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Article de revue

La théologie politique de Carl Schmitt

Pages 65 à 104

Notes

  • [1]
    « Carl Schmitts Politische Theologie », von Hugo Ball, in Hochland, Jg. 21, juin 1924, 263-286 ; reproduit comme « Dossier » dans Der Fürst dieser Welt. Carl Schmitt und die Folgen (Jacob Taubes, éd.), 1983, 1985, 100-115 ; repris dans Hugo Ball, der Künstler und die Zeitkrankheit. Ausgewählte Schriften (Hans Burkhard Schichting, éd.), Suhrkamp, 1988.
  • [2]
    L’Essai évoqué est un extrait de What’s wrong with the world ?, Londres, 1913, écrit après une controverse avec Bernard Shaw sur les questions sociales : le chapitre 2, « Wanted an unpractical man », paru dans Summa 4, 1918, 32-47, sous le titre « Von den Idealen ». Gilbert Keith Chesterton (1874-1936), converti en 1922, est avec R. H. Benson (cf. infra, p. 100, note 1) l’une des grandes figures du catholicisme anglais, venues dans la foulée de J. H. Newman (1801-1890). Tous trois, surtout Newman, dont Schmitt fut très curieux, sont très présents dans les milieux catholiques allemands avant et après la guerre de 1914-1918. Témoin Przywara en 1922. L’œuvre abondante de Chesterton s’inscrit, de manière peu ordinaire, dans la protestation de l’époque contre le scientisme et l’agnosticisme. Albert Speer, dans sa prison de Spandau, lisait encore Napoleon of Nothing Hill, de 1904, dirigé contre l’impérialisme (Journal de Spandau, 7 avril 1957). L’œuvre entière est en fin de réédition (14 vol. à ce jour). L’éventualité de la canonisation de ce passionné de Dieu serait actuellement débattue. Biographie par Maisie Ward, 1944.
  • [3]
    En se qualifiant lui-même d’ « aventurier intellectuel », en 1947, Schmitt reconnaissait implicitement faire partie de ces idéologues que le pouvoir politique en général redoute ou méprise. On pensera en France à Napoléon, comme Ball à Bismarck : « Il y avait une fois au cœur de l’Europe, un pays où un terrain favorable à l’idéologie désintéressée avait été loyalement préparé. On ne pardonnera jamais à l’Allemagne la fin de ce rêve. Celui qui a fait le plus pour débarrasser l’Allemagne des idéologies, c’est Bismarck » (J., 15 septembre 1915). Il convient de relever l’insistance avec laquelle Ball revendique ce terme pour Schmitt (qui ne s’est jamais qualifié ainsi) tout en se l’appropriant pour lui-même (une vingtaine de fois idéologue ou idéologie dans le texte). Si l’on voulait souligner le contexte des origines françaises du mot, on devrait parler d’un retournement complet de sens ici : Schmitt est « idéologue » en ce qu’il réaffirme l’Idée, et les idées dans une époque qui les rejette – cf. Däubler parlant d’une « époque sans idée » – et l’idée en ce sens est en opposition entière à l’idéalisme philosophique du XIXe siècle. Mais ce serait une erreur de chercher une opposition, à la manière française, dans les emplois de ce terme, tel que l’entend Ball : il écrivait, en avril 1915 : « Les idées veulent être plus : un étalon de mesure pour l’ordre terrestre » (J., p. 49) ; ou bien, quelques mois plus tard : « À quoi me sert-il de me laisser choir ? Puisque même en tombant, je ne perdrai jamais la tête au point de ne pas étudier les lois de la pesanteur ? » (un écho d’une lecture de Chesterton ?). Et d’une manière plus explicite en avril 1917, et où Schmitt pouvait le rejoindre : « Qu’est-ce au fond un idéologue ? Un maître de lecture dans le livre surnaturel des images. Nos penseurs sont-ils des toxicomanes de l’image ? On ne saurait l’affirmer. Qu’enseignent-ils sur la pensée et l’essence de l’image ? Platon était un idéologue, Hegel ne l’était pas, Kant non plus. Ce qu’il faut exiger avant tout, c’est la fusion des noms et des choses : éviter autant que possible les mots pour lesquels il n’y a pas d’image. Pour être un idéologue, il faudrait connaître les lois de la magie. Qui en a encore connaissance ? Nous jouons avec un feu que nous ne pouvons maîtriser » (J., p. 209). Et encore, cette fois sans doute après avoir fait connaissance de Schmitt à Munich, ou s’apprêtant à le faire, en février 1919 : « Faire de la politique veut dire réaliser des idées. L’homme politique et l’idéologue sont des natures opposées. Le premier utilise l’idée, le second la développe, contrecarrant sans cesse les efforts politiques. La seule politique digne de l’idéologue, c’est probablement l’application de son idée à sa propre personne et dans sa propre vie. » Ball a visiblement lu Der Wert des Staates und die Bedeutung des Einzelnen. Enfin, pour être plus fidèle au contexte de l’époque, il faut rappeler que cette valorisation de l’Idée (et de la forme) – qui a son équivalent en France à l’époque à Meudon comme à Grenoble notamment – s’inscrit dans le rayonnement de Solesmes, et de Beuron pour l’Allemagne, où le P. Didier Lenz exprimait dès 1856 sa réaction contre l’idéalisme par le besoin de clarté de la pensée : primat donné à l’idée, à la forme, à la présence, trois notions intimement associées dans l’esthétique de Beuron et dans la rénovation liturgique qu’elle inspire. Eugenio d’Ors (Au grand Saint Christophe, 1932, p. 50 et 84 s.) parle d’une participation de Schmitt à cette réforme. Mais la question, dans l’ensemble du public, est loin d’être aussi simple : quand le très honnête Max Hermant constate, en 1931 : « En Allemagne, l’importance de l’idée est considérable... », de quelle idée s’agit-il au juste ?
  • [4]
    Ce sont les deux thèses de Schmitt : Über Schuld und Schuldfrage. Eine terminologische Untersuchung, dissertation, éditée à Breslau, 1910 ; Gesetz und Urteil. Eine Untersuchung zum Problem des Rechtspraxis, thèse d’habilitation passée à Strasbourg, sous la direction de Fritz van Calker, à qui elle est dédiée. Rééditée inchangée en 1968, avec cette précision dans l’Avertissement, qu’elle « concerne la juste décision, une question qui continue d’être traitée dans la séquence des œuvres Die Diktatur (1921), Politische Theologie (1922), Der Hüter der Verfassung (1931), Über die drei Arten des rechtswissenschaftlich Denkens (1934). D’où il résulte que l’ensemble du domaine du droit ne se structure pas seulement dans ses normes, mais aussi dans les décisions (ici : Dezisionen) et dans des institutions (ordres concrets) ».
    Der Wert des Staates und die Bedeutung des Einzelnen, von Dr. Carl Schmitt, Pabla v. Dorotic zugeeignet, Tübingen, 110 p., J. C. B. Mohr Verlag (chez qui Georges Chatterton-Hill publiait en 1913 Individuum und Staat, Untersuchung über die Grundlagen der Kultur), est le seul texte important (parfaitement reconnu par Schmitt dans ses dernières années) qui n’ait pas été réédité. Il avait été préparé en 1913 par une analyse de la philosophie du droit de Schopenhauer, et est une forme de proclamation que sa visée générale est celle d’un philosophe, philosophe du droit particulièrement, et en rien celle d’un politique.
  • [5]
    Schmitt définit lui-même l’érudit dans Catholicisme romain.
  • [6]
    Carl Schmitt dira, en 1970 : « Que reste-t-il (de cette rencontre avec Ball) ? Je ne voudrais pas le critiquer, je voudrais le comprendre, et en vérité avec une réelle affection, pas seulement avec amitié, mais avec vénération. Il peut aussi avoir fait avec moi ce qu’il veut, cela ne change rien. Je suis maintenant assez âgé, et je sais assez la signification de Ball pour nous tous, pour l’apprécier. Il a dit de moi la chose réellement la plus belle, comme il en fut jamais dit en termes de louange et de reconnaissance. Il a dit de moi : » Il a vécu son époque dans la forme de conscience que lui donne son talent ( “In der Gewissensform seiner Begabung erlebt er die Zeit” ). Une phrase merveilleuse dans chaque détail qu’on ne peut reconnaître en un clin d’œil. « Il a vécu son époque dans la forme de conscience que lui donne son talent », cette phrase je l’accepte pour moi comme une forme de reconnaissance. Et la force d’expression de cette phrase est encore bien plus grande que sa beauté stylistique qu’on pressent en la lisant, ou même en l’entendant.
    J. S. — N’est-ce pas une phrase qu’on pourrait appliquer à Hugo Ball ?
    C. S. — Magnifique... Cela lui convient sûrement. Pour toute manière sérieuse de s’occuper à l’avenir de Hugo Ball, je prendrais cela comme devise... Cela lui convient sûrement, comme à moi-même, comme à tout homme qui a traversé avec honneur cette époque, une époque déchirée, divisée, pleine de contradictions. C’est la devise pour Hugo Ball : « Il a vécu son époque dans la forme de conscience que lui donne son talent » (cité par Joachim Schickel, p. 58-59). Il n’y a ni préciosité, ni coquetterie dans cette reprise insistante par Schmitt de la phrase de Ball. C’est tout le sens de sa vie (oserait-on dire : sa forme de rédemption ?) que de conquérir son éternité dans un dépassement de son époque en l’assumant intégralement. À l’époque, Schmitt a déjà exprimé cette ambition en 1912 dans la Critique de l’époque (compte rendu de Kritik der Zeit, par Rathenau, 1911) ; il l’a réalisée aussi dans sa lecture de Cervantes en son temps (Don Quixotte, in Rheinland, 1912). (Le thème de don Quichotte est très actuel à l’époque, Ball lui-même en 1919 : « Nous croyons en don Quichotte et au plus fantastique de toute la vie... Nous ne croyons pas à l’Église visible mais à une Église invisible, etc. » J., p. 121.) Mais cette littérature ne dispensait pas Schmitt d’opérer en 1923 cette même critique dans un registre sensiblement plus caustique et direct – et pourtant finalement seulement complémentaire du précédent, si l’on sait lire cette Geistesgeschichtige Lage der heutigen Parlementarismus. Un travail important sur lequel Ball est ici absolument silencieux.
  • [7]
    Cf. Glossarium, p. 224, et Ball lui-même, le 4 octobre 1915 : « Je ne saurais vivre sans la conviction que ma propre destinée représente un résumé de celle du peuple tout entier » (J., p. 75).
  • [8]
    La formule « C’est pensé catholique, eschatologique », reprise ci-dessus pour caractériser la forme de salut propre à l’idéologue selon Ball, traduit sans doute une trop stricte identification du catholicisme à l’eschatologie. Reste que c’est une exigence constante de la part de Schmitt, que les mots « soient pris directement de notre propre existence », comme il le dit à propos de notre compréhension de Nietzsche ou de Donoso Cortes (Donoso Cortes, 1950, p. 109). C’est sa forme d’existentialisme, au sens qu’avait encore ce terme « avant de devenir une philosophie particulière ». Schmitt veut être lui-même l’incarnation de l’idée de droit. Parmi les images qui l’entourent ou l’imprègnent, celle de l’Imitatio Christi n’est pas toujours très éloignée. Très sobrement, il écrit en 1949 : « Je constitue en somme (pour la première fois) la science juridique en tant qu’instance spirituelle, en opposition à la science juridique qui avait cours jusqu’à présent en tant que fonction des événements et des intérêts corporatifs ou sociaux ou politiques. Justice (Gerechtigkeit) n’est pas un métier... La charge de la justice (G.) comme profession et fonction de laïcs est un mensonge. Peut-être un ordre (Orden) est-il pensable, dont les membres sont prêts à prendre sur eux le martyr de la justice (G.). Mais cela les juristes ne le seront pas » (Glossarium, p. 224, le 6 mars). La même inspiration se reconnaît dans le sens que Carl Schmitt confère couramment au terme Entscheidung, pour décision, ce qu’il confirme en 1949 : « À la place de décision, j’aurais pu dire “empreinte” (Prägung)... Mais ils ne me comprennent pas » (Glossarium, p. 268). En 1968, dans l’Avertissement à la réédition de Gesetz und Urteil de 1912, Schmitt use discrètement de la différence entre Entscheidung et Dezision.
  • [9]
    Le juridique s’associe, dans Catholicisme romain, à l’esthétique et à la gloire de la puissance ; mais Schmitt pense surtout en fonction du juridique et de la puissance qui s’y trouve liée ; on pourrait dire que, replacé dans l’époque, le juridique est pour Schmitt ce qu’est l’esthétique pour l’école de Beuron ; et par ailleurs, voyant la situation à plus longue échéance, Schmitt est très conscient des dangers de la valorisation de principe de l’esthétique comme telle (ce qui n’est d’ailleurs pas le fait de Beuron) ; il en va de même de la mise en valeur exclusive de la morale : toutes deux, esthétique et morale, sont des substituts de la politique, qui seule est l’instrument nécessaire de l’Idée. Cf. Visibilité de l’Église, 1917.
  • [10]
    D’abord partisan convaincu d’une monarchie constitutionnelle s’appuyant sur la bourgeoisie, puis à partir de 1849, convaincu de la victoire inévitable de ce qu’il appelle la « civilisation philosophique » comme du mal sur le bien, Juan Francisco Donoso Cortes (1809-1853), marquis de Valdegamas, quelque temps exilé à Paris auprès de la reine Marie-Christine lors de la dictature passagère d’Espartero jusqu’en 1843, un temps délégué plénipotentiaire à Berlin, un autre à Paris début 1851 (où Napoléon III, que D. C. considérait comme un pis-aller, ne dédaignait pas de lui demander conseil), fut surtout connu à partir de son discours aux Cortes sur la dictature et la révolution, en janvier 1849, à la veille de son départ pour Berlin et deux ans après ce qu’il nomme lui-même sa conversion. Son Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme considérés dans leur principes fondamentaux, paru en 1851 dans la « Bibliothèque nouvelle » de L. Veuillot, repris dans les œuvres en trois volumes (1858-1859), a été réimprimé en 1986. D. C. a été redécouvert dans l’entre-deux-guerres en partie grâce à Carl Schmitt qui trouve en lui l’une de ses références majeures.
  • [11]
    C’est aussi l’expérience directe de Ball, qui note, en 1918 : « Les contradictions entre l’œuvre et la vie, le social et le privé, le savoir et la foi, l’État et l’Église, la liberté et la loi, la justice humaine et la justice chrétienne, toutes ces contradictions dérivent de l’opposition luthérienne entre la foi et l’Évangile... Leur séparation est étrangère au catholicisme : les papes ont fait une autre lecture de saint Paul que Luther. Et grâce à leur interprétation, ils ont empêché une désastreuse scission qui parcourt toute la vie spirituelle allemande : le désintéressement à l’égard des choses temporelles, alors que le pouvoir temporel prenait justement son essor. Il est à craindre qu’à défaut d’être intégré à la loi, l’Évangile ne devienne du romantisme » (J., p. 274, 5 avril 1918). C’est Schmitt, en 1917 : « La foi sans les œuvres conduit aux œuvres sans la foi. » À vrai dire Ball reste plus proche de ce texte de 1917, dont il ne souffle mot, où le protestantisme est ouvertement mis en question, que du texte de 1923 (Catholicisme romain et forme politique) où les préoccupations de Schmitt sont différentes : capacité de l’Église à prendre en main la forme nouvelle de société, socialiste et athée, qui s’étend à l’horizon.
  • [12]
    Même s’il a pu lire, en septembre-octobre 1917, la Visibilité de l’Église, c’est de sympathie qu’il s’agit plutôt que d’influence : « Unité et réalité, ce sont les deux mots clés du XIXe siècle, qui continueront à influer sur le XXe (le 15 septembre 1917). » « Dans l’Allemagne de Ferdinand II, la “Réforme” saxonne a eu pour effet la construction d’une muraille de Chine contre toute forme de progrès et, dans les pays catholiques, le renforcement de la tendance déjà existante vers l’au-delà. Il en résulte une méfiance à l’égard de tout ce qui est réel. L’ennemi, c’est le réel. Des hommes donc, dit-on, des traîtres. On cherche à contourner l’action puisque l’action, étant une réalité, pourrait devenir une hérésie. » (Et Schmitt fait écho dans le Glossarium : « Pour l’idéaliste, toute action, toute réalisation, est une trahison. ») « On s’efforce d’éviter autant que possible l’identification à des mots et à des actes. Le succès de Frédéric II, de Napoléon Ier et même de Bismarck s’explique par de telles prémices » (J., 19 octobre 1917). Aloïs Dempf restitue plus clairement en 1938 la perspective globale de cette question de l’unité : « Le conflit entre philosophie et théologie n’existe pas jusqu’en 1300, parce que jusque-là, on respecte les sources respectives de chacun. Le conflit commence avec Luther, parce que les théologiens veulent tout s’approprier. Aujourd’hui le conflit revient depuis Kierkegaard... Le conflit s’exprime en termes de rapports entre foi et savoir. Or, dans toutes les grandes religions, la théologie est science... (Et) la philosophie chrétienne est la discussion de la foi chrétienne avec la philosophie dominante en chaque époque. »
  • [13]
    Ball n’ignore pas l’existence de Th. Däubler, ni le texte de Schmitt de 1916 sur celui-ci.
  • [14]
    Ball devance ici les observations de Schmitt sur les caractéristiques de la notion de légalité, telles que la révolution de 1917 les a mises en lumière. Schmitt citera plusieurs fois le texte de Lukács de 1920, publié dans Geschichte und Klassenbewusstsein. Studien über marxistische Dialektik, Berlin, 1923, traduit en 1960, p. 293-308. Cette citation apparaît pour la première fois dans Die Lage der europaïschen Rechtswissenchaft en 1943-1944 (et en référence à Lénine : Le radicalisme maladie infantile du communisme, traduit en allemand en 1920) reproduite dans les Verfassungs Aufsätze, 1958, p. 425-426, en note : « Un texte plus important et plus actuel que la grande masse d’écrits parus depuis 1920 sur la philosophie du droit et sur le droit naturel, parce qu’il a posé de manière juste la question (de l’illégalité-légalité) sous les concepts de légalité-légitimité. »
  • [15]
    Une telle simplification peut surprendre. En fait, elle est une manière de valoriser le Romantisme politique au titre de texte « théorique » qui domine les autres, seulement « techniques ». Cf. ici, p. 77, où Ball comparera ce livre avec la Critique de la raison pure vis-à-vis de la Critique de la raison pratique. On mesure mal aujourd’hui l’importance du « nouveau romantisme » qui secoue l’Europe centrale à l’époque, y compris la réflexion sur le romantisme. S’appuyant sur Julius Bab (Fortinbras ou la lutte du XIXe siècle contre l’esprit du romantisme, 1914), Ball explique le romantisme en Allemagne par le refoulement du catholicisme, et il en déduit la nécessité d’une (ré-)implantation du catholicisme en terre germanique. Une idée sensiblement partagée par plusieurs auteurs catholiques – surtout depuis la formation du Winfriedbund pour la « recatholicisation » de l’Allemagne en 1920 – Activités de Romano Guardini et Konrad Adenauer notamment. Est-ce pure coïncidence si Schmitt écrit la Visibilité de l’Église en 1917, l’année des fêtes du quatrième centenaire de Luther ?
  • [16]
    Pseudologia phantastica, que Ball disait, dans la Critique de 1919, « christianisée sous le nom de “philosophie critique” ».
  • [17]
    Troeltsch, Die Soziallehren der christlischen Kirchen u. Gruppen, Tübingen, 1912, p. 931, cité par Schmitt dans Romantisme politique, 1925, p. 175.
  • [18]
    Adam-Henri Müller (1779-1829) mène une existence très dispersée dans toute l’Europe du Nord jusqu’en 1814 quand Metternich le prend à son service. Parti d’une réflexion sur les origines du droit, et convaincu que l’antithèse est le principe de toutes choses naturelles (Von Gegensatzlehre, 1804), il est connu surtout pour La nécessité d’un fondement théologique pour l’ensemble des sciences de l’État, qui vient en 1814 aux termes d’une série d’articles et de conférences sur la science et la littérature allemande, sur la théorie de l’État, sur l’économie politique. Essentiellement intéressé par l’économie, il se fait l’adversaire d’Adam Smith tout en se voulant libéral. Converti au catholicisme en 1805 après sa rencontre avec Gentz à Vienne, il est très ami avec Friedrich Schlegel (lui-même converti en 1802) avec qui il édite Concordia (1820-1823). Il prétend « christianiser l’économie politique »... ; et Éd. Vermeil, qui guide ses étudiants d’agrégation en 1925 dans une étude sur le romantisme, y voit l’un des ancêtres les plus authentiques de Rathenau dans la lutte de ce dernier contre la mécanisation contemporaine.
    Troeltsch (Œuvres, III, 218) estime que c’est Meinecke qui a remis A. M. en circulation. Quand Meinecke édite Le cosmopolitisme et l’État national en 1908, c’est pratiquement le centenaire de la publication des Éléments. En fait la disposition de l’époque se prête naturellement à un retour sur le début du XIXe siècle (à titre d’exemple le gros ouvrage de Nadler sur le romantisme, « 1804-1904 »). L’actualité du catholicisme n’échappe pas à cette tendance. Une partie des œuvres de philosophie politique d’A. M. est rééditée justement en 1923 par Rudolf Kohler, notamment La nécessité d’un fondement théologique, préfacé par Erich Przywara.
    Les nombreuses réactions critiques, au début des années 1920 au traitement réservé par Schmitt à Müller viennent en grande partie du malentendu créé par l’approche strictement conceptuelle d’un ensemble de phénomènes perçus en général sous leurs aspects pratiques.
  • [19]
    Franz v. Baader, souvent classé parmi les romantiques, déclarait pourtant : « C’est ma vocation de mettre fin à la philosophie de Descartes » (Werke, t. XV, 643, éd. 1851 ; repr. 1963). Mais il ne fait en cela que rejoindre l’hostilité générale à Descartes, en Allemagne, depuis le début du XIXe siècle – à l’exception du catholique Anton Günther. C’est que, de Schopenhauer à Heidegger, Descartes symbolise plus encore que le point de départ de la philosophie moderne, l’origine d’une déviance « occidentale », c’est-à-dire mécaniciste et inhumaine de la civilisation. L’Allemagne du XIXe siècle et jusqu’à la dernière guerre mondiale, a le sentiment très fort de ne pas appartenir à l’Occident. Cf. Conférence de Troeltsch de 1912 ; Schmitt, Glossarium, p. 120, et Heidegger, Qu’est-ce que penser ?. C’est à cette conviction de la spécificité allemande entre Orient et Occident que s’alimente nettement, dès Franz v. Baader, le besoin d’une union des l’Églises d’Orient et d’Occident.
    Hermann Bahr n’avait sans doute pas tort en 1919 de juger Ball romantique, ce dont celui-ci se défend à peine (« Tout ce en quoi je suis censé croire, selon Hermann Bahr, c’est à un nouveau romantisme dans l’esprit de Fr. v. Baader, à une conspiration in Christo, à une révolution sacrée, et à une Unio mystica du monde libéré, à une nouvelle union de l’Allemagne avec l’ancienne spiritualité de l’Europe... » (J., 5 juin 1919) quand il ne le reconnaît pas directement : « ... et après tout, je ne resterai peut-être qu’un romantique » (J., 5 mars 1917). C’est en revanche très discutable de taxer Schmitt de romantisme, comme Wohlgemuth l’avait tenté avant d’autres dès 1933.
  • [20]
    Edmund Burke (1728-1797), catholique irlandais, avocat de formation, assume diverses positions politiques, dont député aux Communes ; ce « Cicéron anglais » a été un critique très ferme des injustices qui motivaient l’insurrection des colonies en Amérique (Réflexions sur la cause des mécontentements actuels, 1776) ; il fut pourtant par ailleurs l’adversaire de plus en plus âpre de l’idée de république ; il a joué un rôle décisif dans l’hostilité de l’Angleterre et de l’Allemagne à l’égard de la France, par ses Réflexions sur la Révolution française en 1790, et ses Pensées sur la paix régicide, l’année avant sa mort, en 1796. Comme Bonald et de Maistre, il est volontiers étiqueté « romantique » dans la littérature critique ou historique.
  • [21]
    La formule de Schmitt est plus tranchante : « La pensée scientifique cessa d’être géocentrique et chercha son pivot au-delà de la terre ; la pensée philosophique devint égocentrique et se régla sur le moi. Ainsi fut créée l’opposition entre la pensée et l’être, etc. » Quant à l’impuissance de la solution transcendantale, elle avait déjà été relevée par Schmitt en 1914 dans La valeur de l’État et la signification de l’individu. D’autres formulations de 1914 sont intégrées dans Romantisme politique en 1919.
  • [22]
    Romantisme politique, p. 78 (éd. 1968).
  • [23]
    Ibid., p. 86.
  • [24]
    Ibid., p. 101. Le texte de Schmitt donne cette expression comme de Novalis.
  • [25]
    Ball reprend plus formellement cette pensée de Schmitt, infra p. 77. On notera sa consonance avec le même thème développé par Heidegger et surtout – à leur insu, de toute évidence – avec le théorème de Kurt Goedel (1931), inaperçu du grand public avant les années 1970. Michele Nicoletti est le seul, à notre connaissance, à avoir relevé ce rapprochement entre la critique du formalisme juridique par Schmitt et la critique du formalisme logico-mathématique par K. G. (cf. M. N., Trascendenza e popere. La teologia politica d. Carl Schmitt, 1990, p. 361, en note).
  • [26]
    Le « numineux » : la notion semble mise en circulation à l’époque par le livre de Rudolf Otto, Das Heilige. Über das Irrationale in der Idee des Göttlichen und seine Verhältnis zum Rationale, 1917, 11e édition en 1923. Traductions anglaise (1923), suédoise (1924), espagnole (1925), italienne (1926), japonaise (?), française (1929 sous le titre Le sacré, 258 p.).
  • [27]
    Théologie politique, chap. 4, p. 62 (trad. 1988).
  • [28]
    Ibid., avec citation de Newman entre les deux phrases : « No medium, dit Newman, between Catholicists and Atheism. »
  • [29]
    Ibid., p. 63.
  • [30]
    Ibid. et Catholicisme romain, p. 16 (éd. G. Maschke).
  • [31]
    Ernst Hello (1828-1885), cité dans Cath. rom., à un tout autre titre (p. 45), était déjà connu de Ball, dans la Critique de l’intelligence allemande, pour avoir désigné « la racine de la philosophie du néant... Le grand malheur, le péché originel de la société moderne : le protestantisme » (in L’Allemagne et le christianisme, p. 247-260). Ernest Hello comme Léon Bloy, Barbey d’Aurevilly, Villiers de l’Isle-Adam et al. font partie, avec Lamennais, des lectures communes à Schmitt et à Ball, et dans le milieu autour de Karl Muth. La citation de notre texte est tirée de Philosophie et athéisme, 1888, p. 226-297 (rééd. en 1903 et 1995).
  • [32]
    Il semble que les trois auteurs (Géraud de Cordemoy, 1620-1684 ; Arnold Geulincx, 1624-1669 ; Malebranche, 1638-1715) soient venus indépendamment les uns des autres à ce qu’on a appelé rétrospectivement pour tous l’ « occasionnalisme » à partir de Malebranche. Cordemoy et Geulincx sont des transfuges du catholicisme, et l’on sait que Malebranche a vu deux de ses ouvrages mis à l’Index. Il n’est pas indifférent pour l’histoire des idées de relever que Geulincx attire l’attention au tournant du XXe siècle (dans les années 1880 et 1930) ; l’édition complète de ses œuvres date de 1891-1893 (3 vol.).
    E. Troeltsch, dans Historicismus und seine Probleme, 1922 (repris dans Gesam. Schfr., III, p. 286, 298, 336-337), mentionne le travail de Carl « Schmitt-Dorotic ». Celui-ci, dans l’article de 1920, s’excuse de ne pas parler de Malebranche, puisqu’il l’a déjà fait dans son livre de 1919, précisant que cela lui apparaît maintenant « d’autant plus nécessaire qu’il a eu dans l’intervalle l’expérience que l’occasionnalisme est en Allemagne un concept hybride, et Malebranche un auteur à peine connu », bien que « d’un effet historique extraordinairement profond et étendu » (note, p. 387). C’est clair que Schmitt a lu Troeltsch dans l’intervalle. Il le tenait jusqu’à la fin en très grande estime. Ce n’était pas tout à fait juste de dire que Malebranche est à peine connu en Allemagne, puisque Œtinger s’y réfère abondamment, et il occupe dans le livre de Schopenhauer une place importante. Cependant, on peut se demander pourquoi c’est sous l’anonymat que paraissait à Leipzig, en 1800, un ouvrage de 630 pages intitulé Malebranche’s Geist im Verhältnis zu dem philosophischen Geist der Gegenwart. Oder pragmatischer Auszug der originellesten und interessentesten Ideen dieses Philosophen. Le texte est suivi d’un choix d’extraits de Malebranche. En 1776-1778 avait déjà paru une traduction de la Recherche de la vérité sous la signature de J. H. Friedrich Ulrich et Christian Ludwig Paalzow, avec remarques de J. Ph. Müller en quatre volumes ; il semble qu’il y ait eu une édition ultérieure en trois volumes. En 1831 vient Malebranche über die Morale, trad. par K. Ph. Reidel, Heidelberg, 1831 ; puis Malebranche christlich-metaphysische Betrachtungen, trad. par Karoline Lombard, Münster, 1842. Enfin, les Méditations chrétiennes et métaphysiques auraient été éditées à Cologne, en même temps qu’à Paris, en 1683.
  • [33]
    Schmitt ne consacre pas moins d’une cinquantaine de pages à Fr. Schlegel dans le Romantisme politique (163-210) ; et ce n’est qu’un effet de sa méthode de travail s’il ne souffle mot de la conversion plus significative à l’époque de Stolberg, et qui semble avoir eu son importance pour Kanne. Mais Schmitt parle ici de choses in politicis, pas de l’itinéraire spirituel individuel des auteurs. Quant aux Fragments de Novalis, Malebranche n’y apparaît pas une fois.
  • [34]
    Ce ne sont pas seulement des romantiques qui conjoignent les puissances suprasensibles et les puissances matérielles... Très tôt Napoléon fut perçu comme jouant avec le monde, et « pour cela il faut être Dieu » ; Léon Bloy satanise directement Napoléon, et Ball lui-même estime dans la Critique de l’intelligence allemande, que « le XIXe siècle fut la lutte entre Napoléon et le Christ ».
    C’est par le fil de cette « imposture » commune que Schmitt établira après guerre la continuité du romantisme à Hitler, comme aussi déjà du romantisme à Disraeli (Gloss., p. 35 et 142). Goethe était en apparence moins radical, qui voyait en Napoléon une force « démonique » comme dans César, Socrate Mahomet ou... le Christ (Poésie et Vérité, 4e partie). Ce qui permet cependant à Schmitt d’imputer à Goethe l’origine du thème, fatal à l’Allemagne selon lui, du « génie », aboutissant à Kommerel (Max Kommerel, Der Dichter als Führer in der deutschen Klassik : Klopstock, Herder, Goethe, Schiller, Jean-Paul, Hölderlin, Berlin, 1928), sur lequel Schmitt s’appuie à plusieurs reprises pour justifier la continuité évoquée à l’instant (Gloss., p. 64-65, 238, 240), et aussi l’aboutissement de la civilisation à de plus grandes catastrophes. Le thème du « démonique » a conduit Ball à ses recherches sur la psychanalyse et sur l’exorcisme en vue de sa « Thérapie de l’Église ». Schmitt, pour sa part, correspondant en 1949 avec G. Günther, lui confie que le démonique est la forme d’ésotérisme qui le retient presque exclusivement (Gloss., p. 62, 19 décembre 1947).
    Il n’est pas inutile de rappeler la définition que Goethe donnait de cette notion du démonique (et que Ball commente encore longuement dans son Journal, p. 309-312) : « Une force de nature positive et non destructrice, chez des hommes qui déploient une force prodigieuse, et qui exercent un empire impitoyable sur les créatures... C’est en vain que les esprits éclairés veulent rendre ces hommes suspects, comme trompés et trompeurs : la masse est attirée par eux..., rien ne peut les surmonter que l’univers lui-même, avec lequel ils ont engagé la lutte, et ce sont peut-être des observations pareilles qui ont donné naissance à cette maxime singulière mais d’une portée immense : Nemo contra Deum nisi Deus ipse » (Poésie et Vérité, 4e partie). On connaît l’effort de Schmitt pour justifier cette maxime (Théologie pol., II, 1970). Les anciens ne disposaient-ils pas déjà de la formule : « Nemo contra regem nisi rex ipse » ? (cf. Ernst Bertram, Nietzsche, Essai de mythologie, août 1918, trad. R. Pitrou, 1932, p. 24).
  • [35]
    Ce chapitre VII est l’axe central de l’ensemble du texte ; il coupe celui-ci en deux parties : celle de la présentation simple de Schmitt et de son œuvre jusqu’au chapitre VI inclus ; à partir de VII vient la partie interprétative dont la méthode est exprimée ici directement : comprendre l’œuvre comme « dominée (par) l’opposition de la ratio et de l’irrationnel... sous les formes les plus diverses », opposition dont Ball verra la solution définitive dans le couple harmonique ratio et repraesentatio, passant outre à ce qu’il estime la présence incongrue du « miracle politique ». Il reconnaît à juste titre que « l’unité de l’œuvre de Schmitt repose sur l’éclaircissement de la raison vis-à-vis du supra rationnel », mais il reste frappé par la différence entre la relation jurisprudence-théologie et celle entre jurisprudence et « l’arbitraire d’une usurpation » (ibid.), sans voir que tout l’effort de Schmitt vise à cette gageure d’effacer cette distinction.
