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Article de revue

La destination politique de la propriété chez Jean-Jacques Rousseau

Pages 331 à 370

Notes

  • [1]
    L’idée de cet article m’est venue en assistant aux cours d’agrégation de J.-F. Spitz sur Rousseau dispensé à l’ENS de la rue d’Ulm en 1994. Des versions antérieures, qui se sont succédé depuis 1996, ont bénéficié des remarques et corrections de R. Damien, M.-É. Handman, J.-F. Kervégan, M. Masuda, P.-F. Moreau, J.-M. Sarale, C. Spector, F. Worms. Je remercie chacun pour son aide précieuse. Une de ces versions a fait l’objet d’un exposé au cours du séminaire de DEA de philosophie politique de la Sorbonne de Y. C. Zarka et F. Lessay, le 30 octobre 1999.
  • [2]
    Pour un aperçu du débat anglo-saxon contemporain, on peut se reporter à Richard Wolker (ed.) Rousseau and Liberty, Manchester et New York (Manchester University Press) 1995, particulièrement à l’article de Lester G. Crocker, « Rousseau soi-disant liberty » (p. 244-267) pour une critique libertarienne du « totalitarisme » de Rousseau, et, en défense, celui de Robert Wolker, « Rousseau and his critics on the fanciful liberties we have lost » (p. 189-218).
  • [3]
    Robert Derathé, Rousseau et la science politique de son temps, Paris, PUF, 1950.
  • [4]
    On doit cette expression à MacPherson, The Political Theory of Possessive Individualism from Hobbes to Locke, Oxford, Oxford University Press, 1962 [trad. Fr. M. Fuchs, La théorie politique de l’individualisme possessif de Hobbes à Locke, Gallimard, Paris, 1971] chez qui elle désigne un modèle théorique, censé décrire la matrice conceptuelle de la tradition libérale, et qui s’énonce dans les sept propositions suivantes : I. L’homme ne possède la qualité d’homme que s’il est libre et indépendant de la volonté d’autrui. II. Cette indépendance et cette liberté signifient que l’homme est libre de n’entretenir avec autrui d’autres rapports que ceux qu’il établit de son plein gré et dans son intérêt personnel. III. L’individu n’est absolument pas redevable à la société de sa personne ou de ses facultés, dont il est par essence le propriétaire exclusif. IV. L’individu n’a pas le droit d’aliéner totalement sa personne, qui lui appartient en propre ; mais il a le droit d’aliéner sa force de travail. V. La société humaine consiste en une série de rapports de marché. VI. Puisque [I], la liberté de chaque individu ne peut être légitimement limitée que par les obligations et les règles nécessaires pour assurer à tous la même liberté et la même indépendance. VII. La société politique est d’institution humaine : c’est un moyen destiné à protéger les droits de l’individu sur sa personne et sur ses biens, et (par conséquent) à faire régner l’ordre dans les rapports d’échange que les individus entretiennent en tant que propriétaires de leur propre personne. Cf. MacPherson, La théorie ..., op. cit., p. 287-289.
  • [5]
    Cf. J. G. A. Pocock, Le moment machiavélien, Paris, PUF, 1997 (1975) ; « Vertu, droit et mœurs », Vertu, commerce et histoire, PUF, 1998 (1985), p. 57-72, et surtout « Autorité et propriété », ibid., p. 73-96. On trouve une bonne exposition de ce débat dans la Préface à la traduction française du Moment machiavélien, par J.-F. Spitz, op. cit., p. I-XLV.
  • [6]
    Un exemple parmi d’autres, Louis Althusser, « Le contrat social », in L’impensé de Jean-Jacques Rousseau, Cahiers pour l’analyse, no 8, 1972. Cet article est la reprise des notes d’un cours prononcé à l’École normale supérieure.
  • [7]
    J.-J. Rousseau, « Fragments politiques », in Écrits politiques, Œuvres complètes, t. III, Paris, Gallimard, 1964, p. 483. Cet ouvrage sera noté OC, III.
  • [8]
    Patrick Coleman, « Property and personality in Rousseau’s Émile », Romance Quarterly, University Press of Kentucky, no 38, 1991, p. 301 à 308. Citation p. 301.
  • [9]
    Cette formule est, bien sûr, le titre de l’ouvrage de Jean Starobinski, Le remède dans le mal, critique et légitimation de l’artifice à l’âge des Lumières, Paris, Gallimard, 1989.
  • [10]
    Puisque Rousseau choisit d’ « écarter tous les faits car ils ne touchent point à la question » (DOI, in OC, III, p. 132).
  • [11]
    Sur la figure du renversement chez Rousseau, Étienne Balibar, Le renversement de l’individualisme possessif, texte présenté à la Décade de Cerisy « La propriété », juillet 1999, à paraître. Dans ce texte, Balibar, après avoir rappelé que « le sens de la philosophie politique de Rousseau est notoirement difficile à déterminer, du moins lorsqu’on y cherche un tout cohérent », propose de penser celui-ci comme « la continuation et la radicalisation » de la critique initiée dans le Second Discours.
  • [12]
    James MacAdams, « Rousseau, the moral dimension of property », in Anthony Parel and Thomas Flanagan (eds), Theories of Property, from Aristotle to the Present, Wilfried Laurier Press, Waterloo, Ontario, 1979, p. 181 à 201.
  • [13]
    Louis Althusser, « Le contrat social », art. cité, p. 42.
  • [14]
    « What we find however, is that while Rousseau is willing to speak of property as an economic fact, and of possession as enjoyement or consumption, he shies away from the psychological and social experience of ownership, which normally will furnish the vital connection between these two concepts, and by extension, the resolution of MacAdams dichotomy » (P. Coleman, op. cit., p. 302).
  • [15]
    DOI, OC, III, p. 165.
  • [16]
    DOI, OC, III, p. 144.
  • [17]
    DOI, OC, III, p. 164.
  • [18]
    DOI, OC, III, p. 164.
  • [19]
    Le thème court toute la tradition scolastique. On trouve une formulation rigoureuse du problème chez Saint Thomas, Somme théologique, Paris, Éd. du Cerf, 1990, t. I-II, IIae, qu. 66, p. 816 sq. Pour une étude magistrale de ce thème, cf. l’ouvrage devenu classique de Marie-France Renoux-Zagamé, Les origines théologiques du concept moderne de propriété, Genève, Droz, 1987.
  • [20]
    Dans le sillage du commentaire de la formule paulinienne, Non est potestas nisi a Deo.
  • [21]
    C’est le cas des théoriciens de la seconde scolastique, comme le montre Marie-France Renoux-Zagamé, op. cit., p. 254 sq. ; mais aussi de John Locke, comme le montre la lecture qu’en propose James Tully, in Droit naturel et propriété, Paris, PUF, 1992 (1982).
  • [22]
    La thèse est chez Grotius et Pufendorf, mais aussi chez Hobbes. Cf. Marie-France Renoux-Zagamé, op. cit., p. 354 sq.
  • [23]
    Voir DOI, OC, p. 145-146.
  • [24]
    « La plus utile et la moins avancée des connoissances humaines me paraît être celle de l’homme » (DOI, OC, III, p. 122).
  • [25]
    Voir DOI, OC, III, p. 125.
  • [26]
    L’idée d’appropriation privative ne naît qu’avec celle de la terre, avant laquelle il n’y a que des gestes dont la signification qu’ils seront susceptibles de revêtir postérieurement échappe à ceux qui les font.
  • [27]
    DOI, OC, III, p. 135.
  • [28]
    Sur ce point, cf. James Tully, Droit naturel..., op. cit., p. 141 sq.
  • [29]
    Cf. John Locke, Second traité du gouvernement civil, trad. J.-F. Spitz et C. Lazzeri, Paris, PUF, 1994 (1689), chap. V, § 32 : « Je pense qu’il est évident que cette propriété là [celle de la terre] s’acquiert comme la précédente [celle des fruits]. »
  • [30]
    Voir DOI, OC, p. 135.
  • [31]
    « Profession de foi du vicaire savoyard », in Émile, livre IV, OC, IV, Paris, Gallimard, 1969, p. 581.
  • [32]
    Cf. sur ce point le positionnement théorique de l’ensemble du chapitre V qui est inauguré par le paragraphe inaugural (J. Locke, Second Traité, op. cit., chap. V, § 25).
  • [33]
    L’expression est évidemment théologique ou métaphorique, puisqu’au sens juridique, « selon l’axiome du Sage Locke, il ne saurait y avoir d’injure, où il n’y a point de propriété » (DOI, OC, III, p. 170).
  • [34]
    L’homme, en effet, parce qu’il est créé à l’image de Dieu, est la première des créatures, le Maître de la Création, « le Roi de la Terre qu’il habite », « Profession de foi du vicaire savoyard », in Émile, livre IV, OC, IV, p. 582.
  • [35]
    Ce dogme est la pierre angulaire de la justification de la propriété, puisqu’il confère à l’homme une place éminente dans la création, d’où découle le droit qu’il a dans l’état d’innocence, y compris pour saint Thomas, à dominer les créatures inférieures, dès lors que cette domination est requise pour sa conservation. Cf. sur ce point saint Thomas, op. cit. – Prima, qu. 96.
  • [36]
    La question de la signification de la Loi naturelle chez Rousseau est très disputée, celle du statut de la profession du Vicaire savoyard aussi, aucune prise de parti dans ces querelles n’est requise dans le raisonnement présent.
  • [37]
    Profession de foi du vicaire savoyard », in Émile, livre IV, OC, IV, p. 582.
  • [38]
    Ibid.
  • [39]
    Selon Maurizio Viroli, c’est de sa place dans la création que naît le désir de l’homme d’être reconnu, désir qui, à travers l’histoire du développement de l’amour-propre, conduit à l’appropriation privée. Cf. Maurizio Viroli, Jean-Jacques Rousseau and the Well-Ordered Society, trad. de l’italien par D. Hanson, Cambridge, Cambridge University Press, 1992 (1988), particulièrement le chapitre III. Contra, Jean-Fabien Spitz considère que les causes de l’appropriation sont extrinsèques à la nature humaine, procèdent des « hazards », des « difficultés » et des manques qu’ils ont engendrés (J.-F. Spitz, La liberté politique, Paris, PUF, 1995). Sur le plan théologique, peut-être faut-il remonter à Guillaume d’Occam et à Dun Scott pour trouver l’origine de la thèse selon laquelle l’état de péché consécutif à la chute conduit nécessairement à la division des propriétés. Quoi qu’il en soit, il est certain qu’un être doté d’une telle complexion et placé dans un tel contexte ne peut manquer de dégénérer.
  • [40]
    Sur ce renversement, qui permet de parler de loi naturelle chez Jean-Jacques Rousseau sans accuser ce dernier de vouloir « revenir » à l’état de nature, cf. Victor Goldschmidt, Anthropologie et politique, les principes du système de Rousseau, Paris, Vrin, 1983, p. 217 sq. et Robert Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, Paris, Vrin, 1988, p. 151 sq.
  • [41]
    Je souligne.
  • [42]
    CS, OC, III, p. 367.
  • [43]
    Ces terres sont l’objet de multiples affrontements : les seigneurs rêvent de les grever de droits et réclament l’application du principe « pas de terre sans seigneur », tandis que les physiocrates souhaitent qu’elles soient vendues pour constituer ainsi une propriété privée « rationnelle », absolue et subjective et que, pour leur part, les paysans veulent pouvoir les conserver comme telles, parce qu’ils en vivent, se prévalant du principe « pas de seigneur sans titre ». Sur ce point, cf. Paul Ourliac et Jehan de Malafosse, Histoire du droit privé, Paris, PUF, 1971, t. II, Les biens, p. 180 sq.
  • [44]
    Que la même allusion se trouve dans le Manuscrit de Genève, de quelques années antérieur, n’invalide pas le rapprochement ; la discussion est dans l’air depuis plusieurs années.
  • [45]
    Émile, OC, IV, p. 689-690.
  • [46]
    Voir DOI, OC, III, p. 176-178.
  • [47]
    Voir DOI, OC, III, p. 185.
  • [48]
    « Le droit de premier occupant, quoique plus réel que celui du plus fort, ne devient un vrai droit qu’après l’établissement de celui de propriété » (CS, OC, III, p. 365).
  • [49]
    OC, III, p. 293.
  • [50]
    Discours sur l’économie politique, OC, III, p. 365. Cet ouvrage sera noté DEP par la suite.
  • [51]
    Ibid.
  • [52]
    DEP, OC, III, p. 367.
  • [53]
    Sur ce point, cf. Anne-Marie Patault, Introduction historique au droit des biens, Paris, PUF, 1989.
  • [54]
    Sur ce point, E. Meynial, « Notes sur la formation de la théorie du domaine divisé du XIIe au XIVe siècle dans les Romanistes », Mélanges Fitting, t. II, Montpellier, 1908, p. 409 sq, et R. Feenstra, « Les origines du dominium utile chez les Glossateurs », Fata juris romani, Leyde, 1974, p. 215 sq et du même auteur, « Dominium utile est chimerae : nouvelles réflexions sur le concept de propriété dans le droit savant (à propos d’un ouvrage récent) », Revue d’histoire du droit, La Hague, Kluwer Law International, 1998, t. LXVI, fasc. 3-4, p. 381-397
  • [55]
    « À l’égard des héritages tenus en fief ou en censive, on distingue deux espèces de domaines ; le domaine direct et le domaine utile.
      « Le domaine direct qu’ont les seigneurs de fief ou de censive sur les héritages qui sont tenus d’eux en fief ou en censive est le domaine ancien, originaire ou primitif de l’héritage, dont on a détaché le domaine utile par l’aliénation qui en a été faite, lequel, en conséquence, n’est plus qu’un domaine de supériorité, et n’est autre chose que le droit qu’ont les seigneurs de se faire reconnaître comme seigneurs par les propriétaires et possesseurs des héritages tenus d’eux, et d’exiger certains devoirs et redevances recognitifs de leur seigneurie. Cette espèce de domaine n’est point le domaine de propriété qui doit faire la matière du présent traité ; on doit l’appeler plutôt domaine de supériorité.
      « Le domaine utile d’un héritage renferme tout ce qu’il y a d’utile ; comme d’en percevoir les fruits, d’en disposer à son gré, à la charge de reconnoître à seigneur celui qui en a le domaine direct. C’est, à l’égard des héritages, le domaine utile qui s’appelle domaine de propriété » (Robert Joseph Pothier, Traité du droit de domaine de propriété, in Œuvres de Pothier, Paris Siffrein, 1821 (1771), Première partie, chapitre premier, § 3).
  • [56]
    Il semblerait que Dumoulin soit le premier à avoir identifié propriété et domaine utile. Sur ce point, cf. Robert Feenstra, Les origines du dominium utile..., art. cité.
  • [57]
    P. Ourliac, op. cit., p. 144 et 145.
  • [58]
    Dont l’histoire a été retracée par J.-J. Clère : « En l’année 1857 [...] la fin de la théorie de la propriété originaire de l’État », in Mémoires de la Société pour l’histoire du droit et des institutions des anciens pays bourguignons, comtois et romans, Dijon, Éditions Universitaires, 1987, fasc. 44, p. 223-268. Cet article, cite entre autres, Jean Bodin, Charles Loyseau, Caseneuve.
  • [59]
    Sur cette notion, voir François Olivier-Martin, Histoire du droit français des origines à la Révolution, Paris, Montchrestien, 1951, no 234, p. 300.
  • [60]
    Sur cette formule François Olivier-Martin, Histoire du droit français, des origines à la révolution, Paris (Montchrestien) 1948, no 262, p. 335 et 336.
  • [61]
    CS, livre I, chap. IX, OC, III, p. 367.
  • [62]
    Cette distinction structure la dissertation que Portalis consacre à la question en 1804, reprint partiel, in J.-É. Portalis, Écrits et discours politiques et philosophiques, Aix-en Provence, Presses Univesitaires de Aix-Marseille, p. 115-116.
  • [63]
    Sur l’histoire du concept de juridiction, Pietro Costa, Iurisdictio : semantica del potere político nella pubblística medievale, Milan, A. Giuffré, 1969.
  • [64]
    Ainsi qu’en atteste l’existence d’une anecdote au retentissement théorique considérable, qu’on trouve dans tous les traités relatifs au domaine du souverain de quelque importance, aussi bien chez les Glossateurs que chez les légistes royaux (ainsi Loyseau, Traité des seigneuries, 5e éd., Paris, 1640, chap. I, p. 4, no 1, cité par J.-J. Clère, p. 250) ou encore les juristes modernes ; c’est à l’un d’entre eux, Friedrich Carl von Savigny, que j’en emprunte le récit. La scène à lieu à peu eu près au moment où se tient la Diète de Roncaglia, en 1158 : « On lit dans un texte, dont l’authenticité paraît fort douteuse, que l’empereur [Frédéric Barberousse] se promenant un jour avec Bulgarus et Martinus [deux des quatre célèbres docteurs de Bologne, disciples directs de Irnérius, et premiers glossateurs du Corpus Iuris Civilis] leur demanda s’il était le maître du monde. Oui, répondit Martinus ; non, répondit Bulgarus, quant à la propriété. Martinus, pour sa réponse reçut un cheval de l’Empereur, et Bulgarus dit à ce sujet : “Amisi equum, quia dixi æquum, quod non fuit æquum.” Le même fait est rapporté par Salicetus, et par Bellepertica ; seulement ce dernier intervertit les rôles des deux jurisconsultes. Accurse dit bien que cette question fut proposée par l’Empereur aux deux jurisconsultes à Roncaglia, mais il ne parle pas du cheval. Odofredus s’exprime à ce sujet presque dans les mêmes termes ; mais dans un autre endroit, il raconte l’anecdote du cheval d’une manière différente : Henri VI, dit-il, demanda à Azon et à Lothaire à qui appartenait le merum imperium. À Vous seul répondit Lothaire, à Vous et aux juges répondit Azon, et Lothaire eut un cheval pour sa réponse. Azon lui-même fait allusion à ce fait, et son témoignage est ici concluant. D’après cela on voit que la question sur la propriété de l’empereur fut adressée à Martinus et Bulgarus, et la question sur le merum imperium à Lothaire et à Azon, et que le cheval fut donné à Lothaire » (F. C. von Savigny, Histoire du droit romain au Moyen Âge, trad. Guenoux, Paris, Hingray, t. IV, p. 44-45).
  • [65]
    Cette signification proprement moderne serait un acquis de l’œuvre de Hobbes, cf. sur ce point Y.-C. Zarka, Hobbes et la pensée politique moderne, Paris, PUF, 1995, p. 172-195.
  • [66]
    Sur ce point, Pietro Costa, Iurisdictio..., op. cit.
  • [67]
    Sur ce point, voir Jean-Fabien Spitz, Bodin et la souveraineté, Paris, PUF, 1998, p. 64-65.
  • [68]
    Sur ce point, J.-J. Clère, art. cité.
  • [69]
    Émile, OC, IV, p. 841. Ce texte semble faire de la protection de la propriété le fondement de l’autorité publique, et de nombreux textes ajoutent que sans propriété privée, l’État n’a pas de moyen de pression sur les particuliers ; mais le texte du livre I, 9 semble indiquer que le contrat peut précéder toute possession particulière et être suivi d’une jouissance commune des biens, sans que cela fasse perdre sa raison d’être au contrat. Si le contrat est le seul moyen d’éviter la guerre de tous contre tous et les progrès de l’inégalité, et si l’on admet avec Viroli (Rousseau and the well ordered society, op. cit.) que l’origine de l’inégalité n’est pas la propriété, mais le désir de se distinguer, il faut croire que le fondement de l’autorité politique n’est pas le seul devoir de protection de la propriété privée, malgré la lettre de cette citation.
  • [70]
    Sur ce point, on consultera la thèse classique de U. Nicolini, La propriétà, il principe e l’espropriazione per pubblica utilità. Studi sulla dottrina giuridica intermedia, Milan, 1952, et sa mise en cause par J.-L. Mestre, « Les origines seigneuriales de l’expropriation », Recueil des mémoires et travaux de la Société d’histoire du droit et des institutions des pays anciens de droit écrit, fasc. 11, p. 71 sq., Montpellier, 1980, et, du même auteur, « L’expropriation face à la propriété (du Moyen Âge au Code civil) », Droits, Paris, PUF, no 1, 1985, p. 51-62.
  • [71]
    Sur ce point, cf. Dérathé, J.-J. Rousseau et la science politique..., op. cit., p. 332 sq.
  • [72]
    C. Larrère, « Propriété et souveraineté chez Rousseau », Droits, Paris, PUF, no 22, 1995, p. 39-54.
  • [73]
    Cette limitation de la souveraineté par sa définition même plutôt que par le biais de « lois fondamentales » est déjà chez Bodin, précisément à propos de la distinction entre le dominium des particuliers et l’imperium du Prince. Sur ce point, J.-F. Spitz écrit, à propos du consentement à l’impôt : « Le concept de propriété apparaît donc comme un lieu privilégié d’expression de la manière dont Bodin entend concevoir la limitation fonctionnelle du souverain par le droit naturel et la fin en vue de laquelle il est ordonné. Il donne ainsi naissance à une conception de la fonction de l’État – la souveraineté législative – dont le caractère absolu n’empêche nullement la « définition », c’est-à-dire la délimitation de ses compétences : le souverain fait des lois, mais il les fait pour l’utilité commune, pour le bien public, pour la garantie du droit de nature et pour la préservation de ce qui est propre.
      « Il est remarquable que Bodin, en tant que théoricien du politique, n’envisage pas sérieusement la limitation de ce dernier par le biais – traditionnel – des leges imperii ou lois fondamentales du royaume » (Jean-Fabien Spitz, Bodin et la souveraineté, Paris, PUF, 1998, p. 62-63).
  • [74]
    DEP, OC, III, p. 265. On trouve une autre occurrence de cet exemple dans le Projet de Constitution pour la Corse, OC, III, p. 929. Cet ouvrage sera noté PCC.
  • [75]
    DEP, Œ. C, III, p. 269-270.
  • [76]
    Sur la théorie de l’impôt chez J.-J. Rousseau, cf. Céline Spector, « La théorie de l’impôt », in B. Bernardi (dir.), Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’économie politique, Paris, Vrin, coll. « Texte et commentaire », 2002, p. 195-221.
  • [77]
    DEP, OC, III, p. 262.
  • [78]
    DEP, OC, III, p. 250.
  • [79]
    DEP, OC, III, p. 252.
  • [80]
    Par exemple Althusser, art. cité.
  • [81]
    DEP, OC, III, p. 265.
  • [82]
    Voir DEP, OC, III, p. 264.
  • [83]
    DEP, OC, III, p. 265.
  • [84]
    Je m’appuie sur ce point sur le cours de DEA de Yan Thomas dispensé à l’EHESS en 2001-2202.
  • [85]
    DEP, OC, III, p. 265.
  • [86]
    Voir CS, livre IV, in OC, III, p. 464-465.
  • [87]
    uillaume Leyte, Domaine et domanialité publique dans la France médiévale, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1996, p. 264-265.
  • [88]
    La définition de l’aliénation selon Rousseau comprend la vente à prix d’argent et le don gratuit, incluant donc toutes les formes de cession, marchandes et non marchandes.
  • [89]
    Voir PCC, OC, III, p. 931.
  • [90]
    DEP, OC, III, p. 266.
  • [91]
    Voir CS, livre III, chap. 1, OC, III, p. 398-399.
  • [92]
    Rousseau écrit : « Nous avons ici deux personnes morales très distinctes, savoir le Gouvernement et le Souverain, et par conséquent, deux volontés générales, l’une par rapport à tous les citoyens, l’autre seulement pour les membres de l’administration. Ainsi, bien que le gouvernement puisse régler sa police intérieure comme il lui plaît, il ne peut jamais parler au peuple qu’au nom du Souverain, c’est-à-dire au nom du peuple même ; ce qu’il ne faut jamais oublier » (CS, livre III, chap. 5, OC, III, p. 406). Il ne s’agit donc pas seulement ici de soumettre les actes de l’administration à la volonté souveraine, mais de la nécessaire conformité à cette volonté souveraine de la volonté de l’administration, plus exactement du Prince qui l’incarne et la commande. Sur ce point, cf. Dérathé, J.-J. Rousseau et la science politique, op. cit., p. 407.
  • [93]
    Ainsi de la révocabilité des magistrats : « Les dépositaires de la puissance exécutive ne sont pas les maîtres du peuple mais ses officiers, [il] peut les établir et les destituer quand il lui plaît » (CS, OC, III, p. 434).
  • [94]
    CGP, OC, III, p. 1008.
  • [95]
    DEP, OC, III, p. 266.
  • [96]
    Cette corvée existe, elle est généralisée par une instruction du 13 juin 1738, mais très décriée par les physiocrates, elle est abolie par Turgot en 1776, rétablie par les parlements et définitivement supprimée par ordonnance royale le 27 juin 1787.
  • [97]
    PCC, OC, III, p. 932.
  • [98]
    « Ainsi, après avoir parlé de l’économie générale par rapport au gouvernement des personnes, il nous reste à la considérer par rapport à l’administration des biens » (DEP, OC, III, p. 262).
  • [99]
    DEP, OC, III, p. 262.
  • [100]
    Ibid.
  • [101]
    Cf. DOI, OC, III, p. 176-178, supra, p. 341.
  • [102]
    DEP, OC, III, p. 258.
  • [103]
    Sur le traitement de la pauvreté au XVIIIe siècle, Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Fayard, 1995.
  • [104]
    Voir J. G. A. Pocock, « Authority and property : The question of liberal origins », in Virtues, Commerce and History, Cambridge, Cambridge University Press ; reprint 1986 (1985). Cf. aussi, du même auteur, « L’œuvre politique de Harrington », in James Harrington, Oceana, Paris, Belin, 1996.
  • [105]
    Selon Harrington, l’égalité des propriétés dans le peuple est la condition de la stabilité du régime républicain, mais par peuple, il convient d’entendre non pas tous les sujets de l’État d’Océana, mais les seuls propriétaires. C’est pourquoi il n’est pas faux d’affirmer, avec Macpherson, que la loi agraire qu’il recommande institue une gentry, recrutée non plus selon le principe de la noblesse héréditaire, mais sur celui de la propriété foncière, qui seule donne accès au pouvoir politique. Cf. MacPherson, The political theory, op. cit.
  • [106]
    « Dans les pays qui ont des formes représentatives ou républicaines, il importe surtout que les assemblées, quelle que soit d’ailleurs leur organisation ultérieure, soient composées de propriétaires. Un individu par un mérite éclatant peut captiver la foule. Mais les corps ont besoin, pour se concilier la confiance populaire, d’avoir des intérêts évidemment conformes à leurs devoirs » (Benjamin Constant, Principes de politique, Paris, Hachette, 1997 (1806-1810), p. 180).
  • [107]
    Sur ce point, Étienne Balibar, « Ce qui fait qu’un peuple est un peuple – Rousseau et Kant », in La crainte des masses, Paris, Galilée, p. 101 sq.
  • [108]
    On sait que Rousseau condamne comme utopique, dans le Contrat social (CS, livre III, chap. 4, Oc, III, p. 404), le gouvernement qu’il appelle démocratique, dans lequel le peuple exécuterait lui-même les lois, et que son admiration pour Genève le conduit à adopter un idéal aristo-démocratique, ou de démocratie patricienne (cf. Gabriella Silvestrini, Alle radici del pensiero di Rousseau, istituzioni e dibattito politico a Ginevra nella prima metà del settecento, Milano, Francoangeli, 1993, p. 92 sq. Il reste que la théorie de Rousseau peut être dite démocratique dans le sens d’égalitaire dès lors qu’il est du devoir d’un bon gouvernement de veiller à ce que le plus grand nombre de citoyens puisse bénéficier des conditions matérielles requises pour exercer réellement et librement leur droit de cité.
  • [109]
    DEP, OC, III, p. 262-263.
  • [110]
    « La taxe par tête est exactement proportionnée aux moyens des particuliers (...) elle est la plus équitable et par conséquent la plus convenable à des hommes libres » (DEP, OC, III, p. 270-271). Pour un commentaire de ce texte, cf. Céline Spector, « Théorie de l’impôt », art. cité, p. 203.
  • [111]
    EP, OC, III, p. 271.
  • [112]
    EP, OC, III, p. 272.
  • [113]
    EP, OC, III,. p. 273.
  • [114]
    Sur ce point, cf. Céline Spector, « Théorie de l’impôt », art. cité, p. 207.
  • [115]
    EP, OC, III, p. 277.
  • [116]
    Douteux, mais très fréquemment utilisé par Louis XIV depuis la déclaration royale du 18 janvier 1695 instituant la capitation. Sur ce point, Rousseau se contente de théoriser la pratique absolutiste.
  • [117]
    L’argument n’est pas non plus nouveau, on le trouve chez Pufendorf et chez Vauban, cf. sur ce point Céline Spector, « Théorie de l’impôt », art. cité, p. 218. Pour une approche générale de la question, Y. Thomas, Essai sur le consentement à l’impôt dans les derniers siècles de l’Ancien Régime (XVe-XVIIIe), Thèse droit, Paris II, dactylographiée.
  • [118]
    Ainsi Pothier : « Le Domaine de propriété est ainsi appelé parce que c’est le droit par lequel une chose m’est propre et m’appartient privativement à tout autre. Ce droit de propriété, considéré par rapport à ses effets doit se définir comme le droit de disposer à son gré d’une chose, sans porter néanmoins atteinte aux droits d’autrui, ni aux lois. Jus in re libérè disponendi ou Jus utendi et abutendi » (Pothier, Traité du droit de domaine, op. cit., § 4).
  • [119]
    C’est au demeurant la solution que retiendra, quelques années plus tard, le Code civil, en son article 544, en consacrant un droit qui pour être absolu n’en est pas moins limité par les lois et les règlements ( « La propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements » ).
  • [120]
    Ainsi Charles-Marie Toullier, doyen de la Faculté de droit de Rennes, et célèbre commentateur du Code Napoléon, écrit-il en 1830 : « Il y a une différence totale entre les limites et les modifications de la propriété. Limiter la propriété, c’est déterminer le point précis où elle finit, et au-delà duquel elle ne s’étend pas. La modifier, c’est en restreindre l’exercice à l’égard des choses mêmes auxquelles elle s’étend » (Charles-Marie Toullier, Droit civil français suivant l’ordre du Code, ouvrage dans lequel on a tâché de réunir la théorie à la pratique, 5e éd., Paris, J. Renouard, t. III, no 242, p. 162.
  • [121]
    Rousseau envisage la force et la conquête, la prima occupatio et le travail, l’échange enfin, qui, outre son caractère artificiel, suppose cependant que chacune des parties possède déjà un équivalent de ce qu’elle acquiert, ce n’est pas un mode d’acquisition originaire de la propriété.
  • [122]
    CS, livre I, chap. 9, OC, III, p. 366.
  • [123]
    On se souvient de la joie d’Émile cultivant des fèves dans le potager du jardinier Robert, in Émile, OC, IV, p. 331 et 332.
  • [124]
    C’est la raison pour laquelle, bien qu’Émile ait cultivé ses fèves, elles ne sauraient lui appartenir. C’est sur ce point que Rousseau se sépare radicalement de Locke, pour qui le travail ne constitue pas seulement un mode d’acquisition légitime du droit de propriété, mais se confond littéralement avec lui, au point de valoir titre.
  • [125]
    EP, OC, III, p. 276.
  • [126]
    Voir DOI, OC, III, p. 125, et aussi DOI, OC, III, p. 152.
  • [127]
    Cf. Anne Eyssidieux-Vaissermann, « Rousseau et la science de l’économie politique dans l’Encyclopédie », in Ordre et production des savoirs dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, Kairos, no 18, Toulouse, Presses Universitaires de Toulouse, p. 47 sq.
  • [128]
    Voir Wiliam H. Simon, « Social republican property », UCLA Law Review, 1991, vol. 38, p. 1335 sq.
  • [129]
    Sur ce point, cf. la critique adressé par J.-F. Spitz à Q. Skinner, « Contrairement aux idées que développait Q. Skinner dans son analyse de la liberté républicaine, nous découvrons donc, avec Rousseau, qu’il ne saurait y avoir de contrainte à la liberté ; Skinner reconnaissait certes que la liberté est impossible sans la vertu, mais il méconnaissait que la vertu elle-même requiert un fondement objectif pour être praticable » (J.-F. Spitz, La liberté politique, PUF, 1995, p. 426).
  • [130]
    C’est pourquoi il n’est pas possible de souscrire au jugement de J.-F. Spitz lorsqu’il écrit : « La Loi ne peut [...] par ses seules forces réduire les inégalités lorsqu’elles existent, et Rousseau n’a jamais pensé qu’une telle réduction juridique de l’inégalité matérielle devait être tentée ; au contraire, il était persuadé qu’elle ne pouvait qu’échouer et que, lorsqu’il y a des riches et des pauvres, il est trop tard pour que la société revienne à la justice et à la légitimité » (ibid., p. 366). Si Rousseau pensait vraiment qu’il était toujours trop tard, il n’aurait pas écrit ses projets pour la Corse ou la Pologne, et s’il pensait vraiment que la loi est incapable de contribuer à la réduction des inégalités, il n’aurait pas développé sa théorie de l’impôt dans le Discours de l’économie politique.
  • [131]
    Cf. note 9, p. 362.
  • [*]
    La question de la propriété ne relève pas du théologico-politique.
English version

