il s’agit là d’ « une situation où l’altérité de l’autre apparaît dans sa pureté » [5]. Ce qui en fait une situation pure, c’est justement que le désir spontané de proximité et de fusion est aussitôt contrarié. Cette difficulté n’est d’ailleurs pas le fruit d’une contingence quelconque, mais plutôt la marque d’une dualité indépassable.

14Le sujet découvre une relation nouvelle car quelque chose fait obstacle à ce qui constituerait une fusion réelle. L’expérience de la caresse, dans son infinité, s’interprète de la sorte : « La caresse est un mode d’être du sujet, où le sujet dans le contact d’un autre va au-delà de ce contact. (...) Ce qui est caressé n’est pas touché à proprement parler. Ce n’est pas le velouté ou la tiédeur de cette main donnée dans le contact que cherche la caresse. Cette recherche de la caresse en constitue l’essence par le fait que la caresse ne sait pas ce qu’elle cherche. (...) Elle est comme un jeu avec quelque chose qui se dérobe, et un jeu absolument sans projet ni plan, non pas avec ce qui peut devenir nôtre et nous, mais avec quelque chose d’autre, toujours autre, toujours inaccessible, toujours à venir. La caresse est l’attente de cet avenir pur, sans contenu. Elle est faite de cet accroissement de faim, de promesses plus riches, ouvrant des perspectives sur l’insaisissable. » [6] La caresse est donc inquiétude. C’est un geste à la fois physique et palpable mais toujours également allusif. Elle se répète, par essence, comme une obsession, comme une recherche insatisfaite. La caresse est opiniâtre, elle ne s’arrête jamais. Elle commence par avouer son échec sans pourtant renoncer. Et cet échec a sa positivité puisqu’il ouvre à une autre forme d’intelligibilité.

15La relation érotique est ainsi un moment de réjouissance et de déception. Elle est réjouissante parce que l’on y trouve du plaisir et parce qu’une relation à la différence se dessine. Elle est décevante parce que la fusion, tellement souhaitée par ailleurs, s’avère impossible. Aussi, « le pathétique de l’amour consiste dans une dualité insurmontable des êtres » [7]. Autrui est là, à demeure, mais à distance, comme ce dont la proximité physique souligne l’irréductible éloignement.

16La femme, comme l’autre de cette relation érotique, sert ainsi de modèle à l’altérité pure. La différence de genre sert de prototype pour comprendre la différence de l’autre. Dans De l’existence à l’existant, Lévinas se réfère à Platon et au Banquet : ce qui en moi recherche la différence, afin de communiquer et de s’accomplir, c’est ce qui désire le féminin, comme altérité pure. Mais contre le mythe d’Aristophane, il faut reconnaître l’échec toujours partiel de cette communion, et en même temps avouer que c’est cet échec qui garantit l’altérité absolue de celle qu’on a face à soi. Aussi, « le féminin est autre pour un être masculin, non seulement parce que de nature différente, mais aussi en tant que l’altérité est, en quelque façon, sa nature » [8]. La rencontre effective d’autrui, c’est d’abord l’éros. La première figure de l’altérité, c’est la femme, dans le rapport érotique.

17Il faut bien entendu remarquer qu’en ouvrant un avenir véritable, la relation érotique dévoile aussitôt la possibilité de la paternité. La femme, dans ces premières œuvres de Lévinas, est toujours liée à la fécondité et à la figure du père, comme lieu sensible du rapport de la ressemblance à la différence et comme possibilité d’échapper à soi : « L’intersubjectivité asymétrique est le lieu d’une transcendance où le sujet, tout en conservant sa structure de sujet, a la possibilité de ne pas retourner fatalement à lui-même, d’être fécond et, disons le mot en anticipant – d’avoir un fils. » [9] Mais, fondamentalement, cette paternité n’est possible que parce que la femme a dévoilé un autre type de relation dans l’éros. Relation nouvelle, foncièrement autre, mixte de plaisir et de déception, moment non maîtrisable et dont la non-maîtrise fait le succès, la relation au féminin est première.

18Cette primauté n’est pas seulement chronologique même si c’est en effet par elle que Lévinas envisage tout d’abord la relation à l’altérité pure. Car cette primauté est d’abord sensible. C’est ce que Lévinas suggère lorsqu’il écrit : « Dans l’éros s’exalte entre êtres une altérité qui ne se réduit pas à la différence ontologique (...). » [10] Il se produit en effet une exaltation, c’est-à-dire un sentiment éminemment sensible et présent. L’éros est une situation où l’altérité est particulièrement sensible, compte tenu de l’intimité qui s’y développe : « Seul un être arrivé à la crispation de la solitude par la souffrance et à la relation avec la mort se place sur un terrain où la relation devient possible. (...) Il faudrait la caractériser en des termes qui tranchent sur les relations qui décrivent la lumière. Je pense que la relation érotique nous en fournit le prototype. » [11] Il faut qu’un être ait éprouvé l’angoisse de l’il y a pour ressentir ensuite la force de la relation érotique. Aussi l’éros fonctionne comme une « loupe » de ce qui s’est dissipé dans le social et dans la sympathie courante : « Ce sont dans la vie civilisée les traces de cette relation avec l’autre qu’il faut chercher dans sa forme originelle. » [12] Le féminin est donc la figure plus manifeste et plus sensible de ce qui reste diffus dans l’ensemble des rapports aux autres. La relation érotique est non seulement exceptionnelle pour un être qui a à sortir de lui-même mais encore parce qu’en elle les choses sont plus manifestes, même s’il faut concevoir une manifestation qui échappe à la connaissance.