    Nous verrons à partir du chapitre suivant comment Ball prend pour méthode l’objet à traiter ; plus précisément, il tend à hypostasier l’antithèse qu’il utilise, à la justifier comme fondée en la reconnaissant comme pratiquée. Ce faisant, il contraint à son insu l’expérience vue par Schmitt à exprimer ses conséquences une fois qu’elles se trouvent plongées dans une autre époque de l’histoire : ce qui était possible hier pour Cromwell, le sera demain pour Hitler. L’incompréhension de Ball fournit une contre-épreuve de la portée pratique du propos de Schmitt. Mais celui-ci ne s’est jamais soucié des conséquences de ce qu’il pense, et cette contre-épreuve en effet ne change pas la vérité de son propos.
  • [36]
    L’opposition entre repos et mouvement, identique à l’opposition entre ratio et irrationnel, n’est-ce pas cette identité que retrouve Schmitt dans sa tentative pour un Deus contra Deum (in Théologie politique, II) ? La notion de stasis qui porte ici cette ambivalence (nous préférons ambivalence à opposition) est quelque peu dans l’air à l’époque, au-delà de la sensibilité particulière de l’intelligence allemande au double génitif, comme Stefan George en offre un exemple frappant. Cf. G. R. Urban, Kinesis and Stasis, Mouton & Cie, 1962.
  • [37]
    C’est quasiment une loi de l’histoire que Ball énonce ici sous forme de loi de proportion inverse entre la grandeur reconnue de la raison (d’être) et son affaiblissement à mesure de la « vulgarisation moralisatrice » de la notion de mal. En quoi, dans le corollaire, quand Schmitt souligne la nature mauvaise de l’homme, l’appréciation n’est pas morale mais celle d’un satanisme, tout comme inversement souligner la nature bonne de l’homme n’est que l’expression de la divinisation du peuple par la voie de la sacralisation de l’individu. Un point commun à Schmitt et à Ball, plus actuel que jamais. Dans sa reformulation de Schmitt, Ball tire la tonalité dans son propre sens : la proposition de Schmitt sur laquelle Ball s’appuie pour formuler sa loi de l’histoire dit exactement « parallèlement à la diffusion de la pensée économique (souligné par nous), s’affaiblit la compréhension de chaque sorte de représentation » (Cath. rom., p. 43, éd. G. Maschke). Quant au « tranchant dogmatique et politique... qui n’est pas sans inconvénient », Ball prête ici à Schmitt justement ce dont il semble accepter à la page suivante que Schmitt en dédouane Donoso Cortes. C’est que Ball a beau s’être frotté au juridisme de Schmitt, et en avoir clairement reconnu la réalité, il n’a pas perdu pour autant ses sentiments de 1918, qui le portaient notamment à un enthousiasme très idéologique pour Woodrow Wilson. Ici il doit se faire quelque peu violence pour restituer une pensée qui n’est pas tout à fait la sienne. On relèvera « la thèse du parti pris sur la nature de l’homme », le « il admet cependant », « la vérité plus clémente », etc. D’ailleurs, le 1er septembre 1924, deux mois après la parution de l’article, il écrit à sa femme au sujet de Schmitt que « ses idées sur la dictature sont exagérées et pernicieuses (schädlich) », et qu’ « elles viendraient de la restauration prussienne au service de la politique de revanche... La même chose vaut pour sa manière de détester les idées de 1789. Son appréciation des droits de l’homme est injuste et manque d’objectivité. Il attendra en vain une dictature catholique dans l’Allemagne d’aujourd’hui, et même dans l’Allemagne des dix prochaines années, et ne la fera pas avancer surtout au moyen de sa doctrine » (cité par Julian Schütt, « Balles Zweites Tagesbuch », in Bernd Wacker (éd.), Dionysius DADA Areopagita, F. Schöningh, 1996, p. 272).
  • [38]
    Quant à la formule « la conception latine » (que Ball avalise entièrement, cf. : « le Latin Schmitt »), elle traduit sans doute aussi le sentiment de Ball d’une victoire sur lui-même, du Ball marqué par la conception orthodoxe du christianisme. N’attendait-il pas en 1917 du christianisme russe qu’il fasse barrage au romantisme occidental ?). Mais pour le lecteur de l’époque, « le Latin Schmitt » ou bien « la conception latine » risquaient surtout de réveiller le « los vom Rom » (cf. ici Présentation, note, I) et défier le sentiment diffus auquel il répond alors en Europe centrale, un défi que Schmitt assume en élevant la question à l’échelle des rapports entre l’Église et la civilisation moderne. Il ne faut pas sous-estimer l’importance de ce qui fut d’abord la résistance (Widerstand) dans la tradition calviniste allemande, et qui peut sans doute éclairer le complexe allemand devant la nécessité d’avoir à résister, dans un autre contexte, ultérieurement. Mais c’est là une question pour soi-même.
  • [39]
    Abbé Gabriel Bonnot de Mably, 1709-1785, frère de Bonnot de Condillac, imbu de culture politique grecque et latine, publiciste un temps (Le droit public de l’Europe fondé sur les traités depuis la paix de Westphalie en 1748 ; Projet de constitution pour la Pologne, 1781), proche de Rousseau et critique des physiocrates et du parlementarisme, fut surtout un utopiste et moraliste en politique ; par ailleurs historien et contestant les historiens contemporains (De la manière d’écrire l’histoire, 1782).
    Ball voit en François Noël Babeuf (1760-1797) le « fondateur du communisme », « venu au moment où la Révolution française était arrivée à la fin de son savoir-faire économique et... administratif » (J., 25 juin 1917) ; transposant la situation après 1789 à la situation après la guerre en cours en 1917, Ball s’interroge sur la « nouvelle boucherie » qui résulterait de la décision d’éliminer les autres Babeuf qui se seront fortifiés à l’occasion de cette guerre (sic).
    Le prince Pierre Alexeïevitch Kropotkine, 1842-1921, d’abord officier dans l’armée cosaque et homme de science (géographe) jusqu’en 1872, nourri d’A. Herzen, de Proudhon, ami d’Élisée Reclus et surtout proche de Bakounine, est un témoin fabuleux et un tantinet romantique des conflits anarcho-révolutionnaires depuis 1872 jusqu’à son opposition à la révolution en Russie, où il passe les dernières années de sa vie. Paroles d’un révolté, 1885 ; Mémoires d’un révolutionnaire, 1889 ; Science moderne et Anarchie, 1912 ; La Grande Révolution, 1788-1793, Paris, 1909.
    Évoquant en 1915 l’anarchisme, Ball y voit un effet de « l’excès et de la dénaturation de l’idée de l’État » (J., 15 juin 1915). Quant à leur croyance en la bonté naturelle de l’homme, la plupart du temps cette bonté s’abreuve au trésor plus ou moins conscient d’une éducation et d’une tradition religieuse. Finalement les porte-parole de l’anarchisme (pour Proudhon, je ne sais pas, mais pour Kropotkine et Bakounine c’est certain) sont des « catholiques baptisés » (ibid.).
  • [40]
    Dans Catholicisme romain, p. 45, Schmitt parle seulement de « mythologie de savants » ; il parle surtout, dans toute la seconde partie, de pensée économique, de rationalisme économique, là précisément où Ball parle de rationalisme scientifique, manquant délibérément l’opposition entre économie et politique, qui est l’affaire essentielle pour Schmitt.
  • [41]
    Catholicisme romain, p. 20 (éd. G. Maschke).
  • [42]
    Monarchomachen en allemand. Le mot est utilisé à l’époque (en gros 1570-1620) – le grec latinisé aidant – dans tous les pays d’Europe pour désigner les adversaires de l’absolutisme royal ; mais il est originellement forgé par leurs propres adversaires. Cf. William Barclay, 1543-1600 d’origine écossaise, jurisconsulte élève de Cujas, De regno et regali potestate adversus Buchanan, Brutum, Bouchrium et reliquos Monarchomachos, libri VI, Paris, 1600, et Hanovre, 1612. Parmi les « monarchomaques », on trouve aussi bien des catholiques comme le jésuite Juan de Mariana ou le théologien et ligueur Jean Boucher, que surtout des calvinistes comme Philippe de Mornay, seigneur du Plessis ( « le pape des Huguenots » ), le jurisconsulte François Hotman ou Théodore de Bèze. Il est curieux de trouver si peu d’études systématiques en France sur ce phénomène, qu’on appelle ailleurs la « théorie de la résistance » – même Pierre Ménard est discret sur le sujet – avant la thèse de Madeleine Marabuto (Paris, 1967).
  • [43]
    Pour les historiens Cromwell se croyait réellement l’envoyé de Dieu, et son responsable direct : « The Lord accept me in His Son, and give me to walk in the light, as He is the light », dit-il, selon M. Mknappen, Tudor Puritanism, 1939, p. 993, in Maurice Ashley, The Greatness of O.C., 1957, 382 p. Et Maurice Ashley commente : « He believed in his star as much as Napoleon was to do... He was God’s chosen vessel and believed he was directed by Him upon the way of wisdom » (p. 49). Il aimait à lire la Bible et à l’interpréter lui-même, comme il en était venu à « interpret the will of God for himself ».
  • [44]
    En français dans le texte.
  • [45]
    En mettant à nu le caractère contradictoire du « miracle politique », Ball met le doigt sur le nœud des rapports entre théologie et politique. On ne peut pas dire qu’en présupposant que le pape est la seule autorité fondatrice légitime, il prête plus à Schmitt, à l’époque, que celle-ci n’en permet. Mais il ne voit pas que la contradiction en question, n’est pas pour Schmitt un obstacle de principe, mais tout au contraire, la difficulté réelle et concrète à surmonter. Il reste qu’en mettant le doigt sur la difficulté qu’affronte Schmitt, Ball indique par avance, le lieu par lequel passera l’assentiment accordé par Schmitt (sans aucune conviction personnelle) à la venue légale de Hitler au pouvoir. C’est ici que l’idéologue montre qu’il tient à son « théorème » (comme dit Blei) plus qu’à des sentiments qui auraient pu, par eux d’ailleurs aussi bien a deo excitatus, l’amener à un refus du régime. Or il se trouve que le « théorème » n’a pas encore trouvé sa formulation réelle, et le juriste catholique reste submergé par « l’aventurier intellectuel » : ainsi, Schmitt trompait malgré lui le public catholique hésitant qui voyait en lui en 1933 une référence sérieuse.
    Mais cette dualité, nous la retrouvons autrement dans le cas de Ball qui, justement en disant si fortement dans ce texte cela même qu’il trouve dans Schmitt et qui le fortifie personnellement, a le mérite de faire passer dans le public une pensée d’une forme exceptionnelle, dépouillée de toute son érudition, et tout à fait fidèle à son inspiration réelle.
  • [46]
    « Ce livre », c’est-à-dire la Théologie politique.
  • [47]
    Ce passage remarquable mériterait à soi seul une analyse. Pourquoi par ailleurs Ball passe-t-il sous silence la forme d’intérêt que Schmitt porte à Mazzini, pour son opposition à Bakounine ? Fr. Blei note comment Pie IX ne fut autoritaire que par défense contre sa disposition libérale naturelle, et qu’il faillit conclure une alliance avec Mazzini en 1849. Cela ne suffit pas à faire comprendre la valeur de référence que constitue Mazzini pour Schmitt. Ball pour sa part peut-il oublier ce qu’il écrivait en 1918 : « Mazzini et Lamennais, Weitling et Tolstoï cherchaient à justifier la liberté en dehors de l’Église, et formaient ainsi le concept de l’anarchisme chrétien, du démocrate, du républicain, du révolutionnaire qui les rapprochent de Thomas Münzer. » Nous sommes encore loin du propos de Schmitt. Si l’on voulait s’étonner, on pourrait pour mieux comprendre l’attitude de celui-ci, voir l’estime dans laquelle il tient Mazarik en 1950, au point de se dire qu’il a fait au moins aussi bien que lui (cf. Glossarium, p. 118, 25/3-4).
    Thomas Münzer (1491-1525) fut la référence privilégiée de Ball qui l’opposait à Luther et considérait que la guerre des paysans avait été la grande et seule révolution allemande. On sait que Th. M. a fait l’objet d’une étude par E. Bloch en 1921 (Th. Münzer als Theologe des Revolütion, 1921, 1962, 1969, traduit en français en 1975 par M. de Gandillac), à l’époque où Bloch et Ball étaient grands amis à Berne, dans le groupe autour de la Freie Zeitung.
  • [48]
    Le sentiment tragique de la vie, Paris, 1917, chap. IV : « L’essence du catholicisme » (note de Hugo Ball) ; cf. ici, p. 100, note 3.
  • [49]
    Théologie politique II, trad., p. 45.
  • [50]
    Hugo Krabbe (1857-1936) était surtout connu pour Die moderne Staatsidee, La Hague, 1906, édité plusieurs fois en anglais à Londres et à New York jusqu’en 1930. Quant à Hugo Preuss, on sait qu’il s’était vu confier par le Président Ébert la rédaction de la Constitution en 1919 ; il avait alors auprès de lui E. Troeltsch et Max Weber.
  • [51]
    Erich Kaufmann est l’un des grands juristes allemands de l’époque, avec Rudolf Smend et Hermann Heller. La Kritik der neukantischen Rechtsphilosophie, à laquelle Ball fait ici allusion, est de 1921. Über den Begriff des Organismus in der Staatslehre des 19 Jhdts, contre le romantisme, est de 1908. Ses Œuvres complètes sont publiées en 1960 (3 vol.) pour son quatre-vingtième anniversaire, mais Schmitt ne parle de Kaufmann ni dans le Catholicisme romain ni dans la Théologie politique.
  • [52]
    Dire que Schmitt provoque une crise dans le concept de domination est le moins qu’on puisse dire : sa conception est un défi aux tendances positivistes de l’époque et à la conception de l’État tout-puissant, faisant le droit : l’État est communément pour les juristes de l’époque le sujet du politique, alors que pour Schmitt le politique est présupposé par l’État, une formule qui n’attend pas 1927 pour apparaître : elle est déjà tout entière présente en 1914 dans Wert des Staates ; et en général on ne soupçonne guère alors ce que contient cette pensée schmittienne du présupposé nécessaire.
  • [53]
    Schmitt se réfère expressément à la Nouvelle méthode pour apprendre et enseigner la jurisprudence (éd. latine en 1667). Il n’est pas inutile d’avoir sous les yeux la formulation par Leibniz de sa pensée de la sécularisation, si importante dans la première Théologie politique et sur laquelle Ball est bien silencieux : « Il y a entre théologie et jurisprudence une merveilleuse similitude, l’une et l’autre ayant pour origine : 1 / la raison d’où dérivent la théologie naturelle et le droit naturel, 2 / l’écriture...
    « La théologie est une espèce de jurisprudence prise d’une manière universelle. Elle traite du droit et des lois qui régissent l’État, ou plutôt elle traite de l’empire de Dieu sur les hommes. Rappelant ici ce que nous avons dit dans notre Art combinatoire, les infidèles peuvent être assimilés à des sujets rebelles ; l’Église à des sujets fidèles, les personnes ecclésiastiques (les clercs avec bénéfices) et les abbés des monastères, à des ministres et à des fonctionnaires d’un ordre inférieur, l’excommunication au “ban” ; la doctrine de l’écriture sainte et la parole divine aux lois et à leur interprétation, ce qui concerne les canons des livres saints au texte authentique des lois, les péchés capitaux aux plus graves délits commis au détriment et préjudice de la société ; le jugement dernier et le sacrifice expiatoire du Christ à un procès qui est à son terme et à l’acquittement d’une dette par un tiers ; la rémission des péchés au droit de grâce, la damnation éternelle à la peine capitale, ou ce qui revient au même à l’emprisonnement perpétuel. En un mot la théologie a une liaison si intime avec la jurisprudence qu’il n’est pas jusqu’à des milliers de faits que nous ne puissions citer pour le démontrer. »
    Maurice Hauriou, à qui Schmitt se réfère volontiers, continuera dans la même ligne : « le progrès comme forme de salut » (La science sociale, trad., 1896, chap. II, section 3, p. 187 s.) ; « l’État comme réalisation du tissu métaphysique » (ibid., chap. III, section 2, p. 375 s.) ; « pour l’homme s’enfermer dans ses propres catégories au point de s’empêcher d’acquérir des catég. nouvelles : c’est le péché originel » (ibid., p. 172). Ne pas se perfectionner à l’intérieur de son propre type, « cette faute a été vraiment une chute » (ibid., p. 172). Mais « cette chute est perpétuelle et se continue. Les institutions humaines penchent continuellement vers leur chute, et il leur faut une continuelle rédemption » (ibid., p. 172). « Si la faute n’est pas d’avoir désobéi à un ordre formel divin, elle est toujours bien d’avoir désobéi à l’ordre des choses » (ibid., p. 174).
  • [54]
    Théologie politique, trad., p. 52.
  • [55]
    Ibid., p. 55.
  • [56]
    « La dictature était une fausse route, ou bien elle était écrite avant le livre sur le romantisme »... Les deux livres ont été écrits en majeure partie à Munich, où Schmitt assuma diversement des fonctions d’officier auprès de l’État-major, depuis 1915 jusque 1919. On ne voit aucune raison de supposer que le livre sur le romantisme n’ait pas été écrit avant celui sur la dictature. Schmitt s’est préoccupé du romantisme dès 1914. Quand il publie la même année Der Wert des Staates und die Bedeutung des Einzelnen, il envoie un exemplaire à Julius Bab, qui vient de publier Fortinbras, en l’accompagnant d’une lettre où il donne sa définition du romantisme, celle même qui inspirera son analyse de 1919. « Tout individualisme est en son essence romantique... L’indépendance absolue de l’objet (pour le romantique) provoque l’apparence d’une abstraction supérieure, alors qu’en vérité, il s’agit seulement de l’incapacité à se dégager du concret, tout comme l’universalisme du romantique n’est que son incapacité à opérer des distinctions. L’homme qui agit, et qui s’abstrait de millions de choses importantes et intéressantes, est injuste du fait qu’il ne rend pas justice à l’unicité concrète de chaque chose ou de chaque instant, tandis que le romantique dit au fond à chaque instant : prolonge ton existence (tu es si intéressant). Toute abstraction est injustice envers l’unicité concrète de tout ce qui est là ; toute distinction entre ce qui a de la valeur et ce qui est sans valeur, entre l’important et le sans importance est non romantique. L’Église romaine catholique rend certainement cette relation de la plus grande abstraction à la plus minime concrétion : il se trouve seulement que chacun croit ce qu’il croit, et que c’est sans grande importance puisqu’il croit en bloc à l’Église ; du reste chaque dogme a un contenu concret, dont on s’est assuré minutieusement », cité par P. Tommissen, in Bausteine zu einer wissenschaftlichen Biographie (Complexio oppositorum, 1988). Ball, de son côté, le 25 novembre 1916 dans son Journal et encore le 11 août 1917 : « Au problème de la tradition allemande se rattache très intimement celui du romantisme. J’ai parfois l’impression que ce terme se rapporte au Saint-Empire romain, dit “Reich romantique”, sceau dont l’a frappé la Réforme, devenue déterminante en Allemagne. » Et d’une manière analogue, mais substantiellement très différente : « Si le catholicisme retrouvait en Europe son sens déterminant, alors l’isolement des esprits romantiques disparaîtrait. Mais, en attendant, Baader et Görres représentent l’ancienne Allemagne romantique et Baader avait encore assez de pouvoir pour renverser Napoléon. »
  • [57]
    « L’antithèse ne concordait pas avec l’analogie »... du fait que les deux dictatures, commissariale et souveraine, se trouvent, pour leur exercice, pratiquement sur le même plan d’expérience, celui de la décision souveraine : ici s’annule la distinction entre la décision humaine qui représente la décision intemporelle. « J’aurais pu l’appeler “empreinte” », dit-il dans le Glossarium, p. 268, 1er septembre 1949 ( « Statt Dezision könnte ich ja auch Prägung sagen, Münzen, Hostien werden geprägt. Gemümztes Geld ist mehr als Arbeit. Aber sie verstehen mich doch nicht » ) et la décision humaine qui décide comme si elle était inspirée par les dieux. Leur différence peut être vue comme tenant à la position du présupposé par rapport à la décision : a priori pour la décision commissariale, a posteriori pour la décision souveraine, mais nécessaire dans les deux cas et cela suffit à Schmitt.
    C’était en tout cas bien audacieux de la part de Ball de lier (au chap. VI) Romantisme politique à Théologie politique comme les deux Critiques de Kant. Cette forme de théorisation extrême, satisfaisante pour l’esprit, renverse en fait les termes de la représentation de Schmitt, pour qui le romantisme est surtout la réalité de l’époque, rendue manifeste à la lumière de la théologie et dont la solution concrète est donnée par la dictature. Là où Schmitt dit : « La dictature est le contraire de la discussion », Ball préfère retenir que « la décision est le contraire de la discussion ». Il ne voit pas que l’Allemagne a vécu depuis le 4 août 1914 jusqu’au 7 novembre 1918 dans le régime d’une dictature commissariale, sans caution papale, et que le passage du libéralisme à la dictature est pour Schmitt la forme historique la plus générale de la civilisation moderne, comme l’était pour Lukács le passage du romantisme au bolchevisme ; comme la tyrannie de Hitler sera aussi l’aboutissement de son romantisme ; comme l’irénisme américain encore, aura abouti à l’impérialisme conquérant de la planète (cf. Nomos der Erde, en 1950). Tant le juridisme de Schmitt n’est qu’un autre langage pour la logique de l’histoire.
  • [58]
    Catholicisme romain, p. 21-22 (éd. G. Maschke).
  • [59]
    Ibid., p. 31.
  • [60]
    Héritier de la jurisprudence romaine, « le droit canonique (et son histoire) se montre pour les publicistes plus fertile, et pour sa force paradigmatique plus riche que l’ensemble de la science privée du droit romain traditionnel », écrit Schmitt à Barion, évoquant une fois de plus la mine que constitue le Kirchenrecht de Rudolf Sohm. « Un exemple de cette force de modèle... est l’investiture ; cf. Hauriou : investiture par l’État pour des tâches non étatiques » (cf. Glossarium, p. 134, en 1948).
  • [61]
    Catholicisme romain, p. 14.
  • [62]
    Ibid., p. 21.
  • [63]
    Ibid., p. 24.
  • [64]
    « Avec cela il garantit toutes les catégories supérieures de la civilisation européenne. » C’est bien dans cet esprit (de bon nombre de catholiques entre les deux guerres) que Christopher Dawson, historien anglais, édite en 1932, chez McMillan à New York, la traduction du Catholicisme romain et forme politique, sous le titre The Necessity of Politics. An Essay on the Representative Idea in the Church and in Europe, conjointement avec une traduction de N. Berdiaev (The Russian Revolution) et une autre de Michael de la Bedoyère (The Drift of Democracy). L’ensemble édité sous le titre Vital Realities, et précédé d’une substantielle Introduction. Ch. Dawson donne en 1934 The Making of Europe, traduit immédiatement en France (Les origines de l’Europe) et aussi en Allemagne (Die wahre Einheit der europäischen Kultur, eine geschichtliche Untersuchung). En France, Gilson publie peu après Pour un ordre catholique, 1937, 247 p. Pour plusieurs auteurs, dont Lucien Romier en France, et pas seulement catholiques, les craintes alimentées par la révolution russe s’étendent à l’époque aux horizons de l’Orient (Asie en général, Chine en particulier – où 1911 est une date importante) : c’est bien la civilisation européenne comme telle qui prend conscience de sa propre contingence, bien au-delà même de la conscience d’une faillite de la démocratie.
  • [65]
    Catholicisme romain, p. 32.
  • [66]
    Louis Veuillot (1813-1883). Engagé depuis 1842 dans L’Univers (fondé par Migne en 1833). Après le coup d’État de Napoléon III, Veuillot est dans le camp des catholiques qui acceptent de se rallier à l’Empereur (à la différence de Montalembert, Dupanloup, Cauchin, Falloux) ; mais il se trouve en conflit avec l’Empereur, au moment de la prise de Rome par Napoléon III, favorable à la disparition des États de la Papauté. Le nom de Veuillot reste étroitement associé à ceux de dom Guéranger et de Donoso Cortes (pour qui il prend parti contre Gaduel, et dont il publie des œuvres en français, en 1851, et en 1853-1859).
    Robert Hugh Benson (1871-1914), anglican en 1895, converti au catholicisme en 1903, et finalement chambellan privé du pape Pie X en 1911, fut à ses débuts un auteur passablement romantique (Wagner, Swedenborg, le mesmérisme). Son œuvre abondante se partage entre des écrits religieux et des romans inspirés de l’histoire d’Angleterre. The Invisible Light, 1903 ; The Lord of the World, 1907, notamment ont été traduits par Th. Wyzewa, respectivement en 1909 et 1908.
  • [67]
    Catholicisme romain, p. 36.
  • [68]
    Dans le texte « Quid ad aeternitatem ? Voilà la question capitale. Et le Credo s’achève par ces mots : resurrectionem mortuorum et vitam venturi saeculi, la résurrection des morts et la vie future... Ce qu’il y a de spécifiquement religieux dans le catholicisme, c’est l’immortalisation et non la justification à la manière protestante » (p. 70 et 71) et p. 66 : « C’est la découverte de la mort qui nous révèle Dieu, et la mort de l’homme parfait, le Christ, fut la suprême révélation de la mort... Une telle découverte, celle de l’immortalité, préparée par le processus judaïque et hellénique, c’est ce qui est spécifiquement chrétien... Paul n’avait pas connu personnellement le Christ, et c’est pourquoi il découvrit en lui le Christ. » La « soif d’immortalité » est le thème du chap. 3 tout entier, in Le sentiment tragique de la vie, 1912, éd. fr. 1916, 1937.
    Dans l’introduction à L’agonie du christianisme (1925) : « La vérité peut nous tuer, la vie nous maintenir dans l’erreur. La fin de la vie est de se faire une âme immortelle. L’homme ne naît pas avec une âme, il meurt avec une âme s’il s’en est fait une. » Et, pour joindre l’immortalité au droit, on pensera à Leibniz, puisqu’il est évoqué plus haut : « Les testaments ne seraient pas fondés en droit un seul instant si l’âme n’était pas immortelle. Par rapport à Dieu, il n’y a ni droit conféré, ni droit enlevé... La mort n’est pas la perte d’un droit, c’est la personne elle-même qui périt » (Nouvelle méthode). Schmitt lui-même argumentait plus sobrement en 1914 : « Si chaque exemplaire de l’espèce biologique “Homme” (Mensch) a comme tel une âme immortelle, alors l’âme est l’affaire de la biologie » (Lettre à Bab, citée ici p. 95, note 2).
    Ball fait connaissance de Miguel de Unamuno y Jugo (1846-1936), « un Espagnol de la race de Loyola et de l’abbé Saint-Cyran » comme Unamuno se définit lui-même, en 1917 (cf. Journal, 22 septembre). Le côté facile de la prestation de Ball apparaît incidemment ici, quand on pense à l’opposition de Unamuno à la conception juridique de l’Église : en 1925, il écrit : « Après Constantin, lorsque commença la romanisation de la chrétienté, lorsque la lettre, et non le Verbe de l’Évangile, commença à vouloir se changer en quelque chose comme la loi des douze tables, les César se mirent à vouloir protéger le Père du Fils, le Dieu du Christ et de la chrétienté. Et cette chose horrible apparût qu’on appelle le droit canon. Augustin, homme de lettres, était déjà un juriste, un légiste. Et saint Paul l’était, en même temps qu’un mystique, et les deux luttaient en lui... Le christianisme est apolitique » (Agonie..., p. 86).
    En Schmitt aussi luttaient les deux tendances. Et il savait, tout comme Unamuno, être « plus sûr de la réalité historique de Don Quichotte que de Cervantés » (ibid., p. 28), mais, au lieu de « trouver l’espérance la plus créatrice dans celle des désespérés » (ibid.), il espère sans espérance, et ne se plaint pas comme Unamuno, de voir « l’Europe condamnée, et qui dit Europe, dit chrétienté » (ibid.), car il ne mêle pas ses dispositions intimes à la logique du concept. Un jour, il lit Léon Bloy ; un autre jour, ou le même, il analyse le statut juridique de l’occupation rhénane. Deux registres distincts ; et il trouvait son unité dans cette distinction.
  • [69]
    En français dans le texte.
  • [70]
    Ici le texte de Unamuno apporte malgré tout un argument involontaire pour le juridisme de l’Église : après avoir évoqué avec Suso que si la Parole est Amour certes, « cela ne suffit pas pour une âme brûlante d’aspiration », il enchaîne : « La foi ne se sent sûre ni avec le consentement d’autrui, ni avec la tradition, ni sous le couvert de l’autorité. Elle cherche l’appui de son ennemi, la raison. Et ainsi s’est édifiée la théologie scolastique, et sortant d’elle... la philosophie, scolastique également. (On traduirait chez Schmitt : alors il fallut que l’Église défendît son message contre les hérésies, et c’est ainsi qu’elle s’est fixée en juridiction cf. Gloss., p. 19, 132, 252.) C’est pour cela que fut institué le sacerdoce, pour que l’Église savante fut le dépositaire, le dépôt plutôt que le fleuve. “L’œuvre du concile de Nicée, dit Harnack, Dogmengeschichte II, I, chap. 7 . 3, fut un triomphe du sacerdoce sur la foi du peuple chrétien”... Et c’était enraciner plus profondément l’idée que le christianisme est la révélation de l’inintelligible. Et il en est ainsi en réalité » (Sentiment tragique, p. 78-79, passim).
  • [71]
    Schmitt tient Rudolf Sohm (1841-1917) pour le plus important historien du droit canon : « Son Kirchenrecht est une mine pour le lien du droit au passé. Il est la clef de l’histoire intellectuelle-spirituelle » (Gloss., p. 104 ; voir aussi ibid., p. 131-134). Mais, en 1948, Schmitt retrouve une note de lui-même du 14 décembre 1913 : « Sohm est marcioniste » (ibid., p. 118)... « Il est le représentant exemplaire (et le plus influent) du protestantisme de l’université allemande » (Gloss., p. 132), influent même sur les non-juristes : historiens, sociologues (ibid., p. 132).
    Ce sur quoi Schmitt s’oppose radicalement à Sohm, tout en reconnaissant la pertinence de bien de ses analyses – mais aussi sa naïveté de théologien... –, c’est à sa thèse du charisme. Cf. en 1950 dans le Glossarium : « Il est le père, lui, et pas Max Weber, du Führer charismatique » (p. 199). Et Schmitt n’a pas attendu 1950 pour dénoncer le danger du charisme (associé dans son esprit au romantisme, et donc à la thèse de la continuité : protestantisme-romantisme-nazisme) : en 1914 déjà (cf. W. d. S., p. 74-79 et 81). Si « Rudolf Sohm nous interroge encore » (Yves Congar, R. Sohm nous interroge encore, Revue des sciences philosophiques et théologiques, 57 (1973), p. 295-322), ce n’est pas sur ce point du charisme, mais sur l’intérêt que nous pouvons prendre aux analyses et observations de Sohm sur le lien entre le développement juridique et la vision de l’Église. Ici (p. 273), Y. Congar est en apparence consonant avec Schmitt : au moins sur cette base commune de pouvoir retourner une grande part de la science de Sohm contre sa propre thèse centrale.
  • [72]
    Ainsi est effectivement reconnue l’importance de l’impact des questions économiques sur les rapports entre théologie et politique dans le développement de ce livre justifiant l’existence d’un affect anticatholique par la puissance que sa nature de complexio oppositorum confère à la dite Église. Mais la brièveté du propos trahit bien l’orientation du regard de Ball sur ce livre : l’intérêt proprement politique de Schmitt lui échappe, ou s’il ne lui échappe pas, il n’y prend pas tant d’intérêt qu’au bénéfice idéologique qu’il en tire personnellement, pour en quelque sorte confirmer ou conforter comme par une voie externe sa quête intime. G. L. Ulmen, faisant l’exégèse de ce même texte de Schmitt, en référence à la pensée de Max Weber (il y voit une forme de réfutation de Max Weber), ne voit au contraire que l’aspect économico-politique du texte, passant sous silence sa dimension proprement théologique : une situation inverse et symétrique de celle de la lecture par Ball. (« Politische Theologie und politische Ökonomie – über Carl Schmitt und Max Weber », in Complexio oppositorum, 1988, 341-369.)
  • [73]
    Catholicisme romain, p. 65.
English version