Introduction [1]

1§ 1. Paradoxes. — Bien qu’il s’en soit toujours défendu, Rousseau avait le goût du paradoxe et peut-être même de la contradiction. Cela n’a certes pas facilité la tâche de ses commentateurs, en tout cas de ceux qui lui ont fait crédit d’être, malgré les apparences, un penseur rigoureux. Ajoutons que s’il est un point où l’on a pu douter de la cohérence de ses théories, c’est bien à propos du problème de la propriété, où se joue pourtant pour une large part la signification politique de l’ensemble de l’œuvre.

2C’est sans doute la raison pour laquelle, plus que pour d’autres, on a, depuis le XIXe siècle, lu le Genevois en cherchant dans ses écrits ce qu’on voulait y trouver, pour le louer ou le honnir, sans toujours faire prévaloir la nécessité de dégager la cohérence interne de sa pensée. Depuis, l’objet est resté politiquement chaud [2], mais l’accumulation de recherches précises et le développement de nouvelles méthodes d’exégèse, particulièrement les outils qu’offre l’histoire de la philosophie, interdisent désormais certains raccourcis stupéfiants qui peuplent les études rousseauistes du siècle précédent.

3L’éclairage que la connaissance de la « science politique de son temps » [3] apporte à la lecture de Rousseau n’a cependant pas suffi à établir un quelconque consensus parmi les commentateurs. Les divergences restent d’autant plus profondes qu’elles ne cessent d’engager la réception de la tradition du libéralisme politique et de ses alternatives. Il ne fait aucun doute que la figure du Genevois s’impose comme une des critiques les plus importantes de cette tradition et de ses principes matriciels – que désignent l’expression heureuse d’individualisme possessif [4] – et que cette critique emprunte pour une large part au langage et aux concepts de la tradition de la pensée néoclassique, celle qu’on appelle à la suite des travaux de J. G. A. Pocock, l’humanisme civique [5]. Dès lors, l’enjeu de la discussion relative à la cohérence de sa théorie de la propriété vaut manière de test pour estimer la pertinence politique d’une telle alternative, voire de son existence même : de nombreux auteurs soulignent en effet l’incohérence de cette théorie, prenant appui sur ce constat pour mettre en cause la pertinence de la critique néoclassique (républicaine) du libéralisme [6]. Dans ce contexte historiographique chargé, il me paraît cependant possible de distinguer l’exposition de la doctrine, la discussion de son éventuelle incohérence et le jugement politique auquel on peut la soumettre. Aussi vais-je chercher, dans cet article, à montrer qu’il existe une doctrine cohérente de la propriété chez Jean-Jacques Rousseau et à en dégager la signification politique, laissant au lecteur le soin de se prononcer sur son intérêt et son actualité.

4§ 2. Contradictions. — On accordera aisément que la tâche se présente comme une gageure. Reconnaissons-le : il n’est pas évident de rendre compte à la fois de la radicalité des condamnations indignées de l’institution même du droit de propriété qu’on peut lire dans le Second Discours, tout particulièrement de la célèbre description des maux qui procèdent de la première clôture, et de l’emphase avec laquelle ce droit sacré et inviolable est défendu dans le Contrat social, ou dans les Fragments politiques, dont il suffira de rappeler ces quelques lignes :

« Car tous les droits civils étant fondés sur celui de la propriété, sitôt que ce dernier est aboli aucun autre ne peut subsister. La justice ne seroit plus qu’une chimère, et le gouvernement qu’une tyrannie. » [7]

5Comme le souligne Patrick Coleman, ces difficultés ne sont cependant pas insurmontables [8], Rousseau nous ayant au demeurant habitué à chercher, selon l’impérissable formule, « le remède dans le mal » [9]. L’institution de la propriété dans le Contrat social serait donc l’acte de production d’un analogon artificiel de l’indépendance dont jouissent les hommes vis-à-vis des choses dans l’état de nature. L’hypothèse est séduisante, et très certainement, l’institution de la propriété s’inscrit, sinon dans une histoire [10], au moins dans une processualité logique hors de laquelle on ne saurait étudier sa signification, et qui exige que l’on replace chaque figure de la propriété dans le moment qui lui est propre : ainsi, le geste du planteur de pieux qui inaugure la seconde partie du Second Discours fige, et par là même pérennise, un lent processus de corruption du genre humain, tandis que la propriété individuelle dans le Contrat social apparaît comme une garantie d’autonomie dans le contexte de la généralisation de l’inégalité et des rapports de dépendance. La figure du « renversement » fournirait ainsi la clef d’une possible conciliation [11].

6Il ne s’agit cependant pas simplement de concilier des formules inconciliables, mais encore d’accorder des concepts contradictoires, et sur ce terrain, on a pu dire que Rousseau, faute d’avoir su penser la transition de l’esclavage vers la liberté, la différence de nature et les conditions de la transition de la mauvaise propriété à la bonne si l’on peut dire, aurait échoué à proposer une théorie cohérente de la propriété. Ainsi, James MacAdams souligne qu’il ne parvient pas à concevoir comment des hommes, partout dans les fers, pourraient réaliser une association qui les suppose libre [12]. Le lecteur français se souviendra de la formule définitive d’Althusser : « Nous sommes au rouet. » [13]

7Un tel constat oriente l’analyse vers l’explication de cet échec : entre le droit de propriété, considéré comme un fait économique, et la possession, c’est-à-dire la jouissance ou la consommation, Rousseau n’aurait pas su faire sa place au concept psychologique et social d’appropriation (ownership) [14]. Dans cette perspective, il faudrait chercher à rendre compte des raisons profondes qui ont pu conduire l’auteur de l’Émile à se détourner de cette voie de recherche.

8§ 3. Cohérence. — Je souhaite pour ma part défendre une toute autre thèse. Il me semble en effet que l’apparente contradiction entre la condamnation morale de la propriété et sa réhabilitation dans l’état civil légitime se dissipe dès lors que l’on s’attache non seulement à resituer chacun de ces arguments à la place qui est la sienne dans l’économie générale du système, mais encore à les réinscrire dans leur généalogie conceptuelle propre.

9Aussi, plutôt que de « question de la propriété », il conviendrait de parler des « questions de la propriété », en distinguant les trois moments logiques et chronologiques d’une histoire philosophique de la propriété : la propriété commune originaire, le domaine réel des États, les propriétés (publique et privée) dans l’état civil.