19Lévinas mobilise une figure sensible, celle de l’incommunicable du rapport amoureux. L’éros est ce moment où l’on se découvre le plus, celui où le partage semble pouvoir être le plus total et où pourtant la fusion est impossible. Cette situation est particulièrement parlante car en elle s’opposent la force du désir et une déception indépassable. Le féminin est donc l’image sensible du dualisme et de l’altérité pure dans ce qu’elle a d’irréductible. Lévinas pense toutefois dépasser l’idéologie romantique et ne pas céder au préjugé du « mystère féminin ». Car l’inconnu dont il est ici question n’a rien de romantique : « Ce mystère ne doit pas être compris dans le sens éthéré d’une certaine littérature. » [13] La pudeur qui fait le féminin, cette manière de se dérober et de ne pas satisfaire la caresse la plus persévérante, n’est pas une coquetterie ou une subtilité retorse. Car « ce n’est pas seulement l’inconnaissable, mais un mode d’être qui consiste à se dérober à la lumière » [14]. La pudeur est bien ici un mode d’apparaître comme une présentation de l’absence : « La relation avec autrui, c’est l’absence de l’autre. » [15]

20Ce qui compte ici, c’est que le féminin est la figure concrète et sensible de l’altérité, comme si Lévinas était attentif à des situations plus significatives que d’autres. Comme si des « traces », perturbations diachroniques du sensible, étaient plus parlantes que d’autres. Il s’agit bien d’analyser des « situations concrètes » [16] où l’altérité se signale de manière plus nette que dans le rapport social où elle reste la plupart du temps diffuse et recouverte. Cela voudrait dire qu’il y a des altérités plus ou moins sensibles et que le féminin serait une des plus marquées. Parler de féminin, c’est donc mettre en place une stratégie à la fois rhétorique et éthique : il s’agit d’une part de dégager une situation aussi bouleversante que dualiste et repérable par tous ; or il faut d’autre part la présenter comme paradigmatique parce que, du point de vue éthique, elle est une situation où l’altérité pure de l’autre est plus sensible qu’ailleurs.

21Une première difficulté tient à ce que la sensibilité, comme trace, reste difficile à apprécier au-delà de l’intuition. Le féminin, c’est cet autre que je ressens comme autre dans le rapport érotique et qui contient virtuellement l’enfant. Le féminin, c’est donc l’autre comme modèle de l’altérité, parce que perçu dans des situations plus évidentes. Mais il s’agit ici de dire une sensibilité qui échappe à la lumière ou à tout ce qui la ramènerait au Même et au sujet. Il s’agit donc pour Lévinas d’envisager un modèle de « trace » qui précise cette modélisation sensible de ce qui, par définition, ne supporte aucun modèle. On doit remarquer que Lévinas n’hésite pas en 1947 à parler d’une altérité pure pour désigner le féminin. C’est donc peut-être du côté de l’ambivalence que la solution apparaîtra, à condition de penser l’ensemble des phénomènes de cette manière. Autrement dit, à condition de penser que l’altérité ne se présente jamais à l’état pur.

22On remarque également que Lévinas exprime un point de vue absolument androcentré. Il décrit l’amour sexuel d’un point de vue masculin et selon un mode uniquement hétérosexuel. On peut légitimement se demander si ce qu’il écrit vaudrait comme masculin pour une femme, ou encore dans une relation homosexuelle. La différence serait a priori moins visible dans cette dernière situation, bien qu’une fois encore la notion de visibilité appelle ici une redéfinition. Plus encore, on doit se demander si la différence sexuelle absorbe l’altérité ou si l’altérité absorbe la différence sexuelle. Lévinas hésite ici et l’on a du mal à saisir la place du féminin. Si elle est un prototype, elle est l’altérité comme telle. Si elle est la « trace » de ce qui se fait jour dans tout rapport social, alors lui est-elle subordonnée ou antérieure ?

La femme, figure privilégiée de l’ambiguïté phénoménale

23L’idée que le féminin constitue un modèle pour penser la relation à l’autre reste présente dans les œuvres ultérieures de Lévinas. Dans Totalité et Infini et Autrement qu’être ou au-delà de l’essence que l’on va étudier ici, le féminin constitue une figure privilégiée de l’altérité insinuée, à côté du visage, du langage et de l’enfant. La différence principale avec les premières œuvres réside dans les contenus que revêt maintenant cette figure. Car c’est bien au pluriel qu’il faut en parler, tant la femme devient ambiguë. Cette ambiguïté peut selon nous s’interpréter comme le fruit d’une ambivalence du phénomène, entre obligation de respect et tentation de domination.

24Plus précisément, la femme est désormais décrite selon trois figures : la figure érotique, l’hôte et la mère. Dans chacune de ces figures, c’est toujours une même ambiguïté que l’on retrouve : la femme, quelle que soit sa fonction, est à la fois celle qui oblige au respect – d’autrui ou de soi – et la tentatrice, voire celle que l’on pourrait négliger. La femme va ainsi jusqu’à perdre son visage, alors que l’érotisme « n’est [seulement] possible qu’entre Visages » [17]. Dans la femme, il y a « de l’équivoque (...) tout le clair-obscur de la fameuse vie sentimentale (même quand elle prétend s’élever au-dessus du plaisir) » [18]. Si la femme est féminine, c’est parce qu’elle est faite de virtualités, d’entre-deux, parce qu’elle n’est jamais particularisée : « La discrétion de cette présence, inclut toutes les possibilités de la relation transcendante avec autrui. » [19] Cela inclut toutes les possibilités, c’est-à-dire les plus enrichissantes comme les plus complaisantes.

25C’est dans Totalité et Infini que cette ambiguïté fondamentale est présentée avec le plus de force. Dans Autrement qu’être, les figures de l’amante et de l’hôte laissent place, discrètement, à celle de la mère. C’est seulement dans Totalité et Infini que les trois figures se croisent en juxtaposant toutes leurs différences et leurs contradictions.