I.

1Carl Schmitt fait partie des quelques érudits allemands capables d’affronter les risques professionnels d’une chaire d’enseignement à l’époque contemporaine. Je n’hésite pas à affirmer qu’il a en somme conquis et inauguré pour soi le type du nouvel érudit allemand. Si les écrits de ce remarquable professeur (pour ne pas dire confesseur) servaient seulement à connaître et à étudier la physionomie catholique (universelle) de leur auteur, cela suffirait amplement à leur assurer une place éminente. Chesterton a dit, dans un bel essai sur « Les idéaux », que notre époque, confuse et difficile, n’a pas besoin pour son assainissement du grand praticien que tout le monde exige, mais du grand idéologue. « Un praticien est un homme habitué à la pratique quotidienne et à la manière dont les choses fonctionnent en général. Mais si les choses ne marchent pas, alors on a besoin du penseur, de l’homme qui a quelque chose comme une doctrine pour dire pourquoi les choses somme toute fonctionnent. Il est inopportun de jouer du violon pendant que Rome brûle, mais il est tout à fait dans l’ordre des choses d’étudier la théorie de l’hydraulique quand Rome brûle. » [2] Carl Schmitt est de ceux qui étudient « la théorie de l’hydraulique ». Il est idéologue avec une rare conviction ; oui, nous pouvons même dire qu’il aidera ce mot, qui souffre d’une signification péjorative depuis Bismarck, à bénéficier d’un nouveau prestige.

2Qu’est-ce qui caractérise l’idéologue ? Comment un idéologue en vient-il à être idéologue [3] ? L’idéologue a un système personnel, presque privé, qu’il voudrait rendre durable. Il rassemble tous les faits de la vie, il groupe toute son expérience autour de sa conviction fondamentale que les idées dominent la vie ; que la vie ne peut jamais être réglée et construite d’après ses conditions existantes, mais seulement suivant des jugements libres, inconditionnés, déterminants même, d’après des idées précisément. L’exaltation et l’opiniâtreté de cette conviction bien à lui, voilà ce qui fait la grandeur de l’idéologue. Dans une époque qui adresse ses prières au néant – qu’elle combatte l’idéologie ou qu’elle en sourie, dans une telle époque l’idéologue sera tenu de faire la preuve de ses bases. Il tourne au politique, et finalement au théologien avant qu’on n’y ait pris garde. On pourrait dire que c’est dans la tendance qu’a notre époque de faire la faiseuse d’anges que se décide son dernier espoir. Quoi qu’il en soit, c’est en Carl Schmitt que l’idéologie trouve l’un de ses partisans les plus aigus et les plus ardents. Son point de départ est le droit, la science du droit, il est professeur de droit à Bonn. Ses premiers écrits traitent du Délit et formes de délit (1910), de Loi et jugement (1912). Mais on trouve déjà le passage à la philosophie politique (La valeur de l’État et le sens de l’individu, 1914) [4]. Aucun droit n’existe en dehors de l’État, et il n’existe pas d’État en dehors du droit. Aucun juste non plus ne peut exister, s’il ne reconnaît l’État comme l’instance la plus proche de l’Idée (Romantisme politique, 1919, chez Duncker & Humblot, et aussi les écrits ultérieurs). Dans ceux-ci et dans les derniers écrits, la question des instances s’élargit à celles de l’autorité et de la forme, déterminantes et ultimes, avec lesquelles l’interprétation juridique d’une Théologie politique trouve son achèvement.

II.

3La singularité de cet érudit [5], maintenant la voici : il n’est pas seulement conscient du problème que lui pose le fait d’être un idéologue ; il construit son œuvre, en toutes ses références et ses suites, précisément à partir de ce problème, à partir de cette expérience. Il vit son époque selon la forme de conscience que lui donne son talent [6]. Cela confère à ses écrits une consistance rare ; cela leur donne cette allure de concision universelle avec laquelle ils se présentent. Il suit un penchant juridique inné, pour ne pas dire sa conviction formelle, jusqu’à son ultime condition, avec une force dialectique inhabituelle et une puissance de langage tout aussi inhabituelle. Il en résulte une interconnexion de la question du droit avec toutes les instances sociologiques et idéologiques. On pourrait dire aussi bien que : l’idée du droit lui étant ainsi octroyée, il cherche à octroyer la durée au fait concret, il élève le don qui lui est octroyé à la plus haute valeur à laquelle il puisse atteindre. Il ne voudrait pas seulement reconnaître l’idée du droit, mais peut-être la représenter, et être lui-même cette idée [7]. C’est pensé catholique, eschatologique [8]. Ce qui le conduit aux questions de la dictature et de la représentation telles qu’elles sont traitées dans ses derniers écrits.

4La tendance à l’absolu qui le caractérise n’est pourtant d’aucune manière orientée vers les abstractions, comme c’est le cas chez les grands bâtisseurs de systèmes du Baroque et de l’Aufklärung ; elle est tournée vers le concret. Poussée à l’extrême, elle ne conduit pas à une abstraction qui conditionne tout, qu’on l’appelle Dieu, forme, autorité ou tout ce que l’on voudra, mais au pape comme à la personne absolue, qui représente à son tour un monde concret de valeurs et de personnes irrationnelles, échappant à tout classement logique. Comme n’importe quel kantien, Schmitt part de concepts a priori, et précisément des concepts de son idéologie du droit. Seulement il ne se contente pas de définir ses concepts selon leur propre dynamique, et de les mettre en relation entre eux. Sa démarche est différente : il cherche à établir progressivement ses concepts du droit à partir des États existants, et en remontant plus loin dans la tradition, en suivant leurs ultimes connexions et leurs liens avec toutes les catégories plus élevées (philosophie, art, théologie).

5En tant que sociologue à qui n’échappe aucun détail d’importance quel qu’il soit, dans la vie proche ou lointaine, il demande qu’en tout lieu les applications réelles du droit atteignent leur forme dernière et déterminante à partir des faits. Il n’érige aucun État idéal, aucune utopie ; il ne joue pas sur un carillon systématiquement réglé au préalable avec soin. La structure des instances dernières, qui se dévoile à lui finalement, c’est un organisme, pas une machine : un système planétaire qui flotte librement, et non pas une construction octroyée. L’absence complète de sentimentalité de cette œuvre se révèle en ce qu’aucune des valeurs affectives, pas même les plus hautes, ne sert de point de départ. La morale commence avec des concepts du droit dont on s’est assuré : ceux-ci embrassent de fait dans leur raison toutes les plus hautes valeurs irrationnelles. Le juridique, tel que l’interprète Schmitt, est la forme de présence rationnelle des idées [9].

III.

6Si nous comparons l’œuvre de Schmitt à celle de ses modèles, leur différence significative apparaît clairement. Bonald et de Maistre, aussi bien que Donoso Cortes, provenaient de nations catholiques et d’une époque où l’image idéologique du monde était certes ébranlée jusque dans ses fondations, mais pas brisée ni entièrement ravagée. Leur point de départ est une texture légale solide qui trouve de robustes appuis vivants dans la Restauration monarchique, pour Bonald et de Maistre, et pour Cortes [10] dans la tradition contre-réformatrice de sa patrie espagnole. L’État théologique est controversé, mais pas encore détruit ; il fait preuve encore chaque jour de sa force vitale. L’opposition entre foi et savoir, quelle que soit sa forme critique, domine les esprits ; et c’est ici et maintenant que la foi perdue veut être d’abord retrouvée et relevée [11]. La scolastique et sa postérité rationaliste pouvaient construire des systèmes nés de l’omniprésence d’un axiome et qui tenaient rassemblés autour d’un axe inébranlable toute la multiplicité des arguments. Depuis cependant, la négation a fait irruption dans la métaphysique avec Proudhon et Bakounine, le centre de l’ancienne légalité se trouve désintégré, et il s’agit de retrouver l’unité par de nouvelles voies [12]. Le renoncement à l’autorité a été la marque propre de la dernière philosophie prônée à notre époque. Pour cette philosophie, la personne elle-même est devenue suspecte, suspects aussi le sens et la valeur de n’importe quelle confession. La machinerie est toute-puissante ; un monde démonique donne l’illusion de la vie et de la régularité, sans qu’il n’y ait plus une seule âme et encore moins d’esprit, ni même un ordre hiératique. Et ainsi le génie, habillé en rebelle ou en dandy, glose sur la sourde banqueroute de la culture et se ressent comme le refuge de toute vie supérieure [13].

7Dans son intérêt pour le complexe du romantisme, Schmitt aussi sacrifie à cette situation. La nature du génie étend son domaine aux tréfonds aveugles, antinomiques et instinctifs de la nature, aussi bien qu’aux sphères supra-rationnelles du religieux. La séparation d’avec les normes d’une société sclérosée accorde même aux instincts illégaux une certaine raison [14]. L’ennemi mortel du romantisme que Schmitt se révèle être à l’occasion combat en ce même romantisme le danger irrationnel de son propre fonds créateur, à l’éclaircissement duquel semble consacré l’ensemble de ses écrits. Le caractère organique de ceux-ci va dans ce sens. Schmitt n’est en aucune façon théologien et catholique romain dès ses premiers pas. Son œuvre se développe dans la douleur, et pas seulement à cause de problèmes techniques ; elle se déploie dans une succession bigarrée de diatribes furibondes et de recherche objective, de dictat de la définition et d’apologie pleine d’art. Les résultats sont arrachés pas à pas aux conséquences ; des voix conjointes qui parfois se recouvrent, accompagnent sa conception. Un certain art de l’aphorisme souligne son isolement, mais il est évident qu’un monde sépare Schmitt des dangers d’un individualisme exclusif. La nature sociale des concepts de droit lui assure un lien constant avec la norme, et ainsi chaque œuvre révèle de manière plus claire ou plus subtile la forme fondamentale selon laquelle se développe son système. Le fonds irrationnel d’une grande personnalité et de son époque se trouve entièrement transféré dans le concept, hors de ses entraves naturelles aussi bien que de l’extase.

IV.

8Le Romantisme politique est le premier écrit avec lequel Schmitt apparut devant un public qui n’était pas seulement un public de spécialistes [15]. Une capacité peu ordinaire pour la forme tente de réduire à des normes politiques la pseudologia phantastica [16] du romantisme. Une interversion et une confusion générale des concepts, une promiscuité sans limite des mots et des valeurs ne sont pas caractéristiques du seul romantisme ; elles sont devenues, depuis le romantisme, le bien commun des hommes cultivés. Une conviction mystico-esthético-spiritualiste sévit, que Troeltsch pouvait encore caractériser en 1912 comme la religion secrète des hommes cultivés de l’Allemagne protestante moderne [17]. À l’opposé de cela, la manière de penser de Schmitt est très braquée sur l’inquiétant, sur le journalistique, il ne peut trouver beaucoup d’attrait à ce qui est nébuleux. D’un côté, le faux-fuyant sous toutes ses formes ; de l’autre, la stricte volonté de dépassement. Là tous les symptômes d’une maladie de la volonté, ici une intelligence caustique, inquisitoriale. Un juriste qui pourrait enseigner la grammaire fait table rase de tous les égarements d’un culte excentrique du génie. Le Protée romantique se trouve pris dans la camisole de force de la logique. Les succédanés romantiques de la langue reçoivent une articulation que l’on pourrait difficilement surpasser.

9Le thème semble délimité. Ce n’est pas pour le romantisme en général que vaut ce pamphlet, mais pour le romantisme politique. Et encore, à proprement parler seulement pour le romantisme allemand, et en fin de compte seulement pour Adam Müller [18]. On pourrait dire que, pour chasser un lièvre, on a isolé toute une province. On pourrait trouver aussi que Schmitt parle de quelque chose qui n’existe pas du tout. Mais c’est là justement que triomphe sa supériorité, à prendre dans les rets de sa logique ce thème le plus imaginaire de tous, avec un art énorme de la définition, de la différenciation, des registres méthodiques. Et voici qu’il apparaît qu’Adam Müller est peut-être le représentant le plus spécifique et le plus artificiel de ce qu’on s’applique à nommer la politique ou la théologie du romantisme. Il emploie en grand nombre les arguments philosophiques, esthétiques, politiques et théologiques, et cela d’une manière qui compromet toutes les disciplines particulières, à l’exception de la rhétorique. Parmi les gens dont il est question, ceux qui intéressent le plus Schmitt sont les constructeurs de systèmes politico-théologiques de cette époque, les théologiens catholiques de l’État du temps de la Restauration. Nietzsche, au début de sa carrière, s’attaquait au « philistin de la culture » David Strauss, chez qui il fustigeait les platitudes criticistes de son temps. Schmitt s’attaque au « théologien de l’État », Adam Müller, en qui il pourchasse sans merci l’hypocrisie géniale du libéralisme. Mais la rigueur du style n’est pas seule à faire de cette brochure, au milieu de la confusion d’une nouvelle littérature teutonne, quelque chose d’unique en son genre.

10On trouvera intéressants, bien au-delà du thème du romantisme, la manière personnelle qu’a l’auteur de formuler les questions, la vue d’ensemble qu’il confère à l’histoire des idées, les perspectives qu’il met en mouvement, l’abîme où vient sombrer en tintinnabulant la splendeur romantique. Adam Müller que l’on qualifiait il n’y a pas longtemps encore, de penseur politique solitaire, se dissout en une illusion bariolée comme une bulle de savon. Mais le courant d’air qui produit cela annonce un nuage d’orage. « L’irréductibilité du romantisme à n’importe quelle mesure morale, juridique ou politique » peut n’être pas une nouvelle découverte ; ou bien peut-être en est-ce une. Mais la mesure même qu’utilise Schmitt est, dans ses éléments, absolument nouvelle et du plus haut intérêt. Les points d’attaque politique qu’offre le romantisme, conduisent en amont jusqu’à Malebranche et Descartes, et en aval jusqu’au présent. La prise en compte de ce complexe considérable doit servir aux éclaircissements les plus importants sur la physionomie interne des XVIIIe, XXe siècles et du début du XXe[19].