10Le premier de ces lieux théoriques est la reprise critique du thème d’origine théologique du dominium terræ, ou encore de la communauté originaire, ou problème de la fondation morale de l’appropriation. Ce problème met en scène le couple de la propriété commune et de l’appropriation privative originaire, et renvoie à la très riche littérature que les jusnaturalistes scolastiques et modernes lui ont consacré. Le second de ces lieux engage une discussion classique opposant juristes feudistes et légistes royaux quant à la nature de l’empire originel des États sur leur territoire, que Rousseau appelle domaine éminent ou réel. Le troisième enfin est celui des formes et limites de la propriété particulière (tant publique que privée) dans le gouvernement légitime, dont on sait qu’il est populaire – ou républicain –, où se pose le difficile problème de l’institution de l’indépendance matérielle et de l’égalité réelle des citoyens, comme condition de préserver le Corps politique de la corruption. On aura reconnu dans ce troisième moment un relevé de la tradition néoclassique de l’humanisme civique.

11De ces généalogies émergent ainsi les quatre formes possibles que l’institution de propriété est susceptible de revêtir selon J.-J. Rousseau. Ces formes sont la propriété commune (I), le domaine réel (II), le domaine public (III) et les propriétés privées des particuliers (IV). On aurait tort de voir dans cette diversité les manifestations inessentielles d’un concept unique. Tout au contraire – c’est du moins l’hypothèse qui guide la présente enquête – c’est leur nature juridique respective qui détermine leur signification politique propre, et c’est par conséquent dans l’articulation de ces formes que je ne désespère pas de trouver l’unité de cette foisonnante théorie.

I. L’improbable propriété commune

12Originairement, la question de la propriété ne se pose pas, elle apparaît au contraire comme une réponse, tardive et fautive, au problème du rapport entre les êtres humains et les autres créatures. Ce rapport est en effet devenu problématique, suite à ces mystérieuses « difficultés » [15] qui engendrèrent chez les premiers hommes une situation de manque, ces « différens hazards » [16] qui changent le cours de l’humanité. Il faut le souligner, l’invention de la clôture des terres symbolise le terme d’un long processus marqué par la généralisation de la dépendance réciproque que créent les progrès de la division du travail et par l’extrême pétulance de l’amour-propre. C’est dans ce contexte de dégradation morale et d’oubli des premiers sentiments de la nature que doit être considéré le geste fondateur du planteur de pieux, celui qui « ayant enclos un terrain s’avisa de dire ceci est à moi et trouva des gens assés simples pour le croire » [17].

13§ 1. La communauté originaire. — L’impossible sauveur du Genre humain, saisi d’horreur à la vue du premier enclos, s’écrie : « Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; Vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la Terre n’est à personne. » [18] C’est dans cette célèbre formule que se condense la version renouvelée que Rousseau propose du thème scolastique de la communauté originaire, où se cristallise le problème de la conciliation du Dominium de Dieu sur ses créatures et de l’existence des dominia, la division des propriétés [19]. Dès lors qu’on accorde l’origine divine du Domaine [20], quelle est la nature de celui que détiennent les hommes sur les créatures inférieures ? À partir du XVIIe siècle, on peut – en schématisant à l’extrême – opposer les auteurs qui considèrent que la communauté originaire est positive, dans le sens où, si chaque individu se voit reconnaître un droit à l’appropriation privative, celui-ci reste cependant inscrit dans le cadre des obligations que l’homme, en tant que première des créatures, entretient à l’endroit de son Créateur [21], aux défenseurs d’une conception strictement négative du Domaine divin, dans laquelle la terre et ses fruits ont été abandonnées par Dieu aux hommes, et sont donc pour eux res nullius, choses vacantes, sans qu’il y ait de limites à leur droit de se les approprier [22].

14La citation précédente ne laisse aucun doute, Rousseau refuse de considérer que la terre puisse être vacante, puisque celui qui se l’approprie privativement est un imposteur. Quant aux fruits, on sait que dès le premier état de nature, ils sont à la disposition de l’homme, mais que ce dernier est bien trop dépourvu de raison pour concevoir même l’idée d’une appropriation privative. Ainsi, qualifier le geste de ramasser des glands ou de cueillir des fruits à un arbre d’appropriation ne peut être que le fait d’un philosophe dénaturé par le progrès des Lumières [23], qui prêterait ses raisonnements à une bête humaine incapable de les tenir. Dans le premier état de nature, les gestes requis par la conservation de l’homme ne se distinguent pas de ceux des autres animaux, et mobiliser à leur propos le vocabulaire des lois, c’est non seulement obscurcir la « plus utile des connoissances humaines » [24] (celle de la nature humaine), mais encore donner à peu de frais aux lois civiles de propriété l’autorité que confère leur naturalisation [25].

15C’est dire que, dans l’état de nature, la propriété des fruits est inconcevable [26] et celle de la terre est illégitime. Tout au plus faut-il noter que l’homme naturel a un corps qui est, nous dit Rousseau, « le seul instrument qu’il connoisse » [27], et que le sentiment de soi, qui naît de la comparaison avec les autres animaux, s’étend à la conscience d’avoir un corps propre. Aussi peut-on bien accorder à l’homme naturel un vague sentiment de l’avoir, relatif à ses pensées et à son corps, et voir dans ce sentiment les prodromes d’une propriété de soi, mais tant que manque l’idée même de propriété, ce dernier terme est décidément impropre à qualifier un tel sentiment.

16On voit ce qui sépare Rousseau de Locke. Si l’un et l’autre accordent le postulat de la communauté positive, le second ajoute qu’une telle communauté n’interdit en rien que soit reconnu à chaque homme un droit inclusif aux biens qu’il s’approprie afin de pourvoir à sa conservation [28] et que, en outre, de ce point de vue, la distinction de la terre et des fruits est sans portée [29], puisque le travail (dont on sait qu’il est constitutif de l’appropriation) requis pour cueillir des fruits ou boire à la fontaine est de même nature que celui qu’exige la culture des terres. Pour Rousseau en revanche, l’usage des fruits pour la conservation n’est pas constitutif d’une appropriation dans le sens juridique du terme (fût-il question de droit naturel et non positif), puisque l’expression désigne un mode d’acquisition de la propriété, et que cet usage ne conduit à la reconnaissance d’aucun droit privatif, exclusif ou inclusif. Ces fruits « sont à tous », restent à la libre disposition de chacun, afin que chacun des hommes en jouisse [30]. Tout au plus donc faut-il reconnaître à chacun, non pas un droit, mais une faculté de jouissance de ces fruits ; l’abondance, la solitude des hommes et leur nullité morale prévenant toute éventualité de conflit significatif à leur endroit. Quant à la terre, elle n’appartient « à personne », le domaine terrestre formant une communauté positive au sens fort du terme, exclusive de l’attribution de droits privatifs aux hommes qui ne doivent par conséquent se considérer que comme des occupants sans titre sur un domaine appartenant à Dieu.

17On comprend combien la position de Rousseau est surprenante par la radicalité avec laquelle elle s’inscrit en faux contre une modernité juridique largement acquise à la thèse de la communauté négative. Alors que Hobbes voit dans les choses des biens vacants abandonnés par Dieu, Rousseau n’hésite pas faire affirmer Son omniprésence au Vicaire savoyard ( « J’aperçois Dieu par toutes ses œuvres » ) [31], et tandis que Locke soumet l’ensemble de sa réflexion à l’impératif théorique de justifier la division du domaine, bien qu’il ait accordé la prémisse de la communauté positive [32], Rousseau n’hésite pas à crier au vol [33], et à conclure à l’absence de tout fondement moral ou théologique au droit de propriété, à l’impossibilité radicale d’en fournir la justification ultime. On n’en déduira pas nécessairement que l’institution positive de propriété doit être considérée comme illégitime en elle-même et que Rousseau est un partisan de son abolition, mais plutôt que la propriété est théologiquement infondée, moralement injustifiée, et qu’il convient d’établir sa légitimité sur un autre terrain théorique que celui labouré par le jusnaturalisme.

18§ 2. Le destin tragique de la communauté positive. — Le point nodal de ce déplacement réside sans doute dans le fait que si Rousseau semble reprendre à son compte la notion de double domaine (humain et divin), s’il fait dire au Vicaire savoyard que l’homme est la première des créatures [34], dotée par Dieu de la faculté de suivre librement Sa Loi [35], cette faculté ne se développe cependant qu’à travers l’expérience des conséquences dramatiques de l’inobservation de cette Loi [36]. On peut donc bien affirmer que l’homme n’a pas le droit de s’approprier la terre, l’édiction d’un tel interdit est vaine, dès lors qu’il ne peut prendre conscience de ce décret qu’après avoir constaté les effets consternants de la division des propriétés. Video meliora proboque, deteriora sequor, parce que la connaissance du bien arrive toujours trop tard.

19En effet, c’est par ses facultés que l’homme se distingue des autres créatures :

« Par ma volonté et par les instruments qui sont en mon pouvoir pour l’exécuter j’ai plus de force pour agir sur tous les corps qui m’environnent [...] et par mon intelligence je suis le seul qui ait inspection sur le tout. Quel être ici-bas, hors l’homme, sait observer tous les autres, mesurer, calculer [...] ? » [37]

20Sachant observer, il est donc fatal que l’homme en vienne à s’observer lui-même, et sachant mesurer, à prendre conscience de sa supériorité. Conscient de sa supériorité, comment l’homme n’en éprouverait-il pas de l’orgueil (ou à tout le moins, dans un vocabulaire moins théologique, de l’amour propre) ? Le Vicaire savoyard, mais aussi l’auteur du Second Discours, voudraient prévenir le danger ( « cette réflexion m’enorgueillit moins qu’elle ne me touche car cet état n’est pas de mon choix » ) [38], mais la prévention même souligne combien il est facile à l’homme non seulement d’oublier son Auteur mais encore, faisant usage de son pouvoir de comparaison, de voler ses semblables en s’appropriant le bien commun pour se distinguer d’eux et faire reconnaître cette distinction, sans que la voix de la conscience, qui tarde à se développer, ne puisse encore le retenir.

21Aussi faut-il regretter que l’inégal développement des facultés mêmes de l’homme rende l’appropriation privative non seulement possible mais peut-être même inévitable [39], dès lors que l’homme est incapable de concevoir son absurdité avant de devenir la victime des ses funestes conséquences. Le premier pieu planté, le domaine humain ne connaît plus que ses propres limites et la propriété commune s’avance vers son tragique destin, qui veut que le seul rapport naturel que les hommes aient entretenus avec les choses soit en même temps la plus instable, par conséquent la plus irréalisable, des formes civiles de propriété.

22Première victime de l’amour-propre d’individus rendus miséreux par l’extension de leurs désirs, la communauté originaire est rapidement remplacée par l’appropriation privative de la planète tout entière : sur le plan moral, la société civile correspond à un état de corruption profonde, dont Rousseau propose de sortir par la refondation d’un état politique juste, terme de la dénaturation de l’homme, mais retour à une moralité présentée comme l’analogue de la conformité à la bonté naturelle perdue [40]. Le schéma de ce renversement étant connu, il convient de se demander si l’on retrouve dans l’état politique une trace du dominium terræ, voire sa transposition dans l’état politique, au sens où l’on peut dire par exemple que la liberté du citoyen est un analogue artificiellement institué de l’indépendance de la bête humaine dans l’état de nature.

23On serait tenté de répondre non, sans même vérifier : le Contrat social est signé dans le contexte de la généralisation de l’appropriation privée, et le droit de propriété dans la République n’est rien d’autre que la reconnaissance de cette appropriation privée. On trouve pourtant, au détour du difficile chapitre IX du livre I, l’hypothèse suivante :

« Il peut arriver que les hommes commencent à s’unir avant que de rien posséder, et que, s’emparant ensuite d’un terrain suffisant pour tous, ils en jouissent en commun [41], ou qu’ils le partagent entre eux, soit également, soit selon des proportions établies par le souverain. De quelque manière que se fasse cette acquisition, le droit que chaque particulier a sur son fond est toujours subordonné au droit que la communauté a sur tous. » [42]

24Ce texte (cf. infra, II) a trait à la nature du droit de propriété du souverain sur le territoire. Il évoque cependant clairement que parmi ces droits, on ne compte pas seulement le droit de propriété privée, mais aussi un droit de propriété commune. La curiosité est pourtant vite déçue : c’est la seule allusion à cette forme dans tout le Contrat social, et elle ne semble avoir d’autre fonction que de rendre complète une énumération. Est-ce une allusion aux « communaux », ces terres, forêts et pâturages, dont les paysans usent collectivement en vertu de droits coutumiers [43] ? En 1759, date de la rédaction du Contrat social, le conflit est d’actualité : c’est l’année même où Bertin entame une réforme des communaux conforme à l’idéal physiocratique [44]. Il peut s’agir aussi, le passage faisant suite à une longue remarque sur la colonisation de l’Amérique latine, d’une allusion aux communautés fondées par des colons, peut-être les communautés jésuites. Quoi qu’il en soit, ces possibles allusions ne nous apprennent pas grand-chose : si les communaux ou les colonies étaient des analogues politiques de la propriété commune originelle, ces formes de propriété auraient sans doute mérité mieux qu’un détour de phrase. Il n’y aura donc pas de résurrection de la propriété commune dans l’état politique, autrement dit, quoique la jouissance sans appropriation soit la seule relation authentiquement naturelle aux choses, on ne saurait sérieusement lui accorder un quelconque avenir politique. Ce qui précède permet d’ailleurs de comprendre pourquoi : cette relation heurte trop violemment le penchant fatal de l’homme à vouloir se distinguer, pour prétendre valablement acquérir la pérennité qui sied aux institutions positives viables qui doivent résister à la corruption morale des hommes et non l’ignorer.

25On comprend par conséquent pourquoi cette figure de la jouissance sans appropriation se retrouve dans l’état civil, non pas dans la sphère agonistique des rapports entre citoyens, que cherche à ordonner le Contrat social, mais en marge de l’état politique, dans la société amicale dont les contours sont ceux de l’intimité, et dont la finalité est le plaisir. Dans une telle société, délivrée des vices qui gangrènent le genre humain, l’exclusion est proscrite ; Émile invitera ceux qui le souhaitent à se joindre à sa chasse :

« Voulez-vous dégager les plaisirs des peines, ôtez-en l’exclusion : plus vous les laisserez communs aux hommes, plus vous les goûterez toujours purs [...] les plaisirs exclusifs sont la mort des plaisirs. » [45]

26Il reste que la propriété commune n’a guère de place que dans les enclaves que ces sociétés amicales dessinent, enclaves dont l’existence, on le verra, suppose l’institution de la propriété privée.

II. Le domaine réel

27Le second lieu théorique où se rencontre la question de la propriété est celui qui suit, logiquement et chronologiquement, la généralisation de l’appropriation privative des terres. Cette appropriation, conjuguée aux inégalités naturelles physiques et de talents, a entraîné l’explosion des inégalités matérielles, la division de la société en et pauvres, plongeant l’humanité dans la guerre de chacun contre chacun, et rendant enfin pensable (à tous) et utile (à certains) l’érection des États [46]. La question de la fondation des États et de leur nature fondamentalement illégitime, en ce que l’institution de la domination politique se contente de reconduire et de fortifier l’inégalité originelle des richesses qui règne dans la société civile [47], soulève celle de la légitimité de leur assise territoriale, question traitée dans le difficile chapitre IX du premier livre du Contrat social.

28§ 1. La fondation des États. — L’assise territoriale des États, que ceux-ci soient le fruit du « mauvais contrat » que décrit la seconde partie du Second Discours ou d’un contrat social légitime, se forme de la somme des biens fonciers (supposés contigus) des cocontractants, et la légitimité de cette assise dépend par conséquent de celle des apports privatifs qui la compose, dont on vient pourtant de voir qu’elle était le fruit d’une imposture originaire, celle du premier planteur de pieux. Sur ce point, la doctrine de Rousseau laisse peu de place à l’idéologie : la fondation initiale des États est un acte de pure puissance et non de droit, qui n’a d’autre légitimité que celle qu’il se donne à lui-même, en offrant la garantie de la légalité aux usurpations qui le précèdent, pour le plus grand profit des riches. Les États n’ont pas plus de droit naturel sur leur territoire que les individus qui en sont les sujets n’en avaient sur leurs propriétés avant de se soumettre à la loi.

29Il reste qu’en régime de généralisation de la propriété, qu’elle soit légitime ou pas, la fondation des États est une nécessité. Il ne suffit donc pas d’en constater la nature artificielle, et son origine douteuse, il faut encore pouvoir distinguer, parmi les faits fondateurs, ceux qui sont un peu moins illégitimes que les autres. Il existe en effet des gradations dans l’usage de la puissance, et la première occupation se recommande mieux aux yeux de Rousseau que la conquête, qui vient ajouter à l’usurpation originelle la violence de la spoliation d’une situation acquise [48].

30L’acquisition originaire du territoire par prima occupatio ne suffit pas à rendre l’État légitime, mais, et l’on sait que c’est sans doute une des innovations majeures de Rousseau, ce n’est pas à la manière dont ils sont fondés que se juge de la légitimité des États, mais à la conformité de leurs institutions à certains principes, qu’énonce le Contrat social. Ainsi, l’assise territoriale des États peut bien être, par définition, peu recommandable quant à son origine, on ne saurait échapper à la question de la nature juridique du « domaine réel », qui engage celle des droits dont dispose le souverain sur les propriétés des particuliers. On sait combien l’examen de cette question a retenu l’attention soupçonneuse des lecteurs libéraux de Rousseau.

31§ 2. Domaine réel, domaine éminent ? — Le problème revêt un double aspect, nous dit Rousseau : pour ce qui regarde les biens des étrangers, l’État ne dispose que d’une espèce de « possession publique », plus forte que la possession particulière, mais pas plus légitime, car il n’y a pas de propriété légitime au regard du droit international, puisque, les États n’ont pas contracté entre eux [49]. Dans le rapport aux citoyens par contre, le domaine de l’État est pour ainsi dire l’acte de naissance même du droit de propriété privée, considéré dans sa perfection, puisque « l’État à l’égard de ses membres est maître de tous leurs biens par le contrat social, qui dans l’État sert de base à tous les droits » [50]. Est-ce à dire que seul l’État serait véritablement propriétaire dans l’état civil ? Faut-il comprendre qu’en passant dans les mains du souverain, la possession naturelle, donc précaire, des particuliers se transforme en véritable droit de propriété du souverain qui rétrocéderait aux particuliers un droit que ces derniers ne pourraient lui opposer ? Si tel était le cas, il faudrait renoncer à parler de droit de propriété dans l’état civil, pour se contenter d’un privilège, voire d’une tolérance de propriété. On sait que c’est cette éventualité qui a conduit de nombreux lecteurs libéraux à faire de Rousseau un apôtre du socialisme. Ces lecteurs devraient pourtant se rassurer, une telle lecture est explicitement rejetée par Rousseau lui-même : « Ce n’est pas que par cet acte [l’aliénation] la possession change de nature en changeant de main, et devienne propriété du souverain. » [51] Les particuliers sont donc bien propriétaires, au sens fort du terme. Il en résulte qu’il faut accorder que le souverain est à la fois « maître de tous leurs biens » et que ces biens ne sont cependant pas « propriété du souverain », ou encore que la nature de cette maîtrise, ce dominium n’est pas une propriété. On accordera que les mots semblent se contredire, mais c’est pour ajouter que bien des confusions auraient été évitées si, parfois contre les formulations de Rousseau lui-même, la signification des concepts de domaine, d’éminence, de maîtrise et de propriété avaient été établie avec précision.

