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À ce titre, Manent aurait tout à fait eu sa place dans la revue du mouvement néo-tocquevillien opérée par Audier, aux côtés de Gauchet par exemple, dont il partage très souvent les thèses et qui est sa principale référence lorsqu’il traite da la question théologico-politique.
Serge Audier, Tocqueville retrouvé. Genèse et enjeux du renouveau tocquevillien français, Paris, Vrin-EHESS, « Contextes », 2004, 315 p. / Pierre Manent, Cours familier de philosophie politique, Paris, Gallimard, « Tel », 2004, 346 p. / Philip Pettit, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement, Paris, Gallimard, « NRF Essais », 2004, 444 p.
1Repenser les idéaux démocratiques classiques à l’aune des préoccupations contemporaines : c’est là le point commun des démarches de Serge Audier, Pierre Manent et Philip Pettit. La liberté individuelle telle que l’entendait la modernité offre-t-elle un cadre d’analyse toujours pertinent aujourd’hui ? Existe-t-il une conception de la liberté qui traduise la réalité du monde contemporain, entre la liberté des Anciens, proprement politique, et l’individualisme des penseurs du XVIIIe siècle ? Ces questions sont sous-tendues par une réflexion sur la validité du concept de nation, notamment au regard du processus de l’intégration européenne.
2Républicanisme offre une réponse stimulante à une large partie de ce questionnement sous la forme d’une véritable « théorie de la liberté et du gouvernement ». L’objectif de Pettit est de reconstruire le républicanisme en montrant que l’idéal de liberté comme non-domination (LND) s’inscrit dans la tradition de pensée républicaine au fondement des institutions démocratiques. Cela passe par une analyse historique, largement influencée par les travaux de Skinner, qui permet de pourfendre quelques idées reçues et d’offrir de nouvelles perspectives de recherche : si le républicanisme n’est pas spécifiquement français – on en trouve déjà des accents chez Polybe –, alors il n’est pas essentiel, dans l’optique d’une archéologie républicaine, de faire de Sieyès et Rousseau des référents incontournables. Il peut être en revanche plus pertinent de relire le républicanisme français à l’aune d’un nouvel outil, la LND, et d’offrir ainsi à ceux qui sont véritablement attachés à la « république » un modèle politique séduisant, ni libéral, ni populiste mais dans lequel chacun des deux courants pourra toutefois trouver au moins un élément de concordance : intérêt dévolu aux « gens ordinaires » pour les populistes, attention accordée au pouvoir de choix des individus pour les libéraux. S’agissant de maximiser la non-domination globale et pour le résumer de manière lapidaire, le républicanisme sera inévitablement plus radical socialement et moins sceptique quant à l’intervention étatique (cf. par exemple le traitement de la question du droit des minorités).
3La LND – le fait que, bien que vivant au milieu et au contact d’autres personnes, nous ne soyons à la merci d’aucune d’entre elles – est, selon Pettit, une alternative de choix à sa principale rivale, la conception de la liberté comme non-interférence. Le tort essentiel de cette dernière est de confondre liberté et non-interférence. Il existe en effet des interférences légales qui non seulement ne sont pas arbitraires et à ce titre ne nous privent pas de liberté, mais qui sont en outre salvatrices. Elles libèrent l’individu de l’état d’incertitude dans lequel il se trouve s’il doit chercher à anticiper toute interférence éventuelle, ainsi que du sentiment de subordination sociale (un bon moyen de réduire l’incertitude étant de s’attirer les bonnes grâces des puissants). En faisant cette confusion, les tenants de la liberté comme non-interférence oublient par ailleurs qu’on peut être dominé, et donc non libre, sans pour autant subir d’interférences : c’est le cas des colons américains dans leurs relations au Parlement et à la Couronne britanniques (chap. II et III).