V.

11Les romantiques, dit Schmitt, promettaient une nouvelle religion, un nouvel Évangile, une nouvelle forme de génie. Pourtant, presque aucune de leurs manifestations dans la réalité quotidienne n’était de la compétence d’un forum externum. Adam Müller en particulier veut reprendre l’entreprise de la Révolution française qui a échoué, et la conduire à son terme ; il veut donner un nouveau contenu aux mots religion, philosophie, nature et art. On doit faire sauter les barrières de l’époque, jusqu’à présent mécanique, et amener au niveau de la réalité les spéculations de la révolution spirituelle étrangères à ce monde. Müller se rattache ici à Burke [20], Bonald et de Maistre, qui ont pris parti de manière originale contre la Révolution française. Lui-même pourtant ne sait trouver aucun pathos vraiment moral, mais seulement un pathos sensuel. Son livre La nécessité d’un fondement théologique de l’ensemble des sciences de l’État ne dépasse pas les figures imaginaires d’une éloquence vide, un jeu avec le bien d’autrui, une philosophie lyrique de l’État. Les sources les plus importantes de la vitalité politique, la croyance au droit et la révolte contre l’injustice, n’existent pas pour lui. Dans son attitude esthétique, comme dans son art d’argumenter de manière arbitraire et contraire aux normes, on trouve ce qui fait « la différence de tout irrationalisme politique d’origine mystique ou religieuse en ses fondements, et dont le tissu d’arguments probants, auxquels lui non plus ne peut renoncer, émane d’une activité politique ».

12Irrationalisme politique : nous avons là, pour le romantisme et pour Schmitt aussi, le terme décisif. Avec Descartes commence l’ébranlement de l’ancienne pensée ontologique, et le renvoi de la réalité à un processus interne et subjectif, à la pensée et non plus aux objets du monde extérieur [21]. La philosophie moderne est dominée par un conflit entre pensée et être, concept et réalité, esprit et nature, sujet et objet, conflit que la solution transcendantale de Kant non plus n’a pas aplani : « Elle ne rendait pas à l’esprit pensant la réalité du monde extérieur, parce que pour elle l’objectivité de la pensée consiste en ce qu’elle se meut dans des formes valables objectivement, et l’être de la réalité empirique, la chose en soi, ne peut sûrement pas être saisie. » [22] On cherchera désormais l’irrationalité, l’obscurité, le secret de l’existence, tantôt dans la pensée subjective, tantôt dans la réalité empirique. Toute la confusion date de cette dépréciation à la fois humaine et matérielle du vieux problème théologique. Fichte cherche à dissiper le conflit par un moi absolu ; le romantisme veut surmonter le même conflit au moyen de l’hétéronomie consciente et fabriquée du génie. « La plus haute et la plus sûre réalité de la vieille métaphysique, dit Schmitt, le Dieu transcendant, était vaincu. Mais plus importante que le combat des philosophes était la question de savoir qui prenait sur soi les fonctions de Dieu comme réalité la plus haute et la plus sûre, et par là comme l’ultime point de légitimation dans la réalité historique. Deux nouvelles réalités, réalités d’ici-bas, entrent en scène et imposent une nouvelle ontologie. » [23] Entièrement irrationnelles quand on les considère avec les yeux de la logique du XVIIIe siècle, mais objectives et évidentes dans leur valeur supra-individuelle, elles dominent in realitate comme deux nouveaux démiurges la pensée de l’humanité. L’un, le démiurge révolutionnaire, est la communauté, dont les diverses formes agissent comme peuple, société, humanité. Son omnipotence a été proclamée dans Le Contrat social de Rousseau. L’autre, démiurge conservateur, est l’histoire. Le romantisme cherche à créditer les deux démiurges d’une signification irrationnelle.

13Le romantisme était entré en scène avec les promesses illimitées d’une nouvelle création, avec de prodigieuses possibilités qu’il pensait opposer à l’activité de ces deux nouvelles réalités. Le romantique cherche à affirmer le rôle d’un moi producteur du monde ; cependant il tombe dans les contradictions qui naissent de la présence de deux réalités indépendantes de sa volonté, et prévalantes sur sa capacité de sujet. Il commence à mettre en jeu comme catégorie supérieure la possibilité non objectivée ; et il cherche à se débarrasser de tous les arguments rationnels. En une enfilade d’antithèses, il cherche à se créer, infatigablement, un nouvel alibi. On peut sauver l’irrationalité de la personne, et aussi l’irrationalité du temps ; mais on se trouve livré ici à un pointillisme sentimental de l’instant, et là aux illusions d’un primitif chimérique. Ce sont tantôt le simple paysan, tantôt « l’enfant encore indéterminé » [24], tantôt l’idylle paradisiaque de la nature qui deviennent les porteurs de la volonté divine. Finalement, après la renonciation à toute subjectivité, le romantique trouve dans l’Église ce qu’il cherchait : « Une grande communauté irrationnelle, une tradition à l’échelle de l’histoire mondiale, et le Dieu personnel de l’ancienne métaphysique. » Mais avec cela, on cesse d’être romantique.

14La tentative pour faire sauter la mécanique rationnelle de l’époque a échoué pour deux raisons. D’abord parce que le romantisme renonçait à la prise de position, décisive dans le combat des opinions, ensuite parce qu’il croyait pouvoir affirmer aussi par rapport à la réalité, son rôle de créateur du monde. Et voici venir le jugement définitif : aucun argument n’aide à surmonter ce point « que quelqu’un qui argumente se sert d’un pouvoir rationnel, et non pas d’un pouvoir irrationnel. On aurait pu parler aussi d’intuition intellectuelle, d’élan génial, ou de n’importe quel processus intuitif avec lequel on pourrait obtenir des vues particulières, inaccessibles au pur entendement : aussi longtemps qu’on prétendait à un système philosophique, on ne pouvait surmonter la contradiction à l’intérieur du système [25] ; mais aussi longtemps que des fragments et des aphorismes devaient médiatiser more romantico les résultats de l’activité intuitive, on ne présentait qu’un appel à l’activité identique d’âmes identiques, et donc seulement un appel à la communauté romantique. Le but de tout effort philosophique, qui est d’atteindre philosophiquement l’irrationnel, n’était pas atteint. La nouvelle réalité, la societas, avait vaincu le romantique d’une manière particulière, et l’avait contraint à en appeler à elle ».

VI.

15J’aimerais montrer dès ici le lien du Romantisme politique à la Théologie politique de 1922. Ces deux livres sont entre eux comme la Critique de la raison pure et la Critique de la raison pratique, et pas seulement pour ce que les titres présentent de coïncidences. La recherche sur le Romantisme politique fut entreprise dans son ensemble en dernier ressort pour protéger les grands théologiens politiques, Burke, Bonald et de Maistre, d’une confusion ultérieure avec des adaptateurs et simili-politiques comme Adam Müller et Fr. Schlegel. Dans le quatrième chapitre de la Théologie politique, Schmitt renoue expressément avec les résultats du livre sur le romantisme, et plus précisément il s’occupe maintenant en complément des systèmes de Bonald, de de Maistre et de Donoso Cortes. Des deux premiers on avait déjà souvent parlé dans le Romantisme politique, où il s’agissait de montrer leur attitude particulière, désavouant le romantisme, face au problème de la réalité. Dans les expériences du romantisme par contre, on avait montré les démarches à ne pas suivre, si l’on voulait s’assurer de l’irrationnel, de la liberté, du numineux [26], et se les représenter. L’Église semblait la seule solution aux recherches romantiques. La Théologie politique est alors l’aboutissement du chemin que prenait le romantisme lui-même. Les définitions juridiques de ce livre, sur lesquelles je reviendrai encore, servent à la solution de ces conflits sur les contradictions desquels le romantisme échouait ; et les théologiens catholiques de l’État, dont on vient d’évoquer la performance, sont devant les romantiques politiques comme l’exemple pratique d’une réalisation devant une recherche théorique qui échoue malgré tout.

16Voici des sujets de comparaison. Ce qui relie dialectiquement les deux écrits, c’est ceci : dans l’analyse du concept romantique de réalité, s’avérait l’importance éminente du concept de décision : les romantiques sont des gens qui, dans le domaine des faits concrets, ne veulent pas se décider, et qui font même de l’indécision une philosophie de l’irrationnel. Par contre, ces théologiens catholiques de l’État « qu’en Allemagne on appelle romantiques parce qu’ils étaient conservateurs ou réactionnaires, et qu’ils idéalisaient la réalité médiévale » [27], de Maistre, Bonald, Donoso Cortes, construisent leurs systèmes directement sur le concept de décision et, qui sait, peut-être la décision contient-elle tout le problème de la forme en général. Les romantiques allemands ont en propre une représentation singulière : la discussion perpétuelle. Partout au contraire où la philosophie catholique du XIXe siècle s’exprime en termes d’activité intellectuelle, « elle exprime dans une forme quelconque, la pensée qu’une grande alternative s’impose qui n’admet plus aucune médiation. Tous formulent un grand ou bien – ou bien, dont la rigueur ressemble plutôt à la dictature qu’à une discussion perpétuelle » [28].

17Bonald, le fondateur du traditionalisme, est bien éloigné de l’idée d’un devenir perpétuel qui se développe de soi-même. Jamais chez lui la foi en la tradition n’est quelque chose de comparable à la philosophie de la nature de Schelling, ou au mélange des contraires d’Adam Müller, ni à la foi en l’histoire de Hegel. L’humanité est pour lui « un troupeau d’aveugles, conduit par un aveugle, qui avance à tâtons avec sa canne » [29] ; la tradition offre la seule possibilité de trouver ce contenu que peut accepter la croyance métaphysique de l’homme. Les antithèses et les distinctions qui valent à de Bonald d’être étiqueté comme scolastique, représentent des disjonctions morales, mais en rien des polarités de la philosophie schellingienne de la nature avec leur « point d’indifférence », ni de simples négations dialectiques du processus historique [30]. Il se sent toujours entre deux abîmes, entre l’être et le néant. Mais ce sont là les opposés du bien et du mal, de Dieu et du diable, entre lesquels (selon Schmitt) il existe un « ou bien – ou bien » à mort. Pour de Maistre, la valeur de l’Église consiste en ce qu’elle est la décision ultime, sans appel. Les termes d’« infaillibilité » et de « souveraineté » sont pour lui « parfaitement synonymes ». Il tient pour bonne l’autorité quand tout simplement elle existe : l’essentiel étant qu’aucune instance supérieure ne supervise la décision. Chez Cortes, l’image tout à fait typique est la bataille décisive qui a embrasé les rapports entre le catholicisme et le socialisme athée. La nature du libéralisme bourgeois d’après Cortes, est de ne pas se décider dans ce combat, mais d’entamer à sa place une discussion. Cortes définit la bourgeoisie (Schmitt : le romantisme) comme une « classe discutante » sans plus, una clasa discutidora. « Par là, elle est jugée », ajoute l’interprète, et l’on comprend maintenant pourquoi il prenait tant de peine dans le Romantisme politique pour tirer au clair la nature de la philosophie libérale-romantique.

18Existe-t-il une réalité quelconque qui soit sans décision ? Peut-on saisir la réalité autrement que par l’analyse et le jugement ? Le romantique avait mis le narcissisme à la place de l’objectivation. Ni le cosmos, ni la foi, ni le peuple, ni l’histoire ne l’intéressaient pour leur propre mérite. L’État comme objet romantique, et la culture, la conviction ou même la religion, comme objets romantiques aussi, tout cela correspond à la vision romantico-libérale des choses. Néanmoins, le romantique indécis ne peut éviter la décision. Placé devant l’alternative, lui aussi doit se décider. Il se décide pour le tiers supérieur, pour une synthèse qui reconnaît les deux membres de l’opposition et les conduit à un compromis dans une supériorité fictive. C’est la méthode terrible, popularisée par Hegel, du compromis entre le bien et le mal, entre le oui et le non, et qui est devenue la source de tous les maux du XIXe siècle ; une méthode dont Ernest Hello disait, dans son grand ouvrage Philosophie et athéisme : « Si en effet l’affirmation et la négation sont identiques, toutes les doctrines deviennent égales et indifférentes... Voilà l’erreur radicale, fondamentale de ce siècle-ci ; voilà la négation mère ; voilà ce doute absolu, qui est l’absence même de philosophie, érigé en philosophie absolue. » [31]

19Dans le Romantisme politique, II, 2, Schmitt suit la provenance métaphysique de cette forme « synthétique » de décision, et parvient ainsi à la détermination de la « structure occasionnaliste » du romantisme. Descartes est l’instance suprême de cette manière de pensée. Partant de l’argument que je suis parce que je pense, il distinguait intérieur et extérieur, âme et corps, res cogitans et res externa. Il en résultait la tâche de devoir concilier les opposés, ou d’expliquer l’interaction de l’âme et du corps. La solution occasionnaliste qui est à l’œuvre dans les systèmes de Géraud de Cordemoy, de Geulincx et de Malebranche [32], consiste pour l’essentiel en ce que Dieu y représente, en tant que tiers supérieur, la synthèse des expressions de l’âme et du corps : toute réalité finie et terrestre n’est qu’une occasion, une cause occasionnelle pour l’efficacité divine, la seule essentielle. Pour ce qui est du romantisme, nous trouvons à la place de Dieu le sujet génial qui comprend de manière analogue le monde extérieur comme occasion pour l’exercice de sa créativité supérieure, productrice de synthèse. L’opposition des sexes est dépassée dans « l’homme global » (Gesammtmenschen) ; l’opposition entre les partis et les individus est dépassée dans l’organisme « supérieur », dans l’État ou dans le peuple ; le désaccord entre les États est dépassé dans une organisation plus élevée, l’Église. Ce qui a la force non pas de résoudre l’opposition, mais de la paralyser, est considéré comme la vraie réalité supérieure. Ainsi, Adam Müller commence par une doctrine de l’opposition qui rejette expressément une identité absolue, et proclame comme ultime principe une sorte de « synthèse antithétique », l’opposition précisément. Schlegel [33] plaçait Malebranche encore au-dessus de Descartes, Müller le suivait en cela, et Novalis cite souvent l’occasionnalisme dans ses Fragments. Le but était de surmonter le rationalisme mort et mécanique du XVIIIe siècle. Mais le danger politique et culturel de cette philosophie commençait là où l’on abandonnait à Dieu seul le rôle d’arbitre jusque dans l’opposition entre légitimisme et libéralisme, au lieu de prendre parti. Car la nature des choses doit toujours être cherchée dans une autre sphère que celle à laquelle elles appartiennent, et la spéculation (Spekulation) en une voltige permanente tombe d’un domaine à l’autre. Le pire consiste en ce que le romantique se ménage une identité avec le créateur sans pouvoir la tenir. Une aversion fatale contre toute activité personnelle conduit à une théologie où la personnalité de Dieu même se trouve annulée, et conduit à une politique dans laquelle la conviction est indifférente.

VII.

20L’irrationalisme artificiel du romantisme est en contradiction avec la réalité ; or celle-ci, si l’on suit la doctrine évidente de Schmitt, est identique à la décision. Mais justement, comment se comporte la décision, la réalité, vis-à-vis de l’irrationalité véritable, et non pas feinte ? Comment se comporte la jurisprudence vis-à-vis de l’instance suprême ? En faisant des deux nouvelles réalités (communauté et histoire) des démiurges, Schmitt les qualifie de vains créateurs, aveugles et sans raison, de grandeurs « démoniques ». Si l’on prend cette expression au sens gnostique, leur domination repose sur une conjonction de puissances supra-sensibles et matérielles, sur une imposture ténébreuse, qui doit conduire et a conduit, dans ses effets, à des catastrophes [34]. Dans l’investigation de l’irrationnel, Schmitt aussi suit le développement de la communauté et de l’histoire, mais celles-ci lui servent seulement de substrat pour la décision. Très éloigné de croire à la rationalité des processus matériels de l’histoire, ou même à une évolution immanente vers des formes encore plus élevées, il ne pouvait avoir de bien grand respect ni pour l’esprit du monde hégélien, ni pour les lois marxistes de l’économie ; il ne voyait, dans de telles doctrines de l’histoire et de la société que des hérésies, qui ne cessaient pas, de leur côté, de rester elles-mêmes les objets d’une observation historique de l’évolution. L’homme, en tant qu’ « instrument de la raison qui se développe dans un processus dialectique », n’est pas l’affaire de Schmitt. Celui-ci cherche la liberté métaphysique, qui est identique à la réalité métaphysique.

21Dans son livre de 1921, La dictature, qui développe le concept politique de la ratio, il est si loin de pouvoir croire à une raison continue issue du cours de l’histoire, qu’il traite de la Révolution française avant la révolution anglaise, et du « pouvoir constituant » avant la dictature de Cromwell. Et, plus décisif encore, cette dictature de Cromwell qu’on peut à peine saisir avec les catégories de la raison, lui apparaît, en dépit de tous les systèmes rationalistes, comme la véritable et la plus haute raison. Quant à la dépendance des faits à la volonté de Dieu, elle est mal en point dans ce système. Ce que l’on semble plutôt enseigner là, c’est une apparition dans le chaos de l’histoire, on pourrait dire : le miracle politique, la transgression des lois naturelles par la personne souveraine. Cela conduit à l’opposition de la ratio et de l’irrationnel, qui domine l’œuvre de Schmitt sous les formes les plus diverses [35].

VIII.

22Cette antithèse a d’abord été soumise, à l’époque néoplatonicienne, au débat fondamental qui sépare la conception de l’Église de celle de l’Antiquité sur des points importants. Chez Proclus et Denys l’Aréopagite, raison et non-raison sont presque identiques à l’opposition du bien et du mal, de Dieu et du démon, du créateur et du démiurge. Le bien est la raison suprême ; le mal est ce qui contredit la raison : ce qui est sans esprit, sans ordre, ce qui séjourne dans les choses matérielles ; un comportement sans distance vis-à-vis de l’époque et de l’environnement. Cependant aucune appréciation moralisatrice ou de réprobation n’est liée au concept de malum à cette époque orientée vers l’eschatologie. Le « mal » est seulement un état inférieur de la nature, un défaut, un manque de discernement, de force, d’élan ; une confusion de la volonté, une manière d’être encore porté par les passions physiques. Ainsi, en cette époque ancienne, l’opposition entre ratio et irrationnel est aussi l’opposition entre repos et mouvement [36], entre durée et temps, entre immortalité et mort, entre absolu et conditionné. C’est sous cette forme que l’antithèse passe de Denys à Thomas d’Aquin et à Albert le Grand. Mais déjà à l’époque préscolastique l’interprétation moralisatrice du concept de mal semble l’avoir emporté dans la pratique, sans pourtant se retrouver dans la théorie (Influence de la tradition augustinienne). Tandis que dans la conception orientale l’homme était mauvais s’il croyait à la mort au lieu de croire au Christ, il est mauvais dans la nouvelle conception s’il se soustrait aux dictats d’un rationalisme qui n’est plus ecclésiastique depuis longtemps.

23Les philosophes classiques de l’État, depuis Machiavel et Hobbes jusqu’à de Maistre et Cortes, continuent de voir encore et toujours, avec les yeux de Thomas d’Aquin, dans le peuple qui n’est pas représenté, un être irrationnel qui doit être dominé par la ratio, et dirigé par elle ; seulement, même alors ils maintenaient une valeur à l’antithèse, puisque la ratio des souverains et des constitutions était depuis longtemps déterminée par les intérêts privés des maisons et des classes régnantes. Il est important de souligner cela pour deux raisons. D’abord parce qu’on peut facilement démontrer qu’avec la vulgarisation moralisatrice du concept de malum, on voit décliner aussi la grandeur de la dictature de la raison et de la ratio elle-même [37] ; ensuite parce que l’antithèse acquiert chez Schmitt, dans la foulée de Cortes, un tranchant dogmatique, et politique aussi, qui n’est pas sans inconvénient. La conviction que l’homme est mauvais par nature, infâme, féroce, canaille (au lieu d’être éphémère, ignorant, faible et ayant besoin d’émancipation), cette conception est valable aux yeux de l’artiste de la Renaissance qui construit l’État, et pour l’absolutisme qui le suit ; elle sert de raison à celui qui voit dans les masses humaines à organiser un méchant matériau à tenir en tutelle, et elle autorise tous les moyens à son encontre. Et inversement l’opposition intérieure du pays réplique, exaspérée, qu’elle combat la prétendue dictature des chefs d’État et des constitutions rationalistes, et crédite vice versa le peuple d’une bonté instinctive, du sens de la raison, de l’ordre, et finalement du droit à sa propre dictature).

24La conception de Schmitt est la conception latine [38]. D’une manière plus résolue encore que Bonald et de Maistre, il sépare les éléments « irrationnels » (nation et histoire) de la raison. Il se retourne même contre l’État quasi rationaliste, contre le légalisme éclairé, qu’il définit comme état d’exception à cause de son abandon de l’autorité théologique. Il n’y a qu’un point où il reste de parti pris : les thèses moralistes sur la nature de l’homme (s’il est mauvais par nature, ou bon par nature) deviennent pour lui le critère, dans toute son extrême équivoque, de toute doctrine de l’État qui se présente à lui. Mably, Rousseau et les anarchistes, de Babeuf à Kropotkine [39], tiennent l’homme, le peuple, le prolétariat et même le Lumpenproletariat comme bons par nature, jusque pour le salut du monde, et ils sont à cause de cela des irrationalistes ; tandis que tous les esprits rationalistes, et en particulier les philosophes de l’État catholique, déclarent avec une violence croissante l’homme aveugle, confus, infâme et méprisable. Vers la fin de la Théologie politique, où Schmitt développe l’idée contre-révolutionnaire de Donoso Cortes, l’antagonisme des axiomes apparaît de manière flagrante dans l’antagonisme entre Cortes et Proudhon. L’opposition a inscrit le satanisme sur son drapeau ; elle lutte pour la destruction de l’idéologie, avec la thèse que « l’homme est bon ». Les idéologues, et Cortes en particulier, sous la bannière de Dieu, luttent pour la métaphysique avec leur axiome que « l’homme est pire qu’un reptile ».

25La doctrine de la dépravation de l’homme, dans la forme apodictique où Cortes la représente, peut à peine être surpassée. Son mépris des hommes ne connaît plus de limites ; son entendement aveugle, sa faible volonté, l’élan risible de sa concupiscence de la chair, lui semblent si pitoyables que tous les mots de toutes les langues humaines ne peuvent parvenir à exprimer la bassesse entière de cette créature. Schmitt souligne après tout, et cela vaut aussi pro domo, que Cortes ne veut pas être compris ici dogmatikôs, mais antithetikôs, c’est-à-dire à partir de la conséquence de son opposition à l’époque. Il admet cependant que le despotisme légal ne suscite que l’exaspération dans l’opposition. Il mentionne aussi la conception plus conciliante du Tridentisme (qui voudrait exprimer une politique d’émancipation, et non une politique d’écrasement). Mais quand l’auteur, dans ses écrits ultérieurs, soutient la conviction que le caractère naturellement bon de l’homme est, en abrégé, « une doctrine anarchiste », c’est là une abréviation qui sacrifie à la rigueur formelle une partie de la vérité plus clémente [40]. Il peut désormais aussi identifier l’anarchique et l’irrationnel. Les saints produits par la nature que l’on trouve chez Dostoïevski prennent une odeur de dynamite, et la proposition de réforme irrationnelle de Sorel paraît ridicule, au regard de la ratio de l’Église.

26L’explication avec Sorel (dans Catholicisme romain et forme politique) prend une place considérable, si l’on pense à la concision de Schmitt. George Sorel voulait reconnaître dans un lien nouveau de l’Église avec l’ « irrationalisme », la crise de la pensée catholique [41]. Par « irrationnel », il faut entendre ici à nouveau le peuple, et à vrai dire le peuple des syndicats, le prolétariat rebelle, auquel Sorel assigne une « force créatrice ». Selon Cortes et Schmitt, on pouvait aussi bien proposer à l’Église un pacte avec le diable en personne. Les exposés de Schmitt sur ce point sont très éclairants. Schmitt concède qu’au XIXe siècle, toutes les formes possibles d’opposition aux Lumières et au rationalisme donnent un nouvel élan à l’Église. Il évoque ceux qui se convertissent à partir de tendances traditionalistes, mystiques et romantiques ; et aussi un certain malaise à l’intérieur de l’Église au sujet de l’apologétique traditionnelle, ressentie par beaucoup comme une pseudo-argumentation. Il ne peut pourtant pas accorder une grande importance à l’opposition irrationnelle, puisque les représentants de ce mouvement partent du rationalisme scientifique, et ne voient pas qu’à la base de l’argumentation catholique, se trouve une manière de penser spécifique, intéressée à la direction normative de la vie sociale, et argumentée avec une logique spécifiquement juridique. L’irrationalisme peut combattre l’État abstrait et l’image mécanique du monde, il peut combattre la « mythologie mathématique » : cela ne touche pas la ratio de l’Église.

IX.

27Mais l’irrationnel peut avoir deux significations : le non-rationnel, et le supra-rationnel. Dans l’État, l’opposition entre ratio et irrationnel concerne toujours la mise en ordre d’un matériau d’État imprévisible et, de ce fait, à manipuler avec beaucoup d’attention : elle concerne la masse du peuple soumise à des inspirations de sa façon, c’est-à-dire à des impulsions spontanées de la volonté, le plus souvent matérielles dans leur origine et leurs visées. En théologie, l’opposition indique la relation du légal et de l’institutionnel par rapport aux inspirations d’un ordre supérieur, créateur et spirituel : elle indique la relation au divin, au saint et au miraculeux, à la révélation. Les systèmes gnostiques et néo-platoniciens connaissent divers degrés de médiation, qui relient la cause première (Urgrund) supra-rationnelle aux catégories rationnelles, c’est-à-dire aux degrés de la hiérarchie. Chez Denys l’Aéropagite, Dieu est le soleil premier qui attire dans sa sphère d’influence, pour les pénétrer, toutes les séries de degrés d’être, jusqu’au plus matériel, non pas par l’effet d’une obligation ou d’une logique, mais par amour et dans l’irrationalité. Les anges qui proclament la « loi » (Gesetz) de cette pénétration, qui donnent ainsi la ratio des commandements, sont pris dans un lien déductif, dans une distance par rapport à ce fond originaire ; et d’ailleurs, dans ce système philosophico-théologique qui a influencé de manière inouïe la scolastique et en général la pensée du Moyen Âge, c’est aussi le royaume des saints qui se trouve fondé dans l’extase, c’est-à-dire dans le supra-rationnel, dans l’irrationnel. Le monde de l’inspiration et de la révélation, le monde canonique et sacramentel, l’Église précisément avec aussi, justement, sa constitution hiérarchique, se présente comme un organisme surnaturel et supra-rationnel. Ce monde ne devient rationnel que dans l’interprétation, et donc dans sa relation à son état temporel, matériel, dénué de raison. Le sacrificium intellectus que l’Église exige pour ses dogmes, ses miracles et ses sacrements, désigne le point où paraît postulée, en tout temps, l’infériorité du pouvoir de la raison face à l’incompréhensible.