32Une chose est certaine : comme on vient de le voir, les particuliers sont, dans le contrat social, titulaires d’un droit réel parfait sur les biens qu’ils possédaient antérieurement :

« Ce qu’il y a de singulier dans cette aliénation, c’est que loin qu’en acceptant les biens des particuliers, la communauté les en dépouille, elle ne fait que leur en assurer la légitime possession, changer l’usurpation en véritable droit, et la jouissance en propriété. » [52]

33Si ce droit de propriété est parfait, c’est-à-dire complet, il ne saurait coexister avec un autre droit réel portant sur le même bien, puisque la perfection du droit réel de propriété interdit son démembrement, la superposition de plusieurs maîtrises sur le même bien [53]. Il faut donc accorder que la « maîtrise » du souverain n’est pas un droit réel de propriété. Quelle est alors sa nature ?

34On trouve fréquemment sous la plume même de Rousseau la réponse suivante : cette maîtrise est une éminence. Le souverain est donc propriétaire éminent des biens des particuliers. Comment comprendre ce dédoublement du domaine, qui trouve à se dire dans le couple conceptuel du domaine utile et du domaine éminent ?

35Une première piste serait de faire confiance aux qualifications que propose Rousseau en attachant à ces termes leur signification juridique précise, celle qu’elles revêtent dans les institutions de l’ancien droit, dont le cadre conceptuel est élaboré par les glossateurs [54]. Il faudrait alors distinguer l’éminence, simple « domaine de supériorité », dit Pothier [55], de l’utilité dans laquelle réside entièrement la propriété véritable [56].

36Pourtant, on sait que selon Rousseau, dès lors qu’on doit se résigner à l’institution de la propriété, il convient de faire le départ entre les appropriations légitimes et les autres. Sur ce terrain, Rousseau s’inspire ici de Locke : le seul critère légitime de toute acquisition privative est le travail (cf. infra, IV). Autant dire qu’avec un tel fondement, la légitimité du propriétaire éminent est bien pâle au regard de celle du propriétaire utile. Le titulaire du « domaine de supériorité » apparaît ainsi à Rousseau sous la figure du seigneur oisif doté de privilèges que rien n’a jamais justifié. Au demeurant, les conceptions du Genevois sur le sujet n’ont rien d’original : comme le remarque l’historien Paul Ourliac : au XVIIIe siècle, la propriété éminente n’est plus qu’une « coquille vide » [57] et la nuit du 4 août n’est déjà plus très loin. On se gardera donc de considérer que l’ « éminence » du souverain rousseauiste serait une sorte de directe féodale concentrée dans les mains de l’État.

37Au demeurant, la théorie de la « directe universelle » [58] est l’œuvre des domanistes du XVIe siècle, et consiste dans l’affirmation que le monarque, en tant que suzerain universel du royaume, détient un domaine de propriété éminente sur l’ensemble des biens de ses sujets, une directe féodale qui se distingue de toutes les autres en ce qu’elle est précisément universelle, parce qu’elle trouve sa source dans le titre de « souverain fieffeux du royaume » dont peut se prévaloir le roi [59]. Cette théorie se heurte cependant à l’opposition des légistes, acquis certes à la défense des intérêts de la monarchie absolue, mais qui, précisément parce qu’ils souhaitent établir le caractère absolu de la souveraineté royale dans sa pureté, refusent de la confondre avec une forme de suzeraineté féodale, fût-elle suprême, et lui préfèrent un autre fondement, celui de l’imperium que confère la souveraineté, à l’instar de celui qu’exerce l’empereur de Rome. Pour ces légistes, le roi est « Empereur en son Royaume » [60], et c’est à ce titre qu’il est maître du territoire.

38C’est très nettement dans le sillage de ces derniers auteurs que se situe Rousseau sous la plume de qui on trouve une condamnation explicite de théorie de la directe universelle : « en tenant ainsi le terrain, ils [les monarques européens] sont bien sûrs d’en tenir les habitants » [61]. On voit donc clairement ce qui, sur le plan technique, distingue le dominium du souverain légitime de celui qui doit son existence à la force ou à la fascination des sujets : le second fonde la légitimité du domaine qu’il exerce sur son territoire sur une origine inventée pour l’occasion, le premier se contente de fonder ce droit sur le seul rapport d’obligation personnelle et politique qui unit le souverain aux sujets. Pour résumer ce qui précède en une formule, on peut dire, de manière peut-être anachronique quant aux mots, mais certainement pas quant à la chose, que selon Rousseau, le domaine du souverain est un domaine de souveraineté et non un domaine de propriété, un droit personnel et non un droit réel [62]. Décidément, Rousseau choisit mal ses mots : le domaine n’est pas plus « éminent » qu’il n’est « réel ».

39§ 3. La souveraineté comme domaine de juridiction. — Il devient donc possible de cerner la nature juridique de la « maîtrise » du souverain sur son territoire : le domaine du souverain n’est pas une propriété éminente, c’est un imperium. En quoi consiste cet imperium ? Là encore, Rousseau suit de près la tradition des légistes : c’est un pouvoir de dire le droit, une jurisdictio [63]. La maîtrise du souverain sur son territoire se confond donc avec le devoir de reconnaître et de garantir les propriétés particulières initiales. Le terme jurisdictio renvoie aux élaborations doctrinales des glossateurs, particulièrement à leur commentaire de l’expression « dominus mundi » [64], dont la signification en termes modernes recouvre le droit de faire les lois [65], mais qui conserve la fonction essentielle qui lui est assignée dès le XIVe siècle, celle de protéger les propriétés particulières [66]. Cette signification n’est pas inconnue de Rousseau, puisqu’elle est largement répandue chez les théoriciens de l’absolutisme de la souveraineté étatique, particulièrement Bodin, grand lecteur de Balde [67]. On notera donc que si la jurisprudence doit attendre le milieu du XIXe siècle pour débouter le fisc et ses prétentions à exercer une éminence sur les biens des particuliers [68], la distinction de la juridiction souveraine et de la propriété éminente n’a rien d’une idée neuve au XVIIIe siècle.

40Est-ce à dire qu’en ces matières l’apport conceptuel de Rousseau soit nul ? S’il faut à tout prix répondre négativement, on insistera sur la définition proposée du domaine de juridiction comme puissance législative, qui découle de la nature nécessairement républicaine du souverain légitime. La nature juridique du domaine (mal nommé) réel est donc la même que le régime soit monarchique ou républicain, c’est un domaine de juridiction, mais la nature du régime politique affecte l’exercice des prérogatives qui y sont traditionnellement attachées, en rendant impossible leur usage arbitraire, puisque les particuliers, en tant que citoyens et réunis en corps, sont ceux qui font les lois. Un texte, tiré de l’Émile, résume clairement la doctrine :

« Après avoir fait la comparaison de la liberté naturelle avec la liberté civile quant aux personnes, nous ferons quant aux biens, celle du droit de propriété avec le droit de souveraineté, du domaine particulier avec le domaine éminent. Si c’est sur le droit de propriété qu’est fondée l’autorité souveraine, ce droit est celui qu’elle doit le plus respecter ; il est inviolable et sacré pour elle tant qu’il demeure un droit individuel et particulier ; sitôt qu’il est considéré comme commun à tous les citoyens, il est soumis à la volonté générale, et cette volonté peut l’anéantir. Ainsi, le souverain n’a nul droit de toucher au bien d’un particulier ni de plusieurs, mais il peut légitimement s’emparer du bien de tous. » [69]

41Cette dernière remarque invite à examiner non plus l’origine ou la nature juridique du domaine réel du souverain, mais sa portée, ou plutôt celle des droits qu’il confère à son titulaire. Le souverain peut-il actualiser quand bon lui semble ce droit de redessiner les frontières des domaines public et privé ? La question est rien moins qu’académique, puisqu’elle engage la définition et la légitimation de deux prérogatives essentielles au pouvoir souverain, le droit d’exproprier et celui de lever l’impôt. Faut-il comprendre que le souverain rousseauiste dispose d’un droit illimité d’exproprier, et peut lever l’impôt comme il le veut ?

42Il se trouve que, sur le plan de la pratique juridique, la question de l’expropriation est pour ainsi dire réglée à partir du XIVe siècle, quoique l’on discute encore aujourd’hui de ses origines, monarchiques ou féodales [70]. Que le souverain exproprie au titre d’une éminence patrimoniale ou d’une souveraineté politique, il en est effet établi qu’il ne peut le faire que pour une juste cause et à condition d’une juste et préalable indemnité.

43Là encore, l’originalité de Rousseau réside dans le couplage de cette solution avec l’affirmation du caractère nécessairement républicain du gouvernement légitime : le fondement du droit d’exproprier est bien la souveraineté, c’est la nature même de cette dernière qui détermine le cadre dans lequel s’exerce cette prérogative, et la souveraineté rousseauiste est indissociable de la forme législative de son expression. On sait en effet que si Rousseau reprend à Hobbes une conception absolutiste de la souveraineté [71], il opère cependant une distinction essentielle entre le gouvernement et la loi, seule forme légitime d’expression de la volonté générale [72]. Or si la loi est par nature impersonnelle et générale, elle ne peut avoir pour objet les biens d’un seul sujet, ou de certains sujets, tout au plus celles d’une catégorie générale et impersonnelle de sujets. C’est dire que, selon Rousseau, l’expropriation est considérablement limitée sur le plan matériel [73] comme sur le plan formel, puisque la procédure d’adoption des lois passe par la réunion de l’assemblée du peuple ou des états.

44Il en résulte que le pouvoir de bouger le tracé de la frontière entre domaine public et privé n’est pas une prérogative attachée à la pratique du gouvernement, c’est un des actes essentiels associés à la fondation même de l’État : le souverain reçoit les biens des particuliers dans l’aliénation totale qui procède des termes du contrat originaire, il restitue immédiatement à chacun le sien, considéré non plus comme une possession naturelle, donc précaire, mais comme un droit de propriété complet, reconnu et garanti par la puissance publique. Le souverain dispose encore du droit de mettre de côté une partie des biens aliénés sans les restituer en proportion de l’utilité commune qui le commande. C’est l’acte de fondation originaire du domaine public. Les biens ainsi mis de côté représentent une part importante de l’ensemble, la seule allusion à une proportion dans l’œuvre de Rousseau est celle de la fondation de Rome : « Il est à remarquer que le premier soin de Romulus dans la division des terres, fut d’en destiner le tiers à cet usage [le domaine public]. » [74]

45Il faut se rendre à l’évidence, le souverain rousseauiste ne dispose pas du droit d’exproprier les particuliers pour cause d’utilité publique. Tout au plus peut-il procéder à la constitution d’un domaine public lors de la fondation de l’État, puis opérer ultérieurement des transferts du patrimoine de chacun des particuliers (selon un principe de proportion) vers ce domaine public, mais cette prérogative se confond alors avec celle de lever l’impôt, à propos de laquelle Rousseau écrit :

« Il faut se ressouvenir que le fondement du pacte social est la propriété, et sa première condition, que chacun soit maintenu dans la paisible jouissance de ce qui lui appartient. Il est vrai que par le même traité chacun s’oblige, au moins tacitement, à se cottiser dans les besoins publics ; mais cet engagement ne pouvant nuire à la loi fondamentale et supposant l’évidence du besoin reconnue par les contribuables, on voit que pour être légitime, cette cottisation doit être volontaire, non d’une volonté particulière, comme s’il était nécessaire d’avoir le consentement de chaque citoyen, et qu’il ne dût fournir que ce qu’il lui plaît, [...] mais d’une volonté générale, à la pluralité des voix, et sur un tarif proportionnel qui ne laisse rien d’arbitraire à l’imposition. » [75]

46Ainsi, en accordant à la tradition des légistes royaux que le fondement du domaine réel du souverain n’est pas un droit patrimonial, la directe universelle d’un souverain fieffeux, mais un droit de souveraineté, une juridiction, et en ajoutant qu’il doit s’agir d’une souveraineté populaire ou républicaine, c’est-à-dire législative, Rousseau vide de tout contenu pratique le droit d’exproprier, et légitime certes le droit de lever l’impôt, mais en le soumettant à une condition tout à fait essentielle, qui transforme la signification politique de l’institution : le consentement de la volonté générale, c’est-à-dire à la loi, dont on sait qu’elle est impersonnelle et générale, et qu’elle ne peut par conséquent qu’être respectueuse d’une égalité de proportion entre les contribuables. On verra que les conditions d’exercice de ce droit de lever l’impôt sont réglées par des considérations de prudence politique ; il suffit de pointer ici que le droit de lever l’impôt appartient à la puissance législative et qu’il est justifié parce qu’il est consubstantiel à la fondation même de l’État [76].

47On peut donc conclure ce point : le fondement de la propriété selon Rousseau est bien la souveraineté, mais on hésite à voir dans ce déplacement une fragilisation de l’institution, puisque non seulement la souveraineté ne confère que le devoir de protéger les biens privés, mais que, de surcroît, la nature républicaine du souverain rousseauiste le prive de la faculté d’exproprier et l’oblige au plus strict respect de l’égalité de proportion lorsqu’il lève l’impôt.

48On objectera que c’est encore trop en regard du caractère inviolable et sacré de la propriété, et qu’on ne peut affirmer sans se contredire que le souverain a le devoir impératif de protéger les propriétés particulières et qu’il est seul juge de l’importance des transferts qui peuvent être opérés du domaine des particuliers vers le domaine du public. Mais cette objection nous fait quitter le terrain de la fondation du domaine réel, pour aborder le troisième moment logique de la théorie rousseauiste de la propriété, où s’exposent les régimes respectifs de la propriété publique et privée, qu’il convient d’étudier successivement.

III. La propriété publique

49Si le thème de la propriété commune originaire renvoie à la question de la légitimité morale de l’institution de propriété considérée en elle-même et relève essentiellement de la théologie rationnelle ou révélée, si celui du domaine réel des États, renvoyant aux conditions de leur fondation, emprunte à la dogmatique des légistes royaux, la question de la répartition des richesses entre les domaines public et privé procède d’un registre de discours différent, celui des moyens de gouverner, où la question de la fondation cède la place à des considérations de prudence politique. C’est dans ce registre que la propriété va trouver enfin sa justification, comme expédient pratique pour garantir la conservation du corps politique légitime. On trouvera que c’est peu, cela suffit cependant à affirmer que le droit est inviolable et sacré.

50C’est l’exigence de conservation de l’État qui organise de surcroît la conciliation des deux devoirs du souverain, contradictoires encore que légitimes l’un et l’autre : assurer l’inviolabilité des propriétés privées, et lever l’impôt nécessaire à l’existence du gouvernement et à la réalisation de ses missions.

51Un peu plus concrètement, si la conservation du corps politique est une fin en elle-même, celle d’une administration intègre trouve sa fin dans les usages du revenu public déterminés par le souverain. Ce sont les « devoirs essentiels du gouvernement » [77]. Ils sont au nombre de trois. Nous connaissons déjà le premier : « Comme le premier devoir du législateur est de conformer les lois à la volonté générale, la première règle de l’économie publique est que l’administration soit conforme aux lois. » [78] Le second mériterait à lui seul un développement autonome puisqu’il s’agit, ni plus ni moins, que de « faire régner la vertu » [79] par le développement de l’éducation publique. Certains commentateurs [80] ont vu dans cette injonction la grande faiblesse de la théorie rousseauiste de la transition de l’état d’esclavage vers celui de liberté (qui enseignera au maître ?). Du point de vue qui nous intéresse, il suffit de souligner, d’une part, que le développement des lumières publiques doit être le principal poste de dépense de l’État et, d’autre part, que si la question de l’éducation du maître est aporétique, celle de l’établissement d’un système d’éducation publique renvoie directement au troisième devoir de l’administration : assurer la subsistance de tous. Avant toutefois de procéder à l’examen de ce devoir, il n’est pas inutile de revenir sur la constitution du domaine public ainsi que sur les règles qui président à sa bonne administration.

52§ 1. La fondation du domaine public : le principe de l’inaliénabilité. — Si le droit par lequel le souverain établit le domaine public n’est pas un droit de propriété mais une prérogative découlant de son domaine de juridiction, ces biens (qu’on appellera domaine public pour simplifier, quoique Rousseau distingue en son sein les terres, auxquelles il réserve le terme de domaine public, et les biens monétaires, à propos desquels il parle de fisc) [81] sont par contre sa propriété, dont la nature est déterminée par l’acte juridique de fondation initiale de ce domaine.

53L’existence du domaine public est une nécessité, parce que l’autogouvernement du peuple par le peuple est impossible [82], que, de plus, l’entretien des magistrats et les missions qui leur sont confiées ont un coût. Il convient donc de mettre à leur disposition un fonds initial, le domaine public, alimenté par la suite grâce aux fruits produits par ce fonds et grâce à l’impôt, et l’on a vu que cette réserve peut aller jusqu’au tiers du total, comme ce fut le cas lors de la fondation de Rome (cf. supra).

54Comme on l’a vu, ce fonds initial procède de l’acte de fondation de l’État lui-même : suite à l’aliénation totale des personnes et des biens que réalise le Contrat, le souverain devient en effet propriétaire de tous les biens dont disposaient les particuliers au moment de contracter, et rétrocède immédiatement à chacun le sien, sauf les biens qu’il réserve au domaine public :

« Préalablement à tout emploi, ce fonds doit être assigné ou accepté par l’assemblée du peuple ou des états du pays qui doit ensuite en déterminer l’usage. Après cette solennité, qui rend ces fonds inaliénables, ils changent, pour ainsi dire, de nature. » [83]

55Si l’étendue du domaine réel de l’État est la somme des biens que les particuliers aliènent lors du contrat fondateur, c’est l’acte souverain de ne pas restituer l’intégralité de ces biens aux particuliers, mais d’en réserver une partie pour le domaine du public qui change la nature même de ces biens. Ici, Rousseau emprunte décidément à l’exemple romain et à son droit, selon lequel le caractère public ou privé d’un bien relève non pas tant de la nature de cette chose considérée en elle-même que de la procédure d’affectation de ce bien dans le domaine public, la publicatio, procédure qui requiert à tout le moins la présence d’un magistrat [84], et chez Rousseau un acte législatif.

56Il semble au demeurant que Rousseau ait quelque peu confondu deux notions que le droit romain distingue, celle des choses publiques et celle des choses qui exigent en plus de la procédure juridique, une cérémonie religieuse en présence d’un prêtre, et qui relèvent à ce titre du droit pontifical, comme le suggère la citation suivante :

« [Ces biens] deviennent tellement sacrés que c’est non seulement le plus infâme de tous les vols, mais un crime de lèse-majesté que d’en détourner la moindre chose de leur destination. » [85]

57Cette confusion n’est pas très étonnante, dès lors que l’on sait que dans le Contrat social, la religion officielle est civile et a pour objet l’État, les magistrats étant ainsi détenteurs d’une autorité à la fois juridique et religieuse [86].

58Quoi qu’il en soit de la nature publique et/ou sacrée du domaine, ce dernier dès lors qu’il est affecté au public change de nature, expression par laquelle il faut entendre qu’il devient inaliénable. Dégagé par les glossateurs et les canonistes dès le XIIIe siècle [87], le principe de l’inaliénabilité reste, aujourd’hui encore, le critère déterminant de la distinction des domaines public et privé : faut-il comprendre que, selon Rousseau, une fois rangé dans le domaine du public, un bien ne saurait faire l’objet d’une vente ou d’un don, ne saurait par conséquent être cédé à un tiers [88] ?

59La réponse est nécessairement positive, non pas tant parce que le souverain, ayant le pouvoir de déplacer la frontière des domaines public et privés au profit du public, n’aurait pas celui rétrocéder aux particuliers des biens dont le public n’aurait plus l’usage, mais parce que la nature législative de son expression lui interdit de procéder à ces rétrocessions autrement que de manière générale et impersonnelle. Cette condition fait, du même coup, perdre toute signification pratique à l’idée même d’une telle procédure. On trouve par ailleurs une allusion à d’éventuelles aliénations temporaires, ou concessions, que le public consent au profit de particuliers, mais parce qu’elles sont temporaires, ce ne sont précisément pas des aliénations [89].