26Le désir et l’amour sont d’abord présentés comme les indices d’une recherche d’infini. Comme dans Le temps et l’autre, Lévinas commence par évoquer autrui en général par le féminin [20]. Toutefois cette reprise est vite enrichie par l’analyse de la maison. Elle est d’abord un lieu de repos où le sujet peut se retrouver malgré les agressions extérieures. Car dehors, l’homme est « exposé au soleil violent qui aveugle, aux vents du large qui le battent et l’abattent, sur une terre sans replis, dépaysé, solitaire et errant déjà par là même aliéné par les choses produites qu’il avait suscitées et qui se dressent indomptées et hostiles » [21]. L’événement de la demeure, c’est ce à partir de quoi tous les outils prennent sens, c’est une première manière d’établir son corps, de le poser, de le situer. Ce recueillement va de pair avec la douceur. C’est la possibilité d’un isolement et d’une plus grande attention à soi-même [22]. C’est une demeure, c’est-à-dire au sens propre un lieu où le sujet se pose comme subsistant, mais où le langage n’est encore qu’une possibilité. La maison est un lieu de jouissance mais où s’insinue cependant une altérité : « L’accueil du visage (...) se produit d’une façon originelle dans la douceur du visage féminin, ou l’être séparé peut se recueillir et grâce à laquelle il habite, et dans sa demeure accomplit la séparation. L’habitation et l’intimité de la demeure qui rend possible la séparation de l’être humain, suppose ainsi une première révélation d’autrui. » [23] Bien qu’antérieure à la rencontre de l’autre comme autre, il se constitue ici une figure anticipatrice de cette altérité pure. Il s’agit bien d’un accueil premier dans la mesure où il reste du côté du Même et de l’ontologie. Mais également parce que cet accueil n’est qu’un commencement. Il constitue seulement une annonce d’un degré éthique moindre que la rencontre réelle du visage.

27La femme est le foyer. Or habiter c’est « être chez soi en autre chose que soi » [24]. Déjà le rapport à la terre, comme contact, comporte une relation entre touchant et touché, donc une première forme d’altérité. Si le lieu est déjà contact avec l’altérité, c’est qu’autrui n’est pas loin, et l’accueillant de la maison, c’est le féminin. Néanmoins le féminin est encore pré-éthique [25]. Le féminin renvoie à l’expérience du contact comme à l’une des premières formes d’altérité, comme « douceur en soi » [26] : « La familiarité et l’intimité se produisent comme une douceur qui se répand sur la surface des choses. » [27] La femme rend donc le monde habitable. Or cet autre n’est que « pressenti » [28]. C’est la discrétion, non ce qui impose respect. Il reste familiarité, présence qui se fait oublier. Ainsi : « Le féminin n’est là d’abord que pour permettre au moi d’accomplir un retrait en soi. » [29] Cela montre que l’autre est déjà inscrit dans le pour soi, mais d’une manière qui renvoie encore essentiellement au moi.

28La femme n’est donc plus l’amante de la relation érotique mais l’hôte. Elle est « douceur », ce qui rend le monde moins rugueux. Elle permet une familiarité avec les choses. Or toute familiarité suppose d’avoir été accueilli, ce qui signifie accueilli par. Il s’agit donc d’être accueilli, de percevoir une intention d’accueil, c’est-à-dire d’être en face de quelqu’un, sans pour autant être commandé. Un quelqu’un qui ne me commande pas, et qui soit déjà quelqu’un, telle est la figure féminine de l’habitation.

29Toutefois, comment un visage peut-il ne pas commander, ne pas m’imposer sa différence absolue et dérangeante ? « Il faut pour que l’intimité du recueillement puisse se produire dans l’œcuménie même de l’être – que la présence d’Autrui ne se révèle pas seulement dans le visage qui perce sa propre image plastique, mais qu’elle se révèle, simultanément avec cette présence, dans sa retraite et son absence. » [30] C’est là la discrétion. C’est ainsi seulement que la femme est cet « autre dont la présence est discrètement une absence » [31]. La femme, c’est cette douceur, cet entre-deux : « La femme est la condition du recueillement, de l’intériorité de la Maison et de l’habitation. Le simple vivre de... l’agrément spontané des éléments n’est pas encore l’habitation. Cependant l’habitation n’est pas encore la transcendance du langage. » [32] C’est un tu et non un vous, une familiarité, une ouverture qui reste assez peu dérangeante. C’est un changement, non un bouleversement. La femme comme hôte reste « l’étrange défaillance de la douceur » [33].

30Dès lors pourquoi faut-il un accueillant humain ? La demeure ne suffit-elle pas, comme lieu protégé ? On doit comprendre ici que le lieu doit être marqué d’une intention bienveillante. Autrement dit, seul l’humain rend le monde pacifique.

31Cette nouvelle figure se distingue non seulement de celle de l’amante de Le temps et l’autre mais aussi de la nouvelle figure érotique que Lévinas décrit dans Totalité et Infini. C’est maintenant que l’on va prendre toute la mesure de l’ambiguïté du féminin. Car dans la quatrième section intitulée « Au-delà du visage », la femme n’est plus la douceur annonciatrice d’un événement éthique, elle n’est pas davantage l’amante avec qui l’échec de la relation érotique devient le lieu sensible d’une relation à l’Autre ; elle est aussi un personnage ambigu et une tentatrice. Plus généralement, c’est tout l’amour qui de recherche d’infini devient ambivalent et trouble, comme moment empêchant paradoxalement la sortie de soi.

32La question reste celle de la subjectivation du moi par l’autre, non comme une limitation mais comme une promotion : « Il nous faut donc indiquer un plan à la fois supposant et transcendant l’épiphanie d’Autrui dans le visage ; plan où le moi se porte au-delà de la mort et se révèle aussi de son retour à soi. » [34] Il s’agit d’aller en deçà et au-delà car le sujet s’expulse de lui-même pour revenir à lui-même. Or dans cette histoire, l’éros n’est plus comme dans Le temps et l’autre un moment déterminant ou une étape vers le fils. Il devient ambigu : « Par l’amour, la transcendance va, à la fois, plus loin et moins loin que le langage. » [35] Entre immanence et transcendance, entre besoin et désir, entre jouissance et générosité, ce moment intime devient « l’équivoque par excellence » [36]. Car la sexualité est le lieu d’une complaisance où il s’agit de jouir de moi et pour moi. L’éros, loin d’être ici ce lieu où l’altérité pure se dessine à la pointe de l’échec de la caresse, comme signifiance d’une impossible fusion, est au contraire l’occasion d’un retour orgueilleux sur soi, d’une complaisance à laquelle invite la beauté féminine.