4Mais la LND n’est pas simplement un bien instrumental (chap. IV) : c’est surtout un « bien premier » que tous aspirent à se procurer indépendamment de la nature de leurs projets. Un tel statut explique pourquoi la LND doit être promue au rang de valeur et légitime le fait que l’État doive en assurer la promotion. Or un bien premier est à la fois social et commun. En ce sens, il requiert un effort collectif et centralisé que seul l’État peut accomplir. C’est ainsi que la LND s’inscrit dans les dispositions institutionnelles.
5Pettit en vient alors à la partie pratique de son exposé (chap. V-VIII) : il s’agit de montrer comment la conception de la liberté qu’il défend est en mesure d’incarner les « objectifs républicains » en opérant un va-et-vient entre l’idéal républicain et la réalité de la LND – c’est là la méthode de l’équilibre réfléchi (chap. V). C’est par exemple parce qu’elle est un idéal dynamique que la LND exige de l’État qu’il prenne en compte les intérêts de tous et en permette l’expression. Dans ce flux permanent, la notion de liberté elle-même devient une matière malléable dont il faut sans cesse repenser les contours pour qu’elle soit véritablement effective. Plus généralement, Pettit montre que le républicanisme est à l’image de l’idéal de liberté politique qui le sous-tend : un programme sans cesse repensé à l’aune de l’empirie et non un mode d’emploi définitif.
6Ni liberté positive ni liberté négative, la liberté républicaine est en un sens plus exigeante parce qu’elle ne se définit pas par l’absence d’interférence comme la dernière, ni par la capacité à se maîtriser comme la première. Elle se démarque de la liberté des Anciens – le partage d’une volonté publique démocratiquement déterminée – qui est l’interprétation la plus prégnante de ce que peut recouvrir la liberté positive. Elle ne se reconnaît pas non plus dans la liberté moderne d’un Constant – qui rejoint la liberté négative de Berlin –, liberté qui suppose que nous ne soyons soumis qu’à notre propre volonté en tant que sujets autonomes.
7La faillite de la liberté positive est un diagnostic que reprend Pierre Manent dans un passionnant vade-mecum de philosophie, mêlant études historiques et préoccupations contemporaines au service d’une exigence ultime, l’affirmation du politique comme unique horizon des démocraties actuelles.
8Manent arrive à une conclusion analogue à celle de Pettit en développant une problématique différente, d’inspiration très nettement tocquevillienne dans sa conception de la liberté et de l’égalité, fondée sur le concept de séparation [1].
9Alors que Pettit montre – suivant en cela Machiavel – que l’inadéquation de la liberté positive vient de ce que les individus préfèrent ne pas être gouvernés plutôt que de gouverner (dans une stratégie d’évitement des interférences), Manent met l’accent sur le fonctionnement même de la machine démocratique. Il met ainsi en avant l’idée que les démocraties sont régies par le principe de séparation (chap. I). Mais, si les séparations sont proportionnelles au degré de démocratie d’un régime politique, leurs effets pervers sont réels : la liberté civile produit un hiatus entre la volonté des sociétaires et leurs possibilités réelles, entre leur allégeance à leurs propres représentants et un refus de s’y reconnaître. Mais comment préserver l’unité du corps politique alors qu’on promeut la liberté et que celle-ci passe précisément par la séparation ? La réponse est que le principe démocratique fondamental est la liberté égale, de sorte que l’on peut penser que c’est finalement l’égalité qui est le ressort même des démocraties (chap. III). Cette égalité, qui transparaît par exemple dans le souhait d’une allocation universelle, doit être entendue comme « le sentiment de la ressemblance humaine » que Tocqueville avait déjà su isoler. C’est la raison pour laquelle les séparations démocratiques sont moins dangereuses qu’il n’y paraît.