60En effet, si ces biens appartiennent au public, c’est-à-dire au souverain, il revient aux magistrats, ou chefs du gouvernement, de les administrer :

« Quand une fois les fonds publics sont établis, les chefs de l’état en sont de droit les administrateurs ; car cette administration fait une partie du gouvernement, toujours essentielle. » [90]

61L’on sait que pour Rousseau, les magistrats sont de simples commis du souverain qu’ils ne représentent pas. Pourtant, le pouvoir exécutif, ou administration, doit être considéré comme un corps juridique, c’est-à-dire une personne morale dotée d’une volonté particulière, indépendante au moins formellement de celle du souverain, quoiqu’il faille absolument qu’elle lui soit soumise en tous points. L’administration forme donc un corps particulier, mais ce corps doit vouloir ce que veut le corps général [91]. En effet, si la volonté générale ne se représente pas, elle s’exprime, et les actes juridiques qui expriment la volonté de l’administration doivent, pour être légitimes, exprimer la volonté du souverain, le peuple [92].

62C’est dans ce cadre que doit être considérée la signification politique du principe de l’inaliénabilité du domaine, dont la fonction est d’encadrer l’exercice des prérogatives de l’administration, puissance commise, qui peut augmenter la richesse de l’État, mais pas la diminuer.

63On notera toutefois que le principe de l’inaliénabilité est un peu trop général pour qu’il soit possible de dégager des lignes que Rousseau lui consacre un véritable régime juridique de la domanialité publique. Il n’y a là rien de surprenant chez un auteur qui accorde plus d’importance à la vertu des magistrats qu’à l’encadrement juridique de leur action, chez qui la question de la bonne administration est par conséquent celle de la mise en œuvre des moyens requis pour conformer leur volonté particulière à la volonté générale. On ne trouvera donc pas vraiment les linéaments d’une théorie du régime de la domanialité publique chez Rousseau, mais bien plutôt un relevé des moyens susceptibles de garantir la probité des magistrats et leur fidélité à l’intérêt général, ainsi qu’une réflexion sur le contenu de cette dernière notion. L’approche de la nature du domaine publique est téléologique, et passe par la détermination précise des missions qui incombent à ses administrateurs.

64§ 2. La saine administration du domaine : la terre et le travail contre l’argent. — Comment faire pour que la volonté du corps particulier soit toujours celle du peuple ? La réponse est à chercher dans le contrôle personnel des magistrats et dans la lutte contre leur éventuelle corruption, par une saine administration des finances. C’est dans le domaine du contrôle personnel, c’est-à-dire politique, qu’on trouve les propositions les plus vigoureuses du Contrat social [93], qui n’ont semble-t-il pas été pour rien dans son interdiction. Pour ce qui est de l’administration des finances, Rousseau inscrit sa réflexion dans l’horizon de l’opposition entre les biens matériels, particulièrement la terre, et l’argent, en tant que les premiers satisfont des besoins nécessaires tandis que les seconds satisfont des besoins absolument indéterminés. Dès lors en effet que :

« Au fond l’argent n’est pas la richesse, il n’en est que le signe ; ce n’est pas le signe qu’il faut multiplier, mais la chose représentée [...] la richesse pécuniaire n’est que relative, et selon des rapports qui peuvent changer par mille causes, on peut se trouver successivement riche et pauvre avec la même somme ; mais non pas avec les biens en nature, car comme immédiatement utiles à l’homme ils ont toujours leur valeur absolue qui ne dépend point d’une opération de commerce. » [94]

65Il faut en déduire que l’administration doit

« travailler avec beaucoup plus de soin à prévenir les besoins, qu’à augmenter les revenus ; de quelque diligence qu’on puisse user, le secours qui ne vient qu’après le mal, et plus lentement, laisse toujours l’état en souffrance : tandis qu’on songe à remédier à un inconvénient, un autre se fait déjà sentir, et les ressources mêmes produisent de nouveaux inconvéniens, de sorte qu’à la fin la nation s’obere, le peuple est foulé, le gouvernement perd toute sa vigueur, et ne fait plus que peu de chose avec beaucoup d’argent » [95].

66Cette condamnation de l’argent conduit Rousseau à réhabiliter la corvée publique [96], suivant une fois encore l’exemple romain : l’État doit tirer revenu

« des hommes mêmes, en employant leur travail, leurs bras et leur cœur plustot que leur bourse au service de la patrie, soit pour sa défense dans les milices, soit pour ses comodités par des corvées dans les travaux publics » [97].

67On peut ainsi inférer qu’il existe selon Rousseau trois sortes de biens susceptibles d’appartenir à l’État : la terre, l’argent et le travail matériel des citoyens. Apparaît du même coup le critère qui permet au Prince avisé de préférer la terre et le travail à l’argent : la terre comme le travail matériel produisent des fruits naturels, au sens technique que donne le droit à ce terme, c’est-à-dire des fruits qui ne requièrent pas l’intervention d’une technique juridique pour être associés au bien dont ils procèdent, tandis que l’argent produit des fruits non naturels, le lien entre le capital et ses revenus étant par essence artificiel, juridique.

68Or, sur le plan moral et politique, les fruits naturels ont des vertus que les fruits artificiels n’ont pas, puisqu’ils sont immédiatement et nécessairement liés au fonds dont ils procèdent (la terre ou le corps du travailleur), et puisqu’ils sont, par leur nature même, affectés à certains usages déterminés. Les fruits artificiels quant à eux, ne sont des fruits que par la grâce de la technique juridique, et peuvent servir une infinité de jouissances possibles, y compris donc les jouissances non naturelles et non nécessaires.

69Les règles de la saine administration du domaine public nous conduisent donc à la détermination d’une véritable typologie morale des biens qui le composent, selon qu’ils produisent des fruits naturels et artificiels, ou encore, selon leur destination morale qui est la satisfaction de besoins réels ou superflus, ou plus exactement selon qu’ils favorisent le maintien de l’équilibre entre dépenses et revenus, ou selon qu’ils encouragent l’accumulation de richesses inutiles. Apparaît ici le moyen de s’assurer de la vertu des magistrats : faire en sorte qu’il n’ait rien à voler ou rien à distribuer à leurs clients, en assurant une proportion constante entre les dépenses et les revenus de l’État.

70Sainement administré, le domaine est ainsi disponible pour réaliser la mission qui lui est dévolue, le troisième devoir du gouvernement.

71§ 3. Le devoir du gouvernement : garantir l’accès à la propriété du travail. — Le troisième devoir de l’administration est exclusivement relatif aux biens matériels [98], et consiste d’abord et avant tout dans la nécessité de garantir à chaque citoyen les moyens de subsister :

« Ce n’est pas assez d’avoir des citoyens et de les protéger ; il faut encore songer à leur subsistance ; et pourvoir aux besoins publics est une suite évidente de la volonté générale, et le troisième devoir essentiel du gouvernement. » [99]

72Rousseau précise que :

« Ce devoir n’est pas [...] de remplir les greniers des particuliers et les dispenser du travail, mais de maintenir l’abondance tellement à leur portée que pour l’acquérir le travail soit toujours nécessaire et ne soit jamais inutile. » [100]

73Se combinent ici, dans la doctrine de Rousseau, deux objectifs : assurer l’abondance, qui n’est pas synonyme de luxe mais de satisfaction des besoins nécessaires, présents et futurs, et empêcher que les citoyens puissent être oisifs, ou plus positivement leur garantir, non pas un revenu minimum, mais le droit à un travail assez rémunérateur pour qu’ils puissent subvenir à ces besoins. Le devoir du gouvernement n’est donc pas de garantir la satisfaction des besoins nécessaires, mais plus radicalement l’indépendance de tous les citoyens par l’accès au travail, seul moyen légitime d’acquérir la propriété.

74Un lecteur faussement naïf pourrait à bon droit se dire surpris. On se souvient en effet que dans le premier état de nature, l’homme est une brute moralement nulle, mais surtout solitaire, parfaitement indépendante de ses semblables pour la satisfaction de ses besoins ; tandis que dans les états ultérieurs, l’homme, de plus en plus corrompu, guidé désormais par la pétulance de l’amour-propre, est l’esclave de besoins qu’on peut qualifier de non naturels en tant qu’ils sont commandés par le désir de reconnaissance, et pour la satisfaction desquels il est prêt à engager sa liberté. Dans ce contexte, la propriété est un pouvoir, le moyen dont dispose le riche pour imposer sa domination au pauvre, l’aiguillon de l’égoïsme dans l’état de société [101].

75Cette perspective semble purement et simplement renversée dans l’état civil légitime, où la propriété n’apparaît plus comme la cause de la corruption des hommes et des gouvernements, mais comme le moyen d’assurer à chaque citoyen une indépendance matérielle sans laquelle il est illusoire de parler de liberté politique. Le planteur originaire de pieux est un imposteur, mais le propriétaire du Contrat social est quelque chose comme un analogue civique de la solitude naturelle de l’état de pur nature, et son droit semble être le meilleur rempart qu’ait trouvé Rousseau contre ces liens de dépendance personnels dont l’existence vicie par nature tout contrat social.

76On l’aura compris, le troisième devoir du gouvernement n’a rien à voir avec le principe de charité ou la soumission à la loi naturelle et à son corrélat, le jus necessitatis. Il est ici question de prévenir non plus la corruption des magistrats, mais celle du peuple, et s’attaquant à la plus radicale de ses causes – l’inégalité des richesses :

« Le plus grand mal est déjà fait quand on a déjà des pauvres à défendre et des riches à contenir. C’est sur la seule médiocrité que s’exerce toute la force des lois ; elles sont également impuissantes contre les thrésors du riche et contre la misere du pauvre : le premier les élude, le second leur échappe ; l’un brise la toile, et l’autre passe au travers.
« C’est donc une des plus importantes affaires du gouvernement de prévenir l’extrême inégalité des fortunes, non en enlevant les trésors à leurs possesseurs, mais en ôtant à tous les moyens d’en accumuler ; ni en bâtissant des hôpitaux pour les pauvres, mais en garantissant les citoyens de le devenir. » [102]

77L’État a donc le devoir de garantir le peuple contre la pauvreté, de sorte que pèse sur les magistrats l’obligation de fournir au pauvre les moyens de travailler, et sur les pauvres l’obligation de travailler. L’idée n’est ni nouvelle ni propre à Rousseau [103]. On se contentera donc de souligner que le principe qui vaut pour l’indépendance des corps politiques se retrouve dans celle des citoyens : c’est la proportion entre le travail et les besoins nécessaires qui freine l’accumulation d’une part, le dénuement de l’autre, et conserve le grand nombre dans cet état de médiocrité générale dans lequel Rousseau voit le gage de la force des lois.

78De même que la saine administration commande de préférer la terre et le travail à l’argent, la saine compréhension du devoir de subsistance commande de refuser la perspective d’un « droit au nécessaire » qui conduirait l’État à construire des hôpitaux, pour lui préférer l’obligation de mise au travail, seule à même de produire des citoyens indépendants. Sans compter, mais cet argument n’est pas le dernier pour Rousseau, qu’une vie de travail indépendant (il est ici question des travaux matériels, celui de l’agriculteur et de l’artisan) forme l’individu à des goûts simples et frustes, que le travail n’est pas seulement le moyen matériel de fournir le nécessaire, mais encore le mode de vie qui apprend à s’en contenter, l’habitude qui forge l’ethos de l’homme vertueux. C’est dans ce nouveau statut de piliers de la vertu politique que la propriété fondée sur le travail accède à une dignité nouvelle, au rang de droit inviolable et sacré, que le gouvernement a le devoir de mettre à la portée de tous [104].

79L’originalité de l’argument doit ici être souligné. Rousseau n’est ni le premier ni le dernier, entre Harrington [105] et Constant [106], à souligner que la dépendance civile est un obstacle à l’accession à la citoyenneté, mais de ces auteurs, c’est le seul à conclure à la nécessité d’abolir la première pour universaliser la seconde, en refusant toute forme d’institution du prolongement politique de l’inégalité civile. La légitimité de l’obligation politique repose sur l’absence d’obligation personnelle de droit civil illégitime, et l’on sait que, pour Rousseau, le consentement ne légitime pas tout. En faisant de la suppression des conditions du développement de l’inégalité civile un des devoirs du gouvernement vertueux, Rousseau reprend à son compte le thème de la crainte des effets politiquement corrupteurs de la plèbe [107], mais au lieu d’y trouver une raison suffisante pour sacrifier le principe de l’égalité politique, il cherche au contraire à penser les conditions d’intégration de cette plèbe dans le corps politique, donnant ainsi une tonalité qu’on peut qualifier de démocratique [108] à son inscription dans la tradition néoclassique de l’humanisme civique.

80Quoi qu’il en soit, ce retour de la propriété au cœur de l’état civil, sous la forme du devoir du gouvernement à en favoriser l’accès à tous, est particulièrement problématique : d’un côté, on peut considérer que le troisième devoir du gouvernement couronne le retour en force du droit civil « inviolable et sacré »de propriété, au point que tous doivent pouvoir y avoir accès. Mais la médaille a un revers, puisque l’exécution de ce devoir passe non seulement par l’accession les pauvres à la propriété, mais encore par la limitation de la richesse des riches, limitation dont on devine déjà qu’elle est attentatoire... à leur droit de propriété.

81Rousseau lui-même ne se cache pas la difficulté :

« Cette partie [l’administration des biens] n’offre pas moins de difficultés à résoudre, ni de contradictions à lever que la précédente. Il est certain que le droit de propriété est le plus sacré de tous les droits des citoyens, et plus important à certains égards que la liberté même ; soit parce qu’il tient de plus près à la conservation de la vie ; soit parce que les biens étant plus faciles à usurper et plus pénibles à défendre que la personne, on doit plus respecter ce qui se peut ravir plus aisément ; soit enfin parce que la propriété est le vrai fondement de la société civile, et le vrai garant des engagements des citoyens : car si les biens ne répondoient pas des personnes, rien ne serait si facile que d’éluder ses devoirs et de se moquer des lois. D’un autre côté, il n’est pas moins sûr que le maintien de l’état du gouvernement exige des frais et de la dépense ; et comme quiconque accorde la fin ne peut refuser les moyens, il s’ensuit que les membres de la société doivent contribuer de leurs biens à son entretien. De plus, il est difficile d’assûrer d’un côté la propriété des particuliers sans l’attaquer d’un autre, et il n’est pas possible que tous les reglemens qui regardent l’ordre des successions, les testamens, les contrats ne gènent les citoyens à certains égards sur la disposition de leurs propres biens, et par conséquent sur leur droit de propriété. » [109]

82De l’aveu même de Rousseau, les missions qui sont conférées au gouvernement en matière d’administration des biens publics ne peuvent qu’entrer en contradiction continuelle avec le principe de l’intangibilité des propriétés privées. Nous sommes au point où se concentrent toutes les difficultés de la théorie rousseauiste de la propriété.

IV. La propriété privée

83On connaît le cadre dans lequel s’inscrit la réflexion de Rousseau relativement à la propriété privée dans le Contrat social. Faisant suite à leur aliénation totale, les biens des particuliers leurs sont restitués, et leur droit complet est garanti par la loi. Comme le souligne la citation précédente, la difficulté est dès lors de concilier deux thèses contradictoires : l’intangibilité du droit de propriété et la nécessaire entreprise de réduction des inégalités de fortune.

84Une première piste consisterait à distinguer la portée de ces deux thèses selon la nature des textes qui les énoncent. Le Contrat social énoncerait les conditions que doit satisfaire l’État pour être légitime. Les textes dits « pratiques », prenant acte de l’impossibilité de conformer les grandes monarchies aux principes du droit naturel raisonné, esquisseraient la figure d’un « compromis », applicable dans certains états, comme la Corse ou, de manière plus surprenante, la Pologne, dont les peuples seraient assez vertueux pour entreprendre de se réformer. Le Discours sur l’économie politique, enfin, serait quelque chose comme l’anticipation de ce compromis, élaboré dans une sorte de casuistique constitutionnelle, mais porteur d’enseignements plus généraux. Sans conteste, chacun de ces textes ayant un objet théorique propre, il serait illusoire et faux de les lire sur le même plan, voire même de les accorder tout à fait entre eux. Il reste que, précisément parce que ces textes ne parlent pas de la même chose, la juxtaposition d’énoncés contradictoires ne suffit pas à mettre en cause la cohérence d’ensemble de la doctrine rousseauiste de la propriété, pas plus d’ailleurs que leur traitement séparé ne permet de lever les difficultés posées par cette doctrine.

85§ 1. « ... il est difficile d’assurer d’un côté la propriété des particuliers sans l’attaquer d’un autre... ». — Ces difficultés se concentrent dans le problème suivant : le droit naturel raisonné commande le respect absolu du droit de propriété des particuliers, déclaré inviolable et sacré. Le caractère inviolable de la propriété est cependant compatible avec la démarcation souveraine de la frontière public / privé, fondement du droit de lever l’impôt. L’impôt viole évidemment le droit de propriété puisqu’il soustrait au propriétaire une portion de ses biens. Ce dernier devra par conséquent être égalitaire et consenti par tous, raison pour laquelle Rousseau, dans le Discours d’économie politique, recommande un impôt universel et proportionnel au revenu, la capitation [110]. Mais ces deux conditions suffisent-elles à lever la contradiction ?

86La réponse est d’autant plus négative que Rousseau ne se contente pas de recommander un impôt arithmétiquement égalitaire, dès lors que le troisième devoir du gouvernement peut le conduire à taxer certains citoyens plus que d’autres. C’est ainsi que le pauvre doit avoir un droit absolu à tous les usages de ses biens, parce que tous ces usages sont nécessaires à la satisfaction de besoins nécessaires, qui conditionnent la possibilité de son indépendance politique. Il n’en va pas de même du riche qui peut se passer de nombre des usages auxquels il est loisible de soumettre les biens dont il est propriétaire :

« Un [rapport] qu’on ne compte jamais, et qu’on devrait toujours compter le premier, est celui des utilités que chacun retire de la confédération sociale, qui protege fortement les immenses possessions du riche, et laisse à peine le misérable jouir de la chaumiere qu’il a construite de ses mains. Tous les avantages de la société ne sont-ils pas pour les puissans et les riches ? tous les emplois lucratifs ne sont-ils pas remplis par eux seuls ? » [111]

87Cette inégalité doit, selon Rousseau, se refléter inversement dans la politique de l’impôt :

« Les pertes des pauvres sont beaucoup moins réparables que celles du riche, et [...] la difficulté d’acquérir croît toûjours en raison du besoin. On ne fait rien avec rien ; cela est vrai dans les affaires comme en Physique : l’argent est la semence de l’argent. » [112]

88De sorte qu’une répartition « équitable et vraiment proportionnelle » de l’impôt ne doit

« pas être faite seulement en raison des biens des contribuables, mais en raison composée de la différence de leurs conditions et du superflu de leurs biens » [113].

89Nous avons vu que le principe de l’impôt trouve sa justification dans la prérogative du souverain à tracer la frontière entre le domaine public et celui des particuliers, à la condition qu’il soit consenti et légal, c’est-à-dire égalitaire. Il apparaît désormais que cette égalité ne saurait être comprise comme une égalité stricte, ou même comme une égalité de proportion entre le montant des richesses et celui des taxes, mais d’une égalité politiquement pondérée, parce qu’elle introduit dans sa détermination le rapport des usages, nécessaires ou superflus, des fruits de la propriété [114].

90Autrement dit, dès lors qu’il y a des riches et des pauvres (et le fait est qu’il y a toujours des riches et des pauvres, cf. supra), l’égalité politique devant l’impôt commande que certaines propriétés paient un tribu plus lourd que d’autres. À quoi l’on doit ajouter que le troisième devoir du gouvernement, parce qu’il commande aux magistrats d’œuvrer à l’égalisation des fortunes, doit leur permettre d’instituer des taxes indirectes sur les produits de luxe, qui ne visent par conséquent que les riches. On voit le problème : comment concilier de tels impôts et le caractère inviolable de la propriété ?