33Cet autre, qui ne joue pas son rôle d’autre mais au contraire de tentatrice, c’est la femme : « La simultanéité ou l’équivoque de cette fragilité et de ce poids de non signifiance, plus lourd que le poids du réel informe, nous l’appelons féminité. » [37] Catégorie avant d’être sexe, le féminin est ici tentation, séduction au visage dissimulé. La pudeur n’est plus cette façon d’être en se retirant mais profondeur simulée, cachotterie et minauderie. L’éros est donc avant tout « complaisance de la caresse » [38]. Le visage féminin est une altérité voilée, ce n’est plus l’infini qui s’exprime car l’aimée se retire derrière la beauté jusqu’à susciter l’irrespect [39]. C’est comme si le féminin recherchait l’équivoque, comme si la femme « savait » cela et assumait ce jeu et cette ambiguïté [40]. Elle peut donc rire et se moquer de l’essentiel, comme une personne qui s’amuse et qui séduit.

34Aussi, le propos du philosophe peut paraître sévère : « Le féminin offre un visage qui va au-delà du visage. Le visage de l’aimée n’exprime pas le secret que l’éros profane – il cesse d’exprimer ou, si l’on préfère, il n’exprime que ce refus d’exprimer (...). » [41] Lévinas rend cette attitude quasi volontaire. Empêchant l’événement éthique, elle assumerait son rôle de tentatrice par le biais de la séduction : « Cette présence de la non-signifiance du visage, ou cette référence de la non-signifiance à la signifiance (...) est l’événement original de la beauté féminine. » [42] Il s’opère ici un parallèle entre un jeu d’annonce (de l’éthique, d’un événement à venir ou que la femme rappelle) et un jeu de dissimulation, mais qui ne peut que se référer au visage, même pour l’éclipser : « Seul l’être qui a la franchise d’un visage peut se “découvrir” dans la non signifiance du lascif. » [43] La femme réduirait le visage à ce qu’il a de séduisant, elle le ramènerait au besoin qui fait qu’il se ravale de lui-même en deçà du visage, lui retirant tout ce qu’il a d’impératif pour que l’homme se complaise dans l’orgueil de l’autosuffisance. La femme serait donc tentatrice et figure maléfique, car le mal, c’est l’égoïsme [44]. Le Mal consiste en effet à se vouloir causa sui : « L’égoïsme même du moi se posant comme sa propre origine – incréé, principe souverain, prince – sans la possibilité de rabattre cet orgueil... » [45] La femme nous inviterait donc à ne plus voir dans le visage de l’autre que nos propres désirs.

35L’éros est une situation de complaisance à deux, sans tiers ni langage. Aucune justice n’est encore possible à ce stade. Aucune voix extérieure ne peut se laisser entendre. La seule issue réside dans la fécondité qui découvre une troisième figure du féminin, celle de la mère. La mère, c’est la femme qui se dépasse dans l’autre, dans l’enfant, c’est-à-dire dans une autre personne ou encore dans un avenir. C’est ainsi seulement que l’on peut échapper à l’ambiguïté de l’éros car l’amour devient ouverture sur un temps nouveau. L’éros s’exprime au plus haut dans la fécondité, comme « trans-substantiation » [46]. Autrement qu’être [47] prend acte de cette figure stable et glorieuse pour ne conserver que celle-ci. La femme est y rarement mentionnée, mais lorsque c’est le cas, c’est toujours la figure de la mère qui est prise comme modèle : « (...) la diachronie de la sensibilité qui ne se rassemble pas en présent de la représentation, se réfère à un passé irrécupérable, pré-ontologique de la maternité. » [48] La mère, souffrante dans l’accouchement, illustre absolument la sensibilité définie comme passivité radicale, comme exposition totale à l’autre. La mère est un « corps souffrant pour l’autre » [49], image de la sensibilité. Dans Autrement qu’être, c’est sur ce déplacement du féminin au maternel qu’insiste Lévinas, la femme étant l’image du corps vulnérable qui cesse d’être pour soi. Ainsi, si la femme de la maison demeure, la mère et la fécondité ouvrent un devenir. L’hôte reste une figure statique à un stade pré-éthique, de même que l’amante à un stade éthique, tandis que la mère s’oriente vers un avenir [50]. Seule sa chair est une chair de l’avenir [51].

36On pourrait considérer ici que Lévinas ne fait que reprendre les thèmes habituels de la définition occidentale et passéiste de la femme. On pourrait y retrouver l’influence de la tradition juive où en effet la femme est tour à tour figure ancillaire et guide de l’homme [52], où elle permet le plaisir érotique et complaisant tout en se révélant comme mère. On pourrait enfin en critiquer l’incohérence de la rapsodie de ces figures apparemment sans lien.

37Notre propos consiste cependant à affirmer que l’ambiguïté féminine n’est pas la marque d’une hésitation dans la réflexion de Lévinas ; elle traduit au contraire l’ambiguïté phénoménale et ses conséquences éthiques. Si Lévinas hésite entre, « d’un côté, une certaine méfiance envers l’exhibition du lascif et, de l’autre, la valorisation du mystère invisible de la pudeur » [53], c’est parce que l’altérité s’exprime dans le sensible tout en lui échappant. Inévitablement, l’autre s’insinue dans le même, sans jamais s’y réduire, sans jamais s’y confondre. Les formes que l’altérité emprunte alors sont très variées, même si certaines sont plus expressives que d’autres. Parmi celles-ci, il y a bien sûr le visage, mais également la femme.

38Car c’est bien l’ambiguïté qui définit le phénomène. C’est la thèse que soutient notamment J. Rolland, en insistant sur les « insinuations » de l’Autre dans le Même, sur ces « intrusions » dont le visage constitue l’apothéose. Ainsi : « Le visage [s’obtient] au bout d’une série de remontées par-delà les ambivalences dans lesquelles il se dé-visageait, remontées à l’issue desquelles on n’aboutit pas à l’identité d’une “essence” mais qui font déboucher sur une ambiguïté (...) qui [s’est] précisée comme ambiguïté du phénomène et de l’ambivalence du phénomène et du non-phénomène. Nullement une opposition entre le phénomène et un “domaine” dont je ne vois guère comment (...) il ne serait pas phénoménal. » [54] Peu à peu, l’autre envahit tout et s’immisce dans le sensible. La jouissance, attitude pourtant immergée dans le même, en constitue un exemple : « L’intentionnalité de la jouissance peut se décrire par opposition à l’intentionnalité de la représentation. Elle consiste à tenir à l’extériorité que suspend la méthode transcendantale dans la représentation. » [55] De manière générale, l’analyse lévinassienne de l’intentionnalité sensible chez Husserl révèle une dualité, une rupture du pur schéma intentionnel et ultimement une diachronie : « Le sentir de la sensation (...) n’est pas simplement coïncidence du sentir et du senti, mais une intentionnalité et, par conséquent, une minimale distance entre le sentir et le senti, distance temporelle précisément. » [56] Aussi est-il difficile de penser le Même pur, attendu que l’être est d’abord mixte, ambiguïté. Il y a une « ambivalence du phénomène et du non-phénomène » [57], car quelque chose originellement résiste à la phénoménalité tout en s’y présentant.