28Cela étant dit, je vois comme Schmitt la rationalité de l’Église dans sa relation à l’ « État », et je caractériserai Schmitt lui-même comme un rationaliste dans les questions d’État, mais comme un irrationaliste dans les questions théologiques, par quoi je veux avancer, sans anticiper sur ce qui suit, que Schmitt puise cette force rationnelle avec laquelle il analyse et saisit l’État pseudo-rationaliste, précisément dans la grandeur irrationnelle de l’Église et de ses normes juridiques. On pourrait facilement trouver une contradiction au sein des écrits schmittiens du fait que son système ne dispose pas dès le départ de sa forme théologique : celle-ci ne naît pas d’une foi bien ancrée, mais de ses conséquences ; et du fait que dans son œuvre la foi et la théologie, remportées il est vrai à coups de déduction et à pas rapides, ne le sont pourtant tout compte fait qu’au cours de sa création. Les premiers écrits semblent prendre naissance, ou du moins être conçus, en dehors de l’Église. L’heuristique particulière du style, qu’on peut trouver dans sa méthode sociologique, nous renseigne sur ce point. Son large mépris de la légalité traditionnelle est en tout cas « irrationnel » en son origine, mais au sens où le sont l’organique ou le génie. De là la difficulté de l’envisager comme un système, difficulté qui disparaît seulement avec ses deux derniers écrits, Théologie politique et Catholicisme romain et forme politique.

29La dictature (1921) est celui des écrits de Schmitt qui conduit son auteur à la reconnaissance de son problème et à la liberté. En cherchant à saisir les formes juridiques de la reformatio, Schmitt butte ici sur des découvertes qui seront décisives pour les écrits suivants aussi bien que pour sa théologie. L’état de nature (Naturstaat) quasi rationaliste apparaît depuis Machiavel comme une révolte contre le « plein pouvoir » du souverain religieux, comme un état d’exception. Dans une mise au point (qu’il reporte dans les remarques) sur la notion de loi depuis Thomas d’Aquin jusqu’à Montesquieu et Kant, on ne cesse de rencontrer, dans les diverses constitutions et doctrines d’État, le mot « dictature ». La loi selon Thomas d’Aquin est dictamen practicae rationis. Hobbes parle de dictata rectae rationis. D’après Locke se produit dans l’État ce que calm reason and conscience dictate. La Déclaration des droits de l’homme du Massachusetts (1780) porte dans son article II le concept de dictates of his own conscience and reason. Le New Hampshire se déclare en faveur du droit inaliénable de vénérer Dieu according to the dictates of his own conscience and reason, et Kant encore parle de dictamen rationis. Gouverner, durant toute la période absolutiste et jacobiniste, signifie ériger ou maintenir une dictature de la raison face à la incondita et confusa turba. Le dictateur lui-même, qu’il le soit en tant que commissaire ou par l’accomplissement de sa propre puissance, est toujours caractérisé par ce qu’il a en partage – du fait d’une souveraineté étrangère, ou bien par sa propre souveraineté – la charge de réformer, de rétablir les dispositions légales après le chaos où est tombé un État.

30On ne doit pas méconnaître une certaine confusion dans ce livre, le plus volumineux de Schmitt, et il est assez intéressant d’en chercher la raison. Les formes juridiques de la reformatio doivent être reconnues, mais il s’avère alors que la reformatio présuppose un souverain absolu, le pape, en tant que mandant, et que ce que l’on nomme couramment la réforme ne se laisse pas du tout justifier juridiquement comme une révolte contre le souverain religieux. Une opposition entre dictature de commissaire et dictature souveraine apparaît, mais dans la forme sous laquelle Schmitt la présente, elle est insoutenable. Elle permet seulement de reconnaître le point où l’auteur se détourne de l’irrationnel naturel pour regarder vers l’irrationnel théologique. Le dictateur du Moyen Âge, nommé par le pape, est un commissaire d’action. Il suspend les droits existants pour rétablir l’état de droit qui a été bouleversé, c’est-à-dire l’État. Dans la mesure où ce rétablissement, la reformatio ici, procédait toujours, au Moyen Âge et encore aussi à une époque ultérieure, d’un organisme constitué, pape ou prince, on pouvait appeler ce commissariat une dictature rationnelle. Et l’on aurait affaire à une dictature irrationnelle quand, selon la définition de Schmitt, quelqu’un qui n’a même pas de fonction constituée mais est seulement a deo excitatus, élimine l’ordre établi, de telle sorte qu’on est confronté à une dissolution de toutes les formes sociales en vue de les reconstruire à un niveau supérieur. On pourrait seulement se demander en quel sens cette dictature est irrationnelle, si c’est théologiquement ou bien politiquement, ou en un mot : si et dans quelle mesure il peut exister, après tout, une politique irrationnelle.

31Cet homo a deo excitatus auquel Schmitt se réfère est une figure bien connue dans les écrits des monarchomaques [42] protestants ; aussi bien Schmitt n’offre-t-il qu’un seul exemple de cette sorte de souveraineté individuelle à l’intérieur de la nouvelle nature de l’État : Cromwell. « La révolution puritaine fut l’exemple le plus contingent d’une rupture dans la continuité de l’ordre étatique existant. » Mais Cromwell était-il un dictateur souverain né entièrement de la liberté, ou bien était-il un usurpateur qui, même s’il était lié à Dieu, savait qu’il avait derrière lui des soldats sur lesquels il s’appuyait ? Viennent ensuite les caractéristiques de la souveraineté que Schmitt énumère dans la Théologie politique (1922). « Souverain est celui qui a le pouvoir de suspendre la loi en cours. » « Souverain est celui qui décide de l’état d’exception. » « L’état d’exception consiste en une suspension de l’ordre général établi. » En sa forme absolue, on rencontre le cas d’exception « quand avant tout il faut créer la situation où les principes de droit pourront être appliqués ». Importante aussi est la proposition selon laquelle « la souveraineté n’est pas un monopole de contrainte ou de domination, mais un monopole de décision ». Suffit sur les caractéristiques rationnelles. Quant aux mobiles irrationnels, Schmitt explique qu’il n’y a justement que l’exception, le cas extrême, qui l’intéresse ; car dans l’exception, la force de la vie réelle perce à travers la croûte d’une mécanique qui se fige dans la répétition. En bref on pourrait dire : il existe dans l’histoire des situations où la vie est nouée et étranglée à mort au point qu’une solution légale ne semble plus possible. Le courant de la vie reflue alors avec toute sa profusion vers sa source, et son droit s’impose suivant des lois supérieures. Il existe donc un mode ou une voie supérieure, un principe conducteur éternel, grâce auquel la vie parvient à ses droits, même en des époques qui la mettent en danger, même à l’encontre de ce qu’approuvent l’État et la loi. C’est la situation historique donnée qui fait surgir le saint, ou bien – pour rester dans le domaine politique – qui fait surgir le homo a deo excitatus. Un miracle doit avoir lieu, et le miracle sera toujours cru.

32Mais comment peuvent s’accorder miracle et politique ? Existe-t-il des saints politiques, des homines a deo excitati, qui conduisent des actions mercantiles et guerrières ? Est-ce que l’irrationnel peut, par intervention directe, conduire la politique d’un État ? Et surtout est-ce qu’une dictature souveraine est possible à l’intérieur d’un État ? Cromwell est sans aucun doute un usurpateur, ne serait-ce que parce qu’il s’est montré déchaîné contre l’Église. Certes il s’autorisait de motifs irrationnels, il voyait la source de sa puissance en Dieu et ne faisait pas dépendre sa souveraineté du peuple au sens des démocrates radicaux de son temps. Il ne laissait subsister aucun doute sur le fait que devant Dieu, une instance terrestre, si étendue soit-elle, devient relative ou s’affaiblit. Mais derrière Cromwell et pendant qu’il parlait, il y avait la puissance physique et non le miracle [43]. Des traités de commerce heureux le favorisaient, non des visions ni des inspirations divines. Enfin [44], il est un hérétique ! Jamais il ne sera canonisé, et il n’était pas un souverain. Et ainsi la logique conduit à la nécessité d’affirmer que, dans ce livre, Schmitt croit encore à une souveraineté en dehors de l’Église, alors qu’en tant que catholique romain on doit s’en tenir à cette proposition que dans le cadre du domaine politique, on ne peut fonder sur l’irrationnel qu’une dictature de commissaire ; autrement dit quand une puissance irrationnelle commande un instrument qui met en œuvre, avec des moyens rationnels, les plus hautes intentions de la puissance mandante. L’homo a deo excitatus ou le saint, dans la conception de la Réforme puritaine et allemande, est un rebelle qui ne croit pas au prince de la paix mais au dieu de la guerre, et qui utilise la richesse de la nation pour faire la démonstration de sa mission politique. Le saint et les affaires de l’État s’excluent mutuellement tant que ne domine pas une foi universelle. L’irrationnel ne peut jamais être en relation directe avec l’État. Tel est le sens de l’Église en tant qu’institution et aussi le sens de la dictature du commissaire. Le dictateur souverain ne peut trouver sa légitimité qu’au sein de l’Église [45].

X.

33La tentative pour utiliser de façon analogue l’antithèse dans la relation entre dictature de commissaire et dictature souveraine, était vouée à l’échec aussi longtemps que Schmitt, comme c’est encore le cas dans La dictature, croyait somme toute à la puissance extatique, supra-rationnelle d’un individu ennemi de l’Église, et à une souveraineté fondée individuellement. Dans La dictature, Schmitt succombe encore aux intuitions et aux intérêts d’irrationalistes à la Sorel, qu’il combattra ultérieurement avec tant de violence. Certains instincts antimécanistes se trahissent ici, qui renvoient au point de départ moderne. Mais cela n’empêche pas que l’opposition entre dictature de commissaire et dictature souveraine existe bien, même si, pour rester dans le concret, elle ne peut s’appliquer qu’à la relation entre le commissaire d’action du pape et son mandant. Et Schmitt pouvait, de manière inattendue, définir aussi bien de nouvelles caractéristiques de la souveraineté sans parvenir à les rendre plausibles, que définir un homo a deo excitatus sorti de l’Église ou même, comme dans le cas de Cromwell, en contradiction aiguë avec elle, sans conduire in praxi à une confusion de tous les concepts de morale et de droit.

34Or, dans la Théologie politique qui paraît un an plus tard, il poursuit plus avant l’analyse du concept de souveraineté, et cet écrit, comme le titre le dit déjà, transpose ce concept de souveraineté exclusivement dans la théologie. Que la souveraineté ne soit pas « un monopole de contrainte ou de domination, mais un monopole de décision », cela garantit ce tournant et exclut tout autre malentendu. L’autorisation déjà mentionnée de suspendre la loi en cours, apparaît maintenant comme une caractéristique de la souveraineté. Cette autorisation ne revient, d’après son sens, qu’à une puissance spirituelle supérieure à la politique, et qui met en valeur une loi supérieure à la loi politique. Quand Schmitt se réfère aux Vraies remarques de souveraineté de Bodin (République, livre I, chap. X), et désigne comme l’exploit et la réussite de Bodin d’avoir introduit la décision dans le concept de souveraineté, on se souvient que Bodin ne connaissait à vrai dire qu’une dictature de commissaire (celle qui présuppose la souveraineté du mandant), et non une dictature souveraine. À l’époque, seul le pape exerçait une dictature souveraine qui lui était déléguée par les conciles, et il l’exerce encore aujourd’hui de facto : on peut discuter là-dessus, et on a longuement discuté pour savoir si cette dictature est fondée en droit, ou en quel sens elle est fondée en droit. Cela, c’est le problème des Églises s’efforçant à l’union.

35Dans La dictature, le personnalisme de Schmitt lui est devenu dangereux, tout comme avait été dangereux pour de Maistre le concept d’ « usurpateur légitime ». Mais le tour de force conceptuel de ce livre [46], sa performance scientifique qui épuise le sujet, semble présenter les choses à Schmitt sous un jour nouveau et plus humble. Il relie maintenant le problème de la souveraineté à celui de la forme du droit en général, et cela exclut une solution individuelle, telle qu’il l’avait envisagée dans La dictature ; sauf au cas où il y aurait coïncidence entre l’individu et l’instance idéologique suprême, ce que n’ont pu atteindre ni Cromwell, ni Müntzer, ni Mazzini, ni d’autres tentatives individuelles pour établir une dictature souveraine en dehors de l’Église [47].

36Le concept de personnalité dans l’œuvre de Schmitt prend une importance plus grande à chaque nouvel écrit. J’ai déjà fait remarquer à quel point, chez cet idéologue, le problème scientifique et le problème personnel sont liés. Celui qui cherche à conférer une durée à sa propre personne doit être soucieux de ses expressions dans leur identité. Dignité et valeur de la personne ne peuvent être maintenues autrement. Si cette conviction coïncide avec la tendance à l’absolu et au définitif, nous avons alors la personnalité religieuse qui aspire à une « vie éternelle », à l’immortalité, à un être sublime au-dessus de la mort et du hasard. Cette conviction je l’ai appelée eschatologique, catholique, et je voudrais, pour ceux qui chercheraient à en savoir plus, conseiller un livre peu connu de l’Espagnol Miguel de Unamuno [48]. La relation de la personne à la réalité et à l’au-delà, ou selon Schmitt à l’État et à la forme du droit, fait presque tout le contenu de la Théologie politique. Une dictature n’est pas pensable sans une personnalité déterminante, pas plus que ne l’est une représentation de la dignité et de la valeur. Aucune forme, ni même aucune réalité ne peut exister sans une décision, et une décision n’est pas davantage possible sans une personne qui décide. Pour Schmitt, on ne peut pas faire abstraction de la relation entre la forme juridique absolue et la personne : « Dans la signification propre du sujet réside le problème de la forme juridique. » [49]

37Au chapitre II de la Théologie politique, l’auteur entame une controverse avec la nouvelle philosophie allemande du droit sur le problème de la forme. Un personnalisme résolu permet d’élucider ici la distance qui sépare le système de Schmitt de celui de notre époque, dont la physionomie impersonnelle, anonyme, exclut presque toute conviction indépendante. La doctrine de Kelsen, selon laquelle l’État est lui-même l’ordre du droit, ne peut pas plus correspondre à la vue théologique de Schmitt que celle de Krabbe [50], d’après laquelle l’État abstrait est lui-même souverain. « L’intérêt du droit n’est pas l’intérêt le plus haut », celui de la personne métaphysique lui est supérieur. La critique de la philosophie néo-kantienne du droit (et de ses abstractions stériles) d’Erich Kaufmann [51] apparaît comme l’unique expression d’une intensité spirituelle nouvelle. Kaufmann ne se livre pas à un simulacre de combat dans la théorie de la connaissance, il fait de la philosophie de l’histoire. Il suit les faits donnés, au lieu d’être submergé par des abstractions. Il place l’État, et non le droit, au centre de son observation critique. Le néokantisme prisonnier de son cafouillage sur le concept, n’est pas capable de dompter la vie et ses assauts. Kaufmann met en garde contre la tentation de violer le reste d’irrationalité qui échappe encore à la formulation rationnelle ; mais irrationnel signifie ici encore les forces de vie au sens général, et non pas les raisons de la ratio. Ainsi la critique de Kaufmann aboutit-elle aussi au problème de la forme suprême, sans que soit clair ce que contient au fond cette forme.

38Schmitt a sur son prédécesseur l’avantage de son éducation catholique et de son tempérament passionnément idéologique. La conception objective, impersonnelle, abstraite, de la forme (Kelsen, Krabbe, Preuss), conception qui pose au commencement des choses une autorité anonyme et formaliste, cette conception essuie un refus catégorique. Le droit est là où on décide ; là où il y a décision sans appel, là est le souverain, et là où les décisions sont du ressort du souverain, là est l’état d’exception. Il s’agit ici de définitions claires et on ne peut plus vivantes qui, de par la qualité du style de leur auteur, n’ont pas seulement une signification juridique, mais universelle. Si c’est la tâche spécifique du philosophe de susciter des tensions à l’intérieur du désordre de la pensée de son époque, nous assistons ici à une crise provoquée dans les concepts de domination [52], crise qu’on ne doit pas sous-estimer : car « toutes les tendances du développement moderne du droit d’État aspirent à l’élimination du souverain pris en ce sens (théologique et idéologique) ».

XI.

39Mais il manque encore l’élément essentiel de la forme du droit, son caractère universellement obligatoire. Ce que la doctrine du droit de Schmitt qualifie de théologie politique, c’est l’introduction originale d’une analogie, utilisée de main de maître, entre norme politique et norme théologique, entre théologie et jurisprudence. Ses recherches dans l’histoire des idées font apparaître ce fait étonnant que les constructions des législateurs en droit public correspondent aux constructions métaphysiques des penseurs. Cette « loi », cette analogie, acquiert entre les mains de Schmitt la valeur d’une méthode infaillible, lorsqu’il s’agit de développer le sens aussi bien d’une doctrine politique que d’une notion métaphysique qui lui est supérieure. L’existence d’une telle analogie, Descartes et Leibniz la connaissent déjà. « Merito partitionis nostrae exemplum », disait ce dernier, « a theologia ad jurispridentiam transtulimus, quia mira utriusque facultatis similitudo » [53]. Chez Schmitt, cette analogie qui était d’abord seulement au service de la connaissance historique, conduit finalement à l’établissement de la théologie en tant que forme suprême de la jurisprudence, dans la mesure où tous les concepts de celle-ci sans exception sont inclus dans la théologie ou en procèdent. « Tous les concepts significatifs de la doctrine moderne de l’État », dit le chapitre III de la Théologie politique, « sont des concepts théologiques sécularisés. Et cela pas seulement d’après leur évolution historique, puisqu’ils ont été transposés de la théologie à la doctrine de l’État, comme par exemple dans le cas du Dieu tout-puissant devenu le législateur omnipotent, mais aussi dans leur structure systématique, dont la connaissance est nécessaire pour observer ces concepts d’un point de vue sociologique ».

40Qu’est-ce que l’observation sociologique des concepts du droit ? C’est l’effort pour remonter des formes historiques des concepts du droit jusqu’à leur origine, et pour tirer de là des conclusions sur la forme absolue du droit. C’est la tentative pour atteindre à l’absolu, à partir de la réalité historique non abstraite. Sur ce point, une sociologie des concepts du droit présuppose « une idéologie conséquente et radicale » [54]. À ceci près que l’idéologie justement est employée de manière concrète et cherche à se faire son chemin à travers le matériau historique ; elle part des situations historiques et des manifestations de l’histoire. Le philosophe qui assume la pratique d’une telle sociologie doit ses résultats à une « conceptualité radicale, c’est-à-dire à une logique poussée jusqu’à la théologie et la métaphysique » [55]. L’analogie dont il est question est l’instrument d’une telle observation sociologique, et à vrai dire son outil le plus noble. Grâce à cette analogie, le philosophe pénètre les systèmes qui s’offrent à lui, il les construit et les saisit à partir d’elle. La question touchant aux faits et à la structure d’un système devient toujours finalement la question portant sur la théologie, consciente ou inconsciente, qui domine le système. C’est seulement quand on a trouvé le Dieu ou l’idole en qui l’on a confiance et foi, qu’un système, une époque, peuvent être tenus pour compris. La Parole de Dieu, la théologie, est le concept le plus élevé, non seulement de la jurisprudence, mais aussi de l’art, de la politique, de la personne, et même du nombre et du temps.

41À côté de l’antithèse de la ratio et de l’irrationnel, l’analogie juridico-théologique est le principe le plus important qui structure les écrits de Schmitt. Mais bien examinés, ces deux principes sont une seule et même chose. Car la théologie se comporte vis-à-vis de la jurisprudence – ce que signifie aussi la partitio nostra de Leibniz – comme l’irrationnel à son niveau le plus haut se comporte vis-à-vis de la ratio. C’est aussi dans ce contexte que Schmitt renoue avec les résultats du Romantisme politique de 1919. C’est là qu’il avait mentionné et utilisé cette analogie pour la première fois. La dictature était une fausse route, ou alors elle était déjà écrite avant le livre sur le romantisme [56]. Dans La dictature, l’antithèse ne concordait pas avec l’analogie [57] ; ce qui conduisait à une confusion des concepts fondamentaux. L’unité de l’œuvre de Schmitt repose sur l’éclaircissement des relations de la raison vis-à-vis du supra-rationnel en tant que principe qui leur confère une forme. Mais ces relations sont précisément les relations de la jurisprudence à la théologie, et non pas comme dans La dictature les relations de la jurisprudence à l’arbitraire d’une usurpation.

42Je ne voudrais pas omettre de citer brièvement quelques exemples d’analogie. Dans le Romantisme politique, Schmitt montre en quoi le romantique typique n’était pas capable de comprendre la réalité. Il est hors d’état de le faire parce qu’il voit la plus haute réalité conceptuelle, celle de Dieu, remplacée par deux pseudo-réalités, la communauté et l’histoire, qu’il perçoit comme des autorités sans qu’elles le soient. L’homme romantique, le génie de l’époque, dont ce serait la tâche de comprendre l’époque et de lui conférer une forme, se voit dans l’entière impossibilité d’être à la hauteur de cette tâche. Il est condamné à l’impuissance, à la discussion sans fin, à une rhétorique sans consistance. Il cherche sa liberté dans un consentement sceptique ou ironique, dans des sophismes à bon marché. Il ne peut ni décider du problème ni le traduire dans la réalité, parce que pour lui le plus haut concept, la réalité de Dieu, se trouve détruit. Mais c’est pourquoi Schmitt de son côté peut comprendre le romantisme de manière remarquable, du fait que la situation politique du romantisme conduit Schmitt à sa structure métaphysique et théologique, jusqu’au point où les conflits de ce mouvement s’ouvrent alors sur une pluralité universelle.

43Un autre exemple, tiré de La dictature. La métaphysique de Descartes enseignait que Dieu n’a qu’une volonté générale, et que tout ce qui est particulier est étranger à sa nature. La législation de Rousseau de façon analogue exige que l’individu ait à renoncer à tous ses droits particuliers au profit de la volonté générale en tant que facteur étatique omnipotent, de manière à recevoir en retour ses droits de la volonté générale en tant que loi générale. Le concept du législateur est lui-même défini chez Rousseau de manière telle que son efficacité corresponde à peu près à l’impulsion de chacune des causes occasionnelles qui, chez Malebranche, semblent mises en mouvement par Dieu dans la série métaphysique, en tant que lois générales. Mais des lois de la nature, telles que Descartes, Malebranche et Leibniz les développent, découlent alors déjà chez d’Holbach les « lois du développement économique », auxquelles l’État doit se soumettre.

44Dans le dernier écrit de Schmitt, Catholicisme romain et forme plolitique, on trouve cette proposition finale qu’une époque mécaniste ne pourrait se représenter l’être suprême qu’en dehors des choses, comme leur moteur commun [58], comme le monteur et l’installateur de la machine cosmique ; et dans le même temps, on rencontre cette constatation, non sans importance pour la religion d’une société européenne moderne, qu’on en parle comme d’une religion de la vie privée et de la propriété privée.

XII.

45On est toujours de nouveau surpris de voir combien chez Schmitt se prolonge dans ses effets, ou prend de nouveau vie, la manière propre au thomisme de poser les questions ; ce système du Moyen Âge, tout entier tourné vers l’expérience, qui défendait l’irrationalité des dogmes, en cherchant à montrer que l’irrationalité de ces dogmes n’est pas nécessairement contraire à la raison, ni même sans rationalité et qui employait toutes les forces de l’ancilla philosophia pour délimiter les liens entre le supra-rationnel et la raison, entre théologie et philosophie, entre sacré et profane. Dans Catholicisme romain et forme politique aussi, le problème de la ratio est au centre de la configuration, configuration pleine d’art et si bien réussie que la question scientifique débouche, et avec style aussi, dans le secret théologique. Déjà dans le titre on voit apparaître le couple d’opposés, théologie et politique, constaté plus haut ; mais maintenant l’opposition est élevée à la sphère de l’absolu. Dans cette sphère, de la théologie procède un Catholicisme romain, et de la politique la Forme politique. Pour anticiper, disons qu’il s’agit en même temps de l’autre opposition, celle entre irrationnel et rationnel, dont l’accentuation radicale fait que les deux membres de l’antithèse sont transférés dans la théologie : dans la mesure justement où appartient aussi au Catholicisme romain la force rationnelle pour façonner le politique. En d’autres termes, l’Église romaine sauvegarde l’irrationalité et parvient à frapper du sceau des formes rationnelles l’état matériel dont elle se saisit et qu’elle unifie.

46Ratio, en latin, ne signifie pas seulement « raison » (Vernunft), mais aussi « explication », « éclaircissement », « mesure », « loi » et « méthode ». La Ratio, prise d’une manière générale, est le mode de comportement d’une chose ou d’une personne vis-à-vis d’une autre, l’éclaircissement de la nature d’un phénomène, et le mot a aussi bien la signification générale d’ « arrangement » (Einrichtung). La raison (Vernunft) ne peut finalement entendre que ce qui lui est annoncé, aussi pourrait-on dire que la ratio de l’Église se relie par le haut à la révélation, et par le bas à l’État. Quoi qu’il en soit, la ratio de par sa nature présuppose la repraesentatio comprise comme ce qui – pour poursuivre encore un peu cette pédanterie grammaticale – met devant les yeux une chose, la présente figurativement, et qui conformément à sa nature embrasse des objets d’ordre non figuratif, immatériel, idéologique, irrationnel. Voilà les concepts fondamentaux autour desquels le Latin Carl Schmitt assemble son écrit ; plus précisément, il les laisse agir, fidèle à son antithèse entre la ratio et la repraesentatio, thème scolastique qui apparaît ici sous un habit concret à l’empreinte du temps présent.