91La réponse proposée par Rousseau s’appuie sur la distinction conceptuelle, déjà aperçue dans l’état de pure nature (cf. infra, I), du droit sur la chose et des jouissances qu’il offre à son titulaire. Au regard de cette distinction en effet, la taxation des biens superflus ne viole pas la propriété elle-même, mais l’étendue de son domaine. Il faut ici entrer dans le détail du raisonnement de Rousseau, qui tient tout entier dans le paragraphe suivant :

« Ajoûtons à tout ceci une importante distinction en matière de droit politique, et à laquelle les gouvernemens, jaloux de faire tout par eux-mêmes, devroient donner une grande attention. J’ai dit que les taxes personnelles et impôts sur les choses d’absolue nécessité, attaquant directement le droit de propriété, et par conséquent le vrai fondement de la société politique, sont toûjours sujets à des conséquences dangereuses, s’ils ne sont établis avec l’exprès consentement du peuple ou de ses représentants. Il n’en est pas de même des droits sur les choses dont on peut s’interdire l’usage ; car alors le particulier n’étant point absolument contraint à payer sa contribution peut passer pour volontaire ; de sorte que le consentement particulier de chacun des contribuans supplée au consentement général, et le suppose même en quelque manière : car pourquoi le peuple s’opposeroit-il à toute imposition qui ne tombe que sur quiconque veut bien la payer ? Il me paroît certain que tout ce qui n’est ni proscrit par les lois, ni contraire aux mœurs, et que le gouvernement peut défendre, il peut le permettre moyennant un droit. Si par exemple, un gouvernement peut interdire l’usage des carrosses, il peut à plus forte raison imposer une taxe sur les carrosses, moyen sage et utile d’en blâmer l’usage sans le faire cesser. Alors on peut regarder la taxe comme une espèce d’amende, dont le produit dédommage de l’abus qu’elle punit. » [115]

92On trouvera l’argument du consentement douteux [116], dans la mesure où ce dernier est non seulement implicite, mais encore négatif, puisque dans le système la seule expression positive possible de la volonté du contribuable est celle de refuser l’impôt en s’abstenant d’acheter un produit non nécessaire [117].

93Il reste que la solution de Rousseau préserve, au moins formellement, le principe de l’inviolabilité de la propriété, puisque la propriété du fonds est absolue, et garantie avec toute la fermeté requise. Cette propriété est complète, elle comporte l’usus, l’abusus et le fructus dans le sens où le propriétaire peut faire absolument tout ce qu’il veut de ce fonds, le faire servir à toutes les jouissances possibles, et que les fruits qui en proviennent sont à lui par droit d’accession, que ces fruits soient naturels ou artificiels, nécessaires ou superflus. Il est vrai que parmi ces usages, certains s’accompagnent d’une taxe fiscale, et qu’en choisissant les uns, le contribuable accepte de s’acquitter de l’autre, mais si on peut effectivement y voir une incitation matérielle à ne pas pratiquer cet usage, on ne saurait en aucun cas voir dans cette politique fiscale une limitation de la plénitude du droit de propriété, puisque le gouvernement se contente de changer le contexte économique dans lequel les propriétaires usent de leurs biens, sans procéder directement à un transfert non consenti de propriété. Ce dernier point reste discutable : si la propriété d’une chose est vraiment absolue, ne s’étend-elle pas de tous les usages qu’elle est susceptible de servir ? Ici, l’absence de développement explicite oblige le lecteur à reconstruire l’argument : comment concevoir que la propriété reste inviolée alors que certains de ses usages sont indirectement limités ?

94Une éventuelle analogie avec la souveraineté législative, dont nous savons qu’elle est absolue sans être illimitée, nous offre la réponse suivante : la propriété, entendre le droit sur la chose, la proprietas romaine, doit être distinguée de la propriété économique, la valeur de la chose, ou encore la somme des utilités matérielles que le propriétaire peut retirer de ses usages. La taxe sur les produits de luxe conserve intact le caractère absolu de la propriété sur la chose, mais atteint la valeur de cette chose en contraignant certains des usages qu’elle est susceptible de servir. Le droit « inviolable et sacré » doit donc s’entendre du lien direct qui unit la personne et la chose matérielle, et non de l’intérêt économique qu’elle est susceptible de représenter, qui peut être limité par la loi sans contredire le caractère absolu du domaine de propriété lui-même.

95Il reste que la proprietas et la valeur de la chose ne sont pas toujours séparables. Ainsi, la propriété du pauvre sur les biens qui ont vocation à satisfaire des besoins nécessaires est indissociablement le droit qu’il a sur cette chose et le droit qu’il a sur la valeur que cette chose représente. L’opposition des deux conceptions ne prend tout son sens qu’avec la propriété du riche, composée pour l’essentiel de biens superflus, que le gouvernement peut dévaloriser sans attenter à sa proprietas.

96La conclusion s’impose : le « véritable droit de propriété », celui dont la violation, par une politique fiscale agressive par exemple, pourrait donner un droit de résistance au propriétaire lésé, doit s’entendre « des choses d’absolue nécessité », et non pas de celles « dont on peut s’interdire l’usage ». Ce véritable droit de propriété est, pour Rousseau comme pour nombre de ses contemporains [118], le pouvoir absolu que détient le propriétaire sur la chose matérielle elle-même. Or le pouvoir absolu sur la chose n’est en aucun cas illimité, et l’on peut, par conséquent, sans contradiction être propriétaire absolu d’un bien dont certains usages sont encadrés par les lois et les règlements [119]. On ajoutera que l’idée d’un droit illimité de propriété est absurde puisque, en dehors du cas de la propriété du Monarque universel, dont on sait qu’elle n’a pas les faveurs de Rousseau, chaque propriétaire doit composer avec l’existence d’autres propriétaires dont les droits limitent les siens. De plus, le passage de la possession naturelle au droit de propriété suppose la soumission des propriétaires à une loi commune pour chacun d’entre eux. C’est bien pourquoi la langue du droit distingue clairement les démembrements, ou modifications de la propriété, qui sont des atteintes à la perfection de ce droit, et les limitations légales et réglementaires, qui le laissent intact [120]. Absolu, le droit de propriété rousseauiste n’est pas illimité, et l’impôt sur les biens superflus peut bien soustraire de la valeur au fonds, il n’atteint pas le caractère absolu de la propriété, qui est celui de la chose même.

97C’est dans cette conception de la propriété privée que réside la cohérence d’ensemble de la théorie, dans la mesure où elle permet de dissocier l’atteinte au droit lui-même, qui est, sur le plan pratique, une atteinte au domaine que la personne détient sur la chose, et la limitation de certaines jouissances déterminées offerte par la possession de cette chose. Ainsi, de même que dans l’état de nature, ou dans la société amicale en marge de l’état civil, la jouissance est exclusive de la propriété, la propriété dans l’état politique ne saurait se confondre tout à fait avec la somme des jouissances d’utilités qu’elle offre, mais avec les seules jouissances qui sont consubstantielles à la propriété de la chose même. Ainsi, être propriétaire d’un bien de première nécessité signifie qu’on peut le consommer, mais être propriétaire d’un capital ne signifie pas nécessairement qu’on puisse légalement en user de quelque manière que ce soit. Où l’on retrouve la distinction des biens dont les fruits comme les jouissances qu’ils offrent sont déterminés et des biens dont les fruits sont indéterminés, et dont les jouissances, naturellement illimitées, doivent être artificiellement limitées par la loi.

98§ 2. La portée du principe de l’inviolabilité des propriétés particulières. — Cette distinction invite à se pencher sur la portée exacte de l’inviolabilité et la sacralité reconnue au droit de propriété. Nous savons en effet que la propriété n’est pas légitime en elle-même, que l’accumulation ne réalise aucun plan divin, aucune vocation de l’espèce, et qu’elle ne devient sacrée qu’au moment où elle est placée sous l’empire juridictionnel d’un souverain légitime. Aussi faut-il dire que la propriété n’est pas sacrée dans le sens où les lois ne pourraient pas la limiter, mais dans le sens précis où les lois elles-mêmes sont sacrées, le contrat n’ayant pas miraculeusement rendu naturel ou moral ce qui ne l’était pas. Le droit de propriété est donc inviolable comme le sont tous les droits reconnus par les lois positives qui expriment la volonté du souverain légitime, un peu plus peut-être, mais dans la seule mesure où c’est du respect de ce droit là que dépend celui de tous les autres.

99On comprend d’ailleurs qu’il en soit ainsi, dès lors qu’on passe à la réalisation des principes portés par le Contrat social. Il n’existe en effet que deux contextes possibles pour une telle réalisation : soit l’adoption d’une législation légitime s’inscrit dans le contexte de la réforme d’un État assez corrompu pour avoir besoin de réformes, et assez peu corrompu pour être réformable, comme la Pologne, soit elle s’inscrit dans le contexte, plus rare, d’une refondation totale de l’État, lequel ne s’édifie cependant jamais sur une table rase, puisqu’il est toujours précédé par la distribution préalable et spontanée des terres, dont on sait qu’elle est toujours inégalitaire. Autrement dit, le contrat légitime se distingue du mauvais contrat du Second Discours par son contenu, et non par son contexte, de sorte que l’un comme l’autre entérinent l’inégale répartition antérieure des propriétés. La propriété est donc bien inviolable et sacrée dans la société bien ordonnée, dans la seule mesure où elle reçoit la sanction de la volonté générale, et cette nouvelle légitimité ne rend pas pour autant ses origines moins obscures.

100Parce que la légitimité de la propriété civile est celle que lui confère la loi, le principe de son inviolabilité n’est pas, si l’on ose dire, absolument absolu : il est absolu vis-à-vis de tous les tiers, de sorte qu’un propriétaire est assuré de trouver protection contre toutes les atteintes à son droit qui viendraient de particuliers, mais il n’est pas absolu vis-à-vis de la loi elle-même, qui peut fort bien, comme on l’a vu, étendre le domaine public au détriment du domaine des particuliers.

101Pour autant, le propriétaire n’est pas livré à l’arbitraire de la loi, et l’on a vu que les conditions de cette extension du domaine public sont strictement encadrées par la nature même de la loi, générale et impersonnelle dans le gouvernement républicain.

102Surtout, au regard même de la loi, qui est l’expression de la volonté générale, c’est-à-dire au regard de l’intérêt général et de la conservation de l’État, toutes les propriétés sont certes protégées des atteintes de tiers par la loi, mais toutes ne sont pas également légitimes. Ici, le raisonnement est analogue à celui que nous avons déjà croisé à propos de la fondation du domaine réel des États : tous les modes d’acquisition de la propriété ne se valent pas, et certains sont plus conformes aux exigences politique de conservation de l’État républicain. Ainsi, on peut reconstituer une véritable hiérarchie politique des propriétés, établie selon leur mode d’acquisition, dont la typologie est empruntée au droit romain des jusnaturalistes modernes. Le plus bas degré de légitimité, celui qui correspond à la conquête pour ce qui est de l’établissement des territoires des États, c’est la force. On comprend que ce mode d’acquisition ne puisse perdurer légalement une fois l’État fondé. La prima occupatio ne jouant plus dans l’état civil qu’un rôle marginal ou nul, c’est le droit d’accession aux fruits de son travail qui est, comme on l’a vu, la forme la plus courante d’acquisition de la propriété [121]. Ce droit d’accession recouvre deux situations fort différentes, l’accession aux fruits de son propre travail et celle aux fruits du travail d’autrui. La première est politiquement plus légitime que la seconde parce que cette dernière présuppose l’existence d’un rapport de subordination personnelle entre celui qui travaille pour autrui et celui qui profite de ce travail, alors qu’une des fins de l’État est précisément d’établir l’indépendance des citoyens.

103La propriété est donc non seulement sacrée et inviolable parce qu’elle est légale, mais elle est encore politiquement légitime, dès lors qu’elle est acquise par le travail propre, et non par le travail d’autrui. Inversement, le seul travail forme bien une possession légitime, mais ce n’est pas un droit hors de la reconnaissance de la loi : « Le travail et la culture [sont le] seul signe de propriété qui au défaut de titres juridiques doive être respecté d’autrui. » [122] Les propriétés acquises autrement sont certes aussi inviolables et sacrées que les lois qui les protègent, mais elles ne sauraient prétendre qu’à la seule légitimité que leur confère leur légalité dans la société bien ordonnée.

104C’est le sens des pages célèbres de l’Émile [123] relatives à ce thème, qui ne consacrent pas le retour à une conception naturaliste de la propriété s’originant dans le travail, puisque le travail ne peut en aucun cas prétendre valoir titre de propriété dans l’état civil [124], mais qui établissent, selon le droit naturel raisonné, le respect de la propriété de chacun, en tant que moyen d’assurer à chacun sa subsistance sans avoir à renoncer à sa liberté.

105§ 3. La divisio rerum de J.-J. Rousseau. — Un triple statut des biens de droit privé se profile donc : la première catégorie est celle des fonds (terres et corps), dont la protection est absolue et strictement inviolable, tant vis-à-vis des tiers que vis-à-vis de la loi elle-même, qui ne saurait s’y attaquer sans fragiliser les fondations de l’État.

106La seconde catégorie est celle des fruits nécessaires, qui sont le plus souvent les fruits naturels de la terre et du travail, et qui constituent des biens qui, par leur valeur d’usage déterminée, permettent la satisfaction immédiate des besoins nécessaires, et qui pour cette raison même doivent être considérés non seulement comme une propriété inviolable vis-à-vis des tiers, mais encore comme ne pouvant faire l’objet de taxes qui ne soient pas strictement proportionnées au revenu, dans la mesure où la jouissance de ces biens assure à leur propriétaire l’indépendance matérielle qui conditionne leur liberté politique. On peut dire de ce point de vue que les fruits naturels, par droit naturel d’accession, sont soumis au même régime que les fonds. La troisième catégorie est celle des fruits non naturels, qui sont des biens superflus dans la mesure où ils ne satisfont aucun besoin déterminé. La propriété de ces biens est inviolable vis-à-vis des tiers, l’administration ne peut pas les confisquer arbitrairement, mais elle peut les taxer indirectement, sans risquer de saper l’autorité de l’État, et sans faire subir une injustice aux particuliers, dès lors qu’il n’est pas porté atteinte à leur droit de propriété et que la limitation de leur jouissance est requise pour la conservation de l’État.

107On a vu que le critère qui permet de distinguer ces diverses espèces de biens est dans l’existence ou pas d’un lien artificiel entre le fonds et les fruits qui lui sont associés, séparant ainsi les biens qui procèdent soit directement de la terre (croît naturel des animaux, fruits des arbres...), soit directement du travail personnel, des biens que l’on possède par la grâce d’une médiation juridique, comme c’est le cas pour les revenus du capital, ou pour tous profits nés d’une vente. C’est bien entendu le point nodal du raisonnement : Rousseau adopte une conception de la propriété qu’il emprunte aux romanistes de son temps, et qui renvoie à la nature de la chose, en tant qu’elle est appropriée, plutôt qu’à la somme des utilités qu’elle procure. De ce point de vue, il fait sienne la summa divisio, d’origine gaïenne, des res corporales et des res incorporales, dans laquelle les oppositions entre biens nécessaires et superflus, droit et jouissance trouvent leur assise conceptuelle.

108On notera au passage que s’il est peut-être pertinent de réinscrire la vigoureuse condamnation rousseauiste de l’argent dans la tradition de l’humanisme civique, cette condamnation mobilise moins l’opposition des biens meubles et des biens immeubles, que celle des biens naturels et artificiels. C’est pourquoi on ne sera pas étonné de trouver dans la liste de ces biens superflus la « foule d’objets de luxe » [125], meubles et immeubles, dont Rousseau fait l’inventaire pour les flétrir. On y trouve des carrosses, des jardins, mais aussi des spectacles et des étoffes, toutes choses qui ont en commun d’être naturellement stériles et de ne satisfaire aucun besoin qui ne soit dicté par l’amour-propre et le désir vain de se distinguer. Ainsi Rousseau parvient-il à affirmer à la fois le caractère inviolable de la propriété et la possibilité de réguler le marché des biens superflus par une politique fiscale, qui doit être prudente, et veiller à ne pas insulter la propriété.

Conclusion

109La distinction du droit (absolu) de propriété et de la jouissance (limitée), celle des fruits naturels et artificiels, permet au lecteur appliquant le principe de charité d’attribuer à Rousseau une théorie cohérente de la propriété. On accordera toutefois que c’est moins pour sa rigueur logique que pour sa signification politique qu’elle exerce encore aujourd’hui un attrait puissant.

110De ce point de vue, la théorie de la propriété se laisse ramener à trois propositions phares :

1111 / l’institution de propriété, rendue nécessaire par l’évolution de l’espèce, n’en est pas pour autant moralement (ou théologiquement) légitime. Tout au contraire, la propriété originaire est une imposture, l’homme ne réalise donc aucune vocation morale ou historique en s’appropriant le monde.

1122 / Il revient à la loi, qui ne saurait être arbitraire dans le gouvernement légitime parce qu’elle est générale et impersonnelle, de tracer la frontière entre le domaine public et celui des particuliers, de sorte que si les intérêts égoïstes de ces derniers sont lésés, ils le seront également et volontairement.

1133 / Dans l’état civil, le droit de propriété est inviolable et absolu, quoique certaines des jouissances qu’il offre puissent être indirectement limitées dans le but de promouvoir la médiocrité des fortunes et le droit de chacun à un travail qui le rende indépendant.

114Ne boudons pas notre plaisir, cette théorie n’est pas seulement jubilatoire parce qu’elle est servie par une langue splendide, elle est particulièrement stimulante, parce qu’elle est trois fois critique.

115Elle offre d’abord une critique des conceptions dogmatiques de la propriété. On sait que Rousseau reproche aux moralistes de peindre l’Homme civil sous les traits de l’Homme naturel, de mettre dans la Loi naturelle tout ce qu’ils voudraient voir dans la Loi civile [126] ; en un mot de confondre l’examen philosophique des principes de politique et la justification de leurs préférences en la matière. Ce faisant, il contribue à repolitiser une question traitée jusque-là comme une question morale. De ce point de vue, il n’est pas faux de dire que Rousseau refuse le discours économique naissant, et lui préfère une approche politique de la question [127], mais ce constat peut être radicalisé : ce que Rousseau refuse, c’est toute science morale de la propriété qui vise à fonder dogmatiquement l’institution, que ce soit dans les termes de la théologie scolastique, du jusnaturalisme moderne, de l’économie politique moderne ou de la physiocratie [*].

116L’étude de la propriété relève donc du ressort des savoirs prudentiels, de la science des juristes – légistes royaux et civilistes romanistes. Et pourtant, bien qu’il se fasse le défenseur d’une théorie politique de la propriété, il est tout à fait remarquable de constater que Rousseau ne verse pas, au moins en ce qui concerne cette matière, dans une mystique de la puissance de l’État (à l’exception notable de l’épisode de la fondation originelle du domaine public) pourtant fréquente chez les auteurs qui récusent l’approche morale, et que loin de se poser en défenseur inconditionnel des prérogatives du fisc, sa doctrine vise au contraire à les réduire. La remarque est d’autant plus importante qu’on ne saurait en dire autant lorsqu’il est question du second devoir du gouvernement, qui est de réchauffer les vertus politiques par une vigoureuse politique d’éducation au patriotisme national et à la religion civile. Pour ce qui est de la propriété néanmoins, si Rousseau s’inscrit dans la tradition du nationalisme juridique défendu par les légistes royaux à qui il emprunte l’armature conceptuelle de sa doctrine, cette tradition est largement subvertie par l’introduction de principes égalitaires qui contraignent fortement le contenu matériel de l’exercice de la puissance souveraine. Par conception politique de la propriété, Rousseau n’entend donc pas la distribution arbitraire des richesses selon les décrets d’une Raison d’État aussi mystérieuse qu’irrépressible, mais la garantie du sien à chacun par la loi légitime parce que républicaine, c’est-à-dire égale pour tous.