10Cet optimisme, bien réel chez Manent, ne saurait toutefois pas l’empêcher de reconnaître que la préservation du corps politique n’entraîne pas forcément participation politique citoyenne, par ailleurs thème crucial de la pensée tocquevillienne. Reconnaître la prégnance de l’individualisme dans les démocraties actuelles, c’est l’appréhender essentiellement comme une rupture. Il n’est que de constater comment l’individu, de manière générale, fait très peu acte d’allégeance. Il se situe en cela à l’opposé d’une logique prédémocratique déterminée par l’appartenance et l’engagement. En effet, aujourd’hui, on consent le moins possible pour préserver sa liberté : moins on exerce sa liberté, plus on est libre. L’empire de la communication et de la technique modernes ne fait que nous sortir illusoirement de ce paradoxe. Avec cette nouvelle « religion de l’humanité », nous voilà définitivement plongés dans la passivité et la contemplation, alors que le monde où nous vivons exige de nous une vigilance et une implication accrues (chap. X et XI).
11Si ce thème de l’engagement civique est fondamental chez Manent, on peut en revanche regretter qu’il n’ait pas, ailleurs, le traitement et la place qu’il mérite. En effet, tout comme les néo-tocquevilliens français dont Audier regrette qu’ils fassent l’impasse sur la thématique de l’engagement politique citoyen, le républicanisme fait traditionnellement montre de peu d’intérêt pour la liberté entendue au sens positif de la participation démocratique. À la différence toutefois des premiers qui ont manifestement oublié que Tocqueville a des analyses tout à fait perspicaces sur le phénomène associatif comme moyen de contrer la gestion centralisée de la chose publique, Pettit sait se démarquer de la tradition dont il se réclame. Il s’interroge en effet sur les voies et les moyens d’une ré-implication de l’individu dans la cité et leur fait un sort dans son programme républicain. Si Manent parle de « donner une force concrète au respect et à la dignité humaines », Pettit, lui, insiste sur la nécessité de « civiliser la république ». En effet, si les citoyens ne se reconnaissent plus dans les mesures prises par leurs responsables, aucun système juridique ne peut espérer être efficace. La loi, affirme Pettit, doit être relayée par autre chose si l’on aspire à ce que le droit entraîne adhésion et respect. « Civiliser la république » passe par une inscription des lois dans un large réseau de normes enracinées ou en voie d’implantation dans la société civile. Ces normes dictent et exigent un certain nombre de comportements et d’attitudes destinés à renforcer les lois. Elles sont la traduction d’une préoccupation républicaine traditionnelle dont Machiavel, avec ses « bonnes mœurs », est emblématique et dans laquelle les « gens ordinaires », selon l’expression de Pettit, ont un rôle central à jouer.
12Par ailleurs, et toujours dans cette thématique de la participation politique citoyenne, Pettit invite à la « démocratie de la contestation », donnant ainsi une réponse intéressante au problème de l’arbitraire à l’intérieur de l’appareil coercitif de l’État (chap. VI-VII). Au-delà d’un contrôle en amont de ceux qui sont en charge de la bonne marche de la république, l’appareil étatique devra ainsi satisfaire à certaines dispositions institutionnelles (empire du droit, dispersion du pouvoir, condition contre-majoritaire) pour minimiser la présence de volonté arbitraire tout en veillant à ce que le pouvoir discrétionnaire gouvernemental soit toujours contestable par les citoyens. En substituant la contestation au traditionnel consentement, Pettit montre que l’essentiel n’est pas tant que le gouvernement agisse selon les vœux des citoyens, mais que ceux-ci puissent toujours avoir la possibilité de s’élever contre ses actions. Cela demande de repenser les termes d’une démocratie de la contestation à caractère essentiellement délibératif et inclusif pour éviter tout abus (chap. VIII).
13Ainsi, l’appartenance politique et l’allégeance que font les citoyens à leurs représentants se liraient dans la capacité qu’ont les premiers à opposer une réserve aux seconds. Avoir voix au chapitre, c’est essentiellement pouvoir dire non. Il ne s’agit pas de consentir le moins possible pour préserver sa liberté, comme le déplorait Manent à propos du citoyen contemporain. La contestation de Pettit est au contraire un engagement, un acte positif par lequel je peux remettre en cause mon appartenance à une communauté dans laquelle je ne me reconnais plus momentanément. En ce sens, il n’est plus besoin de chercher à préserver sa liberté en se mettant volontairement en retrait, puisque existe toujours la possibilité d’être en désaccord. On comprend, dans cette perspective, que la participation politique n’est pas seulement un vecteur pour préserver sa liberté négative, mais aussi un mode d’accomplissement personnel qui permet à chacun de revendiquer sa dignité.