47Qu’il aboutisse forcément au catholicisme romain à partir de cette sociologie n’a rien qui doive surprendre, eu égard à l’exigence rétrospective de cette méthode. Tous les concepts du pouvoir législatif et de la métaphysique apparus en Europe au cours de l’histoire des derniers siècles, et qui ont exercé une influence sur la formation de la société, remontent à la suprématie de l’Église romaine au Moyen Âge, et de plus remontent au fait que cette Église, comme le dit Schmitt, est, « dans la plus large mesure, celle qui porte l’esprit juridique et qui est la véritable héritière de la jurisprudence romaine » [59], [60]. Déterminer la relation de ses visées supra-rationnelles à l’État, est sa vocation spécifique depuis que les successeurs de Pierre ont assumé le service des Ponts et Chaussées de l’ancien Pontifex maximus romain. Non pas comme s’il n’existait depuis lors aucun droit romain en dehors de l’Église, mais de même que l’aréopage grec était la plus haute autorité à la fois du culte et du droit, de même aussi sûrement l’était l’ancien Pontifex maximus romain et l’est aussi le Pontife chrétien.

48La ratio est le pont qui relie le Dieu concret au peuple concret, et non pas, comme dans les œuvres dites rationalistes, le pont qui conduit d’une philosophie sceptique et abstraite à une réalité démonique. La ratio présuppose la croyance à la réalité de Dieu, elle présuppose une représentation, une concrétisation de cette foi. Le rationalisme de l’Église repose selon Schmitt « sur l’institutionnel », sur une « supériorité formelle spécifique s’exerçant sur la matière de la vie humaine » [61]. À la base de l’argumentation catholique se trouve une « manière de penser particulière qui s’intéresse à la conduite normative de la vie sociale, procédant par démonstrations logiques spécifiquement juridiques » [62], et cette particularité formelle du catholicisme romain « repose sur l’application rigoureuse du principe de la représentation ». Le pape n’est pas le prophète supérieur, mais le suppléant, le vicaire du Christ ; il représente la personne du Christ irrationnelle, extatique, absente, il représente la communauté des saints (absents dans l’extase), la chair du Christ, l’Église. « Dans de telles distinctions » (pas prophète mais suppléant), dit Schmitt, « consiste la force créatrice rationnelle de l’Église » [63]. Dans la représentation se trouve sa volonté de responsabilité, sa forme publique, à l’opposé de toutes les religions dont la conviction est une affaire privée.

49Dans le catholicisme romain, Schmitt voit surtout la forme idéologique, politique, juridique, et avec cela il garantit toutes les catégories supérieures de la civilisation européenne [64]. Ces relations formelles sont claires, à la lumière de ce qui précède, sans aller plus loin. En ce qui concerne le contenu pourtant, la position que Schmitt attribue à l’Église romaine, s’explique par sa force de représentation. « Elle représente la civitas humana, elle représente à chaque instant la relation historique avec le moment historique de l’incarnation, ou le sacrifice du Christ sur la croix, elle représente le Christ lui-même » [65] ; avec tous les attributs, pourrait-on ajouter, que lui donne le Credo, parmi lesquels les attributs juridiques prennent un rang décisif. En effet, selon le Credo, le Christ souffre sous Ponce Pilate, ce qui veut dire que la personne irrationnelle souffre sous le politique, et selon le Credo le Christ vient juger les vivants et les morts : les irrationalia et les rationalia, si l’on peut comprendre avec Bacon de Verulam, sous les vivants la théologie et sous les morts la philosophie.

50Ce n’est pas un hasard si Schmitt défend contre Sorel l’eschatologie vivante de quelques catholiques plus récents (Veuillot, Bloy, Cortes, Robert Hugues Benson) [66]. Avant tout, il aurait pu mentionner aussi à cet endroit les canonisations et béatifications des dernières décennies, par lesquelles la vitalité « mythologique » de l’Église et de son tribunal, contestée par Sorel, trouve son expression canonique. L’eschatologie est liée de la manière la plus étroite aux questions de la représentation, telles que les traite Schmitt. La repraesentatio provient de l’aspiration à la durée et au définitif. En termes institutionnels, elle est le présent au-delà de la mort et, à son sommet, l’omniprésence. Unamuno, dans sa philosophie de l’irrationnel, présente « la soif d’immortalité » (sous-jacente à la représentation) comme la véritable découverte chrétienne et catholique. « Quid ad aeternitatem ? Voilà la question capitale. Dans le catholicisme le spécifiquement religieux est l’immortalisation, et non pas la justification à la manière protestante. » [67],  [68]La représentation institutionnelle est l’actualisation de l’immortalité, de la durée. Elle donne au catholicisme romain ce « pathos de l’autorité », que Schmitt désigne comme sa puissance politique, cette dignité et cette supériorité sur les aléas de la vie sociale et politique. Par là elle peut devenir pour chaque époque source d’un droit nouveau, puisque chaque nouvelle constellation politique ne peut tenir sa loi et sa mesure que de l’absolu. La durée, là où elle est représentée, décide ; car (pour parler comme Unamuno) « qu’y a-t-il de plus utile, de plus souverainement utile, que d’avoir une âme destinée à ne pas mourir ? » [69], [70]. Et ainsi, les formes représentatives du catholicisme romain incluent aussi ce pathos de la décision que Schmitt caractérisait dans ses premiers écrits comme « dictature souveraine ». Ce monde du représentatif est ce pathos, et il confère à l’Église sa force pour la forme trois fois grande : « La forme esthétique de l’artistique, la forme juridique du droit, et enfin la splendeur glorieuse d’une forme de puissance pour l’histoire mondiale. »

51Cependant, les pulsions qui stimulent « le complexe antiromain » révèlent en cela leur logique ennemie de la norme, et hostile à la responsabilité politique, aussi bien qu’à la forme artistique. Quelles que soient les raisons avec lesquelles ces forces cherchent à contester la ratio de l’Église, ou à la contourner, ou bien à la dépasser dans un « troisième terme plus élevé », elles sont dirigées contre la dignité métaphysique, contre l’héroïsme de l’homme. Elles poussent à l’arbitraire, ou bien à une mystique incontrôlable, à la réserve d’une conscience intime ou à la négation de l’autorité. Des adversaires pourraient voir avec Rudolf Sohm [71] dans le juridisme de l’Église sa véritable chute, ou éprouver avec Dostoïevski un frisson de crainte et d’horreur devant la puissance et la loi ; ils pourraient avec les francs-maçons vouloir attaquer cette institution surnaturelle en tant qu’inhumaine, ou bien avec Bakounine et Marx se débarrasser de l’idéologie elle-même : il reste en commun à tous ces adversaires l’aversion contre le pouvoir inhérent à la mise en forme rationnelle de l’absolu. Mais ce pouvoir démontre justement selon Schmitt son humanité en ce qu’il ne peut faire valoir les valeurs supra-rationnelles et les rendre visibles autrement que dans sa propre réalisation et sa propre représentation. Tous ces adversaires font le jeu de l’État moderne de consommation, hostile à la forme et à la norme, si peu par ailleurs qu’ils puissent chercher une alliance si fatale et quels que soient les sophismes par lesquels ils cherchent à échapper à cette alliance. La grande signification de l’Église, par contre, réside en ce qu’elle invite aussi ceux auxquels elle s’adresse à la représentation, que ce soit l’individu seul, ou bien l’ensemble formé par les individus, à savoir l’État.

52Par là nous avons retrouvé notre point de départ : l’opposition de l’idéologue à la consommation mécanisée des temps modernes. L’État industriel capitaliste d’aujourd’hui, tout comme celui socialiste de demain, ne connaissent ni ne reconnaissent ni forme ni représentation [72] ; ils n’ont même pas la force d’un langage qui leur soit propre. Ils sont construits sur des besoins qui ne sont que néant. Leur aboutissement fatal est un déroulement de processus économiques s’autoréglant et s’autogouvernant. Mais avec un automate, aucun lien rationnel, aucun lien personnel, politique ou idéologique n’est possible. Aussi longtemps que cet État s’enfermera dans son étonnante ardeur d’opposition à la raison, aucune médiation de valeurs supra-rationnelles ne pourra l’intéresser si peu que ce soit. Mais l’Église peut attendre. « Sub specie de sa durée survivant à tout, elle sera la complexio de tout ce qui survit. » [73]

Bibliographie

Bibliographie élémentaire

  • Zur Kritik der deutschen Intelligenz, Bern, der Frei Verlag, 17 février 1919. Réédité avec une introduction par Gerd-Klaus Kaltenbrunner, chez Rogner et Bernhard, Munich, 1970, et chez Suhrkamp, Frankfort, 1980, 327 p. Objet d’un Ph.D. de Brian L. Harris (Austin, Univ. Texas, 1979) : Hugo Ball’s Critique of the German Mind, traduction avec une Introduction par Anson Rabinbach : « The Inverted Nationalism of Hugo Ball’s Critique of the German Intelligentsia », New York, Columbia Univ. Press, 1993, 273 p. Après sa conversion en 1920, Hugo Ball retravaille son texte et le publie sous le titre : Die Folgen der Reformatio, Munich, Duncker & Humblot, 1924, 158 p.
  • Flametti oder von Dandysmus der Armen, Berlin, 1918.
  • Nietzsche in Basel, édité par Richard Sheppard, HBA, 2 (1978) 1-65.
  • Tenderenda der Phantast, Zurich, 1967.
  • Byzantinische Christentum, Munich et Leipzig, Duncker & Humblot, 1923, Insel Vlg., 1979, 324 p. ; 1923, 1979.
  • Die Flucht aus der Zeit, Joseph Stocker, Lucerne, 1927, 330 p., réédité en 1931, 1946. Trad. Flight out of Time ; A Dada Diary, avec Introd. par John Elderfield, New York, Viking Press, 1974. « La fuite hors du temps », Journal, 1913-1921, Préface de Hermann Hesse, trad. par Sabine Wolf, Monaco, Éd. du Rocher, 1993, 387 p. (cité dans le texte : « J », suivi de la date).
  • Herman Hesse sein Leben und sein Werk, Berlin, S. Fischer, 1927.
  • Hans Burkhard Schichting (éd.), Hugo Ball und die Zeitkrankheit, ausgewählte Schriften, Suhrkamp, 1984, 1988. (Depuis 1976, la ville de Pirmasens édite chaque année un H. B. Almanach.)
  • Politische Romantik, von Dr. Carl Schmitt-Dorotic, Privatdozent an der Universität Strassburg, Munich et Leipzig, Dunker & Humblot, 1919, 162 p. En 1920 : « Politische Theorie und Romantik, von Carl Schmitt-Dorotic », in Historische Zeitschrift, t. 123, p. 377-397. La seconde édition, sous le nom de Carl Schmitt en 1925 (préface de septembre 1924), reprend le texte de 1919 et lui intègre avec de sensibles modifications, l’article de 1920. Troisième édition inchangée, en 1968. L’édition de 1925 de P. R. a été partiellement traduite par Pierre Linn en 1928. Il manque notamment l’excursus « Un romantique sur le trône des Césars » – une lecture de Julien l’Empereur où celui-ci se trouve dédouané par Schmitt d’un réel romantisme. P. Linn semble avoir été mis en relation avec Schmitt par J. Maritain ; tous deux ont coupé tout lien avec Schmitt en 1933 ; mais la correspondance entre Linn et Schmitt reprend en novembre 1948 et novembre-décembre 1949 ; cf. Glossarium, p. 79-80, 279, 283.
  • Diktatur, 1921, 1928, 1964 ; trad. fr. en cours.
  • Politische Theologie, 1922, 1934, 1979 ; trad. angl. 1985 ; trad. fr. 1988.
  • Römische Katholizismus u. politische Form, 1923, 1925, 1984, 1988 trad. fr. en cours (cité dans le texte : Cath. Romain).
  • Quand Ball rencontre Schmitt pour la première fois, celui-ci a déjà derrière lui une liste d’essais de franche portée philosophique : « Der Spiegel » (1912) ; « Don Quixotte » (1912) ; « Kritik der Zeit » (1912) ; « Theodor Däubler » (1912) ; Schattenrisse (1913, réédités avec une glose importante et une analyse très fouillée par Ing. Willinger : Carl Schmitts Kulturkritik des Moderne. Schattenrisse, Akademie Vlg., 1995) ; « Schopenhauers Rechtsphilosophie ausserhalb seines philosophischen Systems » (1913) ; « Theodor Däubler’s Nordlicht » (1916) ; « Die Sichtbarkeit der Kirche » (1917) ; une Préface à sa propre réédition de l’Autobiographie (1816) du piétiste J. A. Kanne (1918) ; « Buribunken » (1919) ; son premier article sur Donoso Cortes (1920).
  • Der Wert des Staates und die Bedeutung des Einzelnen, 1914 ; Diktatur und Belagerungszustand, 1916 ; Die Geistesgeschichtigelage des heutigen Parlementarismus, 1923, 1926, 1979 (5e éd.), trad. angl. 1985 ; trad. fr. 1988 ; Die Diktatur des Reichspräsidenten nach Art. 48 des Reichsverfassung ; Die Rheinland als Objekt internationaler Politik, 1925 ; Die Kernfrage des Volkerbundes, 1925 ; Ein französischer Kritiker der Zeit (Lucien Romier, Explication de notre temps, 1925), 1926 ; Der Begriff des Politischen, 1927, 1932, 1963, 1987, trad. fr. 1972 ; Die Verfassungslehre, décembre 1927.