39Or, si l’autre se glisse presque partout, certains phénomènes, ou certaines figures sont plus « expressives » [58] que d’autres. Le visage constitue bien entendu une figure paradigmatique de cette insinuation, toujours partagé entre le commandement qu’il impose et la caricature dont il prend le risque. Parmi ces figures expressives, la femme tient une place particulière. C’est ainsi que Lévinas écrit : « La sexualité fournit l’exemple de cette relation accomplie avant d’être réfléchie : l’autre sexe est une altérité portée par l’autre sexe comme essence et non pas comme envers de son identité, mais elle ne saurait frapper un moi insexué. Autrui comme maître – peut nous servir aussi d’exemple d’une altérité qui n’est pas seulement rapport à moi, qui appartenant à l’essence de l’autre, n’est cependant visible qu’à partir de moi. » [59] On trouve ici autant de termes qui se rapportent au Même qu’à l’Autre. Mais au-delà du vocabulaire de l’ambiguïté, on doit considérer le statut exemplaire de la différence sexuelle. On pourrait dire que la différence sexuelle est une des plus belles « traces », dans la mesure où elle permet d’apercevoir une empreinte de l’altérité dans une situation concrète et sensible. De même que dans Le temps et l’autre l’amante représentait une figure particulièrement parlante de la rencontre de l’Autre, de même les développements postérieurs continuent de s’intéresser à la femme et à son corps mais en tenant compte cette fois de ce que tout phénomène comporte d’ambigu. Lévinas guette des figures, des lieux ou des moments où s’entr’aperçoit l’altérité, non à la manière d’un indice qui renverrait à une signification, mais à la façon dont la trace bouleverse le sensible sur le mode de l’insinuation.

40Car la trace, c’est un contact avec la visibilité de ce qui refuse pourtant l’apparaître. Ni indice, ni renvoi, la trace manifeste une rigoureuse ambiguïté : « La trace est la présence de ce qui, à proprement parler, n’a jamais été là, de ce qui est toujours passé. » [60] Parmi les traces, il en est de plus signifiantes que d’autres, et la femme en fait partie. Elle est une figure mixte et comme telle, donne lieu à des ambivalences et à des oscillations. Comme hôte, elle est présence discrète et douce, à la limite de l’effacement. Comme amante respectueuse, elle est une figure sensible de la proximité distante. Comme amante tentatrice, elle est la figure de l’autre dévisagé et qui se dévisage pour ne laisser à l’homme que le souci de lui-même. Elle est encore la mère, comme figure visible du souffrir-pour-l’autre.

41Les différentes facettes de la femme ne sont donc pas tant la marque des hésitations du philosophe que la conséquence de l’ambiguïté propre à la phénoménalité. L’autre s’insinue dans le même et dans des figures où ce mixte se manifeste de manière plus ou moins sensible. Cette bipolarité de l’Autre et du Même va de pair avec une oscillation de Bien et du Mal, comme tentative du Même pour s’approprier l’Autre. La femme, en tant qu’elle suscite le désir de l’homme, l’ouvre spontanément à la différence ; mais en l’emprisonnant dans un besoin, elle le ferme sur lui-même en se masquant le visage ; enfin, la femme enfante et c’est là que l’altérité de la relation se montre. Ce balancement d’une fonction à l’autre n’est pas accidentel : il traduit la luisance phénoménale ainsi que l’ambiguïté de l’attitude masculine face à tout objet ou personne qui pourrait répondre à un simple besoin. La femme est une des plus belles traces car si toute figure est potentiellement autre, celle-ci développe jusqu’au bout l’ambivalence. C’est pourquoi elle rassemble plusieurs moments de la continuité de la subjectivation : l’hôte comme moment pré-éthique ; l’amante comme tentation maléfique ; la mère comme relation à l’autre. Ici, chaque figure de la femme est très sensible et contient les autres. Aussi, l’ambiguïté phénoménale se double d’une ambivalence morale et, par suite, d’une hésitation de l’homme dans sa manière d’apprécier l’autre sexe.

Le corps à corps ou la sexuation des points de vue

42On comprend maintenant mieux pourquoi le féminin est une figure importante chez Lévinas et pourquoi sa présence fluctue d’une œuvre à l’autre. Non seulement la pensée de Lévinas évolue – notamment dans sa manière de penser la phénoménalité ; mais surtout l’ambiguïté des phénomènes les rend susceptibles d’appréciations contradictoires débouchant par suite sur des jugements de valeur opposés. Ces ambivalences sont d’autant plus mises en scène que Lévinas recherche des modèles sensibles où l’insinuation s’entr’aperçoit plus nettement qu’ailleurs.

43Il faut aussi noter que le féminin s’observe toujours depuis un point de vue masculin. Cette remarque, qui vraisemblablement ne fait que souligner l’androcentrisme de l’auteur, est toutefois importante dans la mesure où elle donne au corps sexué une place essentielle. C’est selon nous dans son analyse du féminin que Lévinas affirme le plus nettement que toute expression d’altérité est reçue à partir du corps, et d’un corps sexuellement situé. Autrement dit, c’est toujours à partir d’un corps et par son corps que l’autre est reçu, et tout rapport à l’autre est sexuellement originé.

44En effet, « l’autre sexe est une altérité portée par l’autre sexe comme essence et non pas comme envers de son identité, mais elle ne saurait frapper un moi insexué » [61]. On aurait tort, selon Lévinas, d’envisager la rencontre de l’autre de manière asexuée et plus généralement en dehors des corps. Dans toute l’œuvre de Lévinas, on observe ce rapport du Même et de l’Autre dont les corps de l’ego comme d’autrui sont les supports.