117On pourrait en conclure, et c’est ce que font l’essentiel des commentateurs, que la théorie rousseauiste est une splendide illustration de la conception « sociale-républicaine » [128] de la propriété, qui s’inscrit dans la tradition de l’humanisme civique. Cette conclusion n’est pas vraiment fausse, mais doit être précisée. On trouve en effet chez Rousseau un topos de la tradition républicaine : la condamnation du commerce au nom de la vertu que notre auteur prolonge d’un appel passablement inédit à lutter contre les inégalités de richesses qui mettent en danger l’autorité de la loi et, partant, la stabilité de l’État.

118Quant au topos, il est habituellement traité sur le modèle du soldat-laboureur romain, et articulé sur la distinction des propriétés meubles et immeubles, teintant inévitablement la rhétorique républicaine de nuances agrariennes qu’on a du mal aujourd’hui à lire sans sourire. Rousseau, on le sait, est un adepte de la vie rustique, il n’en reste pas moins que c’est l’opposition des biens corporels et des incorporels, de la chose matérielle et des droits de jouissance, et in fine de la proprietas et de la valeur, et non celle des meubles et des immeubles, qui organise chez lui la distinction des propriétés vertueuses qui fondent l’autorité et des propriétés corruptrices qui instituent l’inégalité et la domination. L’enjeu du déplacement est qu’il permet de faire de la propriété du travail une alternative à la propriété de l’argent, et l’on accordera que l’idée est aujourd’hui politiquement moins usée que celle du retour à la terre. Il s’agit bien du même topos, mais il est pensé autrement.

119Quant aux conclusions qu’il convient d’en tirer, c’est sans doute sur ce plan que la reprise de la tradition républicaine par Rousseau est la plus intéressante. C’est en effet à cette tradition qu’il emprunte l’opposition du peuple et de la plèbe, le lien entre propriété et citoyenneté : on sait en effet, au moins depuis Harrington (qui lui-même lisait Aristote), que la propriété est une condition de l’indépendance matérielle de chaque citoyen, et que cette indépendance est elle-même la condition de la liberté politique. Il reste que, de Harrington à Kant, on en déduit généralement qu’il convient de réserver l’accès à la citoyenneté active aux seuls propriétaires. Rousseau, quant à lui, conclut à l’inverse à la nécessité de garantir à chaque citoyen l’accès à la propriété. Après avoir joué les légistes contre les moralistes et les républicains contre les légistes, Rousseau jouerait-il les partageux contre les républicains ?

120Une chose est certaine : Rousseau craint plus les riches que la plèbe, qu’il sait pourtant dangereuse, et c’est pourquoi son but est moins de la tenir à l’écart du peuple décidant et délibérant que de promouvoir les conditions de son inclusion en son sein. Autrement dit, son républicanisme ne joue pas, en matière de propriété, contre les prémisses égalitaires de la doctrine, mais au contraire se confond avec ces derniers, la médiocrité des fortunes étant la condition de la liberté politique.

121Ce dernier point doit être souligné : on a beaucoup discuté des rapports entre la liberté républicaine et la vertu, pour souligner que si cette liberté suppose la vertu, à l’inverse, l’épanouissement de la vertu exige le respect le plus strict des droits individuels [129]. S’il est donc bien vrai que la liberté politique trouve chez Rousseau son assise la plus solide dans une société bien ordonnée où les droits sont « pris au sérieux », il faut pourtant ajouter qu’en matière de propriété, certains droits sont moins pris au sérieux que d’autres, au plus grand bénéfice de la liberté politique. Ainsi, le droit de propriété privée sur son propre corps, sa propre terre et, par droit d’accession direct, sur les fruits naturels de son travail doit être pris absolument au sérieux, tandis que le droit de propriété privée sur les fruits artificiels et superflus de l’argent peuvent être pris un peu moins au sérieux, et faire l’objet d’une politique fiscale prudente, mais déterminée à réduire réellement les inégalités et à garantir l’accès de tous à la propriété par le travail [130].

122Faut-il pour autant crier au loup liberticide ? On peut en douter. Cette théorie n’enseigne en effet rien qui ne soit repris dans le Code Napoléon [131], véritable hymne juridique à la propriété, et rien non plus qui ne soit appliqué aujourd’hui par tous les gouvernements de tous les pays démocratiques, y compris les plus libéraux. Rousseauistes depuis des décennies, nos systèmes politiques n’ont désormais plus grand-chose à craindre des doctrines du Genevois.

123Résumons : Rousseau, en bon défenseur du pouvoir temporel établit le primat de la politique sur l’économie et plus généralement sur toutes les sciences morales. De plus, en bon républicain, il pense que la soumission à la loi libère. Mais surtout, en bon démocrate, il voit dans cette dernière un moyen de lutter contre la puissance des riches en donnant au pauvre les moyens (indirects) d’accéder à l’indépendance que requiert la qualité de citoyen libre, et par conséquent la stabilité du corps politique.

124Tout cela suffit-il à rendre Rousseau intéressant ? À l’heure où l’économie prime la politique, où le contrat se substitue à la loi et où l’équité remplace l’égalité, on peut penser qu’il existe, surtout dans les milieux scolaires français où l’étude de Rousseau est incontournable, assez de résistance à cette évolution pour garantir un succès constant à sa théorie de la propriété. Faut-il s’en réjouir ? Outre qu’on peut sincérement douter de l’efficacité des mesures indirectes préconisées en matière de politique de réduction des inégalités, l’honnêteté commande de reconnaître que Rousseau s’est, en matière d’élaboration conceptuelle du droit de propriété, contenté de reconduire des catégories empruntées, sans critique interne, à la pensée juridique, et que sa doctrine s’appuie essentiellement sur la séparation du droit absolu de propriété et de la jouissance illimité, position au fond assez triviale, dont on peine à croire qu’elle puisse constituer le socle d’une véritable alternative à la tradition de l’individualisme possessif. Rousseau nous rappelle que l’individu propriétaire de lui-même et de ses biens est limité dans la jouissance de son droit par l’existence d’autres propriétaires et du corps politique, qu’il est donc soumis au respect des droits d’autrui et aux lois, qui peuvent, dans une certaine mesure établir des taxes inégales pour restaurer et garantir l’égalité. Cette conclusion nous apprend-elle quelque chose que nous ignorions ?


Date de mise en ligne : 01/09/2003.