Notes

  • [1]
    « Carl Schmitts Politische Theologie », von Hugo Ball, in Hochland, Jg. 21, juin 1924, 263-286 ; reproduit comme « Dossier » dans Der Fürst dieser Welt. Carl Schmitt und die Folgen (Jacob Taubes, éd.), 1983, 1985, 100-115 ; repris dans Hugo Ball, der Künstler und die Zeitkrankheit. Ausgewählte Schriften (Hans Burkhard Schichting, éd.), Suhrkamp, 1988.
  • [2]
    L’Essai évoqué est un extrait de What’s wrong with the world ?, Londres, 1913, écrit après une controverse avec Bernard Shaw sur les questions sociales : le chapitre 2, « Wanted an unpractical man », paru dans Summa 4, 1918, 32-47, sous le titre « Von den Idealen ». Gilbert Keith Chesterton (1874-1936), converti en 1922, est avec R. H. Benson (cf. infra, p. 100, note 1) l’une des grandes figures du catholicisme anglais, venues dans la foulée de J. H. Newman (1801-1890). Tous trois, surtout Newman, dont Schmitt fut très curieux, sont très présents dans les milieux catholiques allemands avant et après la guerre de 1914-1918. Témoin Przywara en 1922. L’œuvre abondante de Chesterton s’inscrit, de manière peu ordinaire, dans la protestation de l’époque contre le scientisme et l’agnosticisme. Albert Speer, dans sa prison de Spandau, lisait encore Napoleon of Nothing Hill, de 1904, dirigé contre l’impérialisme (Journal de Spandau, 7 avril 1957). L’œuvre entière est en fin de réédition (14 vol. à ce jour). L’éventualité de la canonisation de ce passionné de Dieu serait actuellement débattue. Biographie par Maisie Ward, 1944.
  • [3]
    En se qualifiant lui-même d’ « aventurier intellectuel », en 1947, Schmitt reconnaissait implicitement faire partie de ces idéologues que le pouvoir politique en général redoute ou méprise. On pensera en France à Napoléon, comme Ball à Bismarck : « Il y avait une fois au cœur de l’Europe, un pays où un terrain favorable à l’idéologie désintéressée avait été loyalement préparé. On ne pardonnera jamais à l’Allemagne la fin de ce rêve. Celui qui a fait le plus pour débarrasser l’Allemagne des idéologies, c’est Bismarck » (J., 15 septembre 1915). Il convient de relever l’insistance avec laquelle Ball revendique ce terme pour Schmitt (qui ne s’est jamais qualifié ainsi) tout en se l’appropriant pour lui-même (une vingtaine de fois idéologue ou idéologie dans le texte). Si l’on voulait souligner le contexte des origines françaises du mot, on devrait parler d’un retournement complet de sens ici : Schmitt est « idéologue » en ce qu’il réaffirme l’Idée, et les idées dans une époque qui les rejette – cf. Däubler parlant d’une « époque sans idée » – et l’idée en ce sens est en opposition entière à l’idéalisme philosophique du XIXe siècle. Mais ce serait une erreur de chercher une opposition, à la manière française, dans les emplois de ce terme, tel que l’entend Ball : il écrivait, en avril 1915 : « Les idées veulent être plus : un étalon de mesure pour l’ordre terrestre » (J., p. 49) ; ou bien, quelques mois plus tard : « À quoi me sert-il de me laisser choir ? Puisque même en tombant, je ne perdrai jamais la tête au point de ne pas étudier les lois de la pesanteur ? » (un écho d’une lecture de Chesterton ?). Et d’une manière plus explicite en avril 1917, et où Schmitt pouvait le rejoindre : « Qu’est-ce au fond un idéologue ? Un maître de lecture dans le livre surnaturel des images. Nos penseurs sont-ils des toxicomanes de l’image ? On ne saurait l’affirmer. Qu’enseignent-ils sur la pensée et l’essence de l’image ? Platon était un idéologue, Hegel ne l’était pas, Kant non plus. Ce qu’il faut exiger avant tout, c’est la fusion des noms et des choses : éviter autant que possible les mots pour lesquels il n’y a pas d’image. Pour être un idéologue, il faudrait connaître les lois de la magie. Qui en a encore connaissance ? Nous jouons avec un feu que nous ne pouvons maîtriser » (J., p. 209). Et encore, cette fois sans doute après avoir fait connaissance de Schmitt à Munich, ou s’apprêtant à le faire, en février 1919 : « Faire de la politique veut dire réaliser des idées. L’homme politique et l’idéologue sont des natures opposées. Le premier utilise l’idée, le second la développe, contrecarrant sans cesse les efforts politiques. La seule politique digne de l’idéologue, c’est probablement l’application de son idée à sa propre personne et dans sa propre vie. » Ball a visiblement lu Der Wert des Staates und die Bedeutung des Einzelnen. Enfin, pour être plus fidèle au contexte de l’époque, il faut rappeler que cette valorisation de l’Idée (et de la forme) – qui a son équivalent en France à l’époque à Meudon comme à Grenoble notamment – s’inscrit dans le rayonnement de Solesmes, et de Beuron pour l’Allemagne, où le P. Didier Lenz exprimait dès 1856 sa réaction contre l’idéalisme par le besoin de clarté de la pensée : primat donné à l’idée, à la forme, à la présence, trois notions intimement associées dans l’esthétique de Beuron et dans la rénovation liturgique qu’elle inspire. Eugenio d’Ors (Au grand Saint Christophe, 1932, p. 50 et 84 s.) parle d’une participation de Schmitt à cette réforme. Mais la question, dans l’ensemble du public, est loin d’être aussi simple : quand le très honnête Max Hermant constate, en 1931 : « En Allemagne, l’importance de l’idée est considérable... », de quelle idée s’agit-il au juste ?
  • [4]
    Ce sont les deux thèses de Schmitt : Über Schuld und Schuldfrage. Eine terminologische Untersuchung, dissertation, éditée à Breslau, 1910 ; Gesetz und Urteil. Eine Untersuchung zum Problem des Rechtspraxis, thèse d’habilitation passée à Strasbourg, sous la direction de Fritz van Calker, à qui elle est dédiée. Rééditée inchangée en 1968, avec cette précision dans l’Avertissement, qu’elle « concerne la juste décision, une question qui continue d’être traitée dans la séquence des œuvres Die Diktatur (1921), Politische Theologie (1922), Der Hüter der Verfassung (1931), Über die drei Arten des rechtswissenschaftlich Denkens (1934). D’où il résulte que l’ensemble du domaine du droit ne se structure pas seulement dans ses normes, mais aussi dans les décisions (ici : Dezisionen) et dans des institutions (ordres concrets) ».
    Der Wert des Staates und die Bedeutung des Einzelnen, von Dr. Carl Schmitt, Pabla v. Dorotic zugeeignet, Tübingen, 110 p., J. C. B. Mohr Verlag (chez qui Georges Chatterton-Hill publiait en 1913 Individuum und Staat, Untersuchung über die Grundlagen der Kultur), est le seul texte important (parfaitement reconnu par Schmitt dans ses dernières années) qui n’ait pas été réédité. Il avait été préparé en 1913 par une analyse de la philosophie du droit de Schopenhauer, et est une forme de proclamation que sa visée générale est celle d’un philosophe, philosophe du droit particulièrement, et en rien celle d’un politique.
  • [5]
    Schmitt définit lui-même l’érudit dans Catholicisme romain.
  • [6]
    Carl Schmitt dira, en 1970 : « Que reste-t-il (de cette rencontre avec Ball) ? Je ne voudrais pas le critiquer, je voudrais le comprendre, et en vérité avec une réelle affection, pas seulement avec amitié, mais avec vénération. Il peut aussi avoir fait avec moi ce qu’il veut, cela ne change rien. Je suis maintenant assez âgé, et je sais assez la signification de Ball pour nous tous, pour l’apprécier. Il a dit de moi la chose réellement la plus belle, comme il en fut jamais dit en termes de louange et de reconnaissance. Il a dit de moi : » Il a vécu son époque dans la forme de conscience que lui donne son talent ( “In der Gewissensform seiner Begabung erlebt er die Zeit” ). Une phrase merveilleuse dans chaque détail qu’on ne peut reconnaître en un clin d’œil. « Il a vécu son époque dans la forme de conscience que lui donne son talent », cette phrase je l’accepte pour moi comme une forme de reconnaissance. Et la force d’expression de cette phrase est encore bien plus grande que sa beauté stylistique qu’on pressent en la lisant, ou même en l’entendant.
    J. S. — N’est-ce pas une phrase qu’on pourrait appliquer à Hugo Ball ?
    C. S. — Magnifique... Cela lui convient sûrement. Pour toute manière sérieuse de s’occuper à l’avenir de Hugo Ball, je prendrais cela comme devise... Cela lui convient sûrement, comme à moi-même, comme à tout homme qui a traversé avec honneur cette époque, une époque déchirée, divisée, pleine de contradictions. C’est la devise pour Hugo Ball : « Il a vécu son époque dans la forme de conscience que lui donne son talent » (cité par Joachim Schickel, p. 58-59). Il n’y a ni préciosité, ni coquetterie dans cette reprise insistante par Schmitt de la phrase de Ball. C’est tout le sens de sa vie (oserait-on dire : sa forme de rédemption ?) que de conquérir son éternité dans un dépassement de son époque en l’assumant intégralement. À l’époque, Schmitt a déjà exprimé cette ambition en 1912 dans la Critique de l’époque (compte rendu de Kritik der Zeit, par Rathenau, 1911) ; il l’a réalisée aussi dans sa lecture de Cervantes en son temps (Don Quixotte, in Rheinland, 1912). (Le thème de don Quichotte est très actuel à l’époque, Ball lui-même en 1919 : « Nous croyons en don Quichotte et au plus fantastique de toute la vie... Nous ne croyons pas à l’Église visible mais à une Église invisible, etc. » J., p. 121.) Mais cette littérature ne dispensait pas Schmitt d’opérer en 1923 cette même critique dans un registre sensiblement plus caustique et direct – et pourtant finalement seulement complémentaire du précédent, si l’on sait lire cette Geistesgeschichtige Lage der heutigen Parlementarismus. Un travail important sur lequel Ball est ici absolument silencieux.
  • [7]
    Cf. Glossarium, p. 224, et Ball lui-même, le 4 octobre 1915 : « Je ne saurais vivre sans la conviction que ma propre destinée représente un résumé de celle du peuple tout entier » (J., p. 75).
  • [8]
    La formule « C’est pensé catholique, eschatologique », reprise ci-dessus pour caractériser la forme de salut propre à l’idéologue selon Ball, traduit sans doute une trop stricte identification du catholicisme à l’eschatologie. Reste que c’est une exigence constante de la part de Schmitt, que les mots « soient pris directement de notre propre existence », comme il le dit à propos de notre compréhension de Nietzsche ou de Donoso Cortes (Donoso Cortes, 1950, p. 109). C’est sa forme d’existentialisme, au sens qu’avait encore ce terme « avant de devenir une philosophie particulière ». Schmitt veut être lui-même l’incarnation de l’idée de droit. Parmi les images qui l’entourent ou l’imprègnent, celle de l’Imitatio Christi n’est pas toujours très éloignée. Très sobrement, il écrit en 1949 : « Je constitue en somme (pour la première fois) la science juridique en tant qu’instance spirituelle, en opposition à la science juridique qui avait cours jusqu’à présent en tant que fonction des événements et des intérêts corporatifs ou sociaux ou politiques. Justice (Gerechtigkeit) n’est pas un métier... La charge de la justice (G.) comme profession et fonction de laïcs est un mensonge. Peut-être un ordre (Orden) est-il pensable, dont les membres sont prêts à prendre sur eux le martyr de la justice (G.). Mais cela les juristes ne le seront pas » (Glossarium, p. 224, le 6 mars). La même inspiration se reconnaît dans le sens que Carl Schmitt confère couramment au terme Entscheidung, pour décision, ce qu’il confirme en 1949 : « À la place de décision, j’aurais pu dire “empreinte” (Prägung)... Mais ils ne me comprennent pas » (Glossarium, p. 268). En 1968, dans l’Avertissement à la réédition de Gesetz und Urteil de 1912, Schmitt use discrètement de la différence entre Entscheidung et Dezision.
  • [9]
    Le juridique s’associe, dans Catholicisme romain, à l’esthétique et à la gloire de la puissance ; mais Schmitt pense surtout en fonction du juridique et de la puissance qui s’y trouve liée ; on pourrait dire que, replacé dans l’époque, le juridique est pour Schmitt ce qu’est l’esthétique pour l’école de Beuron ; et par ailleurs, voyant la situation à plus longue échéance, Schmitt est très conscient des dangers de la valorisation de principe de l’esthétique comme telle (ce qui n’est d’ailleurs pas le fait de Beuron) ; il en va de même de la mise en valeur exclusive de la morale : toutes deux, esthétique et morale, sont des substituts de la politique, qui seule est l’instrument nécessaire de l’Idée. Cf. Visibilité de l’Église, 1917.
  • [10]
    D’abord partisan convaincu d’une monarchie constitutionnelle s’appuyant sur la bourgeoisie, puis à partir de 1849, convaincu de la victoire inévitable de ce qu’il appelle la « civilisation philosophique » comme du mal sur le bien, Juan Francisco Donoso Cortes (1809-1853), marquis de Valdegamas, quelque temps exilé à Paris auprès de la reine Marie-Christine lors de la dictature passagère d’Espartero jusqu’en 1843, un temps délégué plénipotentiaire à Berlin, un autre à Paris début 1851 (où Napoléon III, que D. C. considérait comme un pis-aller, ne dédaignait pas de lui demander conseil), fut surtout connu à partir de son discours aux Cortes sur la dictature et la révolution, en janvier 1849, à la veille de son départ pour Berlin et deux ans après ce qu’il nomme lui-même sa conversion. Son Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme considérés dans leur principes fondamentaux, paru en 1851 dans la « Bibliothèque nouvelle » de L. Veuillot, repris dans les œuvres en trois volumes (1858-1859), a été réimprimé en 1986. D. C. a été redécouvert dans l’entre-deux-guerres en partie grâce à Carl Schmitt qui trouve en lui l’une de ses références majeures.
  • [11]
    C’est aussi l’expérience directe de Ball, qui note, en 1918 : « Les contradictions entre l’œuvre et la vie, le social et le privé, le savoir et la foi, l’État et l’Église, la liberté et la loi, la justice humaine et la justice chrétienne, toutes ces contradictions dérivent de l’opposition luthérienne entre la foi et l’Évangile... Leur séparation est étrangère au catholicisme : les papes ont fait une autre lecture de saint Paul que Luther. Et grâce à leur interprétation, ils ont empêché une désastreuse scission qui parcourt toute la vie spirituelle allemande : le désintéressement à l’égard des choses temporelles, alors que le pouvoir temporel prenait justement son essor. Il est à craindre qu’à défaut d’être intégré à la loi, l’Évangile ne devienne du romantisme » (J., p. 274, 5 avril 1918). C’est Schmitt, en 1917 : « La foi sans les œuvres conduit aux œuvres sans la foi. » À vrai dire Ball reste plus proche de ce texte de 1917, dont il ne souffle mot, où le protestantisme est ouvertement mis en question, que du texte de 1923 (Catholicisme romain et forme politique) où les préoccupations de Schmitt sont différentes : capacité de l’Église à prendre en main la forme nouvelle de société, socialiste et athée, qui s’étend à l’horizon.
  • [12]
    Même s’il a pu lire, en septembre-octobre 1917, la Visibilité de l’Église, c’est de sympathie qu’il s’agit plutôt que d’influence : « Unité et réalité, ce sont les deux mots clés du XIXe siècle, qui continueront à influer sur le XXe (le 15 septembre 1917). » « Dans l’Allemagne de Ferdinand II, la “Réforme” saxonne a eu pour effet la construction d’une muraille de Chine contre toute forme de progrès et, dans les pays catholiques, le renforcement de la tendance déjà existante vers l’au-delà. Il en résulte une méfiance à l’égard de tout ce qui est réel. L’ennemi, c’est le réel. Des hommes donc, dit-on, des traîtres. On cherche à contourner l’action puisque l’action, étant une réalité, pourrait devenir une hérésie. » (Et Schmitt fait écho dans le Glossarium : « Pour l’idéaliste, toute action, toute réalisation, est une trahison. ») « On s’efforce d’éviter autant que possible l’identification à des mots et à des actes. Le succès de Frédéric II, de Napoléon Ier et même de Bismarck s’explique par de telles prémices » (J., 19 octobre 1917). Aloïs Dempf restitue plus clairement en 1938 la perspective globale de cette question de l’unité : « Le conflit entre philosophie et théologie n’existe pas jusqu’en 1300, parce que jusque-là, on respecte les sources respectives de chacun. Le conflit commence avec Luther, parce que les théologiens veulent tout s’approprier. Aujourd’hui le conflit revient depuis Kierkegaard... Le conflit s’exprime en termes de rapports entre foi et savoir. Or, dans toutes les grandes religions, la théologie est science... (Et) la philosophie chrétienne est la discussion de la foi chrétienne avec la philosophie dominante en chaque époque. »
  • [13]
    Ball n’ignore pas l’existence de Th. Däubler, ni le texte de Schmitt de 1916 sur celui-ci.
  • [14]
    Ball devance ici les observations de Schmitt sur les caractéristiques de la notion de légalité, telles que la révolution de 1917 les a mises en lumière. Schmitt citera plusieurs fois le texte de Lukács de 1920, publié dans Geschichte und Klassenbewusstsein. Studien über marxistische Dialektik, Berlin, 1923, traduit en 1960, p. 293-308. Cette citation apparaît pour la première fois dans Die Lage der europaïschen Rechtswissenchaft en 1943-1944 (et en référence à Lénine : Le radicalisme maladie infantile du communisme, traduit en allemand en 1920) reproduite dans les Verfassungs Aufsätze, 1958, p. 425-426, en note : « Un texte plus important et plus actuel que la grande masse d’écrits parus depuis 1920 sur la philosophie du droit et sur le droit naturel, parce qu’il a posé de manière juste la question (de l’illégalité-légalité) sous les concepts de légalité-légitimité. »
  • [15]
    Une telle simplification peut surprendre. En fait, elle est une manière de valoriser le Romantisme politique au titre de texte « théorique » qui domine les autres, seulement « techniques ». Cf. ici, p. 77, où Ball comparera ce livre avec la Critique de la raison pure vis-à-vis de la Critique de la raison pratique. On mesure mal aujourd’hui l’importance du « nouveau romantisme » qui secoue l’Europe centrale à l’époque, y compris la réflexion sur le romantisme. S’appuyant sur Julius Bab (Fortinbras ou la lutte du XIXe siècle contre l’esprit du romantisme, 1914), Ball explique le romantisme en Allemagne par le refoulement du catholicisme, et il en déduit la nécessité d’une (ré-)implantation du catholicisme en terre germanique. Une idée sensiblement partagée par plusieurs auteurs catholiques – surtout depuis la formation du Winfriedbund pour la « recatholicisation » de l’Allemagne en 1920 – Activités de Romano Guardini et Konrad Adenauer notamment. Est-ce pure coïncidence si Schmitt écrit la Visibilité de l’Église en 1917, l’année des fêtes du quatrième centenaire de Luther ?
  • [16]
    Pseudologia phantastica, que Ball disait, dans la Critique de 1919, « christianisée sous le nom de “philosophie critique” ».
  • [17]
    Troeltsch, Die Soziallehren der christlischen Kirchen u. Gruppen, Tübingen, 1912, p. 931, cité par Schmitt dans Romantisme politique, 1925, p. 175.
  • [18]
    Adam-Henri Müller (1779-1829) mène une existence très dispersée dans toute l’Europe du Nord jusqu’en 1814 quand Metternich le prend à son service. Parti d’une réflexion sur les origines du droit, et convaincu que l’antithèse est le principe de toutes choses naturelles (Von Gegensatzlehre, 1804), il est connu surtout pour La nécessité d’un fondement théologique pour l’ensemble des sciences de l’État, qui vient en 1814 aux termes d’une série d’articles et de conférences sur la science et la littérature allemande, sur la théorie de l’État, sur l’économie politique. Essentiellement intéressé par l’économie, il se fait l’adversaire d’Adam Smith tout en se voulant libéral. Converti au catholicisme en 1805 après sa rencontre avec Gentz à Vienne, il est très ami avec Friedrich Schlegel (lui-même converti en 1802) avec qui il édite Concordia (1820-1823). Il prétend « christianiser l’économie politique »... ; et Éd. Vermeil, qui guide ses étudiants d’agrégation en 1925 dans une étude sur le romantisme, y voit l’un des ancêtres les plus authentiques de Rathenau dans la lutte de ce dernier contre la mécanisation contemporaine.
    Troeltsch (Œuvres, III, 218) estime que c’est Meinecke qui a remis A. M. en circulation. Quand Meinecke édite Le cosmopolitisme et l’État national en 1908, c’est pratiquement le centenaire de la publication des Éléments. En fait la disposition de l’époque se prête naturellement à un retour sur le début du XIXe siècle (à titre d’exemple le gros ouvrage de Nadler sur le romantisme, « 1804-1904 »). L’actualité du catholicisme n’échappe pas à cette tendance. Une partie des œuvres de philosophie politique d’A. M. est rééditée justement en 1923 par Rudolf Kohler, notamment La nécessité d’un fondement théologique, préfacé par Erich Przywara.
    Les nombreuses réactions critiques, au début des années 1920 au traitement réservé par Schmitt à Müller viennent en grande partie du malentendu créé par l’approche strictement conceptuelle d’un ensemble de phénomènes perçus en général sous leurs aspects pratiques.
  • [19]
    Franz v. Baader, souvent classé parmi les romantiques, déclarait pourtant : « C’est ma vocation de mettre fin à la philosophie de Descartes » (Werke, t. XV, 643, éd. 1851 ; repr. 1963). Mais il ne fait en cela que rejoindre l’hostilité générale à Descartes, en Allemagne, depuis le début du XIXe siècle – à l’exception du catholique Anton Günther. C’est que, de Schopenhauer à Heidegger, Descartes symbolise plus encore que le point de départ de la philosophie moderne, l’origine d’une déviance « occidentale », c’est-à-dire mécaniciste et inhumaine de la civilisation. L’Allemagne du XIXe siècle et jusqu’à la dernière guerre mondiale, a le sentiment très fort de ne pas appartenir à l’Occident. Cf. Conférence de Troeltsch de 1912 ; Schmitt, Glossarium, p. 120, et Heidegger, Qu’est-ce que penser ?. C’est à cette conviction de la spécificité allemande entre Orient et Occident que s’alimente nettement, dès Franz v. Baader, le besoin d’une union des l’Églises d’Orient et d’Occident.
    Hermann Bahr n’avait sans doute pas tort en 1919 de juger Ball romantique, ce dont celui-ci se défend à peine (« Tout ce en quoi je suis censé croire, selon Hermann Bahr, c’est à un nouveau romantisme dans l’esprit de Fr. v. Baader, à une conspiration in Christo, à une révolution sacrée, et à une Unio mystica du monde libéré, à une nouvelle union de l’Allemagne avec l’ancienne spiritualité de l’Europe... » (J., 5 juin 1919) quand il ne le reconnaît pas directement : « ... et après tout, je ne resterai peut-être qu’un romantique » (J., 5 mars 1917). C’est en revanche très discutable de taxer Schmitt de romantisme, comme Wohlgemuth l’avait tenté avant d’autres dès 1933.
  • [20]
    Edmund Burke (1728-1797), catholique irlandais, avocat de formation, assume diverses positions politiques, dont député aux Communes ; ce « Cicéron anglais » a été un critique très ferme des injustices qui motivaient l’insurrection des colonies en Amérique (Réflexions sur la cause des mécontentements actuels, 1776) ; il fut pourtant par ailleurs l’adversaire de plus en plus âpre de l’idée de république ; il a joué un rôle décisif dans l’hostilité de l’Angleterre et de l’Allemagne à l’égard de la France, par ses Réflexions sur la Révolution française en 1790, et ses Pensées sur la paix régicide, l’année avant sa mort, en 1796. Comme Bonald et de Maistre, il est volontiers étiqueté « romantique » dans la littérature critique ou historique.
  • [21]
    La formule de Schmitt est plus tranchante : « La pensée scientifique cessa d’être géocentrique et chercha son pivot au-delà de la terre ; la pensée philosophique devint égocentrique et se régla sur le moi. Ainsi fut créée l’opposition entre la pensée et l’être, etc. » Quant à l’impuissance de la solution transcendantale, elle avait déjà été relevée par Schmitt en 1914 dans La valeur de l’État et la signification de l’individu. D’autres formulations de 1914 sont intégrées dans Romantisme politique en 1919.
  • [22]
    Romantisme politique, p. 78 (éd. 1968).
  • [23]
    Ibid., p. 86.
  • [24]
    Ibid., p. 101. Le texte de Schmitt donne cette expression comme de Novalis.
  • [25]
    Ball reprend plus formellement cette pensée de Schmitt, infra p. 77. On notera sa consonance avec le même thème développé par Heidegger et surtout – à leur insu, de toute évidence – avec le théorème de Kurt Goedel (1931), inaperçu du grand public avant les années 1970. Michele Nicoletti est le seul, à notre connaissance, à avoir relevé ce rapprochement entre la critique du formalisme juridique par Schmitt et la critique du formalisme logico-mathématique par K. G. (cf. M. N., Trascendenza e popere. La teologia politica d. Carl Schmitt, 1990, p. 361, en note).
  • [26]
    Le « numineux » : la notion semble mise en circulation à l’époque par le livre de Rudolf Otto, Das Heilige. Über das Irrationale in der Idee des Göttlichen und seine Verhältnis zum Rationale, 1917, 11e édition en 1923. Traductions anglaise (1923), suédoise (1924), espagnole (1925), italienne (1926), japonaise (?), française (1929 sous le titre Le sacré, 258 p.).
  • [27]
    Théologie politique, chap. 4, p. 62 (trad. 1988).
  • [28]
    Ibid., avec citation de Newman entre les deux phrases : « No medium, dit Newman, between Catholicists and Atheism. »
  • [29]
    Ibid., p. 63.
  • [30]
    Ibid. et Catholicisme romain, p. 16 (éd. G. Maschke).
  • [31]
    Ernst Hello (1828-1885), cité dans Cath. rom., à un tout autre titre (p. 45), était déjà connu de Ball, dans la Critique de l’intelligence allemande, pour avoir désigné « la racine de la philosophie du néant... Le grand malheur, le péché originel de la société moderne : le protestantisme » (in L’Allemagne et le christianisme, p. 247-260). Ernest Hello comme Léon Bloy, Barbey d’Aurevilly, Villiers de l’Isle-Adam et al. font partie, avec Lamennais, des lectures communes à Schmitt et à Ball, et dans le milieu autour de Karl Muth. La citation de notre texte est tirée de Philosophie et athéisme, 1888, p. 226-297 (rééd. en 1903 et 1995).
  • [32]
    Il semble que les trois auteurs (Géraud de Cordemoy, 1620-1684 ; Arnold Geulincx, 1624-1669 ; Malebranche, 1638-1715) soient venus indépendamment les uns des autres à ce qu’on a appelé rétrospectivement pour tous l’ « occasionnalisme » à partir de Malebranche. Cordemoy et Geulincx sont des transfuges du catholicisme, et l’on sait que Malebranche a vu deux de ses ouvrages mis à l’Index. Il n’est pas indifférent pour l’histoire des idées de relever que Geulincx attire l’attention au tournant du XXe siècle (dans les années 1880 et 1930) ; l’édition complète de ses œuvres date de 1891-1893 (3 vol.).
    E. Troeltsch, dans Historicismus und seine Probleme, 1922 (repris dans Gesam. Schfr., III, p. 286, 298, 336-337), mentionne le travail de Carl « Schmitt-Dorotic ». Celui-ci, dans l’article de 1920, s’excuse de ne pas parler de Malebranche, puisqu’il l’a déjà fait dans son livre de 1919, précisant que cela lui apparaît maintenant « d’autant plus nécessaire qu’il a eu dans l’intervalle l’expérience que l’occasionnalisme est en Allemagne un concept hybride, et Malebranche un auteur à peine connu », bien que « d’un effet historique extraordinairement profond et étendu » (note, p. 387). C’est clair que Schmitt a lu Troeltsch dans l’intervalle. Il le tenait jusqu’à la fin en très grande estime. Ce n’était pas tout à fait juste de dire que Malebranche est à peine connu en Allemagne, puisque Œtinger s’y réfère abondamment, et il occupe dans le livre de Schopenhauer une place importante. Cependant, on peut se demander pourquoi c’est sous l’anonymat que paraissait à Leipzig, en 1800, un ouvrage de 630 pages intitulé Malebranche’s Geist im Verhältnis zu dem philosophischen Geist der Gegenwart. Oder pragmatischer Auszug der originellesten und interessentesten Ideen dieses Philosophen. Le texte est suivi d’un choix d’extraits de Malebranche. En 1776-1778 avait déjà paru une traduction de la Recherche de la vérité sous la signature de J. H. Friedrich Ulrich et Christian Ludwig Paalzow, avec remarques de J. Ph. Müller en quatre volumes ; il semble qu’il y ait eu une édition ultérieure en trois volumes. En 1831 vient Malebranche über die Morale, trad. par K. Ph. Reidel, Heidelberg, 1831 ; puis Malebranche christlich-metaphysische Betrachtungen, trad. par Karoline Lombard, Münster, 1842. Enfin, les Méditations chrétiennes et métaphysiques auraient été éditées à Cologne, en même temps qu’à Paris, en 1683.
  • [33]
    Schmitt ne consacre pas moins d’une cinquantaine de pages à Fr. Schlegel dans le Romantisme politique (163-210) ; et ce n’est qu’un effet de sa méthode de travail s’il ne souffle mot de la conversion plus significative à l’époque de Stolberg, et qui semble avoir eu son importance pour Kanne. Mais Schmitt parle ici de choses in politicis, pas de l’itinéraire spirituel individuel des auteurs. Quant aux Fragments de Novalis, Malebranche n’y apparaît pas une fois.
  • [34]
    Ce ne sont pas seulement des romantiques qui conjoignent les puissances suprasensibles et les puissances matérielles... Très tôt Napoléon fut perçu comme jouant avec le monde, et « pour cela il faut être Dieu » ; Léon Bloy satanise directement Napoléon, et Ball lui-même estime dans la Critique de l’intelligence allemande, que « le XIXe siècle fut la lutte entre Napoléon et le Christ ».
    C’est par le fil de cette « imposture » commune que Schmitt établira après guerre la continuité du romantisme à Hitler, comme aussi déjà du romantisme à Disraeli (Gloss., p. 35 et 142). Goethe était en apparence moins radical, qui voyait en Napoléon une force « démonique » comme dans César, Socrate Mahomet ou... le Christ (Poésie et Vérité, 4e partie). Ce qui permet cependant à Schmitt d’imputer à Goethe l’origine du thème, fatal à l’Allemagne selon lui, du « génie », aboutissant à Kommerel (Max Kommerel, Der Dichter als Führer in der deutschen Klassik : Klopstock, Herder, Goethe, Schiller, Jean-Paul, Hölderlin, Berlin, 1928), sur lequel Schmitt s’appuie à plusieurs reprises pour justifier la continuité évoquée à l’instant (Gloss., p. 64-65, 238, 240), et aussi l’aboutissement de la civilisation à de plus grandes catastrophes. Le thème du « démonique » a conduit Ball à ses recherches sur la psychanalyse et sur l’exorcisme en vue de sa « Thérapie de l’Église ». Schmitt, pour sa part, correspondant en 1949 avec G. Günther, lui confie que le démonique est la forme d’ésotérisme qui le retient presque exclusivement (Gloss., p. 62, 19 décembre 1947).
    Il n’est pas inutile de rappeler la définition que Goethe donnait de cette notion du démonique (et que Ball commente encore longuement dans son Journal, p. 309-312) : « Une force de nature positive et non destructrice, chez des hommes qui déploient une force prodigieuse, et qui exercent un empire impitoyable sur les créatures... C’est en vain que les esprits éclairés veulent rendre ces hommes suspects, comme trompés et trompeurs : la masse est attirée par eux..., rien ne peut les surmonter que l’univers lui-même, avec lequel ils ont engagé la lutte, et ce sont peut-être des observations pareilles qui ont donné naissance à cette maxime singulière mais d’une portée immense : Nemo contra Deum nisi Deus ipse » (Poésie et Vérité, 4e partie). On connaît l’effort de Schmitt pour justifier cette maxime (Théologie pol., II, 1970). Les anciens ne disposaient-ils pas déjà de la formule : « Nemo contra regem nisi rex ipse » ? (cf. Ernst Bertram, Nietzsche, Essai de mythologie, août 1918, trad. R. Pitrou, 1932, p. 24).
  • [35]
    Ce chapitre VII est l’axe central de l’ensemble du texte ; il coupe celui-ci en deux parties : celle de la présentation simple de Schmitt et de son œuvre jusqu’au chapitre VI inclus ; à partir de VII vient la partie interprétative dont la méthode est exprimée ici directement : comprendre l’œuvre comme « dominée (par) l’opposition de la ratio et de l’irrationnel... sous les formes les plus diverses », opposition dont Ball verra la solution définitive dans le couple harmonique ratio et repraesentatio, passant outre à ce qu’il estime la présence incongrue du « miracle politique ». Il reconnaît à juste titre que « l’unité de l’œuvre de Schmitt repose sur l’éclaircissement de la raison vis-à-vis du supra rationnel », mais il reste frappé par la différence entre la relation jurisprudence-théologie et celle entre jurisprudence et « l’arbitraire d’une usurpation » (ibid.), sans voir que tout l’effort de Schmitt vise à cette gageure d’effacer cette distinction.