45C’est là une condition absolue pour que l’expression me parvienne – car comment pourrais-je accéder à autrui sans une médiation sensible, et donc corporelle ? – mais aussi pour que la responsabilité prenne sens. Ainsi, il faut avoir éprouvé les jouissances du Même pour que l’infini du Désir soit apprécié comme tel : « La jouissance est un moment inéluctable de la sensibilité. (...) Le donner n’a de sens que comme arracher à soi malgré soi à la complaisance en soi de la jouissance ; arracher le pain à la bouche. Seul un sujet qui mange peut être pour-l’autre ou signifier. (...) La sensibilité ne peut être vulnérabilité ou exposition à l’autre ou Dire que parce qu’elle est jouissance. » [62] De même : « Seul un sujet qui mange peut être pour-l’autre ou signifier. La signification – l’un-pour-l’autre – n’a de sens qu’entre êtres de chair et de sang. La sensibilité ne peut être vulnérabilité ou exposition à l’autre ou Dire que parce qu’elle est jouissance. » [63] On voit donc que le régime égoïste et physique de la sensibilité est une nécessité. Autrui n’est apprécié dans sa différence et je ne parviens à la responsabilité qu’en tant que j’ai un corps souffrant, désirant et sensible. Mais mon corps, inévitablement, est un corps sexué, c’est-à-dire animé de désirs pour le corps de l’autre.

46La philosophie de Lévinas est donc pensée de la phénoménalité et de l’intersubjectivité seulement concevables à partir d’un corps situé, c’est-à-dire – aussi – sexuellement situé. On peut reprendre la citation précédente : « Autrui comme maître – peut nous servir aussi d’exemple d’une altérité qui n’est pas seulement par rapport à moi, qui appartenant à l’essence de l’Autre n’est cependant visible qu’à partir d’un moi. » [64] Sans doute l’idée de Le temps et l’autre selon laquelle la différence sexuelle est une altérité pure ne se retrouve pas ici, comme Lévinas lui-même le reconnaît [65]. Il faut plutôt et plus simplement affirmer que la sexualité est bien une différence du Même, mais qu’elle est une occasion privilégiée de se mettre en rapport avec un autre qui se définit quant à lui par une altérité foncière. La différence fondamentale, c’est celle du Même et de l’Autre, de l’ego et d’autrui : aussi ne faut-il pas penser « le féminin à partir du masculin, mais le partage en féminin et masculin – la dichotomie – à partir de l’humain » [66].

47Le féminin n’est donc pas l’autre de l’autre. Ce serait là bien sûr une manière de rendre cohérent Le temps et l’autre et Totalité et Infini. Il y aurait la différence sexuelle, comme altérité pure, et l’altérité d’autrui en général. On pourrait alors envisager une différence dans la différence, ou différence au carré, comme Jacques Derrida le suggère dans Adieu. Ni supplémentaire ni identique, la féminité est une différence subordonnée, occasion d’une « visibilité » de la différence et d’une mise en rapport avec elle. Le féminin est l’altérité immiscée dans le Même : « Secondarisée par la responsabilité du tout autre, la différence sexuelle (...) se retient, comme autre, dans la zone économique du même. » On ne peut donc pas dire comme Derrida que Lévinas marque le tout autre de masculinité [67]. Il s’agit plutôt d’une catégorie qui en elle-même est supérieure à la différence sexuelle, cette dernière restant différence du Même. Le tout Autre n’a de sexe qu’en tant qu’il s’immisce dans le Même.

48Il existe bien entendu d’autres façons d’être en relation, puisque l’on peut rencontrer des personnes qui ne nous attirent pas ; c’est toutefois là une situation qui rend plus sensibles certains aspects de la relation à autrui. Elle dévoile l’ambiguïté phénoménale, c’est-à-dire en quoi l’autre peut toujours se laisser apprécier comme tel mais aussi devenir objet d’une instrumentalisation. L’ambiguïté phénoménale se double donc logiquement d’une ambivalence morale : tout comme le visage m’impose le respect et me révèle en même temps que l’autre est le seul que je peux vouloir tuer [68]. De même la femme nous ouvre à autre chose mais peut aussi nous piéger dans nos propres désirs égoïstes. L’hôte est ainsi la douceur même car elle incarne une première protection face au dehors menaçant ; cependant elle me laisse dans une sorte de confort égoïque. L’amante, qui excite un désir érotique, est une des premières relations à l’altérité, puisque la caresse et son échec révèlent un autre mode d’intelligibilité ; mais elle est aussi celle dont le visage maquillé et inexpressif ne nous renvoie finalement qu’à nous-mêmes. Seule la mère constitue une figure univoque de la femme, bien qu’elle souligne les contradictions avec l’amante dont elle est d’une certaine façon la suite.

49Mais la femme n’est pas plus trouble que l’homme et l’ambivalence de son expression n’est pas plus stigmatisable que celle du visage. Fondamentalement le féminin n’est qu’une manière de dire l’ambiguïté de l’amour. Dans ces textes, c’est même le propre du rapport sexuel et de l’amour. Plus encore, l’attirance sexuelle est occasion pour une différence absolue de se présenter par-delà la différence biologique et l’on comprend que ce n’est pas tant la femme que le féminin qui intéresse Lévinas. Le féminin n’est pas tant ce qui définit la femme que ce qui se présente à un homme comme la différence la plus immédiatement visible et la plus fortement attirante, même si elle n’est que l’occasion d’une relation à une différence plus fondamentale. C’est ce qui explique notamment qu’à la figure de la mère, si importante pour symboliser la fécondité, se substitue de temps en temps celle du père [69].