https://doi.org/10.3917/leph.033.0331

Notes

  • [1]
    L’idée de cet article m’est venue en assistant aux cours d’agrégation de J.-F. Spitz sur Rousseau dispensé à l’ENS de la rue d’Ulm en 1994. Des versions antérieures, qui se sont succédé depuis 1996, ont bénéficié des remarques et corrections de R. Damien, M.-É. Handman, J.-F. Kervégan, M. Masuda, P.-F. Moreau, J.-M. Sarale, C. Spector, F. Worms. Je remercie chacun pour son aide précieuse. Une de ces versions a fait l’objet d’un exposé au cours du séminaire de DEA de philosophie politique de la Sorbonne de Y. C. Zarka et F. Lessay, le 30 octobre 1999.
  • [2]
    Pour un aperçu du débat anglo-saxon contemporain, on peut se reporter à Richard Wolker (ed.) Rousseau and Liberty, Manchester et New York (Manchester University Press) 1995, particulièrement à l’article de Lester G. Crocker, « Rousseau soi-disant liberty » (p. 244-267) pour une critique libertarienne du « totalitarisme » de Rousseau, et, en défense, celui de Robert Wolker, « Rousseau and his critics on the fanciful liberties we have lost » (p. 189-218).
  • [3]
    Robert Derathé, Rousseau et la science politique de son temps, Paris, PUF, 1950.
  • [4]
    On doit cette expression à MacPherson, The Political Theory of Possessive Individualism from Hobbes to Locke, Oxford, Oxford University Press, 1962 [trad. Fr. M. Fuchs, La théorie politique de l’individualisme possessif de Hobbes à Locke, Gallimard, Paris, 1971] chez qui elle désigne un modèle théorique, censé décrire la matrice conceptuelle de la tradition libérale, et qui s’énonce dans les sept propositions suivantes : I. L’homme ne possède la qualité d’homme que s’il est libre et indépendant de la volonté d’autrui. II. Cette indépendance et cette liberté signifient que l’homme est libre de n’entretenir avec autrui d’autres rapports que ceux qu’il établit de son plein gré et dans son intérêt personnel. III. L’individu n’est absolument pas redevable à la société de sa personne ou de ses facultés, dont il est par essence le propriétaire exclusif. IV. L’individu n’a pas le droit d’aliéner totalement sa personne, qui lui appartient en propre ; mais il a le droit d’aliéner sa force de travail. V. La société humaine consiste en une série de rapports de marché. VI. Puisque [I], la liberté de chaque individu ne peut être légitimement limitée que par les obligations et les règles nécessaires pour assurer à tous la même liberté et la même indépendance. VII. La société politique est d’institution humaine : c’est un moyen destiné à protéger les droits de l’individu sur sa personne et sur ses biens, et (par conséquent) à faire régner l’ordre dans les rapports d’échange que les individus entretiennent en tant que propriétaires de leur propre personne. Cf. MacPherson, La théorie ..., op. cit., p. 287-289.
  • [5]
    Cf. J. G. A. Pocock, Le moment machiavélien, Paris, PUF, 1997 (1975) ; « Vertu, droit et mœurs », Vertu, commerce et histoire, PUF, 1998 (1985), p. 57-72, et surtout « Autorité et propriété », ibid., p. 73-96. On trouve une bonne exposition de ce débat dans la Préface à la traduction française du Moment machiavélien, par J.-F. Spitz, op. cit., p. I-XLV.
  • [6]
    Un exemple parmi d’autres, Louis Althusser, « Le contrat social », in L’impensé de Jean-Jacques Rousseau, Cahiers pour l’analyse, no 8, 1972. Cet article est la reprise des notes d’un cours prononcé à l’École normale supérieure.
  • [7]
    J.-J. Rousseau, « Fragments politiques », in Écrits politiques, Œuvres complètes, t. III, Paris, Gallimard, 1964, p. 483. Cet ouvrage sera noté OC, III.
  • [8]
    Patrick Coleman, « Property and personality in Rousseau’s Émile », Romance Quarterly, University Press of Kentucky, no 38, 1991, p. 301 à 308. Citation p. 301.
  • [9]
    Cette formule est, bien sûr, le titre de l’ouvrage de Jean Starobinski, Le remède dans le mal, critique et légitimation de l’artifice à l’âge des Lumières, Paris, Gallimard, 1989.
  • [10]
    Puisque Rousseau choisit d’ « écarter tous les faits car ils ne touchent point à la question » (DOI, in OC, III, p. 132).
  • [11]
    Sur la figure du renversement chez Rousseau, Étienne Balibar, Le renversement de l’individualisme possessif, texte présenté à la Décade de Cerisy « La propriété », juillet 1999, à paraître. Dans ce texte, Balibar, après avoir rappelé que « le sens de la philosophie politique de Rousseau est notoirement difficile à déterminer, du moins lorsqu’on y cherche un tout cohérent », propose de penser celui-ci comme « la continuation et la radicalisation » de la critique initiée dans le Second Discours.
  • [12]
    James MacAdams, « Rousseau, the moral dimension of property », in Anthony Parel and Thomas Flanagan (eds), Theories of Property, from Aristotle to the Present, Wilfried Laurier Press, Waterloo, Ontario, 1979, p. 181 à 201.
  • [13]
    Louis Althusser, « Le contrat social », art. cité, p. 42.
  • [14]
    « What we find however, is that while Rousseau is willing to speak of property as an economic fact, and of possession as enjoyement or consumption, he shies away from the psychological and social experience of ownership, which normally will furnish the vital connection between these two concepts, and by extension, the resolution of MacAdams dichotomy » (P. Coleman, op. cit., p. 302).
  • [15]
    DOI, OC, III, p. 165.
  • [16]
    DOI, OC, III, p. 144.
  • [17]
    DOI, OC, III, p. 164.
  • [18]
    DOI, OC, III, p. 164.
  • [19]
    Le thème court toute la tradition scolastique. On trouve une formulation rigoureuse du problème chez Saint Thomas, Somme théologique, Paris, Éd. du Cerf, 1990, t. I-II, IIae, qu. 66, p. 816 sq. Pour une étude magistrale de ce thème, cf. l’ouvrage devenu classique de Marie-France Renoux-Zagamé, Les origines théologiques du concept moderne de propriété, Genève, Droz, 1987.
  • [20]
    Dans le sillage du commentaire de la formule paulinienne, Non est potestas nisi a Deo.
  • [21]
    C’est le cas des théoriciens de la seconde scolastique, comme le montre Marie-France Renoux-Zagamé, op. cit., p. 254 sq. ; mais aussi de John Locke, comme le montre la lecture qu’en propose James Tully, in Droit naturel et propriété, Paris, PUF, 1992 (1982).
  • [22]
    La thèse est chez Grotius et Pufendorf, mais aussi chez Hobbes. Cf. Marie-France Renoux-Zagamé, op. cit., p. 354 sq.
  • [23]
    Voir DOI, OC, p. 145-146.
  • [24]
    « La plus utile et la moins avancée des connoissances humaines me paraît être celle de l’homme » (DOI, OC, III, p. 122).
  • [25]
    Voir DOI, OC, III, p. 125.
  • [26]
    L’idée d’appropriation privative ne naît qu’avec celle de la terre, avant laquelle il n’y a que des gestes dont la signification qu’ils seront susceptibles de revêtir postérieurement échappe à ceux qui les font.
  • [27]
    DOI, OC, III, p. 135.
  • [28]
    Sur ce point, cf. James Tully, Droit naturel..., op. cit., p. 141 sq.
  • [29]
    Cf. John Locke, Second traité du gouvernement civil, trad. J.-F. Spitz et C. Lazzeri, Paris, PUF, 1994 (1689), chap. V, § 32 : « Je pense qu’il est évident que cette propriété là [celle de la terre] s’acquiert comme la précédente [celle des fruits]. »
  • [30]
    Voir DOI, OC, p. 135.
  • [31]
    « Profession de foi du vicaire savoyard », in Émile, livre IV, OC, IV, Paris, Gallimard, 1969, p. 581.
  • [32]
    Cf. sur ce point le positionnement théorique de l’ensemble du chapitre V qui est inauguré par le paragraphe inaugural (J. Locke, Second Traité, op. cit., chap. V, § 25).
  • [33]
    L’expression est évidemment théologique ou métaphorique, puisqu’au sens juridique, « selon l’axiome du Sage Locke, il ne saurait y avoir d’injure, où il n’y a point de propriété » (DOI, OC, III, p. 170).
  • [34]
    L’homme, en effet, parce qu’il est créé à l’image de Dieu, est la première des créatures, le Maître de la Création, « le Roi de la Terre qu’il habite », « Profession de foi du vicaire savoyard », in Émile, livre IV, OC, IV, p. 582.
  • [35]
    Ce dogme est la pierre angulaire de la justification de la propriété, puisqu’il confère à l’homme une place éminente dans la création, d’où découle le droit qu’il a dans l’état d’innocence, y compris pour saint Thomas, à dominer les créatures inférieures, dès lors que cette domination est requise pour sa conservation. Cf. sur ce point saint Thomas, op. cit. – Prima, qu. 96.
  • [36]
    La question de la signification de la Loi naturelle chez Rousseau est très disputée, celle du statut de la profession du Vicaire savoyard aussi, aucune prise de parti dans ces querelles n’est requise dans le raisonnement présent.
  • [37]
    Profession de foi du vicaire savoyard », in Émile, livre IV, OC, IV, p. 582.
  • [38]
    Ibid.
  • [39]
    Selon Maurizio Viroli, c’est de sa place dans la création que naît le désir de l’homme d’être reconnu, désir qui, à travers l’histoire du développement de l’amour-propre, conduit à l’appropriation privée. Cf. Maurizio Viroli, Jean-Jacques Rousseau and the Well-Ordered Society, trad. de l’italien par D. Hanson, Cambridge, Cambridge University Press, 1992 (1988), particulièrement le chapitre III. Contra, Jean-Fabien Spitz considère que les causes de l’appropriation sont extrinsèques à la nature humaine, procèdent des « hazards », des « difficultés » et des manques qu’ils ont engendrés (J.-F. Spitz, La liberté politique, Paris, PUF, 1995). Sur le plan théologique, peut-être faut-il remonter à Guillaume d’Occam et à Dun Scott pour trouver l’origine de la thèse selon laquelle l’état de péché consécutif à la chute conduit nécessairement à la division des propriétés. Quoi qu’il en soit, il est certain qu’un être doté d’une telle complexion et placé dans un tel contexte ne peut manquer de dégénérer.
  • [40]
    Sur ce renversement, qui permet de parler de loi naturelle chez Jean-Jacques Rousseau sans accuser ce dernier de vouloir « revenir » à l’état de nature, cf. Victor Goldschmidt, Anthropologie et politique, les principes du système de Rousseau, Paris, Vrin, 1983, p. 217 sq. et Robert Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, Paris, Vrin, 1988, p. 151 sq.
  • [41]
    Je souligne.
  • [42]
    CS, OC, III, p. 367.
  • [43]
    Ces terres sont l’objet de multiples affrontements : les seigneurs rêvent de les grever de droits et réclament l’application du principe « pas de terre sans seigneur », tandis que les physiocrates souhaitent qu’elles soient vendues pour constituer ainsi une propriété privée « rationnelle », absolue et subjective et que, pour leur part, les paysans veulent pouvoir les conserver comme telles, parce qu’ils en vivent, se prévalant du principe « pas de seigneur sans titre ». Sur ce point, cf. Paul Ourliac et Jehan de Malafosse, Histoire du droit privé, Paris, PUF, 1971, t. II, Les biens, p. 180 sq.
  • [44]
    Que la même allusion se trouve dans le Manuscrit de Genève, de quelques années antérieur, n’invalide pas le rapprochement ; la discussion est dans l’air depuis plusieurs années.
  • [45]
    Émile, OC, IV, p. 689-690.
  • [46]
    Voir DOI, OC, III, p. 176-178.
  • [47]
    Voir DOI, OC, III, p. 185.
  • [48]
    « Le droit de premier occupant, quoique plus réel que celui du plus fort, ne devient un vrai droit qu’après l’établissement de celui de propriété » (CS, OC, III, p. 365).
  • [49]
    OC, III, p. 293.
  • [50]
    Discours sur l’économie politique, OC, III, p. 365. Cet ouvrage sera noté DEP par la suite.
  • [51]
    Ibid.
  • [52]
    DEP, OC, III, p. 367.
  • [53]
    Sur ce point, cf. Anne-Marie Patault, Introduction historique au droit des biens, Paris, PUF, 1989.
  • [54]
    Sur ce point, E. Meynial, « Notes sur la formation de la théorie du domaine divisé du XIIe au XIVe siècle dans les Romanistes », Mélanges Fitting, t. II, Montpellier, 1908, p. 409 sq, et R. Feenstra, « Les origines du dominium utile chez les Glossateurs », Fata juris romani, Leyde, 1974, p. 215 sq et du même auteur, « Dominium utile est chimerae : nouvelles réflexions sur le concept de propriété dans le droit savant (à propos d’un ouvrage récent) », Revue d’histoire du droit, La Hague, Kluwer Law International, 1998, t. LXVI, fasc. 3-4, p. 381-397
  • [55]
    « À l’égard des héritages tenus en fief ou en censive, on distingue deux espèces de domaines ; le domaine direct et le domaine utile.
      « Le domaine direct qu’ont les seigneurs de fief ou de censive sur les héritages qui sont tenus d’eux en fief ou en censive est le domaine ancien, originaire ou primitif de l’héritage, dont on a détaché le domaine utile par l’aliénation qui en a été faite, lequel, en conséquence, n’est plus qu’un domaine de supériorité, et n’est autre chose que le droit qu’ont les seigneurs de se faire reconnaître comme seigneurs par les propriétaires et possesseurs des héritages tenus d’eux, et d’exiger certains devoirs et redevances recognitifs de leur seigneurie. Cette espèce de domaine n’est point le domaine de propriété qui doit faire la matière du présent traité ; on doit l’appeler plutôt domaine de supériorité.
      « Le domaine utile d’un héritage renferme tout ce qu’il y a d’utile ; comme d’en percevoir les fruits, d’en disposer à son gré, à la charge de reconnoître à seigneur celui qui en a le domaine direct. C’est, à l’égard des héritages, le domaine utile qui s’appelle domaine de propriété » (Robert Joseph Pothier, Traité du droit de domaine de propriété, in Œuvres de Pothier, Paris Siffrein, 1821 (1771), Première partie, chapitre premier, § 3).
  • [56]
    Il semblerait que Dumoulin soit le premier à avoir identifié propriété et domaine utile. Sur ce point, cf. Robert Feenstra, Les origines du dominium utile..., art. cité.
  • [57]
    P. Ourliac, op. cit., p. 144 et 145.
  • [58]
    Dont l’histoire a été retracée par J.-J. Clère : « En l’année 1857 [...] la fin de la théorie de la propriété originaire de l’État », in Mémoires de la Société pour l’histoire du droit et des institutions des anciens pays bourguignons, comtois et romans, Dijon, Éditions Universitaires, 1987, fasc. 44, p. 223-268. Cet article, cite entre autres, Jean Bodin, Charles Loyseau, Caseneuve.
  • [59]
    Sur cette notion, voir François Olivier-Martin, Histoire du droit français des origines à la Révolution, Paris, Montchrestien, 1951, no 234, p. 300.
  • [60]
    Sur cette formule François Olivier-Martin, Histoire du droit français, des origines à la révolution, Paris (Montchrestien) 1948, no 262, p. 335 et 336.
  • [61]
    CS, livre I, chap. IX, OC, III, p. 367.
  • [62]
    Cette distinction structure la dissertation que Portalis consacre à la question en 1804, reprint partiel, in J.-É. Portalis, Écrits et discours politiques et philosophiques, Aix-en Provence, Presses Univesitaires de Aix-Marseille, p. 115-116.
  • [63]
    Sur l’histoire du concept de juridiction, Pietro Costa, Iurisdictio : semantica del potere político nella pubblística medievale, Milan, A. Giuffré, 1969.
  • [64]
    Ainsi qu’en atteste l’existence d’une anecdote au retentissement théorique considérable, qu’on trouve dans tous les traités relatifs au domaine du souverain de quelque importance, aussi bien chez les Glossateurs que chez les légistes royaux (ainsi Loyseau, Traité des seigneuries, 5e éd., Paris, 1640, chap. I, p. 4, no 1, cité par J.-J. Clère, p. 250) ou encore les juristes modernes ; c’est à l’un d’entre eux, Friedrich Carl von Savigny, que j’en emprunte le récit. La scène à lieu à peu eu près au moment où se tient la Diète de Roncaglia, en 1158 : « On lit dans un texte, dont l’authenticité paraît fort douteuse, que l’empereur [Frédéric Barberousse] se promenant un jour avec Bulgarus et Martinus [deux des quatre célèbres docteurs de Bologne, disciples directs de Irnérius, et premiers glossateurs du Corpus Iuris Civilis] leur demanda s’il était le maître du monde. Oui, répondit Martinus ; non, répondit Bulgarus, quant à la propriété. Martinus, pour sa réponse reçut un cheval de l’Empereur, et Bulgarus dit à ce sujet : “Amisi equum, quia dixi æquum, quod non fuit æquum.” Le même fait est rapporté par Salicetus, et par Bellepertica ; seulement ce dernier intervertit les rôles des deux jurisconsultes. Accurse dit bien que cette question fut proposée par l’Empereur aux deux jurisconsultes à Roncaglia, mais il ne parle pas du cheval. Odofredus s’exprime à ce sujet presque dans les mêmes termes ; mais dans un autre endroit, il raconte l’anecdote du cheval d’une manière différente : Henri VI, dit-il, demanda à Azon et à Lothaire à qui appartenait le merum imperium. À Vous seul répondit Lothaire, à Vous et aux juges répondit Azon, et Lothaire eut un cheval pour sa réponse. Azon lui-même fait allusion à ce fait, et son témoignage est ici concluant. D’après cela on voit que la question sur la propriété de l’empereur fut adressée à Martinus et Bulgarus, et la question sur le merum imperium à Lothaire et à Azon, et que le cheval fut donné à Lothaire » (F. C. von Savigny, Histoire du droit romain au Moyen Âge, trad. Guenoux, Paris, Hingray, t. IV, p. 44-45).
  • [65]
    Cette signification proprement moderne serait un acquis de l’œuvre de Hobbes, cf. sur ce point Y.-C. Zarka, Hobbes et la pensée politique moderne, Paris, PUF, 1995, p. 172-195.
  • [66]
    Sur ce point, Pietro Costa, Iurisdictio..., op. cit.
  • [67]
    Sur ce point, voir Jean-Fabien Spitz, Bodin et la souveraineté, Paris, PUF, 1998, p. 64-65.
  • [68]
    Sur ce point, J.-J. Clère, art. cité.
  • [69]
    Émile, OC, IV, p. 841. Ce texte semble faire de la protection de la propriété le fondement de l’autorité publique, et de nombreux textes ajoutent que sans propriété privée, l’État n’a pas de moyen de pression sur les particuliers ; mais le texte du livre I, 9 semble indiquer que le contrat peut précéder toute possession particulière et être suivi d’une jouissance commune des biens, sans que cela fasse perdre sa raison d’être au contrat. Si le contrat est le seul moyen d’éviter la guerre de tous contre tous et les progrès de l’inégalité, et si l’on admet avec Viroli (Rousseau and the well ordered society, op. cit.) que l’origine de l’inégalité n’est pas la propriété, mais le désir de se distinguer, il faut croire que le fondement de l’autorité politique n’est pas le seul devoir de protection de la propriété privée, malgré la lettre de cette citation.
  • [70]
    Sur ce point, on consultera la thèse classique de U. Nicolini, La propriétà, il principe e l’espropriazione per pubblica utilità. Studi sulla dottrina giuridica intermedia, Milan, 1952, et sa mise en cause par J.-L. Mestre, « Les origines seigneuriales de l’expropriation », Recueil des mémoires et travaux de la Société d’histoire du droit et des institutions des pays anciens de droit écrit, fasc. 11, p. 71 sq., Montpellier, 1980, et, du même auteur, « L’expropriation face à la propriété (du Moyen Âge au Code civil) », Droits, Paris, PUF, no 1, 1985, p. 51-62.
  • [71]
    Sur ce point, cf. Dérathé, J.-J. Rousseau et la science politique..., op. cit., p. 332 sq.
  • [72]
    C. Larrère, « Propriété et souveraineté chez Rousseau », Droits, Paris, PUF, no 22, 1995, p. 39-54.
  • [73]
    Cette limitation de la souveraineté par sa définition même plutôt que par le biais de « lois fondamentales » est déjà chez Bodin, précisément à propos de la distinction entre le dominium des particuliers et l’imperium du Prince. Sur ce point, J.-F. Spitz écrit, à propos du consentement à l’impôt : « Le concept de propriété apparaît donc comme un lieu privilégié d’expression de la manière dont Bodin entend concevoir la limitation fonctionnelle du souverain par le droit naturel et la fin en vue de laquelle il est ordonné. Il donne ainsi naissance à une conception de la fonction de l’État – la souveraineté législative – dont le caractère absolu n’empêche nullement la « définition », c’est-à-dire la délimitation de ses compétences : le souverain fait des lois, mais il les fait pour l’utilité commune, pour le bien public, pour la garantie du droit de nature et pour la préservation de ce qui est propre.
      « Il est remarquable que Bodin, en tant que théoricien du politique, n’envisage pas sérieusement la limitation de ce dernier par le biais – traditionnel – des leges imperii ou lois fondamentales du royaume » (Jean-Fabien Spitz, Bodin et la souveraineté, Paris, PUF, 1998, p. 62-63).
  • [74]
    DEP, OC, III, p. 265. On trouve une autre occurrence de cet exemple dans le Projet de Constitution pour la Corse, OC, III, p. 929. Cet ouvrage sera noté PCC.
  • [75]
    DEP, Œ. C, III, p. 269-270.
  • [76]
    Sur la théorie de l’impôt chez J.-J. Rousseau, cf. Céline Spector, « La théorie de l’impôt », in B. Bernardi (dir.), Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’économie politique, Paris, Vrin, coll. « Texte et commentaire », 2002, p. 195-221.
  • [77]
    DEP, OC, III, p. 262.
  • [78]
    DEP, OC, III, p. 250.
  • [79]
    DEP, OC, III, p. 252.
  • [80]
    Par exemple Althusser, art. cité.
  • [81]
    DEP, OC, III, p. 265.
  • [82]
    Voir DEP, OC, III, p. 264.
  • [83]
    DEP, OC, III, p. 265.
  • [84]
    Je m’appuie sur ce point sur le cours de DEA de Yan Thomas dispensé à l’EHESS en 2001-2202.
  • [85]
    DEP, OC, III, p. 265.
  • [86]
    Voir CS, livre IV, in OC, III, p. 464-465.
  • [87]
    uillaume Leyte, Domaine et domanialité publique dans la France médiévale, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1996, p. 264-265.
  • [88]
    La définition de l’aliénation selon Rousseau comprend la vente à prix d’argent et le don gratuit, incluant donc toutes les formes de cession, marchandes et non marchandes.
  • [89]
    Voir PCC, OC, III, p. 931.
  • [90]
    DEP, OC, III, p. 266.
  • [91]
    Voir CS, livre III, chap. 1, OC, III, p. 398-399.
  • [92]
    Rousseau écrit : « Nous avons ici deux personnes morales très distinctes, savoir le Gouvernement et le Souverain, et par conséquent, deux volontés générales, l’une par rapport à tous les citoyens, l’autre seulement pour les membres de l’administration. Ainsi, bien que le gouvernement puisse régler sa police intérieure comme il lui plaît, il ne peut jamais parler au peuple qu’au nom du Souverain, c’est-à-dire au nom du peuple même ; ce qu’il ne faut jamais oublier » (CS, livre III, chap. 5, OC, III, p. 406). Il ne s’agit donc pas seulement ici de soumettre les actes de l’administration à la volonté souveraine, mais de la nécessaire conformité à cette volonté souveraine de la volonté de l’administration, plus exactement du Prince qui l’incarne et la commande. Sur ce point, cf. Dérathé, J.-J. Rousseau et la science politique, op. cit., p. 407.
  • [93]
    Ainsi de la révocabilité des magistrats : « Les dépositaires de la puissance exécutive ne sont pas les maîtres du peuple mais ses officiers, [il] peut les établir et les destituer quand il lui plaît » (CS, OC, III, p. 434).
  • [94]
    CGP, OC, III, p. 1008.
  • [95]
    DEP, OC, III, p. 266.
  • [96]
    Cette corvée existe, elle est généralisée par une instruction du 13 juin 1738, mais très décriée par les physiocrates, elle est abolie par Turgot en 1776, rétablie par les parlements et définitivement supprimée par ordonnance royale le 27 juin 1787.
  • [97]
    PCC, OC, III, p. 932.
  • [98]
    « Ainsi, après avoir parlé de l’économie générale par rapport au gouvernement des personnes, il nous reste à la considérer par rapport à l’administration des biens » (DEP, OC, III, p. 262).
  • [99]
    DEP, OC, III, p. 262.
  • [100]
    Ibid.
  • [101]
    Cf. DOI, OC, III, p. 176-178, supra, p. 341.
  • [102]
    DEP, OC, III, p. 258.
  • [103]
    Sur le traitement de la pauvreté au XVIIIe siècle, Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Fayard, 1995.
  • [104]
    Voir J. G. A. Pocock, « Authority and property : The question of liberal origins », in Virtues, Commerce and History, Cambridge, Cambridge University Press ; reprint 1986 (1985). Cf. aussi, du même auteur, « L’œuvre politique de Harrington », in James Harrington, Oceana, Paris, Belin, 1996.
  • [105]
    Selon Harrington, l’égalité des propriétés dans le peuple est la condition de la stabilité du régime républicain, mais par peuple, il convient d’entendre non pas tous les sujets de l’État d’Océana, mais les seuls propriétaires. C’est pourquoi il n’est pas faux d’affirmer, avec Macpherson, que la loi agraire qu’il recommande institue une gentry, recrutée non plus selon le principe de la noblesse héréditaire, mais sur celui de la propriété foncière, qui seule donne accès au pouvoir politique. Cf. MacPherson, The political theory, op. cit.
  • [106]
    « Dans les pays qui ont des formes représentatives ou républicaines, il importe surtout que les assemblées, quelle que soit d’ailleurs leur organisation ultérieure, soient composées de propriétaires. Un individu par un mérite éclatant peut captiver la foule. Mais les corps ont besoin, pour se concilier la confiance populaire, d’avoir des intérêts évidemment conformes à leurs devoirs » (Benjamin Constant, Principes de politique, Paris, Hachette, 1997 (1806-1810), p. 180).
  • [107]
    Sur ce point, Étienne Balibar, « Ce qui fait qu’un peuple est un peuple – Rousseau et Kant », in La crainte des masses, Paris, Galilée, p. 101 sq.
  • [108]
    On sait que Rousseau condamne comme utopique, dans le Contrat social (CS, livre III, chap. 4, Oc, III, p. 404), le gouvernement qu’il appelle démocratique, dans lequel le peuple exécuterait lui-même les lois, et que son admiration pour Genève le conduit à adopter un idéal aristo-démocratique, ou de démocratie patricienne (cf. Gabriella Silvestrini, Alle radici del pensiero di Rousseau, istituzioni e dibattito politico a Ginevra nella prima metà del settecento, Milano, Francoangeli, 1993, p. 92 sq. Il reste que la théorie de Rousseau peut être dite démocratique dans le sens d’égalitaire dès lors qu’il est du devoir d’un bon gouvernement de veiller à ce que le plus grand nombre de citoyens puisse bénéficier des conditions matérielles requises pour exercer réellement et librement leur droit de cité.
  • [109]
    DEP, OC, III, p. 262-263.
  • [110]
    « La taxe par tête est exactement proportionnée aux moyens des particuliers (...) elle est la plus équitable et par conséquent la plus convenable à des hommes libres » (DEP, OC, III, p. 270-271). Pour un commentaire de ce texte, cf. Céline Spector, « Théorie de l’impôt », art. cité, p. 203.
  • [111]
    EP, OC, III, p. 271.
  • [112]
    EP, OC, III, p. 272.
  • [113]
    EP, OC, III,. p. 273.
  • [114]
    Sur ce point, cf. Céline Spector, « Théorie de l’impôt », art. cité, p. 207.
  • [115]
    EP, OC, III, p. 277.
  • [116]
    Douteux, mais très fréquemment utilisé par Louis XIV depuis la déclaration royale du 18 janvier 1695 instituant la capitation. Sur ce point, Rousseau se contente de théoriser la pratique absolutiste.
  • [117]
    L’argument n’est pas non plus nouveau, on le trouve chez Pufendorf et chez Vauban, cf. sur ce point Céline Spector, « Théorie de l’impôt », art. cité, p. 218. Pour une approche générale de la question, Y. Thomas, Essai sur le consentement à l’impôt dans les derniers siècles de l’Ancien Régime (XVe-XVIIIe), Thèse droit, Paris II, dactylographiée.
  • [118]
    Ainsi Pothier : « Le Domaine de propriété est ainsi appelé parce que c’est le droit par lequel une chose m’est propre et m’appartient privativement à tout autre. Ce droit de propriété, considéré par rapport à ses effets doit se définir comme le droit de disposer à son gré d’une chose, sans porter néanmoins atteinte aux droits d’autrui, ni aux lois. Jus in re libérè disponendi ou Jus utendi et abutendi » (Pothier, Traité du droit de domaine, op. cit., § 4).
  • [119]
    C’est au demeurant la solution que retiendra, quelques années plus tard, le Code civil, en son article 544, en consacrant un droit qui pour être absolu n’en est pas moins limité par les lois et les règlements ( « La propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements » ).
  • [120]
    Ainsi Charles-Marie Toullier, doyen de la Faculté de droit de Rennes, et célèbre commentateur du Code Napoléon, écrit-il en 1830 : « Il y a une différence totale entre les limites et les modifications de la propriété. Limiter la propriété, c’est déterminer le point précis où elle finit, et au-delà duquel elle ne s’étend pas. La modifier, c’est en restreindre l’exercice à l’égard des choses mêmes auxquelles elle s’étend » (Charles-Marie Toullier, Droit civil français suivant l’ordre du Code, ouvrage dans lequel on a tâché de réunir la théorie à la pratique, 5e éd., Paris, J. Renouard, t. III, no 242, p. 162.
  • [121]
    Rousseau envisage la force et la conquête, la prima occupatio et le travail, l’échange enfin, qui, outre son caractère artificiel, suppose cependant que chacune des parties possède déjà un équivalent de ce qu’elle acquiert, ce n’est pas un mode d’acquisition originaire de la propriété.
  • [122]
    CS, livre I, chap. 9, OC, III, p. 366.
  • [123]
    On se souvient de la joie d’Émile cultivant des fèves dans le potager du jardinier Robert, in Émile, OC, IV, p. 331 et 332.
  • [124]
    C’est la raison pour laquelle, bien qu’Émile ait cultivé ses fèves, elles ne sauraient lui appartenir. C’est sur ce point que Rousseau se sépare radicalement de Locke, pour qui le travail ne constitue pas seulement un mode d’acquisition légitime du droit de propriété, mais se confond littéralement avec lui, au point de valoir titre.
  • [125]
    EP, OC, III, p. 276.
  • [126]
    Voir DOI, OC, III, p. 125, et aussi DOI, OC, III, p. 152.
  • [127]
    Cf. Anne Eyssidieux-Vaissermann, « Rousseau et la science de l’économie politique dans l’Encyclopédie », in Ordre et production des savoirs dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, Kairos, no 18, Toulouse, Presses Universitaires de Toulouse, p. 47 sq.
  • [128]
    Voir Wiliam H. Simon, « Social republican property », UCLA Law Review, 1991, vol. 38, p. 1335 sq.
  • [129]
    Sur ce point, cf. la critique adressé par J.-F. Spitz à Q. Skinner, « Contrairement aux idées que développait Q. Skinner dans son analyse de la liberté républicaine, nous découvrons donc, avec Rousseau, qu’il ne saurait y avoir de contrainte à la liberté ; Skinner reconnaissait certes que la liberté est impossible sans la vertu, mais il méconnaissait que la vertu elle-même requiert un fondement objectif pour être praticable » (J.-F. Spitz, La liberté politique, PUF, 1995, p. 426).
  • [130]
    C’est pourquoi il n’est pas possible de souscrire au jugement de J.-F. Spitz lorsqu’il écrit : « La Loi ne peut [...] par ses seules forces réduire les inégalités lorsqu’elles existent, et Rousseau n’a jamais pensé qu’une telle réduction juridique de l’inégalité matérielle devait être tentée ; au contraire, il était persuadé qu’elle ne pouvait qu’échouer et que, lorsqu’il y a des riches et des pauvres, il est trop tard pour que la société revienne à la justice et à la légitimité » (ibid., p. 366). Si Rousseau pensait vraiment qu’il était toujours trop tard, il n’aurait pas écrit ses projets pour la Corse ou la Pologne, et s’il pensait vraiment que la loi est incapable de contribuer à la réduction des inégalités, il n’aurait pas développé sa théorie de l’impôt dans le Discours de l’économie politique.
  • [131]
    Cf. note 9, p. 362.
  • [*]
    La question de la propriété ne relève pas du théologico-politique.
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