    Nous verrons à partir du chapitre suivant comment Ball prend pour méthode l’objet à traiter ; plus précisément, il tend à hypostasier l’antithèse qu’il utilise, à la justifier comme fondée en la reconnaissant comme pratiquée. Ce faisant, il contraint à son insu l’expérience vue par Schmitt à exprimer ses conséquences une fois qu’elles se trouvent plongées dans une autre époque de l’histoire : ce qui était possible hier pour Cromwell, le sera demain pour Hitler. L’incompréhension de Ball fournit une contre-épreuve de la portée pratique du propos de Schmitt. Mais celui-ci ne s’est jamais soucié des conséquences de ce qu’il pense, et cette contre-épreuve en effet ne change pas la vérité de son propos.
  • [36]
    L’opposition entre repos et mouvement, identique à l’opposition entre ratio et irrationnel, n’est-ce pas cette identité que retrouve Schmitt dans sa tentative pour un Deus contra Deum (in Théologie politique, II) ? La notion de stasis qui porte ici cette ambivalence (nous préférons ambivalence à opposition) est quelque peu dans l’air à l’époque, au-delà de la sensibilité particulière de l’intelligence allemande au double génitif, comme Stefan George en offre un exemple frappant. Cf. G. R. Urban, Kinesis and Stasis, Mouton & Cie, 1962.
  • [37]
    C’est quasiment une loi de l’histoire que Ball énonce ici sous forme de loi de proportion inverse entre la grandeur reconnue de la raison (d’être) et son affaiblissement à mesure de la « vulgarisation moralisatrice » de la notion de mal. En quoi, dans le corollaire, quand Schmitt souligne la nature mauvaise de l’homme, l’appréciation n’est pas morale mais celle d’un satanisme, tout comme inversement souligner la nature bonne de l’homme n’est que l’expression de la divinisation du peuple par la voie de la sacralisation de l’individu. Un point commun à Schmitt et à Ball, plus actuel que jamais. Dans sa reformulation de Schmitt, Ball tire la tonalité dans son propre sens : la proposition de Schmitt sur laquelle Ball s’appuie pour formuler sa loi de l’histoire dit exactement « parallèlement à la diffusion de la pensée économique (souligné par nous), s’affaiblit la compréhension de chaque sorte de représentation » (Cath. rom., p. 43, éd. G. Maschke). Quant au « tranchant dogmatique et politique... qui n’est pas sans inconvénient », Ball prête ici à Schmitt justement ce dont il semble accepter à la page suivante que Schmitt en dédouane Donoso Cortes. C’est que Ball a beau s’être frotté au juridisme de Schmitt, et en avoir clairement reconnu la réalité, il n’a pas perdu pour autant ses sentiments de 1918, qui le portaient notamment à un enthousiasme très idéologique pour Woodrow Wilson. Ici il doit se faire quelque peu violence pour restituer une pensée qui n’est pas tout à fait la sienne. On relèvera « la thèse du parti pris sur la nature de l’homme », le « il admet cependant », « la vérité plus clémente », etc. D’ailleurs, le 1er septembre 1924, deux mois après la parution de l’article, il écrit à sa femme au sujet de Schmitt que « ses idées sur la dictature sont exagérées et pernicieuses (schädlich) », et qu’ « elles viendraient de la restauration prussienne au service de la politique de revanche... La même chose vaut pour sa manière de détester les idées de 1789. Son appréciation des droits de l’homme est injuste et manque d’objectivité. Il attendra en vain une dictature catholique dans l’Allemagne d’aujourd’hui, et même dans l’Allemagne des dix prochaines années, et ne la fera pas avancer surtout au moyen de sa doctrine » (cité par Julian Schütt, « Balles Zweites Tagesbuch », in Bernd Wacker (éd.), Dionysius DADA Areopagita, F. Schöningh, 1996, p. 272).
  • [38]
    Quant à la formule « la conception latine » (que Ball avalise entièrement, cf. : « le Latin Schmitt »), elle traduit sans doute aussi le sentiment de Ball d’une victoire sur lui-même, du Ball marqué par la conception orthodoxe du christianisme. N’attendait-il pas en 1917 du christianisme russe qu’il fasse barrage au romantisme occidental ?). Mais pour le lecteur de l’époque, « le Latin Schmitt » ou bien « la conception latine » risquaient surtout de réveiller le « los vom Rom » (cf. ici Présentation, note, I) et défier le sentiment diffus auquel il répond alors en Europe centrale, un défi que Schmitt assume en élevant la question à l’échelle des rapports entre l’Église et la civilisation moderne. Il ne faut pas sous-estimer l’importance de ce qui fut d’abord la résistance (Widerstand) dans la tradition calviniste allemande, et qui peut sans doute éclairer le complexe allemand devant la nécessité d’avoir à résister, dans un autre contexte, ultérieurement. Mais c’est là une question pour soi-même.
  • [39]
    Abbé Gabriel Bonnot de Mably, 1709-1785, frère de Bonnot de Condillac, imbu de culture politique grecque et latine, publiciste un temps (Le droit public de l’Europe fondé sur les traités depuis la paix de Westphalie en 1748 ; Projet de constitution pour la Pologne, 1781), proche de Rousseau et critique des physiocrates et du parlementarisme, fut surtout un utopiste et moraliste en politique ; par ailleurs historien et contestant les historiens contemporains (De la manière d’écrire l’histoire, 1782).
    Ball voit en François Noël Babeuf (1760-1797) le « fondateur du communisme », « venu au moment où la Révolution française était arrivée à la fin de son savoir-faire économique et... administratif » (J., 25 juin 1917) ; transposant la situation après 1789 à la situation après la guerre en cours en 1917, Ball s’interroge sur la « nouvelle boucherie » qui résulterait de la décision d’éliminer les autres Babeuf qui se seront fortifiés à l’occasion de cette guerre (sic).
    Le prince Pierre Alexeïevitch Kropotkine, 1842-1921, d’abord officier dans l’armée cosaque et homme de science (géographe) jusqu’en 1872, nourri d’A. Herzen, de Proudhon, ami d’Élisée Reclus et surtout proche de Bakounine, est un témoin fabuleux et un tantinet romantique des conflits anarcho-révolutionnaires depuis 1872 jusqu’à son opposition à la révolution en Russie, où il passe les dernières années de sa vie. Paroles d’un révolté, 1885 ; Mémoires d’un révolutionnaire, 1889 ; Science moderne et Anarchie, 1912 ; La Grande Révolution, 1788-1793, Paris, 1909.
    Évoquant en 1915 l’anarchisme, Ball y voit un effet de « l’excès et de la dénaturation de l’idée de l’État » (J., 15 juin 1915). Quant à leur croyance en la bonté naturelle de l’homme, la plupart du temps cette bonté s’abreuve au trésor plus ou moins conscient d’une éducation et d’une tradition religieuse. Finalement les porte-parole de l’anarchisme (pour Proudhon, je ne sais pas, mais pour Kropotkine et Bakounine c’est certain) sont des « catholiques baptisés » (ibid.).
  • [40]
    Dans Catholicisme romain, p. 45, Schmitt parle seulement de « mythologie de savants » ; il parle surtout, dans toute la seconde partie, de pensée économique, de rationalisme économique, là précisément où Ball parle de rationalisme scientifique, manquant délibérément l’opposition entre économie et politique, qui est l’affaire essentielle pour Schmitt.
  • [41]
    Catholicisme romain, p. 20 (éd. G. Maschke).
  • [42]
    Monarchomachen en allemand. Le mot est utilisé à l’époque (en gros 1570-1620) – le grec latinisé aidant – dans tous les pays d’Europe pour désigner les adversaires de l’absolutisme royal ; mais il est originellement forgé par leurs propres adversaires. Cf. William Barclay, 1543-1600 d’origine écossaise, jurisconsulte élève de Cujas, De regno et regali potestate adversus Buchanan, Brutum, Bouchrium et reliquos Monarchomachos, libri VI, Paris, 1600, et Hanovre, 1612. Parmi les « monarchomaques », on trouve aussi bien des catholiques comme le jésuite Juan de Mariana ou le théologien et ligueur Jean Boucher, que surtout des calvinistes comme Philippe de Mornay, seigneur du Plessis ( « le pape des Huguenots » ), le jurisconsulte François Hotman ou Théodore de Bèze. Il est curieux de trouver si peu d’études systématiques en France sur ce phénomène, qu’on appelle ailleurs la « théorie de la résistance » – même Pierre Ménard est discret sur le sujet – avant la thèse de Madeleine Marabuto (Paris, 1967).
  • [43]
    Pour les historiens Cromwell se croyait réellement l’envoyé de Dieu, et son responsable direct : « The Lord accept me in His Son, and give me to walk in the light, as He is the light », dit-il, selon M. Mknappen, Tudor Puritanism, 1939, p. 993, in Maurice Ashley, The Greatness of O.C., 1957, 382 p. Et Maurice Ashley commente : « He believed in his star as much as Napoleon was to do... He was God’s chosen vessel and believed he was directed by Him upon the way of wisdom » (p. 49). Il aimait à lire la Bible et à l’interpréter lui-même, comme il en était venu à « interpret the will of God for himself ».
  • [44]
    En français dans le texte.
  • [45]
    En mettant à nu le caractère contradictoire du « miracle politique », Ball met le doigt sur le nœud des rapports entre théologie et politique. On ne peut pas dire qu’en présupposant que le pape est la seule autorité fondatrice légitime, il prête plus à Schmitt, à l’époque, que celle-ci n’en permet. Mais il ne voit pas que la contradiction en question, n’est pas pour Schmitt un obstacle de principe, mais tout au contraire, la difficulté réelle et concrète à surmonter. Il reste qu’en mettant le doigt sur la difficulté qu’affronte Schmitt, Ball indique par avance, le lieu par lequel passera l’assentiment accordé par Schmitt (sans aucune conviction personnelle) à la venue légale de Hitler au pouvoir. C’est ici que l’idéologue montre qu’il tient à son « théorème » (comme dit Blei) plus qu’à des sentiments qui auraient pu, par eux d’ailleurs aussi bien a deo excitatus, l’amener à un refus du régime. Or il se trouve que le « théorème » n’a pas encore trouvé sa formulation réelle, et le juriste catholique reste submergé par « l’aventurier intellectuel » : ainsi, Schmitt trompait malgré lui le public catholique hésitant qui voyait en lui en 1933 une référence sérieuse.
    Mais cette dualité, nous la retrouvons autrement dans le cas de Ball qui, justement en disant si fortement dans ce texte cela même qu’il trouve dans Schmitt et qui le fortifie personnellement, a le mérite de faire passer dans le public une pensée d’une forme exceptionnelle, dépouillée de toute son érudition, et tout à fait fidèle à son inspiration réelle.
  • [46]
    « Ce livre », c’est-à-dire la Théologie politique.
  • [47]
    Ce passage remarquable mériterait à soi seul une analyse. Pourquoi par ailleurs Ball passe-t-il sous silence la forme d’intérêt que Schmitt porte à Mazzini, pour son opposition à Bakounine ? Fr. Blei note comment Pie IX ne fut autoritaire que par défense contre sa disposition libérale naturelle, et qu’il faillit conclure une alliance avec Mazzini en 1849. Cela ne suffit pas à faire comprendre la valeur de référence que constitue Mazzini pour Schmitt. Ball pour sa part peut-il oublier ce qu’il écrivait en 1918 : « Mazzini et Lamennais, Weitling et Tolstoï cherchaient à justifier la liberté en dehors de l’Église, et formaient ainsi le concept de l’anarchisme chrétien, du démocrate, du républicain, du révolutionnaire qui les rapprochent de Thomas Münzer. » Nous sommes encore loin du propos de Schmitt. Si l’on voulait s’étonner, on pourrait pour mieux comprendre l’attitude de celui-ci, voir l’estime dans laquelle il tient Mazarik en 1950, au point de se dire qu’il a fait au moins aussi bien que lui (cf. Glossarium, p. 118, 25/3-4).
    Thomas Münzer (1491-1525) fut la référence privilégiée de Ball qui l’opposait à Luther et considérait que la guerre des paysans avait été la grande et seule révolution allemande. On sait que Th. M. a fait l’objet d’une étude par E. Bloch en 1921 (Th. Münzer als Theologe des Revolütion, 1921, 1962, 1969, traduit en français en 1975 par M. de Gandillac), à l’époque où Bloch et Ball étaient grands amis à Berne, dans le groupe autour de la Freie Zeitung.
  • [48]
    Le sentiment tragique de la vie, Paris, 1917, chap. IV : « L’essence du catholicisme » (note de Hugo Ball) ; cf. ici, p. 100, note 3.
  • [49]
    Théologie politique II, trad., p. 45.
  • [50]
    Hugo Krabbe (1857-1936) était surtout connu pour Die moderne Staatsidee, La Hague, 1906, édité plusieurs fois en anglais à Londres et à New York jusqu’en 1930. Quant à Hugo Preuss, on sait qu’il s’était vu confier par le Président Ébert la rédaction de la Constitution en 1919 ; il avait alors auprès de lui E. Troeltsch et Max Weber.
  • [51]
    Erich Kaufmann est l’un des grands juristes allemands de l’époque, avec Rudolf Smend et Hermann Heller. La Kritik der neukantischen Rechtsphilosophie, à laquelle Ball fait ici allusion, est de 1921. Über den Begriff des Organismus in der Staatslehre des 19 Jhdts, contre le romantisme, est de 1908. Ses Œuvres complètes sont publiées en 1960 (3 vol.) pour son quatre-vingtième anniversaire, mais Schmitt ne parle de Kaufmann ni dans le Catholicisme romain ni dans la Théologie politique.
  • [52]
    Dire que Schmitt provoque une crise dans le concept de domination est le moins qu’on puisse dire : sa conception est un défi aux tendances positivistes de l’époque et à la conception de l’État tout-puissant, faisant le droit : l’État est communément pour les juristes de l’époque le sujet du politique, alors que pour Schmitt le politique est présupposé par l’État, une formule qui n’attend pas 1927 pour apparaître : elle est déjà tout entière présente en 1914 dans Wert des Staates ; et en général on ne soupçonne guère alors ce que contient cette pensée schmittienne du présupposé nécessaire.
  • [53]
    Schmitt se réfère expressément à la Nouvelle méthode pour apprendre et enseigner la jurisprudence (éd. latine en 1667). Il n’est pas inutile d’avoir sous les yeux la formulation par Leibniz de sa pensée de la sécularisation, si importante dans la première Théologie politique et sur laquelle Ball est bien silencieux : « Il y a entre théologie et jurisprudence une merveilleuse similitude, l’une et l’autre ayant pour origine : 1 / la raison d’où dérivent la théologie naturelle et le droit naturel, 2 / l’écriture...
    « La théologie est une espèce de jurisprudence prise d’une manière universelle. Elle traite du droit et des lois qui régissent l’État, ou plutôt elle traite de l’empire de Dieu sur les hommes. Rappelant ici ce que nous avons dit dans notre Art combinatoire, les infidèles peuvent être assimilés à des sujets rebelles ; l’Église à des sujets fidèles, les personnes ecclésiastiques (les clercs avec bénéfices) et les abbés des monastères, à des ministres et à des fonctionnaires d’un ordre inférieur, l’excommunication au “ban” ; la doctrine de l’écriture sainte et la parole divine aux lois et à leur interprétation, ce qui concerne les canons des livres saints au texte authentique des lois, les péchés capitaux aux plus graves délits commis au détriment et préjudice de la société ; le jugement dernier et le sacrifice expiatoire du Christ à un procès qui est à son terme et à l’acquittement d’une dette par un tiers ; la rémission des péchés au droit de grâce, la damnation éternelle à la peine capitale, ou ce qui revient au même à l’emprisonnement perpétuel. En un mot la théologie a une liaison si intime avec la jurisprudence qu’il n’est pas jusqu’à des milliers de faits que nous ne puissions citer pour le démontrer. »
    Maurice Hauriou, à qui Schmitt se réfère volontiers, continuera dans la même ligne : « le progrès comme forme de salut » (La science sociale, trad., 1896, chap. II, section 3, p. 187 s.) ; « l’État comme réalisation du tissu métaphysique » (ibid., chap. III, section 2, p. 375 s.) ; « pour l’homme s’enfermer dans ses propres catégories au point de s’empêcher d’acquérir des catég. nouvelles : c’est le péché originel » (ibid., p. 172). Ne pas se perfectionner à l’intérieur de son propre type, « cette faute a été vraiment une chute » (ibid., p. 172). Mais « cette chute est perpétuelle et se continue. Les institutions humaines penchent continuellement vers leur chute, et il leur faut une continuelle rédemption » (ibid., p. 172). « Si la faute n’est pas d’avoir désobéi à un ordre formel divin, elle est toujours bien d’avoir désobéi à l’ordre des choses » (ibid., p. 174).
  • [54]
    Théologie politique, trad., p. 52.
  • [55]
    Ibid., p. 55.
  • [56]
    « La dictature était une fausse route, ou bien elle était écrite avant le livre sur le romantisme »... Les deux livres ont été écrits en majeure partie à Munich, où Schmitt assuma diversement des fonctions d’officier auprès de l’État-major, depuis 1915 jusque 1919. On ne voit aucune raison de supposer que le livre sur le romantisme n’ait pas été écrit avant celui sur la dictature. Schmitt s’est préoccupé du romantisme dès 1914. Quand il publie la même année Der Wert des Staates und die Bedeutung des Einzelnen, il envoie un exemplaire à Julius Bab, qui vient de publier Fortinbras, en l’accompagnant d’une lettre où il donne sa définition du romantisme, celle même qui inspirera son analyse de 1919. « Tout individualisme est en son essence romantique... L’indépendance absolue de l’objet (pour le romantique) provoque l’apparence d’une abstraction supérieure, alors qu’en vérité, il s’agit seulement de l’incapacité à se dégager du concret, tout comme l’universalisme du romantique n’est que son incapacité à opérer des distinctions. L’homme qui agit, et qui s’abstrait de millions de choses importantes et intéressantes, est injuste du fait qu’il ne rend pas justice à l’unicité concrète de chaque chose ou de chaque instant, tandis que le romantique dit au fond à chaque instant : prolonge ton existence (tu es si intéressant). Toute abstraction est injustice envers l’unicité concrète de tout ce qui est là ; toute distinction entre ce qui a de la valeur et ce qui est sans valeur, entre l’important et le sans importance est non romantique. L’Église romaine catholique rend certainement cette relation de la plus grande abstraction à la plus minime concrétion : il se trouve seulement que chacun croit ce qu’il croit, et que c’est sans grande importance puisqu’il croit en bloc à l’Église ; du reste chaque dogme a un contenu concret, dont on s’est assuré minutieusement », cité par P. Tommissen, in Bausteine zu einer wissenschaftlichen Biographie (Complexio oppositorum, 1988). Ball, de son côté, le 25 novembre 1916 dans son Journal et encore le 11 août 1917 : « Au problème de la tradition allemande se rattache très intimement celui du romantisme. J’ai parfois l’impression que ce terme se rapporte au Saint-Empire romain, dit “Reich romantique”, sceau dont l’a frappé la Réforme, devenue déterminante en Allemagne. » Et d’une manière analogue, mais substantiellement très différente : « Si le catholicisme retrouvait en Europe son sens déterminant, alors l’isolement des esprits romantiques disparaîtrait. Mais, en attendant, Baader et Görres représentent l’ancienne Allemagne romantique et Baader avait encore assez de pouvoir pour renverser Napoléon. »
  • [57]
    « L’antithèse ne concordait pas avec l’analogie »... du fait que les deux dictatures, commissariale et souveraine, se trouvent, pour leur exercice, pratiquement sur le même plan d’expérience, celui de la décision souveraine : ici s’annule la distinction entre la décision humaine qui représente la décision intemporelle. « J’aurais pu l’appeler “empreinte” », dit-il dans le Glossarium, p. 268, 1er septembre 1949 ( « Statt Dezision könnte ich ja auch Prägung sagen, Münzen, Hostien werden geprägt. Gemümztes Geld ist mehr als Arbeit. Aber sie verstehen mich doch nicht » ) et la décision humaine qui décide comme si elle était inspirée par les dieux. Leur différence peut être vue comme tenant à la position du présupposé par rapport à la décision : a priori pour la décision commissariale, a posteriori pour la décision souveraine, mais nécessaire dans les deux cas et cela suffit à Schmitt.
    C’était en tout cas bien audacieux de la part de Ball de lier (au chap. VI) Romantisme politique à Théologie politique comme les deux Critiques de Kant. Cette forme de théorisation extrême, satisfaisante pour l’esprit, renverse en fait les termes de la représentation de Schmitt, pour qui le romantisme est surtout la réalité de l’époque, rendue manifeste à la lumière de la théologie et dont la solution concrète est donnée par la dictature. Là où Schmitt dit : « La dictature est le contraire de la discussion », Ball préfère retenir que « la décision est le contraire de la discussion ». Il ne voit pas que l’Allemagne a vécu depuis le 4 août 1914 jusqu’au 7 novembre 1918 dans le régime d’une dictature commissariale, sans caution papale, et que le passage du libéralisme à la dictature est pour Schmitt la forme historique la plus générale de la civilisation moderne, comme l’était pour Lukács le passage du romantisme au bolchevisme ; comme la tyrannie de Hitler sera aussi l’aboutissement de son romantisme ; comme l’irénisme américain encore, aura abouti à l’impérialisme conquérant de la planète (cf. Nomos der Erde, en 1950). Tant le juridisme de Schmitt n’est qu’un autre langage pour la logique de l’histoire.
  • [58]
    Catholicisme romain, p. 21-22 (éd. G. Maschke).
  • [59]
    Ibid., p. 31.
  • [60]
    Héritier de la jurisprudence romaine, « le droit canonique (et son histoire) se montre pour les publicistes plus fertile, et pour sa force paradigmatique plus riche que l’ensemble de la science privée du droit romain traditionnel », écrit Schmitt à Barion, évoquant une fois de plus la mine que constitue le Kirchenrecht de Rudolf Sohm. « Un exemple de cette force de modèle... est l’investiture ; cf. Hauriou : investiture par l’État pour des tâches non étatiques » (cf. Glossarium, p. 134, en 1948).
  • [61]
    Catholicisme romain, p. 14.
  • [62]
    Ibid., p. 21.
  • [63]
    Ibid., p. 24.
  • [64]
    « Avec cela il garantit toutes les catégories supérieures de la civilisation européenne. » C’est bien dans cet esprit (de bon nombre de catholiques entre les deux guerres) que Christopher Dawson, historien anglais, édite en 1932, chez McMillan à New York, la traduction du Catholicisme romain et forme politique, sous le titre The Necessity of Politics. An Essay on the Representative Idea in the Church and in Europe, conjointement avec une traduction de N. Berdiaev (The Russian Revolution) et une autre de Michael de la Bedoyère (The Drift of Democracy). L’ensemble édité sous le titre Vital Realities, et précédé d’une substantielle Introduction. Ch. Dawson donne en 1934 The Making of Europe, traduit immédiatement en France (Les origines de l’Europe) et aussi en Allemagne (Die wahre Einheit der europäischen Kultur, eine geschichtliche Untersuchung). En France, Gilson publie peu après Pour un ordre catholique, 1937, 247 p. Pour plusieurs auteurs, dont Lucien Romier en France, et pas seulement catholiques, les craintes alimentées par la révolution russe s’étendent à l’époque aux horizons de l’Orient (Asie en général, Chine en particulier – où 1911 est une date importante) : c’est bien la civilisation européenne comme telle qui prend conscience de sa propre contingence, bien au-delà même de la conscience d’une faillite de la démocratie.
  • [65]
    Catholicisme romain, p. 32.
  • [66]
    Louis Veuillot (1813-1883). Engagé depuis 1842 dans L’Univers (fondé par Migne en 1833). Après le coup d’État de Napoléon III, Veuillot est dans le camp des catholiques qui acceptent de se rallier à l’Empereur (à la différence de Montalembert, Dupanloup, Cauchin, Falloux) ; mais il se trouve en conflit avec l’Empereur, au moment de la prise de Rome par Napoléon III, favorable à la disparition des États de la Papauté. Le nom de Veuillot reste étroitement associé à ceux de dom Guéranger et de Donoso Cortes (pour qui il prend parti contre Gaduel, et dont il publie des œuvres en français, en 1851, et en 1853-1859).
    Robert Hugh Benson (1871-1914), anglican en 1895, converti au catholicisme en 1903, et finalement chambellan privé du pape Pie X en 1911, fut à ses débuts un auteur passablement romantique (Wagner, Swedenborg, le mesmérisme). Son œuvre abondante se partage entre des écrits religieux et des romans inspirés de l’histoire d’Angleterre. The Invisible Light, 1903 ; The Lord of the World, 1907, notamment ont été traduits par Th. Wyzewa, respectivement en 1909 et 1908.
  • [67]
    Catholicisme romain, p. 36.
  • [68]
    Dans le texte « Quid ad aeternitatem ? Voilà la question capitale. Et le Credo s’achève par ces mots : resurrectionem mortuorum et vitam venturi saeculi, la résurrection des morts et la vie future... Ce qu’il y a de spécifiquement religieux dans le catholicisme, c’est l’immortalisation et non la justification à la manière protestante » (p. 70 et 71) et p. 66 : « C’est la découverte de la mort qui nous révèle Dieu, et la mort de l’homme parfait, le Christ, fut la suprême révélation de la mort... Une telle découverte, celle de l’immortalité, préparée par le processus judaïque et hellénique, c’est ce qui est spécifiquement chrétien... Paul n’avait pas connu personnellement le Christ, et c’est pourquoi il découvrit en lui le Christ. » La « soif d’immortalité » est le thème du chap. 3 tout entier, in Le sentiment tragique de la vie, 1912, éd. fr. 1916, 1937.
    Dans l’introduction à L’agonie du christianisme (1925) : « La vérité peut nous tuer, la vie nous maintenir dans l’erreur. La fin de la vie est de se faire une âme immortelle. L’homme ne naît pas avec une âme, il meurt avec une âme s’il s’en est fait une. » Et, pour joindre l’immortalité au droit, on pensera à Leibniz, puisqu’il est évoqué plus haut : « Les testaments ne seraient pas fondés en droit un seul instant si l’âme n’était pas immortelle. Par rapport à Dieu, il n’y a ni droit conféré, ni droit enlevé... La mort n’est pas la perte d’un droit, c’est la personne elle-même qui périt » (Nouvelle méthode). Schmitt lui-même argumentait plus sobrement en 1914 : « Si chaque exemplaire de l’espèce biologique “Homme” (Mensch) a comme tel une âme immortelle, alors l’âme est l’affaire de la biologie » (Lettre à Bab, citée ici p. 95, note 2).
    Ball fait connaissance de Miguel de Unamuno y Jugo (1846-1936), « un Espagnol de la race de Loyola et de l’abbé Saint-Cyran » comme Unamuno se définit lui-même, en 1917 (cf. Journal, 22 septembre). Le côté facile de la prestation de Ball apparaît incidemment ici, quand on pense à l’opposition de Unamuno à la conception juridique de l’Église : en 1925, il écrit : « Après Constantin, lorsque commença la romanisation de la chrétienté, lorsque la lettre, et non le Verbe de l’Évangile, commença à vouloir se changer en quelque chose comme la loi des douze tables, les César se mirent à vouloir protéger le Père du Fils, le Dieu du Christ et de la chrétienté. Et cette chose horrible apparût qu’on appelle le droit canon. Augustin, homme de lettres, était déjà un juriste, un légiste. Et saint Paul l’était, en même temps qu’un mystique, et les deux luttaient en lui... Le christianisme est apolitique » (Agonie..., p. 86).
    En Schmitt aussi luttaient les deux tendances. Et il savait, tout comme Unamuno, être « plus sûr de la réalité historique de Don Quichotte que de Cervantés » (ibid., p. 28), mais, au lieu de « trouver l’espérance la plus créatrice dans celle des désespérés » (ibid.), il espère sans espérance, et ne se plaint pas comme Unamuno, de voir « l’Europe condamnée, et qui dit Europe, dit chrétienté » (ibid.), car il ne mêle pas ses dispositions intimes à la logique du concept. Un jour, il lit Léon Bloy ; un autre jour, ou le même, il analyse le statut juridique de l’occupation rhénane. Deux registres distincts ; et il trouvait son unité dans cette distinction.
  • [69]
    En français dans le texte.
  • [70]
    Ici le texte de Unamuno apporte malgré tout un argument involontaire pour le juridisme de l’Église : après avoir évoqué avec Suso que si la Parole est Amour certes, « cela ne suffit pas pour une âme brûlante d’aspiration », il enchaîne : « La foi ne se sent sûre ni avec le consentement d’autrui, ni avec la tradition, ni sous le couvert de l’autorité. Elle cherche l’appui de son ennemi, la raison. Et ainsi s’est édifiée la théologie scolastique, et sortant d’elle... la philosophie, scolastique également. (On traduirait chez Schmitt : alors il fallut que l’Église défendît son message contre les hérésies, et c’est ainsi qu’elle s’est fixée en juridiction cf. Gloss., p. 19, 132, 252.) C’est pour cela que fut institué le sacerdoce, pour que l’Église savante fut le dépositaire, le dépôt plutôt que le fleuve. “L’œuvre du concile de Nicée, dit Harnack, Dogmengeschichte II, I, chap. 7 . 3, fut un triomphe du sacerdoce sur la foi du peuple chrétien”... Et c’était enraciner plus profondément l’idée que le christianisme est la révélation de l’inintelligible. Et il en est ainsi en réalité » (Sentiment tragique, p. 78-79, passim).
  • [71]
    Schmitt tient Rudolf Sohm (1841-1917) pour le plus important historien du droit canon : « Son Kirchenrecht est une mine pour le lien du droit au passé. Il est la clef de l’histoire intellectuelle-spirituelle » (Gloss., p. 104 ; voir aussi ibid., p. 131-134). Mais, en 1948, Schmitt retrouve une note de lui-même du 14 décembre 1913 : « Sohm est marcioniste » (ibid., p. 118)... « Il est le représentant exemplaire (et le plus influent) du protestantisme de l’université allemande » (Gloss., p. 132), influent même sur les non-juristes : historiens, sociologues (ibid., p. 132).
    Ce sur quoi Schmitt s’oppose radicalement à Sohm, tout en reconnaissant la pertinence de bien de ses analyses – mais aussi sa naïveté de théologien... –, c’est à sa thèse du charisme. Cf. en 1950 dans le Glossarium : « Il est le père, lui, et pas Max Weber, du Führer charismatique » (p. 199). Et Schmitt n’a pas attendu 1950 pour dénoncer le danger du charisme (associé dans son esprit au romantisme, et donc à la thèse de la continuité : protestantisme-romantisme-nazisme) : en 1914 déjà (cf. W. d. S., p. 74-79 et 81). Si « Rudolf Sohm nous interroge encore » (Yves Congar, R. Sohm nous interroge encore, Revue des sciences philosophiques et théologiques, 57 (1973), p. 295-322), ce n’est pas sur ce point du charisme, mais sur l’intérêt que nous pouvons prendre aux analyses et observations de Sohm sur le lien entre le développement juridique et la vision de l’Église. Ici (p. 273), Y. Congar est en apparence consonant avec Schmitt : au moins sur cette base commune de pouvoir retourner une grande part de la science de Sohm contre sa propre thèse centrale.
  • [72]
    Ainsi est effectivement reconnue l’importance de l’impact des questions économiques sur les rapports entre théologie et politique dans le développement de ce livre justifiant l’existence d’un affect anticatholique par la puissance que sa nature de complexio oppositorum confère à la dite Église. Mais la brièveté du propos trahit bien l’orientation du regard de Ball sur ce livre : l’intérêt proprement politique de Schmitt lui échappe, ou s’il ne lui échappe pas, il n’y prend pas tant d’intérêt qu’au bénéfice idéologique qu’il en tire personnellement, pour en quelque sorte confirmer ou conforter comme par une voie externe sa quête intime. G. L. Ulmen, faisant l’exégèse de ce même texte de Schmitt, en référence à la pensée de Max Weber (il y voit une forme de réfutation de Max Weber), ne voit au contraire que l’aspect économico-politique du texte, passant sous silence sa dimension proprement théologique : une situation inverse et symétrique de celle de la lecture par Ball. (« Politische Theologie und politische Ökonomie – über Carl Schmitt und Max Weber », in Complexio oppositorum, 1988, 341-369.)
  • [73]
    Catholicisme romain, p. 65.
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