50Autrement dit, le féminin me renvoie à l’autre en tant que je suis sexuellement situé et que mes besoins s’en ressentent. Or l’ego de l’auteur est masculin et hétérosexuel. Lévinas ne peut donc écrire qu’en homme. De même qu’il ne peut jamais se mettre à la place d’autrui, de même ne peut-il se penser femme, parce que celle-ci est forcément un(e) autre. Son androcentrisme n’est donc pas tant la marque d’une faiblesse ou le fruit d’un préjugé qu’une nécessité factuelle de pensée et d’écriture. Il ne peut prétendre parler à la place d’autrui, et parmi ces autres il y a des femmes. Son androcentrisme est même nécessaire car s’il faut chercher des situations concrètes dans lesquelles la relation éthique s’entraperçoit sensiblement, alors il ne le peut que d’un point de vue masculin. Lévinas n’a pas à s’en défendre dans la mesure où c’est la limitation inévitable de tout point de vue [70]. Lévinas assume donc l’ancrage masculin du sujet philosophique. Il signe sa réflexion « au masculin » [71], ce qui n’est pas le cas de la plupart des philosophes pour qui la pensée reste asexuée.

Conclusions

51Les hésitations de Lévinas sur le statut du féminin ont donc une signification. Altérité pure et invitation à la complaisance en soi, simple et multiple, la femme n’en est pas moins une figure cohérente. Loin de révéler un androcentrisme vulgaire, elle s’intègre à l’ensemble de la philosophie lévinassienne. Elle révèle notamment ses difficultés à répondre à l’une des premières questions de la phénoménologie husserlienne, celle de la constitution de l’apparaître.

52Le féminin est finalement une figure qui résume l’ambiguïté énigmatique du phénomène, comme insinuation de l’Autre dans le Même. En cela, le féminin en est même une expression privilégiée. En comparaison du visage, du langage et de l’enfant, elle permet d’apprécier le scintillement proprement phénoménal ainsi que ses conséquences en termes de bien et de mal.

53La pensée lévinassienne se développe donc en assumant la finitude sexuée d’un point de vue. Mais il ne s’agit pas tant pour Lévinas de penser l’essence de la femme que de chercher des figures concrètes de la présentation de l’Autre. Aussi cette conception peut-elle sembler décevante dès lors qu’on cherche à l’exporter, notamment pour en tirer des préceptes politiques [72]. La conception lévinassienne du féminin rejoint moins les intuitions courantes à ce sujet qu’elle ne prend place dans l’ensemble de sa philosophie.

54Cette difficulté nous confronte par conséquent aux difficultés intrinsèques des notions d’ambiguïté et de trace. Problématiques, elles signalent avant tout la complexité de la philosophie lévinassienne qui ne peut qu’échapper aux caricatures. Le féminin renouvelle le problème général de l’extériorisation de l’Autre dans le visible, comme si l’idée d’un Autre pur, sans phénoménalisation, était absurde.