14À terme, le désintérêt pour l’engagement civique conduit tout naturellement à la désintégration de l’espace public. Ce constat conduit Manent à formuler un diagnostic selon lequel cette tendance en faveur d’un minimum d’allégeance consentie est le symptôme d’un phénomène plus problématique. En effet, la déliquescence de la démocratie actuelle suppose de réexaminer le rapport qui la lie à la forme politique classique de nos États, la nation. En effet, les principaux États qui ont émergé avec la modernité se sont construits et conçus comme des États-nations, avec une unité politique, culturelle, voire linguistique. L’État moderne s’est ainsi voulu souverain à l’intérieur (à l’égard de la diversité régionale) comme à l’extérieur (vis-à-vis des autres nations). Ce modèle se trouve remis en question aujourd’hui, tant par la nécessité de reconsidérer autrement la relation de l’État à ses régions et aux cultures présentes en son sein, que par celle de concevoir, notamment dans l’espace européen, une forme d’intégration politique à une communauté plus vaste. Transparaît donc la nécessité de repenser le concept de souveraineté, dans ses deux dimensions, interne et externe.
15Commençons par le constat de faillite démocratique que semble sous-tendre le repli de l’individu dans la sphère privée. Cette faillite démocratique, Tocqueville la prédisait déjà il y a plus de deux siècles. Cette prophétie est longuement relayée et développée par Serge Audier dans la redéfinition qu’il propose du libéralisme de Tocqueville. En mettant en perspective des lectures classiques et d’autres plus hétérodoxes ou moins relayées, en confrontant Tocqueville aux libéraux dits classiques mais aussi aux positivistes, marxistes ou saint-simoniens, en éclairant la diversité des obédiences idéologiques de ceux qui se réclament de lui aujourd’hui, Audier se démarque, dans son projet, de tout parti pris.
16Il souligne à juste titre que c’est très souvent en raison de ses prédictions que Tocqueville trouve un écho en ces temps difficiles. Ce dernier affirme que la démocratie doit être régulée, dirigée et fortifiée dans les institutions au profit de la liberté. Il martèle qu’il faut veiller à l’éloigner des chemins vers lesquels elle tend naturellement : de la démagogie égalitaire qui conduit au nivellement, de l’apathie individualiste qui conduit à la désagrégation sociale, de l’autoritarisme centralisateur qui s’immisce sournoisement et mène à la tyrannie de la majorité, puis d’une classe, puis d’un homme.
17Audier a toutefois le souci de relativiser l’alarmisme de Tocqueville. S’il commence par regretter que l’interprétation aronienne minore le rôle de penseurs importants dans la redécouverte de Tocqueville comme Rédier ou Sorel (dont les lectures parfois discutables sont, dans leurs limites idéologiques mêmes, éclairantes), Audier rend toutefois justice à Aron lorsque celui-ci relève que le « cauchemar de Tocqueville » pas plus que la fin de la philosophie marxienne ne se sont réalisés : la modernité n’a vu ni l’avènement du despotisme tutélaire, ni celui du socialisme.