Notes

  • [1]
    Emmanuel Lévinas, De l’existence à l’existant (Fontaine, 1947), Paris, Vrin, « Bibliothèque des textes philosophiques » , 1998, p. 163.
  • [2]
    Emmanuel Lévinas, Éthique et Infini (Fayard, 1982), Paris, Le Livre de poche, « Biblio-Essais », no 4018, 1996, p. 61.
  • [3]
    Voir Jacques Derrida, Psyché. Inventions de l’autre, Paris, Galilée, 1987, « En ce moment même dans cet ouvrage me voici », p. 159-202.
  • [4]
    Cette manière d’apprécier existentiellement la sexualité n’est pas nouvelle. Jacques Derrida la repère notamment chez Heidegger. Cf. Psyché. Inventions de l’autre II, « Geschlecht I – Différence sexuelle, différence ontologique », Paris, Galilée, 2003, p. 15-34.
  • [5]
    Emmanuel Lévinas, Le temps et l’autre (Arthaud, 1948), Paris, PUF, « Quadrige », no 43, 1994, p. 77. C’est nous qui soulignons.
  • [6]
    Ibid., p. 82-83.
  • [7]
    Ibid., p. 78.
  • [8]
    Emmanuel Lévinas, Éthique et infini, p. 57.
  • [9]
    Emmanuel Lévinas, De l’existence à l’existant, p. 165.
  • [10]
    Emmanuel Lévinas, Éthique et infini, p. 57.
  • [11]
    Emmanuel Lévinas, Le temps et l’autre, p. 64.
  • [12]
    Ibid., p. 77. C’est nous qui soulignons.
  • [13]
    Ibid., p. 79.
  • [14]
    Ibid.
  • [15]
    Ibid., p. 83.
  • [16]
    Ibid., p. 87.
  • [17]
    Emmanuel Lévinas, Entre nous. Essai sur le penser-à-l’autre (1991), Paris, LGF, « Le Livre de poche / Biblio-Essais », no 4172, 1993, p. 132.
  • [18]
    Emmanuel Lévinas, Du sacré au saint. Cinq nouvelles lectures talmudiques (1977), Paris, Minuit, 1988 (critiques), p. 146.
  • [19]
    Emmanuel Lévinas, Totalité et Infini (La Haye, Nijhoff, 1961), Paris, Le Livre de poche / Biblio-Essais », no 4120, 2000, p. 129.
  • [20]
    Ibid., p. 20 et 24.
  • [21]
    Ibid., p. 55.
  • [22]
    Ibid., p. 164.
  • [23]
    Ibid., p. 161.
  • [24]
    Ibid., p. 139.
  • [25]
    Rodolphe Calin, Lévinas et l’exception du soi, Paris, PUF, 2005, p. 136.
  • [26]
    Emmanuel Lévinas, Totalité et Infini, p. 129.
  • [27]
    Ibid., p. 128.
  • [28]
    Rodolphe Calin, Lévinas et l’exception du soi, p. 140.
  • [29]
    Ibid., p. 141.
  • [30]
    Emmanuel Lévinas, Totalité et Infini, p. 165.
  • [31]
    Ibid., p. 166.
  • [32]
    Ibid.
  • [33]
    Emmanuel Lévinas, Difficile liberté. Essais sur le judaïsme (1963), Paris, Albin Michel, 1994, p. 55.
  • [34]
    Ibid., p. 284.
  • [35]
    Ibid.
  • [36]
    Ibid., p. 286.
  • [37]
    Ibid., p. 287.
  • [38]
    Ibid., p. 288.
  • [39]
    Catherine Chalier, Figures du féminin, Paris, La Nuit surveillée, 1982, p. 27.
  • [40]
    Voir Emmanuel Lévinas, Totalité et Infini, p. 294-295.
  • [41]
    Ibid., p. 291.
  • [42]
    Ibid., p. 294.
  • [43]
    Ibid., p. 292.
  • [44]
    Emmanuel Lévinas, Humanisme de l’autre homme (1972), Paris, LGF, « Le Livre de poche / Biblio-Essais », no 4058, 1987, p. 88. Le Bien apparaît au contraire comme « effort qu’exige la responsabilité », en dehors de toute complaisance à soi.
  • [45]
    Ibid.
  • [46]
    Emmanuel Lévinas, Totalité et Infini, p. 299.
  • [47]
    Si Totalité et Infini insiste sur la dimension de jouissance, Autrement qu’être insiste sur l’altérité de l’autre, jusqu’à perdre en partie le souci du concret au profit du seul langage. Autrement qu’être envisage un sujet originairement traumatisé, qui n’a d’abord de sens que par autrui. Ce sont aussi la notion de tiers et de justice qui sont soulignées. Aussi, pour ces deux raisons, le féminin perd de son importance : antérieur, pré-éthique, figure duale qui ne tient pas compte du tiers, la femme disparaît de cette œuvre au profit de la seule figure maternelle, témoignant par là de l’évolution de Totalité et Infini à Autrement qu’être.
  • [48]
    Emmanuel Lévinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence (La Haye, Nijhoff, 1974), Paris, LGF, « Le Livre de poche / Biblio-Essais », no 412), 2000, p. 126.
  • [49]
    Ibid., p. 100.
  • [50]
    La chair se comprend chez Lévinas selon le temps. Cf. Bernhard Casper, « La temporalisation de la chair », in Positivité et transcendance, suivi de « Lévinas et la phénoménologie », sous la direction de J.-L. Marion, Paris, PUF, 2000, p. 165-180.
  • [51]
    C’est ce qui aux yeux de J.-L. Marion explique notamment que le féminin reste une catégorie impersonnelle chez Lévinas, ne devenant jamais cette femme en particulier. Car la femme est mère virtuelle : « L’éros me met en relation non pas avec une femme (ou un homme) unique, mais avec la possibilité de l’enfant (...) », in « D’autrui à l’individu », Positivité et transcendance, suivi de « Lévinas et la phénoménologie », sous la direction de J.-L. Marion, Paris, PUF, 2000, p. 293.
  • [52]
    Emmanuel Lévinas, Difficile liberté, « Le judaïsme et le féminin » (1960), p. 51-62.
  • [53]
    François-David Sebbah, Lévinas : ambiguïtés de l’altérité, Paris, Les Belles Lettres, « Figures du savoir » , 2000, p. 67.
  • [54]
    Jacques Rolland, Parcours de l’autrement, lectures d’Emmanuel Lévinas, Paris, PUF, « Épiméthée », 2000, p. 94.
  • [55]
    Emmanuel Lévinas, Totalité et Infini, p. 100.
  • [56]
    Emmanuel Lévinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger (Vrin, 1949 ; édition de 1967 augmentée des nouveaux essais), Paris, Vrin, « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », 2001, « Intentionnalité et sensation », p. 212.
  • [57]
    Jacques Rolland, Parcours de l’autrement, lectures d’Emmanuel Lévinas, p. 94.
  • [58]
    Ce terme figure dans Totalité et Infini pour définir le mode de signifiance du visage.
  • [59]
    Emmanuel Lévinas, Totalité et Infini, p. 94. C’est nous qui soulignons.
  • [60]
    Emmanuel Lévinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, « La trace de l’autre », p. 280.
  • [61]
    Emmanuel Lévinas, Totalité et Infini, p. 94. C’est nous qui soulignons.
  • [62]
    Emmanuel Lévinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, p. 91.
  • [63]
    Ibid., p. 119.
  • [64]
    Emmanuel Lévinas, Totalité et Infini, p. 94.
  • [65]
    « À l’époque de mon petit livre intitulé Le temps et l’autre, je pensais que la féminité était une modalité de l’altérité – cet “autre genre” – et que la sexualité et l’érotisme étaient cette non-indifférence à l’autre, irréductible à l’altérité formelle des termes dans un ensemble. Je pense aujourd’hui qu’il faut remonter plus loin et que l’exposition et la nudité et la “demande impérative” du visage d’autrui constituent cette modalité que le féminin suppose déjà : la proximité du prochain est l’altérité non formelle » (Propos recueillis en 1985 pour Construire par L. Adert et J.-C. Aeschlimann).
  • [66]
    Emmanuel Lévinas, Du sacré au saint, cinq nouvelles lectures talmudiques, « Et Dieu créa la femme ».
  • [67]
    Jacques Derrida, op. cit. : « (...) l’œuvre d’E. L. me paraît avoir toujours secondarisé, dérivé, l’altérité comme différence sexuelle, subordonné le trait de différence sexuelle à l’altérité d’un tout autre sexuellement non marqué. Non pas secondarisé, dérivé, subordonné la femme ou le féminin, mais la différence sexuelle. Or la différence sexuelle une fois subordonnée, il se trouve toujours que le tout autre qui n’est pas encore marqué se trouve être déjà marqué de masculinité (il-avant il/elle, fils-avant enfant fils/fille, père-avant père/mère, etc.). »
  • [68]
    Voir Emmanuel Lévinas, Totalité et Infini, p. 216-217.
  • [69]
    Notamment dans Totalité et Infini, p. 310.
  • [70]
    Nous n’allons pas ici dans le sens de Jacques Derrida qui pense apercevoir un jeu sur les pronoms dans l’écriture de Lévinas entre le « Il » et le « Elle ». Selon nous, au contraire, le je masculin est absolument assumé par Lévinas comme le lieu d’un moi physiquement et sexuellement situé, facticité à partir de laquelle l’autre peut être perçu. Cf. Jacques Derrida, op. cit.
  • [71]
    Paulette Kayser, Emmanuel Lévinas : La trace du féminin, Paris, PUF, 2000, p. 8. Plus encore, on doit remarquer que, chez Lévinas, la virilité est un terme à connotation négative, toujours associée à la pure essence, comme persévérance complaisante de l’être en lui-même.
  • [72]
    Le philosophe lui-même signale allusivement la légitimité et les excès du féminisme dans Le temps et l’autre et dans Totalité et Infini.
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