18Audier s’appuie également sur la lecture phénoménologique de Lefort pour tempérer la noirceur excessive de Tocqueville. Si Lefort convient que la grande originalité tocquevillienne est de ne pas faire de l’individu le but final de l’ordre politique – il refuse un individualisme réducteur et n’hésite pas à dénoncer les dangers d’un holisme social, antichambre du despotisme –, il reconnaît toutefois que Tocqueville aurait manqué les enjeux du mouvement démocratique moderne. Son pessimisme exacerbé l’a conduit à imaginer un avenir sombre pour l’individu, alors que la prise en compte de la rupture du politique et du religieux qui a sous-tendu l’avènement de la démocratie moderne – la conscience de la « désincorporation » – aurait pu l’aider à relativiser sa prophétie. En intégrant l’incertitude essentielle qui définit le sujet moderne, privé de ses repères traditionnels, l’analyse de Tocqueville aurait saisi ce qui fait certes la tragédie de la modernité mais aussi son formidable espoir. Le totalitarisme n’est pas l’avenir de la démocratie : la séparation de la sphère politique ou étatique et de la société civile crée un vide non maîtrisable dans lequel le despotisme ne peut, par définition, venir s’engouffrer.
19En ce sens, les lectures tocquevilliennes qui choisissent d’insister sur le spectre totalitaire, en véritables penseurs du désastre, s’essoufflent rapidement à trop vouloir exploiter le filon du catastrophisme. Ainsi en est-il de Lipovetsky qui regrette que Tocqueville n’ait pas étudié les enjeux de sa propre prédiction. En se focalisant sur le concept d’égalité, Tocqueville aurait, selon lui, négligé les avatars de l’individualisme moderne qu’il avait les moyens d’anticiper, comme le narcissisme contemporain. Or la sociologie néo-tocquevillienne de Lipovetsky, en se concentrant sur les spécificités de la modernité, risque à son tour d’occulter les formes contemporaines d’inégalité et de domination et d’offrir ainsi une vision simpliste des rapports sociaux à l’ère de la consommation de masse. L’interprétation que fait Lipovetsky de Tocqueville est précisément l’occasion pour Audier d’en souligner indirectement certains présupposés fâcheux, notamment en développant la critique néo-kantienne d’Alain Renaut sur la confusion du sujet et de l’individu, de l’autonomie et de l’indépendance, de l’humanisme et de l’individualisme, homogénéisation dommageable à la saisie de l’identité moderne.
20Il faut aller plus avant que le simple constat de la déliquescence démocratique. Celui-ci implique en effet, comme on l’a souligné, un examen du concept fondamental qui la sous-tend – la nation. Les préoccupations contemporaines invitent à leur tour à repenser la réalité nationale, notamment dans son rapport à la construction européenne. Le processus de l’intégration européenne est l’occasion pour Pettit et Manent de développer deux réflexions divergentes sur le sujet.
21La démarche de Manent est stimulante dans la mesure où elle articule la question européenne à un choix en faveur de l’individu, postulant que la forme supranationale européenne ne pourrait être supportée que par la prééminence de l’autonomie personnelle. Manent remarque en effet que ceux qui font le choix de l’Europe doivent postuler une extension des droits de l’individu et une diminution des pouvoirs du citoyen. L’Europe serait alors un espace de civilisation, non un corps politique.
22Un tel constat pose bien des problèmes. Il implique notamment de considérer l’appartenance nationale comme une identité comme les autres et sous-tend que l’existence humaine peut se réduire à la participation à des actes économiques et culturels, se passant ainsi de toute allégeance à un corps politique vis-à-vis duquel ils se sentiraient responsables. Nous passerions ainsi tout naturellement du modèle contemporain de la nation démocratique dans lequel l’engagement civique est réservé aux professionnels – l’individu se repliant dans la sphère privée – à un espace supranational calqué sur le même schéma et qui viendrait recueillir l’assentiment de ceux qui se satisfont de la simple garantie de droits individuels plus élargis.
23Ce scénario, qui pourrait bien être un scénario-catastrophe (est-il vraiment souhaitable de mettre l’identité nationale sur le même plan que les autres identités ?), a le mérite de montrer que nombre d’ambiguïtés viennent du fait que beaucoup pensent que l’Europe existe et qu’il faut simplement la faire surgir, alors qu’elle est foncièrement indéterminée. Le problème, ajoute Manent, est que les Européens ignorent ce qu’ils souhaitent mettre en commun.
24En bon tocquevillien, Manent revient à cette thématique du semblable, pivot de sa réflexion. Mais, comme il le reconnaît lui-même lorsqu’il analyse le concept de droit de l’homme, invoquer le semblable et la ressemblance fondamentale, c’est invoquer une universalité au nom de la reconnaissance de la différence (chap. IX), c’est reconnaître une nature humaine derrière la diversité (chap. XII). Voilà une ambivalence lourde de conséquences : si les Européens ne savent pas ce qu’ils doivent mettre en commun, ils savent peut-être mieux qui exclure, et au nom de quoi. Ainsi, contrairement à ce que soutient Manent qui explique que la définition de l’Europe ne saurait être ni géographique ni culturelle, il est à craindre que la simple volonté de vouloir mettre des choses en commun ait de redoutables conséquences.
25Pettit n’analyse pas le cas européen à proprement parler mais il explique, dans sa « Préface à l’édition française », que le républicanisme peut donner des éléments de réponse en faveur du processus de l’intégration européenne. Il ne part pas de la tendance au désengagement civique pour tenter de repenser le phénomène national comme le fait Manent, car il considère, comme on l’a vu, que l’État républicain, pour promouvoir la LND, a besoin du soutien de tous les citoyens. En revanche, lorsqu’il passe en revue les objectifs républicains du gouvernement, Pettit affirme clairement qu’un État national x doit accepter de déléguer un certain nombre de questions à des organisations internationales, car il arrive souvent que celles-ci soient plus à même de garantir la LND des citoyens de cet État x. Ainsi, la meilleure politique républicaine consisterait à « expatrier la souveraineté nationale » (p. 201) en sachant quand déléguer les problèmes internes locaux aux instances supranationales compétentes. Pettit donne des exemples des questions qui doivent être retirées à l’État national pour le bien même de ses propres citoyens : la légalisation de l’homosexualité et l’extension de l’ensemble des droits civils aux homosexuels, la parité salariale, la question de savoir si les femmes doivent travailler dans certains secteurs industriels...
26À la lumière de ces éléments, on imagine aisément qu’une organisation supranationale comme l’Europe a toute la bienveillance d’un républicain comme Pettit. En effet, s’agissant de maximiser la non-domination globale, l’État et la souveraineté n’ont aucun caractère sacré pour la tradition républicaine. Ils ont le devoir de s’effacer quand leur compétence n’est plus assurée.
27Avec Pettit et Manent, on s’écarte du pessimisme tocquevillien – largement exacerbé, comme on l’a vu, par des lectures catastrophistes qui n’hésitent pas à solliciter le texte en invoquant les enjeux qu’il est supposé receler – au nom d’une formidable foi en les ressources de la démocratie et, plus généralement, dans celles de la « vieille politique », celle dont on dénonce régulièrement l’immoralité et le mépris du droit. Si, comme le soutient Manent, la démocratie n’est très souvent qu’une illusion dans la mesure où c’est une oligarchie qui détient le pouvoir et « manipule les institutions politiques », il reste malgré tout un espoir pour faire coïncider la réalité de la démocratie avec ses principes et mécanismes formels ou théoriques. Ainsi, le diagnostic pertinent d’une séparation perverse à l’œuvre dans les démocraties actuelles – séparation qui est à la fois la condition d’être de ces régimes lorsqu’il s’agit de séparation des pouvoirs, et l’un de ses ennemis les plus redoutables lorsque l’on considère, par exemple, la montée d’un individualisme indifférent – doit être l’occasion d’affirmer que le remède se trouve dans le mal. À condition de savoir faire le choix d’un cadre politique qui saura donner une force concrète au respect et à la dignité humaine.
Notes
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À ce titre, Manent aurait tout à fait eu sa place dans la revue du mouvement néo-tocquevillien opérée par Audier, aux côtés de Gauchet par exemple, dont il partage très souvent les thèses et qui est sa principale référence lorsqu’il traite da la question théologico-politique.